"Karl Marx est un des grands hommes de ce siècle, si on mesure l’homme à l’œuvre, abstraction faite de toute morale conventionnelle.
Il est un homme puissant, parce qu’il a formulé une doctrine que des milliers d’hommes, de son vivant et après lui, ont embrassée parce que sa pensée a animé et anime dans tous les pays du monde des partis très actifs et en progrès incessant. L’œuvre accomplie est grande ; l’homme est grand, puisque c’est le résultat qui juge les hommes.
Karl Marx naquit en Allemagne en 1818, d’une famille de vieille bourgeoisie. Il trouva sa voie presque dès l’adolescence ; à vingt-quatre ans, il était rédacteur en chef, à Cologne, de la Gazette rhénane, et, dans ce journal, le socialisme qu’il devait définir un jour balbutiait déjà. On le poursuivit ; on le proscrivit. Il vînt à Paris. Il parlait la langue française et aussi l’anglais, l’espagnol et l’italien[2]. À la demande du gouvernement prussien, il fut chassé de France. Il se réfugia en Belgique.
À Paris, Marx avait rencontré les utopies communistes des bourgeois humanitaires : Cabet, Fourrier, Saint-Simon. Il avait connu aussi des communistes plus pratiques, groupés en une société secrète : l’Union communiste. Cette société avait quelques ramifications à l’étranger, surtout en Angleterre, avec le parti dit chartiste. Ç’a été la première tentative de fédération révolutionnaire internationale. Karl Marx s’affilia à l’Union communiste, où il prit bientôt, avec son ami Fr. Engels, une place prépondérante. On le verra au congrès de Londres[3] de 1847. Avant la tenue de ce congrès, qui marqua dans sa vie une étape décisive, Karl Marx étudia et s’occupa de polémique socialiste. Il existe de lui un pamphlet contre Proudhon, Misère de la philosophie (1847), que presque personne ne connaît en France, quoiqu’il ait été écrit en français, et qui est une œuvre très curieuse, d’une ironie très mordante. Proudhon, dans la Philosophie de la misère, avait vivement attaqué les utopistes du communisme humanitaire. Marx, qui n’avait pas la sensiblerie de ces idéologues, prit cependant leur défense. La Misère de la philosophie est aujourd’hui un livre introuvable en France. Quelques exemplaires seulement en subsistent dans les bibliothèques des socialistes. Il faut inspirer beaucoup de confiance à ceux qui les possèdent pour qu’ils consentent à les prêter.
En 1847, Marx convoqua à Londres le Congrès de l’Union des communistes. Ce fut la première réunion révolutionnaire internationale. Il fit adopter par ce Congrès le manifeste-programme qu’il avait rédigé en collaboration avec Fr. Engels.
Ce document pose le premier l’antagonisme des classes. Babœuf et ses amis avaient eu l’idée de cet antagonisme entre les propriétaires et ceux qui ne le sont pas. Mais le temps leur avait manqué pour s’expliquer. En 1796, ils n’auraient pas trouvé d’écho, car on était las d’agitation. Les communistes contemporains de Marx étaient avant tout des philanthropes, honnêtes gens, rêveurs bienveillants, épris d’idéal. Ils voulaient persuader les riches que le communisme vaut mieux que l’individualisme. Ils entrevoyaient la possibilité d’une nuit du 4 août des propriétaires. Ils faisaient appel aux bons sentiments de tous. Les communistes français et anglais étaient pleins d’illusions. Ils demandaient de l’argent aux capitalistes pour appliquer leurs théories. L’Anglais Owen voulait convoquer les rois de l’Europe en congrès à Aix-la-Chapelle pour les convertir à ses idées !
