https://fr.wikipedia.org/wiki/Anatole_Leroy-Beaulieu
http://classiques.uqac.ca/classiques/leroy_beaulieu_anatole/essais_materialisme_historique/revolution_et_liberalisme.pdf
"Quel en est le caractère essentiel, le trait distinctif ? C’est, avant tout, nous semble-t-il, la prétention de résoudre toutes les questions d’une manière rationnelle, à l’aide de principes abstraits, conformément à la logique et aux aspirations de la nature humaine, aspirations revêtues du nom de droits du citoyen, ou de droits du peuple. Tel est resté, à travers toutes nos révolutions et sous les formes politiques les plus diverses, le but plus ou moins avoué, et plus ou moins conscient, de tous les grands apôtres du libéralisme, de Benjamin Constant, par exemple, à M. Laboulaye ou à M. Jules Simon. Tel est, à notre sens, le caractère fondamental du libéralisme moderne, du libéralisme français notamment : issu de la Révolution, il en a gardé la marque. Comme la Révolution, bien qu’avec plus de mesure, il est, au fond, demeuré rationnel, spéculatif, idéaliste, optimiste même ; c’est ce qui a fait sa force d’expansion dans le monde.
À l’État, reposant sur la tradition et la coutume, le libéralisme moderne a prétendu, lui aussi, substituer, peu à peu, un État fondé sur la Raison et la Nature. Aux privilèges historiques, aux prérogatives traditionnelles ou héréditaires, aux droits particuliers et personnels du prince, des classes, des communautés, des localités, il a fait succéder les droits généraux, les droits naturels des gouvernés, considérés tantôt individuellement comme citoyens, tantôt collectivement comme nation.
Toutes les questions qui peuvent diviser les peuples, qui les divisent en fait, depuis des siècles, le libéralisme s’est flatté de les trancher conformément à la Raison et au Droit abstrait, et cela, à l’aide de deux idées simples, de deux notions dont il croyait retrouver partout le sentiment ou le besoin: la Liberté et l’Égalité. Cette double base, ainsi prise au fond du cœur humain, lui semblait assez large et assez solide pour rebâtir dessus tout le monde politique, et l’État et la Société. Durant des siècles, l’Europe avait essayé de suffire à tout, de tout trancher, avec le double principe d’autorité et de hiérarchie sociale. L’histoire avait dix fois montré l’inanité d’une pareille prétention. Le libéralisme moderne a cru découvrir une solution définitive et infaillible, dans les deux principes opposés, dans les deux idées de liberté et d’égalité, appliquées simultanément, ou progressivement, à tout le vaste domaine de la politique au gouvernement, à la religion, au travail, à l’industrie, aux relations internationales, aux rapports sociaux. Liberté à tous et sur toute matière, la liberté de chacun n’ayant l’autre limite que celle d’autrui ; égalité non pas absolue et matérielle, mais égalité morale, égalité de droits, égalité devant la loi et l’État ; æqua libertas, comme disaient les anciens telle est la formule qui devait assurer au monde moderne l’ordre, la paix et la prospérité, en vain longtemps demandés à des principes différents.
