" [La psychologie et l'économie] ont partie liée avec la pensée libérale et l’individualisme méthodologique, à peu près de la même façon que la sociologie est liée au socialisme, c’est-à‑dire d’une manière interne et non contingente."
"Émergence quasiment contemporaine, en Angleterre, en France et Allemagne, dans la première moitié du XIXe siècle, des mouvements socialistes et de la sociologie."
"Quel phénomène social majeur, quelle tendance lourde de l’évolution sociale des deux derniers siècles doivent être pris en considération pour pénétrer la logique qui commande la poussée du nationalisme réactionnaire dont nous vivons actuellement un nouveau pic ? Là encore, il semble que ce doive être le désencastrement de l’économie. Toutefois, celui-ci doit être considéré de façon différente que dans le diagnostic précédent. Non plus en termes d’incitation à l’action et d’engagement positif guidé par un credo, mais plutôt comme sensibilisation à certains dommages subis, ou du moins à leur éventualité menaçante.
On touche ici un aspect paradoxal de l’évolution des sociétés modernes que l’on a déjà souligné : si l’action du marché s’y marque de plus en plus fortement et étend sa prise, ce n’est pas sans résistance, sans déclenchement de stratégies d’autoprotection des rapports sociaux qui en sont affectés. Or ces stratégies, si elles ne parviennent pas à s’ajuster au processus historique dont les transformations de l’économie font partie, agissent plus négativement encore que le marché lorsqu’il demeure livré à lui-même et sans frein. C’est à l’un de ces effets paradoxaux, peut-être même au principal d’entre eux, que l’on a affaire ici. Le désencastrement, en désocialisant certaines pratiques d’échange, de production et de consommation, engendre nécessairement des sentiments d’insécurité, des injustices et des souffrances chez les acteurs. La réaction sociale court alors le risque d’une rétractation sur un état de la différenciation du collectif en retrait par rapport au niveau qu’il a effectivement atteint, et dont l’autonomisation plus grande – mais jamais complète, sans quoi la société cesserait simplement d’exister – de l’économie est l’une des manifestations.
Le développement d’une pensée réactionnaire relève précisément de ce type de contre-effet, que l’on doit à une situation de déphasage. Dans le mouvement par lequel elle est portée à fétichiser la nation et à en sanctuariser les critères d’appartenance, elle doit ainsi être mise en relation avec les intérêts pratiques des agents dont les positions sociales et les activités traditionnelles se trouvent compromises, d’une manière ou d’une autre, par la mise en concurrence qu’occasionne la création des marchés et par l’ascension sociale des groupes bénéficiaires de cette création. C’est en quoi un tel nationalisme mérite d’être dit réactionnaire : plus l’économie se désencastre, suscitant le développement de la pensée libérale, plus s’affirme en réaction une pensée de l’antériorité de la nation sur l’économie désencastrée et internationalisée. Trouvant un soutien auprès des groupes sociaux les plus directement menacés dans leurs privilèges et leurs revenus par le désencastrement de l’économie, cette pensée est celle qui justifie le principe d’une restriction de l’accès à certaines activités professionnelles et à certains marchés en fonction de l’appartenance nationale (mais aussi par exemple, en fonction du sexe, de la race ou de la religion) et plus généralement, le principe d’une protection, par l’État, des avantages dus à l’appartenance nationale – ce dernier principe pouvant se traduire juridiquement par une hiérarchisation des statuts et des droits entre nationaux et non-nationaux, voire entre nationaux en fonction de leur ascendance ou de leur religion.
Le nationalisme réactionnaire débouche ainsi sur l’idéal d’un ordre juridico-politique soucieux de sanctuariser les frontières territoriales de la nation, de préserver ses symboles et, finalement, de garantir des différences de statut fondées, de manière quasi inaliénable, sur l’antériorité ou la nature. Notons que son étatisme prend dans ces conditions une forme étroitement définie : il fait de l’État le garant du critère d’identité présupposée et naturalisée, et ce critère tient lieu de règle dans une situation sociale globalement affectée par la carence de régulation du secteur économique.
En cela consiste la complémentarité oppositionnelle entre libéralisme et étatisme réactionnaire. Avec ce dernier, les fonctions répressives de l’État acquièrent une place dominante et ses fonctions régulatrices se limitent à faire valoir le caractère fétiche de la nationalité, sans réfléchir la rationalité des règles par l’analyse des pratiques sociales et de leur justice immanente. Le nationalisme redécoupe ainsi le monde en États-nations qu’il envisage comme autant d’appareils stato-nationalistes repliés sur eux-mêmes, incapables de penser leur différenciation interne, tout comme l’espace différencié de relations dans lequel ils prennent place.
Cette pensée politique, on l’a dit, se développe à nouveau spectaculairement dans l’Europe contemporaine – mais aussi, d’ailleurs, aux États-Unis et en Russie – en réaction à la progression non moins spectaculaire du néolibéralisme et du désencastrement des économies."
"Pour l’essor du socialisme aussi, bien entendu, le désencastrement de l’économie constitue une condition majeure d’émergence. La formulation de la question sociale au XIXe siècle, dont l’épicentre est l’épreuve historique du paupérisme engendré par la grande industrie, le montre suffisamment. Et cependant, une remarque s’impose : c’est que l’on ne comprend pas le socialisme, même à l’état naissant, en en faisant, comme dit Durkheim, une « philosophie des classes ouvrières », ou plus généralement en ramenant la question sociale à l’adoption du point de vue des dominés sur le dommage qu’ils subissent en propre. Si le socialisme a un sens, et cela dès l’origine (dans la période postrévolutionnaire où le mot et la chose apparaissent), c’est qu’il relève d’une prise de position sur la société comme telle, sur l’ensemble des maux engendrés par l’affranchissement des fonctions économiques de toute régulation sociale, et sur l’absence de direction qui puisse être assumée par tous à l’exercice de ces fonctions.
Soulignant cela, il ne s’agit pas de nier la réalité de la considération socialiste pour la souffrance ouvrière : il s’agit néanmoins de la ressaisir au titre de pathologie affectant la société prise comme un tout. L’idéal qui perce alors avec l’affirmation du socialisme, c’est le fait que le tout de la société soit l’affaire de tous. La carence régulative dont témoigne le désencastrement de l’économie ne peut trouver sa réponse adaptée à l’état social que les sociétés modernes ont atteint que par une intégration supérieure des fonctions différenciées. Or, cela suppose que l’ensemble des membres de la société soit impliqué dans sa dynamique de constitution.
C’est en ce sens que l’argument de l’égalité est effectivement l’apanage de ce courant idéologique. Le plus souvent, celui-ci est compris différemment : comme une revendication qui serait motivée par un déficit de ressources matérielles et de droits subjectifs en opposition à une classe supérieure mieux dotée. Autrement dit comme une égalité égalisatrice ou une remise à niveau. Il faut cependant se demander en quel sens précisément l’état social dénoncé par les socialistes comme inégalitaire l’est véritablement. Il l’est dans la mesure où la grande industrie, comme opérateur du désencastrement, produit nécessairement de l’inégalité en se désocialisant. À cet égard, l’injustice subie par les travailleurs est la conséquence d’une pathologie sociale qui ne les affecte pas eux seulement mais qui se révèle être au contraire globale. Et c’est bien comme telle que les travailleurs socialistes la dénoncent. Dès lors, la question de l’égalité, dans son principe, n’est pas posée d’abord ou seulement en ce qui concerne les revendications ouvrières portant sur les salaires ou les conditions de travail et d’existence : elle l’est quand elle atteint la remise en cause du rapport économique lui-même, comme devant être réglé par l’ensemble de la société dont les travailleurs font partie – à égalité avec tous les membres de la société nationale. En son fondement, il s’agit d’une égalité quant à la prise que l’on peut exercer sur la conception et la constitution des règles – prise inséparablement théorique et pratique, parce qu’ici la pratique est articulée intérieurement à la théorie dont elle procède.