Marx eut des conceptions moins chimériques, plus pratiques : « Il s’agit d’universaliser la richesse accaparée par quelques-uns, dit-il ; il s’agit donc de conquérir. Pour être un conquérant, il faut être le plus fort. La force est l’accoucheur de sociétés ». Et il eut le premier l’idée du groupement en un parti de classe de tous ceux qui ne possèdent rien contre la « classe » de ceux qui possèdent. Il pensait que le jour où tous les déshérités seraient unis contre les favorisés de la fortune, l’universalisation de la propriété s’accomplirait aisément. Ce que veut la foule s’accomplit toujours.
Cette formation d’un parti de classe, des pauvres, contre la classe riche est la première manœuvre socialiste habile que le siècle ait vu s’accomplir. Le parti ouvrier français, comme tous les partis ouvriers en Europe qui répudient tous les hommes qui ne sont pas des travailleurs, des salariés, obéit au mot d’ordre lancé de Londres en 1847, au Congrès communiste, par Marx et Engels.
Il faut dire quelques mots ici de ce Frédéric Engels, dont le nom revient sans cesse auprès de celui de Marx. Ces deux hommes sont inséparables. Ils ont été amis, collaborateurs ; ils ont eu la même pensée, ils avaient la même patrie. Leur œuvre fut la même. La gloire entre eux est indivise.
Frédéric Engels est né en 1820, dans la Prusse rhénane. Il se fît remarquer, en 1844, par une Critique de l’économie politique, et en 1845, par un livre sur la Situation des Classes ouvrières en Angleterre, Il connut Marx de très bonne heure. Depuis 1846, à Bruxelles, on le trouve toujours à ses côtés. Après l’insurrection ouvrière et paysanne des pays de l’Allemagne du Sud en 1849, Engels, qui s’était jeté dans le mouvement, se réfugia en Angleterre, où il continua ses travaux de critique sociale. Fr. Engels est un homme d’une valeur presque égale à celle de son ami. Il a ce qu’avait Marx, la connaissance de toutes les langues de l’Europe et une science très étendue.
Marx a eu plus d’ambition qu’Engels, avec moins de moyens de la faire triompher, car il était moins homme d’action que son associé[4]. Celui-ci, partagé entre des occupations commerciales lucratives[5] et ses travaux socialistes, les unes lui prenant plus de temps que les autres, laissa son ami au premier plan. Il le laissa paraître « en nom », lui-même se tenant à côté de lui ou derrière lui. Il ne lui disputa jamais la première place, que Marx conquit définitivement quand il publia, en 1867, le Capital."
(pp.12-19)
"Dans le manifeste de 1847, on remarque avec étonnement des observations qui semblent n’avoir pu être faites au moment où écrivaient les rédacteurs. On dirait qu’ils ont eu la prescience des faits sur lesquels ils se fondent. En effet, en 1847, le progrès du machinisme n’était pas aussi avancé qu’aujourd’hui. Les moyens de communication étaient moins nombreux, plus coûteux, plus longs. Le marché n’était pas universel. La concentration des capitaux n’était pas accomplie. [...]
On peut [...] faire au manifeste du parti communiste un reproche : il est pessimiste. Les deux socialistes ont décrit une société telle qu’elle serait à la veille d’une révolution nécessaire, et non pas la société de 1847, dans laquelle ils vivaient. La preuve qu’ils ont mal vu en 1847, qu’ils ont exagéré, c’est que la révolution, que causerait certainement un excès de mal comme celui qu’ils ont signalé, n’a pas éclaté." (pp.296-297)
"La pensée des rédacteurs s’éparpille en de longs paragraphes compacts, sans alinéas. Cette rédaction est bien germanique. Cependant, telle qu’elle est, c’est une pièce d’une haute éloquence.
Tel qu’il est, le manifeste est un document très important. Il contient en résumé tout le socialisme moderne ; ceux qui voudront connaître bien ce socialisme liront le manifeste du parti communiste. On peut dire qu’il est inédit en France. Quelques publications socialistes, à circulation minime, l’ont édité depuis deux ans. Mais presque personne ne l’a lu." (p.299)
-Gabriel Terrail, La France socialiste, F. Fetscherin et Chuit, 1886, 345 pages.