Cette solution était-elle rationnelle ? Assurément. Était-elle conforme aux aspirations de la nature humaine ? Oui encore. À ce double titre, elle constituait, nos pères s’en pouvaient vanter, un progrès manifeste sur le passé." (p.82-83)
"La démocratie était la seule souveraine dont le libéralisme pût préparer le règne. Il ne s’est pas toujours aperçu qu’il travaillait pour elle. Après lui avoir frayé les voies du trône, il s’en est parfois repenti, il a refusé de la reconnaître, il a essayé de lui disputer l’empire, sans autre succès que de se rendre suspect. Quelque défiance qu’elle lui inspire, la démocratie est sortie du libéralisme, c’est le fruit de ses œuvres, et il n’en pouvait naître autre chose. Il aurait beau la renier, c’est l’enfant de sa chair et de son sang, mais un enfant qui, tout en gardant l’empreinte de ses traits, ne lui ressemble guère. Fille indisciplinée, passionnée, remuante, impatiente de toute règle, présomptueuse et arrogante, elle est loin d’écouter docilement les froides leçons de son père ; elle ne se fait pas scrupule d’être rebelle à ses maximes ; elle est portée, en grandissant, à ne voir en lui qu’un mentor gênant." (p.83-84)
"Il s’est trouvé que, dans les masses, le besoin de liberté, qui répond aux plus nobles instincts de l’esprit, était moins fort que le goût d’égalité qui flatte les moins nobles. Il s’est trouvé que ces deux idées, qui de loin paraissaient connexes, que ces deux sœurs jumelles, qui semblaient se devoir prêter un mutuel appui, ne faisaient pas toujours bon ménage, et que, lorsqu’il fallait faire un choix entre elles, le peuple ne se portait pas du côté de la liberté. Il s’est trouvé, en un mot, que, dans le programme du libéralisme moderne, comme dans la Révolution française, il y avait une sorte d’antinomie qu’ont fait apparaître les bouleversements du siècle." (p.84)
"Pour la plupart de ceux qui s’y livrent, la politique n’est que l’art de faire ses affaires aux dépens du public. Un écrivain non moins clairvoyant que spirituel [Gustave de Molinari] remarquait que les partis étaient des sociétés d’exploitation auxquelles la nation était obligée d’abandonner la gestion de l’État. Cela est vrai, et plus loin s’étend la sphère de la vie politique, plus bas se recrute le personnel des partis, et plus leur exploitation se montre éhontée." (p.88)
"Les deux forces opposées en lutte dans la démocratie, la tendance centraliste et la tendance autonomiste, sont donc loin d’être aussi divergentes qu’elles semblent l’être au premier abord. Elles diffèrent moins par le but que par les voies et moyens. Toutes deux en somme tendent, presque également, à l’accroissement de la puissance publique, à la restriction des droits individuels, par suite, à la diminution des libertés effectives. Despotisme de l’État, unitaire ou fédéral, nation ou commune tel est l’écueil sur lequel l’un et l’autre de ces courants, en apparence contraires, poussent, sous nos yeux, les peuples modernes. La liberté est en danger d’un côté comme de l’autre. Les deux penchants qui se disputent, en son nom, la démocratie ne peuvent la servir qu’en se combattant et se faisant contrepoids.
Triste contradiction des choses humaines ! À quoi menace d’aboutir la démocratie, une fois parvenue à l’extrémité de son développement logique ? À la tyrannie, au nom des droits de l’État et des intérêts généraux ; à l’anarchie, au nom des droits de la commune, au nom des intérêts locaux ou des intérêts de classes." (p.92)
"Qu’est-ce, au fond, que ce principe de nationalité, salué avec tant de confiance par les générations libérales, et, depuis, si souvent renié par ceux qui le proclamaient naguère ? C’est, en réalité, l’enfant de la Révolution et du libéralisme, qui, au vieux droit dynastique, ont prétendu partout substituer le droit des peuples, et, aux gouvernements fondés sur la légitimité et l’hérédité, les gouvernements fondés sur la volonté nationale. C’est l’application aux rapports des États et aux nations, considérées comme des individualités vivantes, des principes préconisés dans les relations des citoyens entre eux ; l’application des deux idées de liberté et d’égalité à tous les peuples, regardés comme ayant un égal droit à l’existence, un égal droit à l’indépendance. C’est la suppression pour les nations, érigées en personnalités conscientes, de l’état de servage ou de vasselage, aboli par la Révolution pour les individus ; c’est sur les ruines de l’ancien droit féodal, le droit rendu aux peuples, comme aux particuliers, de disposer librement d’eux-mêmes. C’est, en quelque sorte, l’extension au droit des gens et au droit public de l’Europe des nouvelles maximes du droit privé." (p.95)
"Et ce qu’ont fait les gouvernements, obéissant à l’instinct envahissant du pouvoir, les partis fondés sur les traditions politiques ou religieuses inclinent à le tenter, à leur profit, se leurrant de l’espoir de faire servir les aspirations ouvrières à la restauration des influences traditionnelles et, sinon de l’ancien ordre social, d’un nouvel ordre hiérarchique. Chaque groupe, chaque parti, politique ou religieux, prépare son plan de refonte de la société. La fin du XIX° siècle aura vu ce spectacle inattendu : les papes et les empereurs offrant à la démocratie le concours de l’Église et de la monarchie, et les suprêmes pasteurs des peuples, au spirituel comme au temporel, invitant le monde à réformer les conditions d’existence des classes populaires. En face des différentes formes du socialisme démagogique: du communisme, du mutualisme, du collectivisme, surgissent le socialisme conservateur, le socialisme de la chaire, le socialisme protestant, le socialisme catholique, le socialisme antisémitique, tous ligués contre le dogme de la liberté et de la libre concurrence. Le libéralisme politique et économique se croyait si sûr d’une entière victoire qu’il avait déjà entonné les funérailles du socialisme, et voilà que, dans les pays les plus éclairés, ce mort importun ressuscite, sous des noms et sous des aspects nouveaux ; et les puissances qui semblaient devoir l’écarter s’ingénient à lui frayer les voies." (p.103)
"Ainsi, de quelque côté qu’il se tourne, le libéralisme est en butte à des mécomptes répétés. Dans aucun domaine, il ne l’a définitivement emporté."