Cette précision sur le sens de la réflexion socialiste, et donc de sa conformation idéologique, rend visible le lien de ce courant avec un autre phénomène caractéristique des sociétés modernes : le développement des systèmes d’éducation à l’échelle nationale. Comme la pensée réactionnaire, le socialisme, en effet, est essentiellement réactif : il entend défendre la société contre l’attaque dont il sent qu’elle lui est portée par les transformations économiques. Aussi partage-t‑il avec la pensée réactionnaire la même indignation face aux ravages sociaux engendrés par l’évolution économique – ravages que la pensée libérale cherche de son côté à justifier comme des maux certes regrettables, mais nécessaires et finalement utiles quand on les ressaisit dans un cadre d’analyse censément plus large, redéfini en termes de progrès général. Comme la pensée réactionnaire, le socialisme affiche sa volonté de ne pas laisser perdurer de tels ravages et d’y faire barrage. Pourtant, il est un point sur lequel le socialisme se distingue fortement de la pensée réactionnaire : c’est par son refus de fétichiser la nation et de faire de l’appartenance nationale ou religieuse (ou encore du sexe ou de la race) une justification du maintien ou de l’instauration de certaines inégalités de statut entre les individus.
Quel sens a donc ce refus ? Pourquoi le socialisme ne peut-il pas, s’il est conséquent dans sa propre pensée de la nation, devenir nationaliste ? Ce refus tient à son égalitarisme, compris non comme partage substantiel d’identité et homogénéité, mais comme participation égale à la réflexion et à l’élaboration des règles auxquelles la vie économique doit prioritairement être soumise. On comprend alors la centralité, dans une perspective socialiste, de la question sociale de l’éducation. L’accroissement, sinon l’universalisation, de l’accès à l’éducation au sein des nations modernes est une tendance qui joue pour l’idéologie socialiste le rôle de condition première.
Les groupes sociaux que leurs intérêts pratiques portent au socialisme s’avèrent en effet être ceux qui doivent quelque chose au système d’éducation, que ce soit du point de vue de leur ascension sociale ou, plus simplement, de la modification du rapport qu’ils entretiennent à leur propre condition sociale (c’est-à‑dire l’acquisition d’un autre regard, plus empli de fierté et d’estime de soi, sur soi-même et sur les membres de son groupe social). Cette modification est l’indice d’une capacité accrue à se ressaisir soi-même à l’intérieur d’une totalité dont le développement et l’organisation sont conçus comme ouverts, sujets à un changement susceptible d’être compris et voulu par tous. Pour de tels groupes sociaux, les fonctions éducatives sont perçues comme un enjeu social fondamental non pas pour elles-mêmes, mais parce qu’elles sont en mesure d’instituer et de transmettre le sens de l’égalité, de la justice et de l’autonomie de pensée, qui seul répond aux besoins d’une société moderne. C’est de ces fonctions éducatives ainsi missionnées que, dans la pensée socialiste, sont attendus à la fois une mobilité plus grande pour chacun en fonction des compétences qu’il parvient à acquérir et l’accès de tous à une réflexion sur les règles adoptées dans les différents secteurs d’activité de la société, que cette réflexion doive aboutir à les critiquer ou à les justifier. Ainsi la réponse socialiste au désencastrement de l’économie a-t‑elle ceci de spécifique que, ne se satisfaisant ni de la dérégulation, ni d’un système de règles figé et soustrait à l’examen, elle table sur le pouvoir collectivement émancipateur de l’accès universel au savoir et à l’esprit d’examen. C’est ce qui explique qu’elle fasse l’éloge de la capacité critique, telle que celle-ci se manifeste potentiellement en toute activité humaine – même la plus pratique –, mais aussi qu’elle préfère définir la relation pédagogique par le fait de transmettre la capacité de réfléchir sur les normes, et par là de s’extraire par la pensée d’une condition sociale statutairement assignée, plutôt que par le fait d’inculquer des contenus normatifs."
"C’est donc forcément dans un contexte où la religion, prise comme institution de transmission des normes sociales fondées dans un ordre transcendant, voit son emprise éducative se relâcher que les conceptions socialistes prennent leur impulsion. Ce relâchement est un corrélat de la spécialisation des activités et de la réflexion sur les règles d’action qui en découle. En ce sens, il peut être compris, à son tour, comme un effet du désencastrement de l’économie, dans la mesure où ce dernier, pour advenir, nécessite de facto la remise en cause de l’autorité de la tradition."
"On comprend aussi que le droit à l’éducation occupe une place tout à fait stratégique dans la représentation socialiste de la société moderne. Il n’est pas un droit subjectif individuel, mais essentiellement un droit social – et même à certains égards le premier des droits sociaux, conceptuellement reconstruits. En effet, il est la pierre de touche d’une vision globale du droit qui reconnaît son principe dans l’égalité universelle entre les individus (indépendamment de leur appartenance nationale, de leur religion, de leur race ou de leur sexe). C’est dans cette mesure que l’éducation est nécessairement investie d’un rôle central dans la transformation des nations et de l’humanité qu’elles forment."
"Ce qui caractérise sur le plan épistémologique la pensée réactionnaire est son souci d’accepter comme vraies les prénotions héritées de la tradition (d’où son affinité avec un enseignement de type religieux), et de promouvoir un intuitionnisme contraire à l’esprit d’examen."
"L’histoire tragique du socialisme réel et des régimes qui l’ont incarné doit cependant nous éclairer. S’il est clair qu’ils ont trahi la démarche scientifique en y substituant une pensée dogmatique, il n’est pas moins clair qu’ils indiquent où se trouve la principale faiblesse du socialisme : dans la difficulté de ceux qui s’en réclament à produire effectivement le régime d’intellectualité qu’il requiert et de parvenir effectivement à penser sociologiquement la société. Ce qui est en cause ici, ce n’est pas d’abord une question psychologique (la mauvaise volonté, la paresse ou le relâchement des militants parvenus au pouvoir) mais un problème lié à l’organisation sociale.
La vraie question qui se pose au diagnostic historique et sociologique du socialisme réel est celle-ci : les formes prises par la division du travail permettent-elles de produire, parmi les dirigeants des mouvements socialistes, le minimum de réflexivité sociologique requis ? Si le socialisme est le courant, on l’a dit, apte à saisir sociologiquement les autres courants comme il est apte à se saisir de lui-même, il faut en venir à cette interrogation. On comprend alors que tel n’était pas le cas – à l’évidence – dans des sociétés à dominante agraire telles la Russie soviétique ou la Chine maoïste. En prolongeant cette perspective sur le présent de notre situation, il y a matière à s’interroger sur le fait de savoir à quel degré ce peut être le cas dans l’Europe d’aujourd’hui : en particulier, l’état atteint par la division du travail et l’accès d’un nombre toujours plus grand de personnes à l’éducation supérieure rendent-ils possible la conversion socialiste des sentiments d’injustice ?
L’importance des souffrances humaines qui furent endurées dans les régimes se prétendant du « socialisme réel » doit nous interpeller sur le danger dont est porteuse la pensée socialiste. Car si tant de déviations se sont réalisées, c’est que ce danger existe, et qu’il est majeur. Autrement dit, c’est qu’il tient à une virtualité présente dans le socialisme lui-même.