Il est un homme puissant, parce qu’il a formulé une doctrine que des milliers d’hommes, de son vivant et après lui, ont embrassée parce que sa pensée a animé et anime dans tous les pays du monde des partis très actifs et en progrès incessant. L’œuvre accomplie est grande ; l’homme est grand, puisque c’est le résultat qui juge les hommes.
Karl Marx naquit en Allemagne en 1818, d’une famille de vieille bourgeoisie. Il trouva sa voie presque dès l’adolescence ; à vingt-quatre ans, il était rédacteur en chef, à Cologne, de la Gazette rhénane, et, dans ce journal, le socialisme qu’il devait définir un jour balbutiait déjà. On le poursuivit ; on le proscrivit. Il vînt à Paris. Il parlait la langue française et aussi l’anglais, l’espagnol et l’italien[2]. À la demande du gouvernement prussien, il fut chassé de France. Il se réfugia en Belgique.
À Paris, Marx avait rencontré les utopies communistes des bourgeois humanitaires : Cabet, Fourrier, Saint-Simon. Il avait connu aussi des communistes plus pratiques, groupés en une société secrète : l’Union communiste. Cette société avait quelques ramifications à l’étranger, surtout en Angleterre, avec le parti dit chartiste. Ç’a été la première tentative de fédération révolutionnaire internationale. Karl Marx s’affilia à l’Union communiste, où il prit bientôt, avec son ami Fr. Engels, une place prépondérante. On le verra au congrès de Londres[3] de 1847. Avant la tenue de ce congrès, qui marqua dans sa vie une étape décisive, Karl Marx étudia et s’occupa de polémique socialiste. Il existe de lui un pamphlet contre Proudhon, Misère de la philosophie (1847), que presque personne ne connaît en France, quoiqu’il ait été écrit en français, et qui est une œuvre très curieuse, d’une ironie très mordante. Proudhon, dans la Philosophie de la misère, avait vivement attaqué les utopistes du communisme humanitaire. Marx, qui n’avait pas la sensiblerie de ces idéologues, prit cependant leur défense. La Misère de la philosophie est aujourd’hui un livre introuvable en France. Quelques exemplaires seulement en subsistent dans les bibliothèques des socialistes. Il faut inspirer beaucoup de confiance à ceux qui les possèdent pour qu’ils consentent à les prêter.
En 1847, Marx convoqua à Londres le Congrès de l’Union des communistes. Ce fut la première réunion révolutionnaire internationale. Il fit adopter par ce Congrès le manifeste-programme qu’il avait rédigé en collaboration avec Fr. Engels.
Ce document pose le premier l’antagonisme des classes. Babœuf et ses amis avaient eu l’idée de cet antagonisme entre les propriétaires et ceux qui ne le sont pas. Mais le temps leur avait manqué pour s’expliquer. En 1796, ils n’auraient pas trouvé d’écho, car on était las d’agitation. Les communistes contemporains de Marx étaient avant tout des philanthropes, honnêtes gens, rêveurs bienveillants, épris d’idéal. Ils voulaient persuader les riches que le communisme vaut mieux que l’individualisme. Ils entrevoyaient la possibilité d’une nuit du 4 août des propriétaires. Ils faisaient appel aux bons sentiments de tous. Les communistes français et anglais étaient pleins d’illusions. Ils demandaient de l’argent aux capitalistes pour appliquer leurs théories. L’Anglais Owen voulait convoquer les rois de l’Europe en congrès à Aix-la-Chapelle pour les convertir à ses idées !
Marx eut des conceptions moins chimériques, plus pratiques : « Il s’agit d’universaliser la richesse accaparée par quelques-uns, dit-il ; il s’agit donc de conquérir. Pour être un conquérant, il faut être le plus fort. La force est l’accoucheur de sociétés ». Et il eut le premier l’idée du groupement en un parti de classe de tous ceux qui ne possèdent rien contre la « classe » de ceux qui possèdent. Il pensait que le jour où tous les déshérités seraient unis contre les favorisés de la fortune, l’universalisation de la propriété s’accomplirait aisément. Ce que veut la foule s’accomplit toujours.