(p.104)
"Si elle favorise le développement intellectuel et matériel des sociétés, la Liberté ne saurait suppléer aux doctrines morales, les seules dont une civilisation se nourrisse et vive." (p.105)
"Tout n’a pas été illusion dans les espérances du libéralisme, ni désappointement dans sa carrière sur plus d’un point, il a fait des conquêtes que l’avenir ne fera que consolider. Beaucoup de ses revers viennent de ce qu’il n’a pas assez tenu compte de la démocratie, des appétits, des prétentions, des ignorances, des susceptibilités, des jalousies de cette ambitieuse parvenue ; tantôt la regardant avec trop de complaisance ou de naïf abandon, comme s’il en dût toujours rester le maître et le tuteur ; tantôt lui témoignant une malveillance imprudente, la rebutant par des hauteurs blessantes et une mauvaise humeur dédaigneuse, an risque de s’en faire une ennemie. Il n’a pas su prévoir que, pour les masses populaires, la liberté ne pourrait être qu’un but et non un moyen ; que, pour les millions de créatures humaines qui peinent sur le sillon ou sur la machine, il n’y aurait jamais de vraie liberté que celle qui soulage leurs bras du fardeau du travail ; que pour l’ouvrier, et pour le paysan, tous les droits abstraits ne sauraient valoir un morceau de pain ou un morceau de lard ; que toutes les facultés politiques que leur pouvait concéder la loi, ils s’efforceraient de les convertir en avantages effectifs, en repos, en bien-être, en jouissances.
L’avènement de la démocratie, tel est le fait capital qui a dérangé les calculs du libéralisme, et ce fait qu’il a été trop lent à reconnaître, il lui faut désormais s’y résigner et s’y accommoder, sous peine de déceptions nouvelles. Les libéraux qui ne le sentent point se condamnent à l’impuissance, car, quels qu’en soient les dangers ou les fautes, rien, sur le sol français, ne saurait longtemps prévaloir contre la démocratie." (p.105)
"En dehors des solutions libérales, la démocratie ne peut nous offrir que le choix entre deux sortes de tyrannie, presque également pesantes et également humiliantes la tyrannie des masses, tyrannie de l’État ou de la Commune représentés par des assemblées omnipotentes ; — ou la tyrannie d’un dictateur, d’un maître civil ou militaire, incarnant la force populaire. De ces deux tyrannies, il est difficile de dire laquelle serait la plus dure, laquelle serait la plus fatale à la France et à l’esprit français. Si nous ne savons nous en tenir aux idées de liberté, si nous ne savons mettre un terme aux empiétements continus de l’État, si nous lui sacrifions tous les droits des individus, des familles, des groupes vivants, nous n’échapperons point à l’une ou à l’autre de ces deux tyrannies, ou plutôt nous les subirons toutes deux, successivement, l’une engendrant l’autre, comme par une sorte de génération alternante." (p.106)
-Anatole Leroy-Beaulieu, "Les mécomptes du libéralisme", in La Révolution et le libéralisme, Paris, Hachette, 1890, 165 pages.