Son exigence intellectuelle, fondée sur la recherche de la réflexivité sociologique, est difficile à satisfaire pleinement – et ce d’autant plus dans des sociétés à dominante agraire, où la division du travail n’est que moyennement développée. De la sorte, le risque est grand d’y renoncer en pratique, pour se contenter de ne plus traduire l’aspiration au socialisme que par la méthode dogmatique ou par l’intuitionnisme, c’est-à‑dire d’une façon qui n’est plus socialiste.
Insistons sur ce point : la science revendiquée peut ne pas être à la hauteur, en tant que pratique scientifique, de sa revendication, et finalement se dissoudre dans celle-ci. C’est là en somme toute la tragédie du léninisme d’État, condamné à employer la rhétorique de la science alors que son exercice réel du pouvoir était fondé sur des attitudes dogmatiques, c’est-à‑dire résolument antiscientifiques.
Le problème, à nouveau, est d’être en mesure de voir que la science en question, celle impliquée dans l’idée même de socialisme, est la sociologie."
"Le marxisme a produit une critique de l’économie politique dont on peut dire qu’elle fut guidée par une vision authentiquement sociologique, et une critique de l’idéologie que Mannheim, y appliquant le principe de symétrie, est parvenu à sociologiser complètement. Malgré cela, on ne voit pas que le marxisme ait atteint une critique de la politique de niveau comparable. Entendons : une critique dans laquelle la rupture avec les présupposés de la philosophie politique moderne aurait été réellement accomplie. En ce sens, on ne voit pas qu’il soit parvenu à penser vraiment l’État comme organe social.
Pour y parvenir, il est nécessaire de comprendre que l’État n’est jamais qu’en apparence l’appareil qui domine la société, mais qu’il est en réalité plutôt, comme Durkheim l’avait vu, produit par elle à titre d’instance où elle se réfléchit d’une certaine manière et entreprend d’agir sur elle-même une fois produite cette réflexion. Qu’il y ait de la pensée dans l’État, et que cette pensée soit bien une pensée de la société sur elle-même et à propos d’elle-même – que l’action de l’État (que Durkheim spécifiait plutôt en action du gouvernement, orientée par l’État dans sa dimension réflexive) ne se comprenne, y compris dans ce qu’elle a de répressif et de coercitif, qu’à la lumière de cette fonction sociale fondamentale (la direction consciente de la société dans sa totalité) – tels sont les éléments à quoi se reconnaît une véritable conception sociologique de l’État.
Or, il en découle une première conséquence importante, à propos de ce que serait un socialisme réellement réel : s’il accepte de se fonder sur cette approche de l’État (plutôt que sur la conception militaire que s’en fait le léninisme), il ne peut être autre que démocratique. Car l’État, alors, ne peut plus être conçu comme tirant sa force de lui-même ou de la volonté inhérente à la prétendue avant-garde qui le dirige (selon le schéma de la dictature du prolétariat), mais seulement de la participation des groupes sociaux et des corps intermédiaires à la communication et à la délibération en son sein.
Il importe ici de préciser en quel sens on emploie l’adjectif « démocratique ». Par ce terme, on ne se réfère pas à l’institution du régime représentatif formel, qui met face à face, de façon abstraite, les individus et l’État, ce dernier étant concentré dans le groupe des gouvernants que les individus ont élus selon les procédures valides. On se réfère à la démocratie comme une forme de société où les individus prennent part à la conception des lois, et donc se représentent leur société comme étant politiquement dirigée par une pensée à l’élaboration de laquelle ils participent effectivement. Or, une société de ce type résulte d’un processus social de différenciation au cours duquel des groupes intermédiaires ne se conçoivent plus comme des groupes d’appartenance fermés à la délibération commune et repliés sur leurs intérêts propres, mais comme des groupes sociaux inscrits dans une totalité dont ils sont les parties. Il ne saurait y avoir de régime démocratique viable (où l’élection des gouvernants a un sens) sans vie démocratique, c’est-à‑dire sans un mode de socialisation des individus qui rend l’État pensable dans sa nature véritable d’organe directeur de réflexion et de délibération.
En dernière analyse, cette vie démocratique est rendue possible par le tissu associatif et syndical, les différents groupements professionnels et institutions qui peuvent naître de la participation réflexive des individus aux sphères d’activité dans lesquelles ils sont impliqués, ainsi que les collectifs, éphémères ou non, qui peuvent émerger de leurs mobilisations. De sorte que, lorsque ces groupes s’opposent à l’État, ils le font en présupposant une idée de l’État comme instance réflexive et délibérative qui sous-tend leur action, et que cette action a vocation à alimenter."
"S’il se fonde sur une approche proprement sociologique de la différenciation sociale (et non plus sur la vision intuitionniste prônée à ce sujet par le marxisme-léninisme), le socialisme ne doit pas se fixer pour but l’abolition de la division du travail mais la régulation de ses transformations. On l’a vu dans ce qui précède, c’est aussi pourquoi l’autonomisation relative de l’économie ne saurait être considérée, d’un point de vue authentiquement socialiste, comme un phénomène pathologique : c’est l’absence de toute régulation juridico-morale des sphères économiques désencastrées qui doit être plutôt reconnue et traitée.
Pour cette même raison, le socialisme ne saurait être confondu avec la collectivisation des moyens de production, ni avec l’abolition de la propriété privée. En effet, il ne vise pas le contrôle autoritaire, par l’État, des activités économiques. Il aspire plutôt, selon l’expression de Durkheim, au « rattachement de toutes les fonctions économiques, ou de certaines d’entre elles qui sont actuellement diffuses, aux centres directeurs et conscients de la société », c’est-à‑dire en somme à un accroissement général du niveau d’autorégulation dont une société hautement différenciée est capable
Cette régulation passe par le libre accomplissement de ces activités, et même par l’acceptation de leur caractère concurrentiel, en tant qu’il est la condition à la fois de leur différenciation et de leurs progrès. Son opposition au libéralisme réside dans la façon dont la concurrence est comprise : comme une dimension nécessaire de la division du travail social, dont le mode d’unification ne peut en aucun cas être figé, mais doit s’accomplir à travers les règles qui s’élaborent et se réfléchissent au cours de son déploiement. La concurrence, bien comprise, appelle sa règle."
"Libéralisme, nationalisme réactionnaire, socialisme : aucun de ces courants idéologiques caractéristiques des sociétés modernes n’est accidentel. Une forme de nécessité, liée à l’organisation particulière de ces sociétés, les a produits et elle les reproduit sans cesse depuis deux siècles, c’est-à‑dire depuis que, dans le sillage des révolutions, les sociétés européennes ont entrepris de penser leur propre constitution historique et d’agir sur elle conformément à ce type de pensée réflexive. Or, dès que ces courants sont apparus, leur développement différentiel lui-même a dépendu des transformations qui ont affecté cette organisation. Parmi ces transformations, on note en particulier l’émergence de groupes sociaux nouveaux aux intérêts pratiques divergents : agents intéressés à la poursuite du désencastrement de l’économie ou, au contraire, menacés par ses effets et qui se défendent alors, soit en naturalisant la nation, soit en repensant de manière sociologique à la fois l’économie et la nation."
"[Une sociologie de la connaissance doit] saisir la relation qui unit chacun [des courants idéologiques] à des groupes sociaux particuliers, dont ils justifient les comportements et dont ils permettent d’universaliser les intérêts pratiques."