Cette formation d’un parti de classe, des pauvres, contre la classe riche est la première manœuvre socialiste habile que le siècle ait vu s’accomplir. Le parti ouvrier français, comme tous les partis ouvriers en Europe qui répudient tous les hommes qui ne sont pas des travailleurs, des salariés, obéit au mot d’ordre lancé de Londres en 1847, au Congrès communiste, par Marx et Engels.
Il faut dire quelques mots ici de ce Frédéric Engels, dont le nom revient sans cesse auprès de celui de Marx. Ces deux hommes sont inséparables. Ils ont été amis, collaborateurs ; ils ont eu la même pensée, ils avaient la même patrie. Leur œuvre fut la même. La gloire entre eux est indivise.
Frédéric Engels est né en 1820, dans la Prusse rhénane. Il se fît remarquer, en 1844, par une Critique de l’économie politique, et en 1845, par un livre sur la Situation des Classes ouvrières en Angleterre, Il connut Marx de très bonne heure. Depuis 1846, à Bruxelles, on le trouve toujours à ses côtés. Après l’insurrection ouvrière et paysanne des pays de l’Allemagne du Sud en 1849, Engels, qui s’était jeté dans le mouvement, se réfugia en Angleterre, où il continua ses travaux de critique sociale. Fr. Engels est un homme d’une valeur presque égale à celle de son ami. Il a ce qu’avait Marx, la connaissance de toutes les langues de l’Europe et une science très étendue.
Marx a eu plus d’ambition qu’Engels, avec moins de moyens de la faire triompher, car il était moins homme d’action que son associé[4]. Celui-ci, partagé entre des occupations commerciales lucratives[5] et ses travaux socialistes, les unes lui prenant plus de temps que les autres, laissa son ami au premier plan. Il le laissa paraître « en nom », lui-même se tenant à côté de lui ou derrière lui. Il ne lui disputa jamais la première place, que Marx conquit définitivement quand il publia, en 1867, le Capital."
(pp.12-19)
"Dans le manifeste de 1847, on remarque avec étonnement des observations qui semblent n’avoir pu être faites au moment où écrivaient les rédacteurs. On dirait qu’ils ont eu la prescience des faits sur lesquels ils se fondent. En effet, en 1847, le progrès du machinisme n’était pas aussi avancé qu’aujourd’hui. Les moyens de communication étaient moins nombreux, plus coûteux, plus longs. Le marché n’était pas universel. La concentration des capitaux n’était pas accomplie. [...]
On peut [...] faire au manifeste du parti communiste un reproche : il est pessimiste. Les deux socialistes ont décrit une société telle qu’elle serait à la veille d’une révolution nécessaire, et non pas la société de 1847, dans laquelle ils vivaient. La preuve qu’ils ont mal vu en 1847, qu’ils ont exagéré, c’est que la révolution, que causerait certainement un excès de mal comme celui qu’ils ont signalé, n’a pas éclaté." (pp.296-297)
"La pensée des rédacteurs s’éparpille en de longs paragraphes compacts, sans alinéas. Cette rédaction est bien germanique. Cependant, telle qu’elle est, c’est une pièce d’une haute éloquence.
Tel qu’il est, le manifeste est un document très important. Il contient en résumé tout le socialisme moderne ; ceux qui voudront connaître bien ce socialisme liront le manifeste du parti communiste. On peut dire qu’il est inédit en France. Quelques publications socialistes, à circulation minime, l’ont édité depuis deux ans. Mais presque personne ne l’a lu." (p.299)
-Gabriel Terrail, La France socialiste, F. Fetscherin et Chuit, 1886, 345 pages.