"Sur la base de ce renoncement aux droits réels (droit de posséder, d’ester en justice, d’hériter…), les frères mineurs prétendent pratiquer un « usage modéré » des biens matériels (selon la définition franciscaine, un usus pauper, un usage pauvre) et élaborent la notion de « simple usage defait » (simplex usus facti), un usage sans droits qui n’implique pas la propriété des choses. G. Agamben considère que ces notions constituent un « legs » majeur de la règle franciscaine. Celle-ci permettrait en effet, selon lui, de penser « une vie humaine totalement soustraite à l’emprise du droit, et un usage des corps et du monde qui ne se substantifie jamais dans une appropriation » (p. 10). Selon l’auteur, le monachisme, et l’expérience franciscaine en particulier, garantirait donc une vie soustraite à l’emprise du droit évoluant dans un espace affranchi des contraintes que la société fait peser sur le sujet (« le franciscanisme peut être défini – et c’est en cela que réside sa nouveauté … tout à fait impensable dans les conditions actuelles de la société – comme la tentative de réaliser une vie et une pratique humaineabsolument en dehors des déterminations du droit », p. 149)."
"Si l’on considère que l’individu est construit en tant que sujet par le droit — ce qui constitue une forme d’assujettissement puisqu’il ne se pense que par les catégories qui lui sont imposées par le droit — alors la vie monastique consisterait en un exercice de désubjectivation et donc de libération de l’individu, à travers l’abandon de soi et le renoncement au monde. Replacé dans l’œuvre de première importance de Giorgio Agamben sur la constitution de l’État et de l’État d’exception, sur le droit et son dépassement, son rapport à la vie et à la construction du sujet (notamment dans les ouvrages composant la série intitulée « Homo Sacer »), ce livre semble suggérer une piste pour s’affranchir de la forme dominante de la politique pratiquée, selon Agamben, par les États modernes : une « biopolitique » qui dissout les identités pour les recodifier juridiquement et les resubjectiver. Pour résister, il nous faudrait, conformément au modèle monastique élaboré par l’auteur, nous défaire des droits qui nous définissent en tant que sujets, en réglant notre rapport aux choses et à nous-mêmes, au moyen d’un souci de soi, d’un retour sur soi-même, d’une sorte de retrait, comme pour se découvrir au-delà des identités qui nous sont imposées par l’institution. Les moines de la fin de l’Antiquité et du haut Moyen Âge puis, surtout, les Franciscains à partir du XIIIe siècle auraient donc posé les bases d’une émancipation de l’individu par rapport au droit, à l’institution et à la propriété, et les fondements d’une autre société où le renoncement au monde et à soi seraient le point de départ d’une nouvelle attention au corps et à ses propres besoins."
"La règle franciscaine a été rédigée, au début du XIIIe siècle, par François d’Assise, avec le concours du pape Honorius III et du cardinal Hugolin d’Anagni (le futur pape Grégoire IX), tous les deux juristes de formation. La Règle définie comme « la vie des frères » consiste, comme le rappelle G. Agamben, à suivre l’Évangile en vivant dans la pauvreté comme le Christ et les apôtres (p. 131). Cette entreprise suit et rejoint en partie d’autres expériences menées un peu plus tôt au XIIe siècle par des courants évangéliques, comme celui des vaudois de Lyon, des laïcs qui voudraient prêcher eux-mêmes l’Évangile mais qui sont, pour cette raison, assez rapidement accusés de contester les sacrements, l’autorité des prêtres, le pouvoir de l’Église. Avec la création d’un nouvel ordre religieux, l’un des projets de François et de la papauté est de ramener à l’obéissance les dissidents. La rédaction de cette nouvelle règle relève d’un processus d’institutionnalisation d’une vie communautaire « évangélique » qui intègre l’Église en recevant une règle. Cette intégration implique nécessairement l’obéissance à la hiérarchie ecclésiastique et le respect du droit de l’Église. En cela, effectivement, comme le rappelle G. Agamben, la règle franciscaine instaure une nouvelle forme de vie à l’intérieur de l’institution ecclésiale. Mais il nous semble difficile d’y voir les germes d’une émancipation de la vie humaine vis-à-vis des contraintes de la société et du droit. G. Agamben suggère toutefois qu’il s’agissait de constituer une force nouvelle pour résister à l’emprise de l’institution ecclésiale, du droit et du social, mais cela semble hautement improbable si l’on considère l’identité et les objectifs des auteurs de la Règle franciscaine ainsi que le contexte dans lequel ils en élaborèrent le texte. En effet, si l’on fait abstraction du romantisme qui imprègne, depuis le XIXe s., l’historiographie de la naissance de l’ordre franciscain, reste l’histoire d’un mouvement soutenu et approuvé par une papauté théocratique qui définit comme critère de la perfection chrétienne, la pauvreté volontaire, autrement dit, l’imitation du Christ et, à travers lui, de Dieu qui, dans sa puissance infinie, s’est fait homme. L’abdication de la propriété et le choix de la pauvreté par les franciscains apparaissent donc comme la manifestation consciente et paradoxale d’un pouvoir exercé par une élite qui imite ainsi l’expression la plus imposante du pouvoir divin."