"Le libéralisme entretient un lien de prédilection avec les disciplines qui traitent de la réalité sociale en privilégiant l’individualisme méthodologique. Trois disciplines, essentiellement, sont concernées : le droit, l’économie et la psychologie. On ne veut pas dire que l’intégralité des courants qui forment ces disciplines repose sur des postulats individualistes, mais seulement que les courants de ces disciplines qui ne le font pas sont à la fois minoritaires, et généralement critiques à l’égard de la discipline elle-même."
"Le nationalisme réactionnaire favorise le développement d’un genre bien particulier de disciplines, à savoir celles qui présupposent l’existence d’un lien de subordination fort du présent à l’égard du passé, ou de la culture à l’égard de l’ordre physico-biologique."
"Le changement est alors conçu non comme une rupture, mais comme un affranchissement relatif, en un sens du mot qu’il faut préciser : cet affranchissement relatif concerne le présent à l’égard du passé, parce qu’il s’agit de discerner dans le présent les tendances du passé porteuses d’un certain avenir, celui d’une réorganisation des rapports où les attentes de justice sociale qui s’y expriment puissent trouver leur satisfaction. L’affranchissement se relie donc au passé du point de vue de l’avenir que vise le présent."
"La sociologie, pour exister comme telle, est nécessairement holiste. Il lui est impossible de considérer (sauf occasionnellement à titre heuristique, et afin de mieux faire apparaître par contraste la situation qu’elle considère comme réelle) qu’il existe des actions ou des individus que l’on puisse décrire comme « purement » individuels. Pour elle, y compris dans les sociétés les plus individualistes, l’action et le raisonnement des individus ne sont analysables qu’à condition d’être systématiquement rapportés à la communauté ou à la société à laquelle ces individus se sentent ou se veulent appartenir, et qui leur fournit le cadre mental et normatif sans lequel il leur serait impossible d’agir et de penser, même lorsqu’ils entreprennent de le considérer d’un point de vue extérieur."
"Le développement à partir des années 1960 des cultural studies, dans le sillage des travaux de Richard Hoggart, de Raymond Williams et de Stuart Hall, offre une illustration de cette difficulté. Ce courant a beau être en lien étroit avec les mouvements politiques de gauche, il n’envisage à aucun moment de se constituer à proprement parler en une sociologie, revendiquant plutôt de se placer à la croisée de cette discipline et de l’anthropologie culturelle, de l’ethnologie et de la littérature. Ce faisant, il se présente comme un champ de recherches foisonnant où sont étudiées les aspirations à l’émancipation qui, sous des formes multiples (culturelles et artistiques, en particulier), ne manquent pas de se faire jour dans les sociétés industrielles. Mais il n’envisage jamais de devenir une discipline qui chercherait, en assumant une prétention à la scientificité, à rendre les transformations de ces sociétés explicables et prévisibles.
S’il adhère aux mobilisations citoyennes critiques des effets du libéralisme et s’il veut faire mieux entendre la voix de ceux qui en sont les premières victimes, ce courant n’en vient jamais, non plus, à considérer la vie sociale du point de vue du tout formé par la société."
"L’intégration politique de l’Europe n’a rien d’une option. Elle s’impose, en raison même de l’implication des nations européennes dans les transformations qui ont affecté la division internationale du travail économique lors du dernier demi-siècle, et qui attendent leur régulation. Parce qu’elle est l’association non pas d’économies nationales mais de nations au sens sociologique du terme – celui que l’on a adopté dans cet essai –, l’Europe a en charge les effets désocialisants du désencastrement et donc, au premier chef actuellement, ceux de la libéralisation des marchés financiers et des dynamiques de titrisation.
Ainsi, si les institutions européennes ne sont pas la cause de l’évolution de la division internationale du travail qui a conduit, ces trente dernières années, à une différenciation accrue de l’activité économique au sein de l’ensemble des activités sociales, elles sont en revanche éminemment responsables du défaut avéré de régulation de ce processus. C’est ce qu’il faut entendre dans l’affirmation courante selon laquelle l’Union européenne s’est construite sur un mode néolibéral : les institutions européennes ont développé des politiques justifiant comme un bien en soi la création des nouveaux marchés, sans égard à l’effort spécifique d’ajustement des règles à la nature de ces marchés, alors que l’on aurait pu attendre d’elles des politiques justifiant plutôt comme un bien en soi de réguler les nouveaux marchés – précisons bien : de les réguler et non pas d’empêcher leur déploiement.
L’essor aujourd’hui en Europe des nationalismes réactionnaires et xénophobes ne peut être une surprise que pour des observateurs oublieux de ce manquement des institutions européennes à leur obligation d’apporter au changement social le cadre juridique régulateur qu’il réclame et en l’absence duquel ses effets deviennent vite anomiques.
Ainsi, si les groupes sociaux qui se sentent les plus menacés par la création des marchés en viennent à refuser l’Europe et à revendiquer la sanctuarisation des frontières nationales et la naturalisation des critères d’appartenance nationaux, c’est d’abord parce que les instances dirigeantes de l’Europe ne leur apportent pas les garanties de solidarité et de protection dont ils auraient besoin face à la nouvelle situation concurrentielle qu’ils ont à affronter.
On comprend alors pourquoi, face à cet essor du nationalisme réactionnaire, les dirigeants européens eux-mêmes se montrent aussi démunis : leurs instruments de pensée, ceux dont ils se servent et aux producteurs desquels ils s’adressent habituellement, ne sont pas les bons."
"Références non sociologiques, voire résolument antisociologiques, le plus souvent empruntées à la philosophie politique critique, laquelle s’avère massivement dépendante du dispositif de la pensée politique moderne, pourvoyeuse de concepts (d’individu, de souveraineté, d’État, de pouvoir, de domination) qui font écran à une analyse objective de la situation. Cette attraction pour des approches philosophiques dans lesquelles l’analyse et la compréhension des processus sociaux sont court-circuitées au profit de revendications subjectives absolutisées (comme chez Jacques Rancière, Alain Badiou, Gilles Deleuze ou Michel Foucault) est à soi seule un symptôme éloquent de cet embarras intellectuel : il révèle la focalisation de la pensée de ces groupes vers des objectifs expressifs (l’effort se concentrant tout entier dans la manifestation des aspirations à la justice) plutôt que vers la production d’une connaissance sociologique de la société."
"L’écologisme se caractérise par un triple effort qui le rattache directement au défi constitutif du socialisme. Tout d’abord, il exige de penser les conséquences non intentionnelles des activités humaines sur l’épuisement des ressources naturelles et la dégradation des écosystèmes : il engage de cette manière un déplacement dépassant les limites de la pensée économique classique. Ensuite, il conduit à valoriser une compréhension systémique des équilibres entre l’homme et son milieu, sur le plan local comme sur le plan planétaire : il va ainsi au-delà des restrictions mentales que le droit moderne à dominante individualiste impose à notre approche de la responsabilité (laquelle est en réalité fondée sur des processus sociaux de responsabilisation et de disculpation). Et finalement, il vise l’élaboration de politiques de régulation des activités humaines : de la sorte, il remet en cause le cadre imposé par l’explication psychologique des erreurs et des biais cognitifs pour parvenir à une conscience authentiquement politique des problèmes auxquels les sociétés sont confrontées."
"Seul le socialisme est-il en mesure de prendre au sérieux l’hypothèse que pourrait émerger demain une nation européenne. En outre, il est seul en mesure de vouloir cette émergence : non par un quelconque antipatriotisme – entendons : un manque de respect et de considération à l’égard de sa société nationale d’appartenance – mais parce qu’une approche sociologique de la question fait apparaître que le regroupement des nations en une nation plus vaste qui les réunit est d’ores et déjà la tendance observable, sur des siècles, dans les sociétés européennes."
-Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, EHESS, 2017.
"Émergence quasiment contemporaine, en Angleterre, en France et Allemagne, dans la première moitié du XIXe siècle, des mouvements socialistes et de la sociologie."
"Quel phénomène social majeur, quelle tendance lourde de l’évolution sociale des deux derniers siècles doivent être pris en considération pour pénétrer la logique qui commande la poussée du nationalisme réactionnaire dont nous vivons actuellement un nouveau pic ? Là encore, il semble que ce doive être le désencastrement de l’économie. Toutefois, celui-ci doit être considéré de façon différente que dans le diagnostic précédent. Non plus en termes d’incitation à l’action et d’engagement positif guidé par un credo, mais plutôt comme sensibilisation à certains dommages subis, ou du moins à leur éventualité menaçante.
On touche ici un aspect paradoxal de l’évolution des sociétés modernes que l’on a déjà souligné : si l’action du marché s’y marque de plus en plus fortement et étend sa prise, ce n’est pas sans résistance, sans déclenchement de stratégies d’autoprotection des rapports sociaux qui en sont affectés. Or ces stratégies, si elles ne parviennent pas à s’ajuster au processus historique dont les transformations de l’économie font partie, agissent plus négativement encore que le marché lorsqu’il demeure livré à lui-même et sans frein. C’est à l’un de ces effets paradoxaux, peut-être même au principal d’entre eux, que l’on a affaire ici. Le désencastrement, en désocialisant certaines pratiques d’échange, de production et de consommation, engendre nécessairement des sentiments d’insécurité, des injustices et des souffrances chez les acteurs. La réaction sociale court alors le risque d’une rétractation sur un état de la différenciation du collectif en retrait par rapport au niveau qu’il a effectivement atteint, et dont l’autonomisation plus grande – mais jamais complète, sans quoi la société cesserait simplement d’exister – de l’économie est l’une des manifestations.
Le développement d’une pensée réactionnaire relève précisément de ce type de contre-effet, que l’on doit à une situation de déphasage. Dans le mouvement par lequel elle est portée à fétichiser la nation et à en sanctuariser les critères d’appartenance, elle doit ainsi être mise en relation avec les intérêts pratiques des agents dont les positions sociales et les activités traditionnelles se trouvent compromises, d’une manière ou d’une autre, par la mise en concurrence qu’occasionne la création des marchés et par l’ascension sociale des groupes bénéficiaires de cette création. C’est en quoi un tel nationalisme mérite d’être dit réactionnaire : plus l’économie se désencastre, suscitant le développement de la pensée libérale, plus s’affirme en réaction une pensée de l’antériorité de la nation sur l’économie désencastrée et internationalisée. Trouvant un soutien auprès des groupes sociaux les plus directement menacés dans leurs privilèges et leurs revenus par le désencastrement de l’économie, cette pensée est celle qui justifie le principe d’une restriction de l’accès à certaines activités professionnelles et à certains marchés en fonction de l’appartenance nationale (mais aussi par exemple, en fonction du sexe, de la race ou de la religion) et plus généralement, le principe d’une protection, par l’État, des avantages dus à l’appartenance nationale – ce dernier principe pouvant se traduire juridiquement par une hiérarchisation des statuts et des droits entre nationaux et non-nationaux, voire entre nationaux en fonction de leur ascendance ou de leur religion.
Le nationalisme réactionnaire débouche ainsi sur l’idéal d’un ordre juridico-politique soucieux de sanctuariser les frontières territoriales de la nation, de préserver ses symboles et, finalement, de garantir des différences de statut fondées, de manière quasi inaliénable, sur l’antériorité ou la nature. Notons que son étatisme prend dans ces conditions une forme étroitement définie : il fait de l’État le garant du critère d’identité présupposée et naturalisée, et ce critère tient lieu de règle dans une situation sociale globalement affectée par la carence de régulation du secteur économique.
En cela consiste la complémentarité oppositionnelle entre libéralisme et étatisme réactionnaire. Avec ce dernier, les fonctions répressives de l’État acquièrent une place dominante et ses fonctions régulatrices se limitent à faire valoir le caractère fétiche de la nationalité, sans réfléchir la rationalité des règles par l’analyse des pratiques sociales et de leur justice immanente. Le nationalisme redécoupe ainsi le monde en États-nations qu’il envisage comme autant d’appareils stato-nationalistes repliés sur eux-mêmes, incapables de penser leur différenciation interne, tout comme l’espace différencié de relations dans lequel ils prennent place.
Cette pensée politique, on l’a dit, se développe à nouveau spectaculairement dans l’Europe contemporaine – mais aussi, d’ailleurs, aux États-Unis et en Russie – en réaction à la progression non moins spectaculaire du néolibéralisme et du désencastrement des économies."
"Pour l’essor du socialisme aussi, bien entendu, le désencastrement de l’économie constitue une condition majeure d’émergence. La formulation de la question sociale au XIXe siècle, dont l’épicentre est l’épreuve historique du paupérisme engendré par la grande industrie, le montre suffisamment. Et cependant, une remarque s’impose : c’est que l’on ne comprend pas le socialisme, même à l’état naissant, en en faisant, comme dit Durkheim, une « philosophie des classes ouvrières », ou plus généralement en ramenant la question sociale à l’adoption du point de vue des dominés sur le dommage qu’ils subissent en propre. Si le socialisme a un sens, et cela dès l’origine (dans la période postrévolutionnaire où le mot et la chose apparaissent), c’est qu’il relève d’une prise de position sur la société comme telle, sur l’ensemble des maux engendrés par l’affranchissement des fonctions économiques de toute régulation sociale, et sur l’absence de direction qui puisse être assumée par tous à l’exercice de ces fonctions.
Soulignant cela, il ne s’agit pas de nier la réalité de la considération socialiste pour la souffrance ouvrière : il s’agit néanmoins de la ressaisir au titre de pathologie affectant la société prise comme un tout. L’idéal qui perce alors avec l’affirmation du socialisme, c’est le fait que le tout de la société soit l’affaire de tous. La carence régulative dont témoigne le désencastrement de l’économie ne peut trouver sa réponse adaptée à l’état social que les sociétés modernes ont atteint que par une intégration supérieure des fonctions différenciées. Or, cela suppose que l’ensemble des membres de la société soit impliqué dans sa dynamique de constitution.
C’est en ce sens que l’argument de l’égalité est effectivement l’apanage de ce courant idéologique. Le plus souvent, celui-ci est compris différemment : comme une revendication qui serait motivée par un déficit de ressources matérielles et de droits subjectifs en opposition à une classe supérieure mieux dotée. Autrement dit comme une égalité égalisatrice ou une remise à niveau. Il faut cependant se demander en quel sens précisément l’état social dénoncé par les socialistes comme inégalitaire l’est véritablement. Il l’est dans la mesure où la grande industrie, comme opérateur du désencastrement, produit nécessairement de l’inégalité en se désocialisant. À cet égard, l’injustice subie par les travailleurs est la conséquence d’une pathologie sociale qui ne les affecte pas eux seulement mais qui se révèle être au contraire globale. Et c’est bien comme telle que les travailleurs socialistes la dénoncent. Dès lors, la question de l’égalité, dans son principe, n’est pas posée d’abord ou seulement en ce qui concerne les revendications ouvrières portant sur les salaires ou les conditions de travail et d’existence : elle l’est quand elle atteint la remise en cause du rapport économique lui-même, comme devant être réglé par l’ensemble de la société dont les travailleurs font partie – à égalité avec tous les membres de la société nationale. En son fondement, il s’agit d’une égalité quant à la prise que l’on peut exercer sur la conception et la constitution des règles – prise inséparablement théorique et pratique, parce qu’ici la pratique est articulée intérieurement à la théorie dont elle procède.
