https://fr.wikipedia.org/wiki/Hartmut_Rosa
[Avant-propos]
"Si le problème est l'accélération, alors la résonance est peut-être la solution." (p.
"Je n'ai, de fait, jamais prôné le ralentissement comme solution individuelle ou sociale au problème de l'accélération ; je l'ai tout au plus proposé comme une "stratégie d'adaptation", une manière de traiter au quotidien les problèmes créées par la vitesse." (p.
"Commençons par une histoire.
Gustave et Vincent, deux talentueux artistes en herbe, participent à un concours de peinture. Ils ont deux semaines pour peindre un tableau sur le thème de leur choix et l'envoyer au jury. Gustave prend la tâche très au sérieux. Il sait ce dont tout peintre a besoin et comment optimiser la qualité d'un tableau. Il commence par se procurer un chevalet solide et de quoi s'éclairer. Après quoi il se met en quête d'une toile de la meilleure qualité. L'ayant trouvée, il cherche à élargir sa gamme de pinceaux -il lui en faut encore pour les lignes très fines et les traits plus épais. Il ne lui reste plus qu'à constituer sa palette -couleurs vives et couleurs plus douces, brillantes et mates, teintes diverses qui lui permettront de travailler les nuances. Enfin, il a tout ce dont il a besoin. Il passe une dernière fois en revue les principales techniques qu'il envisage d'utiliser et se met en quête du sujet adéquat. De quoi est-il convaincu ? Qu'est-ce qui l'excite ? Qu'est-ce qui est dans l'air du temps sans pour autant paraître banal ? Lorsqu'il commence enfin à peindre, la lumière du dernier jour décline déjà, annonçant l'expiration du délai. L'histoire de Vincent est plus courte: il arrache une feuille de son bloc à dessin, sort ses gouaches, taille ses crayons, met son CD préféré et commence à peindre. Sans avoir d'abord aucune idée précise de ce qu'il est en train de peindre, il voit naître peu à peu un monde cohérent de couleurs et de formes. A votre avis, qui a gagné le concours ?
Le sens de cette histoire est évident: Gustave est guidé, pour ne pas dire obsédé, par la question de ses "ressources". Il connaît les ingrédients nécessaires à la production d'un art pérenne: sujets, techniques, couleurs, toile, etc. Mais il ne suffit pas de posséder des ressources -ou de pouvoir en disposer- pour faire un bon tableau, ni même de l'art en général. Allons plus loin: c'est son obsession même à améliorer ses ressources qui empêche Gustave de parvenir à créer une œuvre d'art. Son comportement, caricaturé ici à dessein, a quelque chose d'insensé. Vincent, quant à lui, ne s'intéresse que fort peu à l'état de ses ressources, seul l'anime son désir de s'exprimer ; gageons qu'il ne se procure les ressources et instruments adéquats que lorsque le processus créateur lui-même l'exige. Cela ne garantit évidemment pas qu'il produise du grand art, lequel requiert du talent et ce que la tradition romantique appelle l' "inspiration". Mais il ne fait aucun doute que les chances de Vincent paraissent meilleures que celles de Gustave.