"Le « simple usage de fait » des franciscains est précisément une notion juridique définie par le pape Nicolas III (1279). Il implique que le Siège apostolique assume la propriété des biens utilisés par les frères. De fait, il n’est possible qu’au sein de l’institution et avec son accord."
"Il est difficile de s’intéresser au « legs » des règles en ignorant ce qu’elles ont effectivement produit. Une analyse séparant les règles de leur contexte et de ce qu’elles ont produit nous semble impliquer l’idée que l’idéal des fondateurs aurait été trahi par l’institution. Agamben affirme d’ailleurs que les frères mineurs « s’empêtrent toujours plus dans une conceptualité juridique qui finira par les terrasser et par les vaincre » (p. 188). Cette interprétation très classique du message de François d’Assise en termes d’idéal avant-gardiste et révolutionnaire, et de l’analyse de la pauvreté franciscaine par les canonistes en des termes de dévoiement du projet initial rejoint non seulement un poncif de la littérature apologétique et de la critique protestante contre l’Église catholique, mais relève aussi d’un paradigme hérité d’un XIXe siècle obsédé par l’utopie et la certitude de sa faillite."
"La solution proposée par Agamben — s’inspirer du renoncement franciscain — pourra donc séduire la petite minorité de ceux qui peuvent se priver d’une partie du luxe dans lequel ils vivent pour s’en affranchir et se sentir plus libres, mais cette liberté reste tout à fait compatible avec le système politique, économique et social que le renoncement justifie et dont il est le signe même."
-Clément Lenoble & Valentina Toneatto, « La pauvreté comme acte de résistance ? », La Vie des idées , 18 septembre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-pauvrete-comme-acte-de-resistance.html
"Si l’on considère que l’individu est construit en tant que sujet par le droit — ce qui constitue une forme d’assujettissement puisqu’il ne se pense que par les catégories qui lui sont imposées par le droit — alors la vie monastique consisterait en un exercice de désubjectivation et donc de libération de l’individu, à travers l’abandon de soi et le renoncement au monde. Replacé dans l’œuvre de première importance de Giorgio Agamben sur la constitution de l’État et de l’État d’exception, sur le droit et son dépassement, son rapport à la vie et à la construction du sujet (notamment dans les ouvrages composant la série intitulée « Homo Sacer »), ce livre semble suggérer une piste pour s’affranchir de la forme dominante de la politique pratiquée, selon Agamben, par les États modernes : une « biopolitique » qui dissout les identités pour les recodifier juridiquement et les resubjectiver. Pour résister, il nous faudrait, conformément au modèle monastique élaboré par l’auteur, nous défaire des droits qui nous définissent en tant que sujets, en réglant notre rapport aux choses et à nous-mêmes, au moyen d’un souci de soi, d’un retour sur soi-même, d’une sorte de retrait, comme pour se découvrir au-delà des identités qui nous sont imposées par l’institution. Les moines de la fin de l’Antiquité et du haut Moyen Âge puis, surtout, les Franciscains à partir du XIIIe siècle auraient donc posé les bases d’une émancipation de l’individu par rapport au droit, à l’institution et à la propriété, et les fondements d’une autre société où le renoncement au monde et à soi seraient le point de départ d’une nouvelle attention au corps et à ses propres besoins."