Cette précision sur le sens de la réflexion socialiste, et donc de sa conformation idéologique, rend visible le lien de ce courant avec un autre phénomène caractéristique des sociétés modernes : le développement des systèmes d’éducation à l’échelle nationale. Comme la pensée réactionnaire, le socialisme, en effet, est essentiellement réactif : il entend défendre la société contre l’attaque dont il sent qu’elle lui est portée par les transformations économiques. Aussi partage-t‑il avec la pensée réactionnaire la même indignation face aux ravages sociaux engendrés par l’évolution économique – ravages que la pensée libérale cherche de son côté à justifier comme des maux certes regrettables, mais nécessaires et finalement utiles quand on les ressaisit dans un cadre d’analyse censément plus large, redéfini en termes de progrès général. Comme la pensée réactionnaire, le socialisme affiche sa volonté de ne pas laisser perdurer de tels ravages et d’y faire barrage. Pourtant, il est un point sur lequel le socialisme se distingue fortement de la pensée réactionnaire : c’est par son refus de fétichiser la nation et de faire de l’appartenance nationale ou religieuse (ou encore du sexe ou de la race) une justification du maintien ou de l’instauration de certaines inégalités de statut entre les individus.
Quel sens a donc ce refus ? Pourquoi le socialisme ne peut-il pas, s’il est conséquent dans sa propre pensée de la nation, devenir nationaliste ? Ce refus tient à son égalitarisme, compris non comme partage substantiel d’identité et homogénéité, mais comme participation égale à la réflexion et à l’élaboration des règles auxquelles la vie économique doit prioritairement être soumise. On comprend alors la centralité, dans une perspective socialiste, de la question sociale de l’éducation. L’accroissement, sinon l’universalisation, de l’accès à l’éducation au sein des nations modernes est une tendance qui joue pour l’idéologie socialiste le rôle de condition première.
Les groupes sociaux que leurs intérêts pratiques portent au socialisme s’avèrent en effet être ceux qui doivent quelque chose au système d’éducation, que ce soit du point de vue de leur ascension sociale ou, plus simplement, de la modification du rapport qu’ils entretiennent à leur propre condition sociale (c’est-à‑dire l’acquisition d’un autre regard, plus empli de fierté et d’estime de soi, sur soi-même et sur les membres de son groupe social). Cette modification est l’indice d’une capacité accrue à se ressaisir soi-même à l’intérieur d’une totalité dont le développement et l’organisation sont conçus comme ouverts, sujets à un changement susceptible d’être compris et voulu par tous. Pour de tels groupes sociaux, les fonctions éducatives sont perçues comme un enjeu social fondamental non pas pour elles-mêmes, mais parce qu’elles sont en mesure d’instituer et de transmettre le sens de l’égalité, de la justice et de l’autonomie de pensée, qui seul répond aux besoins d’une société moderne. C’est de ces fonctions éducatives ainsi missionnées que, dans la pensée socialiste, sont attendus à la fois une mobilité plus grande pour chacun en fonction des compétences qu’il parvient à acquérir et l’accès de tous à une réflexion sur les règles adoptées dans les différents secteurs d’activité de la société, que cette réflexion doive aboutir à les critiquer ou à les justifier. Ainsi la réponse socialiste au désencastrement de l’économie a-t‑elle ceci de spécifique que, ne se satisfaisant ni de la dérégulation, ni d’un système de règles figé et soustrait à l’examen, elle table sur le pouvoir collectivement émancipateur de l’accès universel au savoir et à l’esprit d’examen. C’est ce qui explique qu’elle fasse l’éloge de la capacité critique, telle que celle-ci se manifeste potentiellement en toute activité humaine – même la plus pratique –, mais aussi qu’elle préfère définir la relation pédagogique par le fait de transmettre la capacité de réfléchir sur les normes, et par là de s’extraire par la pensée d’une condition sociale statutairement assignée, plutôt que par le fait d’inculquer des contenus normatifs."
"C’est donc forcément dans un contexte où la religion, prise comme institution de transmission des normes sociales fondées dans un ordre transcendant, voit son emprise éducative se relâcher que les conceptions socialistes prennent leur impulsion. Ce relâchement est un corrélat de la spécialisation des activités et de la réflexion sur les règles d’action qui en découle. En ce sens, il peut être compris, à son tour, comme un effet du désencastrement de l’économie, dans la mesure où ce dernier, pour advenir, nécessite de facto la remise en cause de l’autorité de la tradition."
"On comprend aussi que le droit à l’éducation occupe une place tout à fait stratégique dans la représentation socialiste de la société moderne. Il n’est pas un droit subjectif individuel, mais essentiellement un droit social – et même à certains égards le premier des droits sociaux, conceptuellement reconstruits. En effet, il est la pierre de touche d’une vision globale du droit qui reconnaît son principe dans l’égalité universelle entre les individus (indépendamment de leur appartenance nationale, de leur religion, de leur race ou de leur sexe). C’est dans cette mesure que l’éducation est nécessairement investie d’un rôle central dans la transformation des nations et de l’humanité qu’elles forment."
"Ce qui caractérise sur le plan épistémologique la pensée réactionnaire est son souci d’accepter comme vraies les prénotions héritées de la tradition (d’où son affinité avec un enseignement de type religieux), et de promouvoir un intuitionnisme contraire à l’esprit d’examen."
"L’histoire tragique du socialisme réel et des régimes qui l’ont incarné doit cependant nous éclairer. S’il est clair qu’ils ont trahi la démarche scientifique en y substituant une pensée dogmatique, il n’est pas moins clair qu’ils indiquent où se trouve la principale faiblesse du socialisme : dans la difficulté de ceux qui s’en réclament à produire effectivement le régime d’intellectualité qu’il requiert et de parvenir effectivement à penser sociologiquement la société. Ce qui est en cause ici, ce n’est pas d’abord une question psychologique (la mauvaise volonté, la paresse ou le relâchement des militants parvenus au pouvoir) mais un problème lié à l’organisation sociale.
La vraie question qui se pose au diagnostic historique et sociologique du socialisme réel est celle-ci : les formes prises par la division du travail permettent-elles de produire, parmi les dirigeants des mouvements socialistes, le minimum de réflexivité sociologique requis ? Si le socialisme est le courant, on l’a dit, apte à saisir sociologiquement les autres courants comme il est apte à se saisir de lui-même, il faut en venir à cette interrogation. On comprend alors que tel n’était pas le cas – à l’évidence – dans des sociétés à dominante agraire telles la Russie soviétique ou la Chine maoïste. En prolongeant cette perspective sur le présent de notre situation, il y a matière à s’interroger sur le fait de savoir à quel degré ce peut être le cas dans l’Europe d’aujourd’hui : en particulier, l’état atteint par la division du travail et l’accès d’un nombre toujours plus grand de personnes à l’éducation supérieure rendent-ils possible la conversion socialiste des sentiments d’injustice ?
L’importance des souffrances humaines qui furent endurées dans les régimes se prétendant du « socialisme réel » doit nous interpeller sur le danger dont est porteuse la pensée socialiste. Car si tant de déviations se sont réalisées, c’est que ce danger existe, et qu’il est majeur. Autrement dit, c’est qu’il tient à une virtualité présente dans le socialisme lui-même.