En quoi cette histoire peut-elle éclairer la question de la vie bonne ? L'analogie semble évidente: la possession de toutes les ressources nécessaires ne garantit pas plus une vie réussie qu'elle ne suffit à produire une œuvre d'art. Et une focalisation exclusive sur les ressources nous empêche tout autant de réussir notre vie qu'elle entrave la réussite d'une œuvre d'art. Les guides de développement personnel actuellement en vogue, la réflexion politique sur la question de l'aisance matérielle et les définitions sociologiques dominantes du bien-être et de la qualité de vie révèlent pour la plupart une fixation sur les ressources qui correspond exactement à celle de Gustave. La santé, l'argent, la communauté (des relations sociales stables), mais également l'instruction et la reconnaissance, sont considérés comme les ressources essentielles d'une vie bonne [...] et plus encore: ils sont devenus synonymes de vie bonne." (pp.9-10)
"Il est intéressant de constater que tant dans la recherche sociologique que dans la discussion politique et la littérature de développement personnel, l'idée du juste équilibre vie-travail s'est imposée comme critère de référence. C'est reconnaître implicitement que vivre n'est pas la même chose que travailler -le terme de "travail" devant s'entendre ici au sens large de chasse aux ressources. Cet équilibre, de fait, s'avère problématique pour la plupart d'entre nous: car nous ne l'atteignons pas pendant la phase la plus active de notre existence qui est soumise aux règles du jeu de l'accroissement et aux to-do lists dont on ne vient jamais à bout. La part de "vie" lésée, ou laissée de côté, est reportée à l'âge de la retraite: pour l'instant je croule sous les obligations, mais un jour j'en aurais fini avec tout ça et je commencerai à vivre -à avoir une bonne vie. Tel est le discours dominant que les classes moyennes, et souvent aussi supérieures, tiennent sur elles-mêmes. C'est, me semble-t-il, la raison pour laquelle le recul de l'âge de la retraite se heurte, contre toute logique économique et démographique, à une résistance aussi acharnée: sur le plan culturel, cette mesure est perçue comme un vol de temps de vie. L'équilibre vie-travail n'est plus recherché sur un plan synchronique mais diachronique ; on attend de l'âge qu'il nous permette de rattraper tout ce que l'on a manqué. Reste cependant à savoir s'il est encore possible de mener une "vie bonne" quand l'obsession des ressources est devenue un habitus si puissant qu'elle a, des décennies durant, orienté notre vie et façonné notre attitude au monde. Sur ce point nous ressemblons davantage à Gustave qu'à Vincent." (pp.11-12)
"
(pp.12-13)
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(pp.13-17)
"
(pp.17-19)
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(pp.20-21)
"
(pp.21-23)
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(pp.25-28)
"
(p.28-29)
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(pp.29-30)
[Introduction]
-Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, La Découverte, 2021 (2018 pour la première édition française), 719 pages.
[Avant-propos]
"Si le problème est l'accélération, alors la résonance est peut-être la solution." (p.
"Je n'ai, de fait, jamais prôné le ralentissement comme solution individuelle ou sociale au problème de l'accélération ; je l'ai tout au plus proposé comme une "stratégie d'adaptation", une manière de traiter au quotidien les problèmes créées par la vitesse." (p.
"Commençons par une histoire.
Gustave et Vincent, deux talentueux artistes en herbe, participent à un concours de peinture. Ils ont deux semaines pour peindre un tableau sur le thème de leur choix et l'envoyer au jury. Gustave prend la tâche très au sérieux. Il sait ce dont tout peintre a besoin et comment optimiser la qualité d'un tableau. Il commence par se procurer un chevalet solide et de quoi s'éclairer. Après quoi il se met en quête d'une toile de la meilleure qualité. L'ayant trouvée, il cherche à élargir sa gamme de pinceaux -il lui en faut encore pour les lignes très fines et les traits plus épais. Il ne lui reste plus qu'à constituer sa palette -couleurs vives et couleurs plus douces, brillantes et mates, teintes diverses qui lui permettront de travailler les nuances. Enfin, il a tout ce dont il a besoin. Il passe une dernière fois en revue les principales techniques qu'il envisage d'utiliser et se met en quête du sujet adéquat. De quoi est-il convaincu ? Qu'est-ce qui l'excite ? Qu'est-ce qui est dans l'air du temps sans pour autant paraître banal ? Lorsqu'il commence enfin à peindre, la lumière du dernier jour décline déjà, annonçant l'expiration du délai. L'histoire de Vincent est plus courte: il arrache une feuille de son bloc à dessin, sort ses gouaches, taille ses crayons, met son CD préféré et commence à peindre. Sans avoir d'abord aucune idée précise de ce qu'il est en train de peindre, il voit naître peu à peu un monde cohérent de couleurs et de formes. A votre avis, qui a gagné le concours ?