http://www.bmlisieux.com/curiosa/bolieu01.htm
http://classiques.uqac.ca/classiques/leroy_beaulieu_anatole/essais_materialisme_historique/revolution_et_liberalisme.pdf
"Quel en est le caractère essentiel, le trait distinctif ? C’est, avant tout, nous semble-t-il, la prétention de résoudre toutes les questions d’une manière rationnelle, à l’aide de principes abstraits, conformément à la logique et aux aspirations de la nature humaine, aspirations revêtues du nom de droits du citoyen, ou de droits du peuple. Tel est resté, à travers toutes nos révolutions et sous les formes politiques les plus diverses, le but plus ou moins avoué, et plus ou moins conscient, de tous les grands apôtres du libéralisme, de Benjamin Constant, par exemple, à M. Laboulaye ou à M. Jules Simon. Tel est, à notre sens, le caractère fondamental du libéralisme moderne, du libéralisme français notamment : issu de la Révolution, il en a gardé la marque. Comme la Révolution, bien qu’avec plus de mesure, il est, au fond, demeuré rationnel, spéculatif, idéaliste, optimiste même ; c’est ce qui a fait sa force d’expansion dans le monde.
À l’État, reposant sur la tradition et la coutume, le libéralisme moderne a prétendu, lui aussi, substituer, peu à peu, un État fondé sur la Raison et la Nature. Aux privilèges historiques, aux prérogatives traditionnelles ou héréditaires, aux droits particuliers et personnels du prince, des classes, des communautés, des localités, il a fait succéder les droits généraux, les droits naturels des gouvernés, considérés tantôt individuellement comme citoyens, tantôt collectivement comme nation.
Toutes les questions qui peuvent diviser les peuples, qui les divisent en fait, depuis des siècles, le libéralisme s’est flatté de les trancher conformément à la Raison et au Droit abstrait, et cela, à l’aide de deux idées simples, de deux notions dont il croyait retrouver partout le sentiment ou le besoin: la Liberté et l’Égalité. Cette double base, ainsi prise au fond du cœur humain, lui semblait assez large et assez solide pour rebâtir dessus tout le monde politique, et l’État et la Société. Durant des siècles, l’Europe avait essayé de suffire à tout, de tout trancher, avec le double principe d’autorité et de hiérarchie sociale. L’histoire avait dix fois montré l’inanité d’une pareille prétention. Le libéralisme moderne a cru découvrir une solution définitive et infaillible, dans les deux principes opposés, dans les deux idées de liberté et d’égalité, appliquées simultanément, ou progressivement, à tout le vaste domaine de la politique au gouvernement, à la religion, au travail, à l’industrie, aux relations internationales, aux rapports sociaux. Liberté à tous et sur toute matière, la liberté de chacun n’ayant l’autre limite que celle d’autrui ; égalité non pas absolue et matérielle, mais égalité morale, égalité de droits, égalité devant la loi et l’État ; æqua libertas, comme disaient les anciens telle est la formule qui devait assurer au monde moderne l’ordre, la paix et la prospérité, en vain longtemps demandés à des principes différents.