Son exigence intellectuelle, fondée sur la recherche de la réflexivité sociologique, est difficile à satisfaire pleinement – et ce d’autant plus dans des sociétés à dominante agraire, où la division du travail n’est que moyennement développée. De la sorte, le risque est grand d’y renoncer en pratique, pour se contenter de ne plus traduire l’aspiration au socialisme que par la méthode dogmatique ou par l’intuitionnisme, c’est-à‑dire d’une façon qui n’est plus socialiste.
Insistons sur ce point : la science revendiquée peut ne pas être à la hauteur, en tant que pratique scientifique, de sa revendication, et finalement se dissoudre dans celle-ci. C’est là en somme toute la tragédie du léninisme d’État, condamné à employer la rhétorique de la science alors que son exercice réel du pouvoir était fondé sur des attitudes dogmatiques, c’est-à‑dire résolument antiscientifiques.
Le problème, à nouveau, est d’être en mesure de voir que la science en question, celle impliquée dans l’idée même de socialisme, est la sociologie."
"Le marxisme a produit une critique de l’économie politique dont on peut dire qu’elle fut guidée par une vision authentiquement sociologique, et une critique de l’idéologie que Mannheim, y appliquant le principe de symétrie, est parvenu à sociologiser complètement. Malgré cela, on ne voit pas que le marxisme ait atteint une critique de la politique de niveau comparable. Entendons : une critique dans laquelle la rupture avec les présupposés de la philosophie politique moderne aurait été réellement accomplie. En ce sens, on ne voit pas qu’il soit parvenu à penser vraiment l’État comme organe social.
Pour y parvenir, il est nécessaire de comprendre que l’État n’est jamais qu’en apparence l’appareil qui domine la société, mais qu’il est en réalité plutôt, comme Durkheim l’avait vu, produit par elle à titre d’instance où elle se réfléchit d’une certaine manière et entreprend d’agir sur elle-même une fois produite cette réflexion. Qu’il y ait de la pensée dans l’État, et que cette pensée soit bien une pensée de la société sur elle-même et à propos d’elle-même – que l’action de l’État (que Durkheim spécifiait plutôt en action du gouvernement, orientée par l’État dans sa dimension réflexive) ne se comprenne, y compris dans ce qu’elle a de répressif et de coercitif, qu’à la lumière de cette fonction sociale fondamentale (la direction consciente de la société dans sa totalité) – tels sont les éléments à quoi se reconnaît une véritable conception sociologique de l’État.
Or, il en découle une première conséquence importante, à propos de ce que serait un socialisme réellement réel : s’il accepte de se fonder sur cette approche de l’État (plutôt que sur la conception militaire que s’en fait le léninisme), il ne peut être autre que démocratique. Car l’État, alors, ne peut plus être conçu comme tirant sa force de lui-même ou de la volonté inhérente à la prétendue avant-garde qui le dirige (selon le schéma de la dictature du prolétariat), mais seulement de la participation des groupes sociaux et des corps intermédiaires à la communication et à la délibération en son sein.
Il importe ici de préciser en quel sens on emploie l’adjectif « démocratique ». Par ce terme, on ne se réfère pas à l’institution du régime représentatif formel, qui met face à face, de façon abstraite, les individus et l’État, ce dernier étant concentré dans le groupe des gouvernants que les individus ont élus selon les procédures valides. On se réfère à la démocratie comme une forme de société où les individus prennent part à la conception des lois, et donc se représentent leur société comme étant politiquement dirigée par une pensée à l’élaboration de laquelle ils participent effectivement. Or, une société de ce type résulte d’un processus social de différenciation au cours duquel des groupes intermédiaires ne se conçoivent plus comme des groupes d’appartenance fermés à la délibération commune et repliés sur leurs intérêts propres, mais comme des groupes sociaux inscrits dans une totalité dont ils sont les parties. Il ne saurait y avoir de régime démocratique viable (où l’élection des gouvernants a un sens) sans vie démocratique, c’est-à‑dire sans un mode de socialisation des individus qui rend l’État pensable dans sa nature véritable d’organe directeur de réflexion et de délibération.
En dernière analyse, cette vie démocratique est rendue possible par le tissu associatif et syndical, les différents groupements professionnels et institutions qui peuvent naître de la participation réflexive des individus aux sphères d’activité dans lesquelles ils sont impliqués, ainsi que les collectifs, éphémères ou non, qui peuvent émerger de leurs mobilisations. De sorte que, lorsque ces groupes s’opposent à l’État, ils le font en présupposant une idée de l’État comme instance réflexive et délibérative qui sous-tend leur action, et que cette action a vocation à alimenter."
"S’il se fonde sur une approche proprement sociologique de la différenciation sociale (et non plus sur la vision intuitionniste prônée à ce sujet par le marxisme-léninisme), le socialisme ne doit pas se fixer pour but l’abolition de la division du travail mais la régulation de ses transformations. On l’a vu dans ce qui précède, c’est aussi pourquoi l’autonomisation relative de l’économie ne saurait être considérée, d’un point de vue authentiquement socialiste, comme un phénomène pathologique : c’est l’absence de toute régulation juridico-morale des sphères économiques désencastrées qui doit être plutôt reconnue et traitée.
Pour cette même raison, le socialisme ne saurait être confondu avec la collectivisation des moyens de production, ni avec l’abolition de la propriété privée. En effet, il ne vise pas le contrôle autoritaire, par l’État, des activités économiques. Il aspire plutôt, selon l’expression de Durkheim, au « rattachement de toutes les fonctions économiques, ou de certaines d’entre elles qui sont actuellement diffuses, aux centres directeurs et conscients de la société », c’est-à‑dire en somme à un accroissement général du niveau d’autorégulation dont une société hautement différenciée est capable
Cette régulation passe par le libre accomplissement de ces activités, et même par l’acceptation de leur caractère concurrentiel, en tant qu’il est la condition à la fois de leur différenciation et de leurs progrès. Son opposition au libéralisme réside dans la façon dont la concurrence est comprise : comme une dimension nécessaire de la division du travail social, dont le mode d’unification ne peut en aucun cas être figé, mais doit s’accomplir à travers les règles qui s’élaborent et se réfléchissent au cours de son déploiement. La concurrence, bien comprise, appelle sa règle."
"Libéralisme, nationalisme réactionnaire, socialisme : aucun de ces courants idéologiques caractéristiques des sociétés modernes n’est accidentel. Une forme de nécessité, liée à l’organisation particulière de ces sociétés, les a produits et elle les reproduit sans cesse depuis deux siècles, c’est-à‑dire depuis que, dans le sillage des révolutions, les sociétés européennes ont entrepris de penser leur propre constitution historique et d’agir sur elle conformément à ce type de pensée réflexive. Or, dès que ces courants sont apparus, leur développement différentiel lui-même a dépendu des transformations qui ont affecté cette organisation. Parmi ces transformations, on note en particulier l’émergence de groupes sociaux nouveaux aux intérêts pratiques divergents : agents intéressés à la poursuite du désencastrement de l’économie ou, au contraire, menacés par ses effets et qui se défendent alors, soit en naturalisant la nation, soit en repensant de manière sociologique à la fois l’économie et la nation."
"[Une sociologie de la connaissance doit] saisir la relation qui unit chacun [des courants idéologiques] à des groupes sociaux particuliers, dont ils justifient les comportements et dont ils permettent d’universaliser les intérêts pratiques."