Le sens de cette histoire est évident: Gustave est guidé, pour ne pas dire obsédé, par la question de ses "ressources". Il connaît les ingrédients nécessaires à la production d'un art pérenne: sujets, techniques, couleurs, toile, etc. Mais il ne suffit pas de posséder des ressources -ou de pouvoir en disposer- pour faire un bon tableau, ni même de l'art en général. Allons plus loin: c'est son obsession même à améliorer ses ressources qui empêche Gustave de parvenir à créer une œuvre d'art. Son comportement, caricaturé ici à dessein, a quelque chose d'insensé. Vincent, quant à lui, ne s'intéresse que fort peu à l'état de ses ressources, seul l'anime son désir de s'exprimer ; gageons qu'il ne se procure les ressources et instruments adéquats que lorsque le processus créateur lui-même l'exige. Cela ne garantit évidemment pas qu'il produise du grand art, lequel requiert du talent et ce que la tradition romantique appelle l' "inspiration". Mais il ne fait aucun doute que les chances de Vincent paraissent meilleures que celles de Gustave.
En quoi cette histoire peut-elle éclairer la question de la vie bonne ? L'analogie semble évidente: la possession de toutes les ressources nécessaires ne garantit pas plus une vie réussie qu'elle ne suffit à produire une œuvre d'art. Et une focalisation exclusive sur les ressources nous empêche tout autant de réussir notre vie qu'elle entrave la réussite d'une œuvre d'art. Les guides de développement personnel actuellement en vogue, la réflexion politique sur la question de l'aisance matérielle et les définitions sociologiques dominantes du bien-être et de la qualité de vie révèlent pour la plupart une fixation sur les ressources qui correspond exactement à celle de Gustave. La santé, l'argent, la communauté (des relations sociales stables), mais également l'instruction et la reconnaissance, sont considérés comme les ressources essentielles d'une vie bonne [...] et plus encore: ils sont devenus synonymes de vie bonne." (pp.9-10)
"Il est intéressant de constater que tant dans la recherche sociologique que dans la discussion politique et la littérature de développement personnel, l'idée du juste équilibre vie-travail s'est imposée comme critère de référence. C'est reconnaître implicitement que vivre n'est pas la même chose que travailler -le terme de "travail" devant s'entendre ici au sens large de chasse aux ressources. Cet équilibre, de fait, s'avère problématique pour la plupart d'entre nous: car nous ne l'atteignons pas pendant la phase la plus active de notre existence qui est soumise aux règles du jeu de l'accroissement et aux to-do lists dont on ne vient jamais à bout. La part de "vie" lésée, ou laissée de côté, est reportée à l'âge de la retraite: pour l'instant je croule sous les obligations, mais un jour j'en aurais fini avec tout ça et je commencerai à vivre -à avoir une bonne vie. Tel est le discours dominant que les classes moyennes, et souvent aussi supérieures, tiennent sur elles-mêmes. C'est, me semble-t-il, la raison pour laquelle le recul de l'âge de la retraite se heurte, contre toute logique économique et démographique, à une résistance aussi acharnée: sur le plan culturel, cette mesure est perçue comme un vol de temps de vie. L'équilibre vie-travail n'est plus recherché sur un plan synchronique mais diachronique ; on attend de l'âge qu'il nous permette de rattraper tout ce que l'on a manqué. Reste cependant à savoir s'il est encore possible de mener une "vie bonne" quand l'obsession des ressources est devenue un habitus si puissant qu'elle a, des décennies durant, orienté notre vie et façonné notre attitude au monde. Sur ce point nous ressemblons davantage à Gustave qu'à Vincent." (pp.11-12)
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(pp.12-13)
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(pp.13-17)
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(pp.17-19)
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(pp.20-21)
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(pp.21-23)
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(pp.25-28)
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(p.28-29)
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(pp.29-30)
[Introduction]
-Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, La Découverte, 2021 (2018 pour la première édition française), 719 pages.