"La règle franciscaine a été rédigée, au début du XIIIe siècle, par François d’Assise, avec le concours du pape Honorius III et du cardinal Hugolin d’Anagni (le futur pape Grégoire IX), tous les deux juristes de formation. La Règle définie comme « la vie des frères » consiste, comme le rappelle G. Agamben, à suivre l’Évangile en vivant dans la pauvreté comme le Christ et les apôtres (p. 131). Cette entreprise suit et rejoint en partie d’autres expériences menées un peu plus tôt au XIIe siècle par des courants évangéliques, comme celui des vaudois de Lyon, des laïcs qui voudraient prêcher eux-mêmes l’Évangile mais qui sont, pour cette raison, assez rapidement accusés de contester les sacrements, l’autorité des prêtres, le pouvoir de l’Église. Avec la création d’un nouvel ordre religieux, l’un des projets de François et de la papauté est de ramener à l’obéissance les dissidents. La rédaction de cette nouvelle règle relève d’un processus d’institutionnalisation d’une vie communautaire « évangélique » qui intègre l’Église en recevant une règle. Cette intégration implique nécessairement l’obéissance à la hiérarchie ecclésiastique et le respect du droit de l’Église. En cela, effectivement, comme le rappelle G. Agamben, la règle franciscaine instaure une nouvelle forme de vie à l’intérieur de l’institution ecclésiale. Mais il nous semble difficile d’y voir les germes d’une émancipation de la vie humaine vis-à-vis des contraintes de la société et du droit. G. Agamben suggère toutefois qu’il s’agissait de constituer une force nouvelle pour résister à l’emprise de l’institution ecclésiale, du droit et du social, mais cela semble hautement improbable si l’on considère l’identité et les objectifs des auteurs de la Règle franciscaine ainsi que le contexte dans lequel ils en élaborèrent le texte. En effet, si l’on fait abstraction du romantisme qui imprègne, depuis le XIXe s., l’historiographie de la naissance de l’ordre franciscain, reste l’histoire d’un mouvement soutenu et approuvé par une papauté théocratique qui définit comme critère de la perfection chrétienne, la pauvreté volontaire, autrement dit, l’imitation du Christ et, à travers lui, de Dieu qui, dans sa puissance infinie, s’est fait homme. L’abdication de la propriété et le choix de la pauvreté par les franciscains apparaissent donc comme la manifestation consciente et paradoxale d’un pouvoir exercé par une élite qui imite ainsi l’expression la plus imposante du pouvoir divin."
"Le « simple usage de fait » des franciscains est précisément une notion juridique définie par le pape Nicolas III (1279). Il implique que le Siège apostolique assume la propriété des biens utilisés par les frères. De fait, il n’est possible qu’au sein de l’institution et avec son accord."
"Il est difficile de s’intéresser au « legs » des règles en ignorant ce qu’elles ont effectivement produit. Une analyse séparant les règles de leur contexte et de ce qu’elles ont produit nous semble impliquer l’idée que l’idéal des fondateurs aurait été trahi par l’institution. Agamben affirme d’ailleurs que les frères mineurs « s’empêtrent toujours plus dans une conceptualité juridique qui finira par les terrasser et par les vaincre » (p. 188). Cette interprétation très classique du message de François d’Assise en termes d’idéal avant-gardiste et révolutionnaire, et de l’analyse de la pauvreté franciscaine par les canonistes en des termes de dévoiement du projet initial rejoint non seulement un poncif de la littérature apologétique et de la critique protestante contre l’Église catholique, mais relève aussi d’un paradigme hérité d’un XIXe siècle obsédé par l’utopie et la certitude de sa faillite."
"La solution proposée par Agamben — s’inspirer du renoncement franciscain — pourra donc séduire la petite minorité de ceux qui peuvent se priver d’une partie du luxe dans lequel ils vivent pour s’en affranchir et se sentir plus libres, mais cette liberté reste tout à fait compatible avec le système politique, économique et social que le renoncement justifie et dont il est le signe même."
-Clément Lenoble & Valentina Toneatto, « La pauvreté comme acte de résistance ? », La Vie des idées , 18 septembre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-pauvrete-comme-acte-de-resistance.html