Cette solution était-elle rationnelle ? Assurément. Était-elle conforme aux aspirations de la nature humaine ? Oui encore. À ce double titre, elle constituait, nos pères s’en pouvaient vanter, un progrès manifeste sur le passé." (p.82-83)
"La démocratie était la seule souveraine dont le libéralisme pût préparer le règne. Il ne s’est pas toujours aperçu qu’il travaillait pour elle. Après lui avoir frayé les voies du trône, il s’en est parfois repenti, il a refusé de la reconnaître, il a essayé de lui disputer l’empire, sans autre succès que de se rendre suspect. Quelque défiance qu’elle lui inspire, la démocratie est sortie du libéralisme, c’est le fruit de ses œuvres, et il n’en pouvait naître autre chose. Il aurait beau la renier, c’est l’enfant de sa chair et de son sang, mais un enfant qui, tout en gardant l’empreinte de ses traits, ne lui ressemble guère. Fille indisciplinée, passionnée, remuante, impatiente de toute règle, présomptueuse et arrogante, elle est loin d’écouter docilement les froides leçons de son père ; elle ne se fait pas scrupule d’être rebelle à ses maximes ; elle est portée, en grandissant, à ne voir en lui qu’un mentor gênant." (p.83-84)
"Il s’est trouvé que, dans les masses, le besoin de liberté, qui répond aux plus nobles instincts de l’esprit, était moins fort que le goût d’égalité qui flatte les moins nobles. Il s’est trouvé que ces deux idées, qui de loin paraissaient connexes, que ces deux sœurs jumelles, qui semblaient se devoir prêter un mutuel appui, ne faisaient pas toujours bon ménage, et que, lorsqu’il fallait faire un choix entre elles, le peuple ne se portait pas du côté de la liberté. Il s’est trouvé, en un mot, que, dans le programme du libéralisme moderne, comme dans la Révolution française, il y avait une sorte d’antinomie qu’ont fait apparaître les bouleversements du siècle." (p.84)
"Pour la plupart de ceux qui s’y livrent, la politique n’est que l’art de faire ses affaires aux dépens du public. Un écrivain non moins clairvoyant que spirituel [Gustave de Molinari] remarquait que les partis étaient des sociétés d’exploitation auxquelles la nation était obligée d’abandonner la gestion de l’État. Cela est vrai, et plus loin s’étend la sphère de la vie politique, plus bas se recrute le personnel des partis, et plus leur exploitation se montre éhontée." (p.88)
"Les deux forces opposées en lutte dans la démocratie, la tendance centraliste et la tendance autonomiste, sont donc loin d’être aussi divergentes qu’elles semblent l’être au premier abord. Elles diffèrent moins par le but que par les voies et moyens. Toutes deux en somme tendent, presque également, à l’accroissement de la puissance publique, à la restriction des droits individuels, par suite, à la diminution des libertés effectives. Despotisme de l’État, unitaire ou fédéral, nation ou commune tel est l’écueil sur lequel l’un et l’autre de ces courants, en apparence contraires, poussent, sous nos yeux, les peuples modernes. La liberté est en danger d’un côté comme de l’autre. Les deux penchants qui se disputent, en son nom, la démocratie ne peuvent la servir qu’en se combattant et se faisant contrepoids.
Triste contradiction des choses humaines ! À quoi menace d’aboutir la démocratie, une fois parvenue à l’extrémité de son développement logique ? À la tyrannie, au nom des droits de l’État et des intérêts généraux ; à l’anarchie, au nom des droits de la commune, au nom des intérêts locaux ou des intérêts de classes." (p.92)
"Qu’est-ce, au fond, que ce principe de nationalité, salué avec tant de confiance par les générations libérales, et, depuis, si souvent renié par ceux qui le proclamaient naguère ? C’est, en réalité, l’enfant de la Révolution et du libéralisme, qui, au vieux droit dynastique, ont prétendu partout substituer le droit des peuples, et, aux gouvernements fondés sur la légitimité et l’hérédité, les gouvernements fondés sur la volonté nationale. C’est l’application aux rapports des États et aux nations, considérées comme des individualités vivantes, des principes préconisés dans les relations des citoyens entre eux ; l’application des deux idées de liberté et d’égalité à tous les peuples, regardés comme ayant un égal droit à l’existence, un égal droit à l’indépendance. C’est la suppression pour les nations, érigées en personnalités conscientes, de l’état de servage ou de vasselage, aboli par la Révolution pour les individus ; c’est sur les ruines de l’ancien droit féodal, le droit rendu aux peuples, comme aux particuliers, de disposer librement d’eux-mêmes. C’est, en quelque sorte, l’extension au droit des gens et au droit public de l’Europe des nouvelles maximes du droit privé." (p.95)
"Et ce qu’ont fait les gouvernements, obéissant à l’instinct envahissant du pouvoir, les partis fondés sur les traditions politiques ou religieuses inclinent à le tenter, à leur profit, se leurrant de l’espoir de faire servir les aspirations ouvrières à la restauration des influences traditionnelles et, sinon de l’ancien ordre social, d’un nouvel ordre hiérarchique. Chaque groupe, chaque parti, politique ou religieux, prépare son plan de refonte de la société. La fin du XIX° siècle aura vu ce spectacle inattendu : les papes et les empereurs offrant à la démocratie le concours de l’Église et de la monarchie, et les suprêmes pasteurs des peuples, au spirituel comme au temporel, invitant le monde à réformer les conditions d’existence des classes populaires. En face des différentes formes du socialisme démagogique: du communisme, du mutualisme, du collectivisme, surgissent le socialisme conservateur, le socialisme de la chaire, le socialisme protestant, le socialisme catholique, le socialisme antisémitique, tous ligués contre le dogme de la liberté et de la libre concurrence. Le libéralisme politique et économique se croyait si sûr d’une entière victoire qu’il avait déjà entonné les funérailles du socialisme, et voilà que, dans les pays les plus éclairés, ce mort importun ressuscite, sous des noms et sous des aspects nouveaux ; et les puissances qui semblaient devoir l’écarter s’ingénient à lui frayer les voies." (p.103)
"Ainsi, de quelque côté qu’il se tourne, le libéralisme est en butte à des mécomptes répétés. Dans aucun domaine, il ne l’a définitivement emporté."
