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    Sandra Lucbert : « L’art peut participer à la guerre de position »

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Sandra Lucbert : « L’art peut participer à la guerre de position » Empty Sandra Lucbert : « L’art peut participer à la guerre de position »

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 5 Oct - 8:57

    " « Faire de l’écriture politique un art à part entière » commence par congédier l’opposition inepte entre art « à thèse » et art tout court. Si on peut dire d’un roman à sujet politique : roman à thèse, c’est simplement que le travail formel est insuffisant à métaboliser la matière analytique qu’il entend travailler. C’est que ce roman échoue à en faire de la littérature : produit un succédané d’essai, ou de tract, déguisé en roman. L’art politique véritablement art pose donc une double exigence : analytique et formelle. Exigence analytique d’abord, car, par définition, l’art requis, l’art politiquement transitivé, se donne pour but de dire quelque chose des objets du social-historique politique. Pour dire quelque chose d’un objet, il faut l’avoir pensé — contrairement à ce que soutiennent les hérauts de l’art du sensible-ineffable, de l’art qui ne réfléchit pas. Et quand il s’agit des objets du social-historique capitaliste, la barre analytique est placée très haut — il est certes moins fatiguant de s’abandonner à ses pentes associatives. Mais ça n’est pas tout : un art politique doit « parler » des objets, mais il doit en parler à sa manière : avec l’intransigeance de ses exigences propres. Travailler les objets politico-économiques, oui, mais dans la grammaire de l’art. C’est ici qu’il faut souligner les mérites de l’autonomie du champ — lorsqu’elle ne se dégrade pas en une forme de cécité politique. Car c’est l’indépendance relative des logiques de l’art qui est garante de l’exigence formelle dont je parle.

    Il faut donc insister sur l’effort que demande de tenir complètement le syntagme « art politique », sans qu’aucun de ses deux termes ne pâtisse de l’autre et ne vienne à céder le terrain."

    "Occuper tout l’espace des œuvres avec les tourments des individus sans jamais montrer l’effet des structures, c’est parfaire la présentation que l’ordre hégémonique donne de lui-même quand il nous détruit : « On n’y peut rien madame la présidente, c’est pas personnel. »."

    "L’urgence va à quitter la place de victimes qu’on nous assigne, à pouvoir enfin diriger une légitime colère contre qui (et quoi) cause la déréliction que nous expérimentons : à construire des dispositions belliqueuses. Je dis construire, parce que l’efficace hégémonique consiste précisément à inhiber toute capacité réactionnelle en effaçant les rapports de force, les mécanismes d’exploitation et les différences d’autorisations au profit de la fiction de l’intérêt général. En cas de persistance du sentiment d’exploitation, on est prié de se faire soigner — les problèmes sont le fait de ceux qui souffrent, puisqu’il n’y a aucune cause visible de leur souffrance. Et puisque le C’est comme ça efface la domination, il faut la ramener dans le dicible et l’imaginable : exit la plainte, entrée des formes incisives ; ne plus détailler à l’infini la mesure de nos peines, mais porter la lumière sur les structures qui les causent et sur l’extension des plaisirs qu’elles valent aux dominants. Faire apparaître la différence de condition des dominants, l’étendue de leurs satisfactions pulsionnelles et surtout sa parfaite congruence avec les structures du capitalisme. L’invisibilisation de la domination est si réussie qu’au procès France Télécom, dix ans après les faits, les prévenus restaient ravis, et les salariés sidérés du ravissement de leurs bourreaux — comme si, décidément, les dominés ne parvenaient pas à se représenter dans quel système d’évidences se trouvent les dominants. Si donc personne ne le voit, je rejoins Mordillat : il est urgent de le faire voir."

    "J’ai parlé de formes incisives visant à rendre nets les contours de leurs joies et de leurs déterminations : ce sont des formes d’accusation qu’il s’agit d’inventer. Accuser en cernant les contours des institutions et de ce qu’elles permettent : outrances, avilissements, déshumanisation des subalternes — alors des rages se lèveront. L’une des forces du pouvoir, c’est la pellicule de protection que l’hégémonie lui confère. Dans le C’est comme ça, comme dirait le père de Michel Bon : les grands sont en haut et les petits en bas — chacun sa place légitime. Il est donc impératif de corroder ces cadres perceptifs : dépouiller les dominants de leurs atours pour les rendre à leurs petitesses insignes. Il existe une tradition littéraire de ces renversements symboliques."

    "« Politique » exige la lisibilité, « littérature » fait primer le travail formel avec ses possibles inaccessibilités. Maintenir les deux termes dans « littérature politique », éviter que le syntagme s’effondre sur l’un seulement, oblige donc à des compromis. Par définition un compromis est un agencement dans lequel chacune des exigences contradictoires cède quelque chose."