"Le libéralisme entretient un lien de prédilection avec les disciplines qui traitent de la réalité sociale en privilégiant l’individualisme méthodologique. Trois disciplines, essentiellement, sont concernées : le droit, l’économie et la psychologie. On ne veut pas dire que l’intégralité des courants qui forment ces disciplines repose sur des postulats individualistes, mais seulement que les courants de ces disciplines qui ne le font pas sont à la fois minoritaires, et généralement critiques à l’égard de la discipline elle-même."
"Le nationalisme réactionnaire favorise le développement d’un genre bien particulier de disciplines, à savoir celles qui présupposent l’existence d’un lien de subordination fort du présent à l’égard du passé, ou de la culture à l’égard de l’ordre physico-biologique."
"Le changement est alors conçu non comme une rupture, mais comme un affranchissement relatif, en un sens du mot qu’il faut préciser : cet affranchissement relatif concerne le présent à l’égard du passé, parce qu’il s’agit de discerner dans le présent les tendances du passé porteuses d’un certain avenir, celui d’une réorganisation des rapports où les attentes de justice sociale qui s’y expriment puissent trouver leur satisfaction. L’affranchissement se relie donc au passé du point de vue de l’avenir que vise le présent."
"La sociologie, pour exister comme telle, est nécessairement holiste. Il lui est impossible de considérer (sauf occasionnellement à titre heuristique, et afin de mieux faire apparaître par contraste la situation qu’elle considère comme réelle) qu’il existe des actions ou des individus que l’on puisse décrire comme « purement » individuels. Pour elle, y compris dans les sociétés les plus individualistes, l’action et le raisonnement des individus ne sont analysables qu’à condition d’être systématiquement rapportés à la communauté ou à la société à laquelle ces individus se sentent ou se veulent appartenir, et qui leur fournit le cadre mental et normatif sans lequel il leur serait impossible d’agir et de penser, même lorsqu’ils entreprennent de le considérer d’un point de vue extérieur."
"Le développement à partir des années 1960 des cultural studies, dans le sillage des travaux de Richard Hoggart, de Raymond Williams et de Stuart Hall, offre une illustration de cette difficulté. Ce courant a beau être en lien étroit avec les mouvements politiques de gauche, il n’envisage à aucun moment de se constituer à proprement parler en une sociologie, revendiquant plutôt de se placer à la croisée de cette discipline et de l’anthropologie culturelle, de l’ethnologie et de la littérature. Ce faisant, il se présente comme un champ de recherches foisonnant où sont étudiées les aspirations à l’émancipation qui, sous des formes multiples (culturelles et artistiques, en particulier), ne manquent pas de se faire jour dans les sociétés industrielles. Mais il n’envisage jamais de devenir une discipline qui chercherait, en assumant une prétention à la scientificité, à rendre les transformations de ces sociétés explicables et prévisibles.
S’il adhère aux mobilisations citoyennes critiques des effets du libéralisme et s’il veut faire mieux entendre la voix de ceux qui en sont les premières victimes, ce courant n’en vient jamais, non plus, à considérer la vie sociale du point de vue du tout formé par la société."
"L’intégration politique de l’Europe n’a rien d’une option. Elle s’impose, en raison même de l’implication des nations européennes dans les transformations qui ont affecté la division internationale du travail économique lors du dernier demi-siècle, et qui attendent leur régulation. Parce qu’elle est l’association non pas d’économies nationales mais de nations au sens sociologique du terme – celui que l’on a adopté dans cet essai –, l’Europe a en charge les effets désocialisants du désencastrement et donc, au premier chef actuellement, ceux de la libéralisation des marchés financiers et des dynamiques de titrisation.
Ainsi, si les institutions européennes ne sont pas la cause de l’évolution de la division internationale du travail qui a conduit, ces trente dernières années, à une différenciation accrue de l’activité économique au sein de l’ensemble des activités sociales, elles sont en revanche éminemment responsables du défaut avéré de régulation de ce processus. C’est ce qu’il faut entendre dans l’affirmation courante selon laquelle l’Union européenne s’est construite sur un mode néolibéral : les institutions européennes ont développé des politiques justifiant comme un bien en soi la création des nouveaux marchés, sans égard à l’effort spécifique d’ajustement des règles à la nature de ces marchés, alors que l’on aurait pu attendre d’elles des politiques justifiant plutôt comme un bien en soi de réguler les nouveaux marchés – précisons bien : de les réguler et non pas d’empêcher leur déploiement.
L’essor aujourd’hui en Europe des nationalismes réactionnaires et xénophobes ne peut être une surprise que pour des observateurs oublieux de ce manquement des institutions européennes à leur obligation d’apporter au changement social le cadre juridique régulateur qu’il réclame et en l’absence duquel ses effets deviennent vite anomiques.
Ainsi, si les groupes sociaux qui se sentent les plus menacés par la création des marchés en viennent à refuser l’Europe et à revendiquer la sanctuarisation des frontières nationales et la naturalisation des critères d’appartenance nationaux, c’est d’abord parce que les instances dirigeantes de l’Europe ne leur apportent pas les garanties de solidarité et de protection dont ils auraient besoin face à la nouvelle situation concurrentielle qu’ils ont à affronter.
On comprend alors pourquoi, face à cet essor du nationalisme réactionnaire, les dirigeants européens eux-mêmes se montrent aussi démunis : leurs instruments de pensée, ceux dont ils se servent et aux producteurs desquels ils s’adressent habituellement, ne sont pas les bons."
"Références non sociologiques, voire résolument antisociologiques, le plus souvent empruntées à la philosophie politique critique, laquelle s’avère massivement dépendante du dispositif de la pensée politique moderne, pourvoyeuse de concepts (d’individu, de souveraineté, d’État, de pouvoir, de domination) qui font écran à une analyse objective de la situation. Cette attraction pour des approches philosophiques dans lesquelles l’analyse et la compréhension des processus sociaux sont court-circuitées au profit de revendications subjectives absolutisées (comme chez Jacques Rancière, Alain Badiou, Gilles Deleuze ou Michel Foucault) est à soi seule un symptôme éloquent de cet embarras intellectuel : il révèle la focalisation de la pensée de ces groupes vers des objectifs expressifs (l’effort se concentrant tout entier dans la manifestation des aspirations à la justice) plutôt que vers la production d’une connaissance sociologique de la société."
"L’écologisme se caractérise par un triple effort qui le rattache directement au défi constitutif du socialisme. Tout d’abord, il exige de penser les conséquences non intentionnelles des activités humaines sur l’épuisement des ressources naturelles et la dégradation des écosystèmes : il engage de cette manière un déplacement dépassant les limites de la pensée économique classique. Ensuite, il conduit à valoriser une compréhension systémique des équilibres entre l’homme et son milieu, sur le plan local comme sur le plan planétaire : il va ainsi au-delà des restrictions mentales que le droit moderne à dominante individualiste impose à notre approche de la responsabilité (laquelle est en réalité fondée sur des processus sociaux de responsabilisation et de disculpation). Et finalement, il vise l’élaboration de politiques de régulation des activités humaines : de la sorte, il remet en cause le cadre imposé par l’explication psychologique des erreurs et des biais cognitifs pour parvenir à une conscience authentiquement politique des problèmes auxquels les sociétés sont confrontées."
"Seul le socialisme est-il en mesure de prendre au sérieux l’hypothèse que pourrait émerger demain une nation européenne. En outre, il est seul en mesure de vouloir cette émergence : non par un quelconque antipatriotisme – entendons : un manque de respect et de considération à l’égard de sa société nationale d’appartenance – mais parce qu’une approche sociologique de la question fait apparaître que le regroupement des nations en une nation plus vaste qui les réunit est d’ores et déjà la tendance observable, sur des siècles, dans les sociétés européennes."
-Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, EHESS, 2017.