(p.104)
"Si elle favorise le développement intellectuel et matériel des sociétés, la Liberté ne saurait suppléer aux doctrines morales, les seules dont une civilisation se nourrisse et vive." (p.105)
"Tout n’a pas été illusion dans les espérances du libéralisme, ni désappointement dans sa carrière sur plus d’un point, il a fait des conquêtes que l’avenir ne fera que consolider. Beaucoup de ses revers viennent de ce qu’il n’a pas assez tenu compte de la démocratie, des appétits, des prétentions, des ignorances, des susceptibilités, des jalousies de cette ambitieuse parvenue ; tantôt la regardant avec trop de complaisance ou de naïf abandon, comme s’il en dût toujours rester le maître et le tuteur ; tantôt lui témoignant une malveillance imprudente, la rebutant par des hauteurs blessantes et une mauvaise humeur dédaigneuse, an risque de s’en faire une ennemie. Il n’a pas su prévoir que, pour les masses populaires, la liberté ne pourrait être qu’un but et non un moyen ; que, pour les millions de créatures humaines qui peinent sur le sillon ou sur la machine, il n’y aurait jamais de vraie liberté que celle qui soulage leurs bras du fardeau du travail ; que pour l’ouvrier, et pour le paysan, tous les droits abstraits ne sauraient valoir un morceau de pain ou un morceau de lard ; que toutes les facultés politiques que leur pouvait concéder la loi, ils s’efforceraient de les convertir en avantages effectifs, en repos, en bien-être, en jouissances.
L’avènement de la démocratie, tel est le fait capital qui a dérangé les calculs du libéralisme, et ce fait qu’il a été trop lent à reconnaître, il lui faut désormais s’y résigner et s’y accommoder, sous peine de déceptions nouvelles. Les libéraux qui ne le sentent point se condamnent à l’impuissance, car, quels qu’en soient les dangers ou les fautes, rien, sur le sol français, ne saurait longtemps prévaloir contre la démocratie." (p.105)
"En dehors des solutions libérales, la démocratie ne peut nous offrir que le choix entre deux sortes de tyrannie, presque également pesantes et également humiliantes la tyrannie des masses, tyrannie de l’État ou de la Commune représentés par des assemblées omnipotentes ; — ou la tyrannie d’un dictateur, d’un maître civil ou militaire, incarnant la force populaire. De ces deux tyrannies, il est difficile de dire laquelle serait la plus dure, laquelle serait la plus fatale à la France et à l’esprit français. Si nous ne savons nous en tenir aux idées de liberté, si nous ne savons mettre un terme aux empiétements continus de l’État, si nous lui sacrifions tous les droits des individus, des familles, des groupes vivants, nous n’échapperons point à l’une ou à l’autre de ces deux tyrannies, ou plutôt nous les subirons toutes deux, successivement, l’une engendrant l’autre, comme par une sorte de génération alternante." (p.106)
-Anatole Leroy-Beaulieu, "Les mécomptes du libéralisme", in La Révolution et le libéralisme, Paris, Hachette, 1890, 165 pages.
http://www.bmlisieux.com/curiosa/bolieu01.htm