    "Comme dit Bourdieu, l’activité dans le champ s’organise selon un nomos, une « loi », de décalage, de différenciation nécessaire, et même de transgression permanente. De sorte que l’anticonformisme devient un impératif du champ… c’est-à-dire son conformisme principiel. Être anticonformiste dans le champ de l’art, c’est ce à quoi tout le monde s’efforce — et telle est bien la définition d’un conformisme. Pourtant, si l’anticonformisme dans le champ est la chose la mieux portée du monde, il s’en faut de beaucoup qu’il fasse des anticonformistes tout court, c’est-à-dire des agents également prêts à aller défier le conformisme externe, social-historique et politique, le conformisme de l’hégémonie. Cet anticonformisme-là reste aux abonnés absents."

    "Un siècle et demi plus tard, tout cet élan de refus a disparu. Une première cause tient à la mutation de la bourgeoisie, qui n’est plus simplement cette classe repue et obtuse, et surtout axiologiquement, esthétiquement, séparée, à laquelle le monde de l’art était radicalement extérieur. La bourgeoisie est devenue bourgeoisie culturelle ; elle se veut la meilleure amie de « l’art » ; la pratique culturelle lui est une évidence sociale et existentielle ; elle révère le monde de l’art, essaye même d’y participer fantasmatiquement — pour détourner un mot de Freud : le monde de l’art est « l’idéal du moi » de la bourgeoisie culturelle. Comme on sait, « choquer le bourgeois (culturel) » est devenu une entreprise presque impossible, et c’est le symptôme d’une sorte de coextensivité de la bourgeoisie culturelle et du monde de l’art. De sorte que l’anticonformisme artiste n’est pas uniquement le conformisme des artistes mais aussi celui de la bourgeoisie culturelle.

    Seulement voilà : si la bourgeoisie culturelle communie pleinement dans les valeurs de l’art de son temps, c’est bien que cet art ne la dérange plus en rien dans sa position de classe. La métamorphose ne s’est donc pas faite uniquement du côté des bourgeois, mais aussi du côté des artistes. S’éloignant de sa détestation originelle du règne bourgeois, le champ de l’art a glissé dans l’ignorance de ce qui l’environne et le détermine. C’est là un des effets du refermement autoréférentiel du champ : moins d’incitation à regarder au dehors. Pourtant il y a pire : car, malgré tout, oui, les artistes, bien forcés par les crises, ont fini par se saisir des objets du social-historique. Mais d’une manière où, cette fois, éclate l’ignorance de ce que le dehors fait au-dedans, des effets qu’entraîne pour le champ le fait d’être plongé dans un monde capitaliste qui détermine largement les conditions de la reproduction matérielle et symbolique dans le champ. De sorte que l’anticonformisme dont vous parlez, celui d’un champ qui confond désormais autonomie et méconnaissance du dehors, se retrouve de fait indexé sur la direction hégémonique."

    "Les bons sentiments ne suffisent pas, et il n’est pas exclu que cela demande un certain effort de sauver les vies invisibles. S’émerveiller de la vie des poulpes avec Vinciane Despret ou de l’ancêtre replié dans l’éponge avec laquelle Baptiste Morizot prend sa douche est sans doute un heureux réveil de nos sensibilités, mais c’est un peu léger contre le démantèlement pur et simple de l’ONF ou les creusements de nouveaux pipelines de Total. En l’absence d’une problématisation formelle minimale de ce que fait effectivement le capitalisme fossile, on finit par rendre à Total et ses amis un grand service : on fait circuler de bien belles émotions concernant les morses — pendant que les causes de leur extermination, jamais dégagées, continuent d’opérer."

    "Contrevenant à tout ce qu’elle prétend défendre, mais conforme à ce qu’elle fait vraiment, la fondation Luma accueille par exemple Bruno Latour le dernier week-end de septembre, qui viendra expliquer qu’il faut SauverLeMondeVivant mais pour qui « le capitalisme n’existe pas » — comme c’est commode."

    "J’adhère sans réserve à la position de Gramsci sur ce qu’il appelle « la culture humaniste » : hors de question de laisser la littérature aux dominants."

    "[La bourgeoisie culturelle] est lyrique : tout en déplorations, indignations, revendications et dénonciations — et rabat toutes les questions politiques sur le plan de la morale. Comment les médias mainstream ne battraient-ils pas des mains ?"
    -Sandra Lucbert : « L’art peut participer à la guerre de position », 25 septembre 2021: https://www.revue-ballast.fr/sandra-lucbert-lart-peut-participer-a-la-guerre-de-position/



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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