https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1990_num_83_1_2932
"Au Salon de 1861, à Paris, Auguste-Barthélémy Glaize exposa un tableau intitulé "Misère la Procuresse". L'élément principal est une sorte de vieille sorcière, un tas de haillons qui laissent voir un horrible sein flasque et une jambe nue. Elle se traîne en s'aidant d'une canne : sa posture évoque les représentations de la Mort ; ses doigts crochus semblent désigner ou appeler les lumières d'une ville qui s'élève au loin. Derrière elle, travaillant ensemble autour d'une bougie, on voit de jeunes femmes au visage sérieux, vêtues de façon rustique. L'une tient un fuseau ; à côté d'elle se trouve un rouet. Devant la sorcière, il y a un groupe de femmes voluptueuses et nues qui semblent s'échapper d'une voiture tirée par des chevaux (à moins qu'elles ne la prennent d'assaut) ; le véhicule se dirige à vive allure vers la ville. Ce tableau n'est pas tant la représentation d'un contraste que le récit d'une transition: de la campagne vers la ville, de la société traditionnelle vers la société moderne, de l'ordre vers le désordre, du costume et du comportement qui conviennent aux femmes vers la dégradation sensuelle et la corruption. C'est la vieille femme qui métamorphose les vierges sages en vierges folles ; sa laideur atroce nous avertit du sort qui attend ses victimes, mais celles-ci n'y prennent pas garde. Pour l'artiste, il était également important que ses personnages fussent des ouvrières: "Combien de jeunes femmes", écrivait-il dans le catalogue, "s'arrêtant de travailler, se précipitent dans tous les vices qui naissent de la débauche en croyant échapper au spectre qui toujours les poursuit ?". Le spectre en question, bien sûr, c'est la pauvreté, qu'un critique de l'époque définissait ainsi: "la mère du désespoir et de l'infamie, celle de toutes les prostitutions". Mais le commentaire de Glaize est aussi ambigu que son tableau sur les vraies causes de cet état de choses. Ainsi, la déchéance de ces jeunes femmes semble-elle n'avoir d'autres source qu'elles-mêmes ; loin d'être réduites à un sort horrible, elles s'élancent vers lui et s'y adonnent avec désir et plaisir. La pauvreté est tout à la faire un révélateur de ce qui se produit quand on laisse libre cours aux tendances (naturelles ? inévitables ?) des femmes et la cause de leur perte.
Cette ambiguïté à l'endroit des femmes et de la pauvreté se retrouve dans presque tous les débats à propos des ouvrières au 19e siècle." (p.2)
"
(p.4)
"Les socialistes [dont Marx] avaient souligné que la vente de la force de travail n'était guère différente de la vente du corps féminin, que l'exploitation économique et sexuelle étaient de même nature ; l'économie politique, quant à elle, établissait avec soin une distinction entre l'usage productif et contrôlé de la "force musculaire" d'une part et le gaspillage et la complaisance caractérisant l'activité sexuelle d'autre part." (p.6)
"Sans cesse on opposait [le sort des ouvrières] dans les villes industrielles à leur situation dans les ateliers de femmes ou dans le travail à domicile. Certes on reconnaissait souvent que les ouvrières d'usine avaient de bons salaires (meilleurs que ceux des autres travailleuses), mais les conséquences morales avaient bien plus de poids que cet avantage économique. Les ouvrières d'usine étaient, disait-on, exposées à des fréquentations vulgaires, on les séduisait, on les arrachait à leurs travaux domestiques et à leurs enfants ; ailleurs la compagnie des autres leur faisait découvrir les plaisirs de la sensualité, le goût du luxe, la possibilité de satisfaire leurs désirs sexuels et matériels. A l'opposé, les ouvrières employées dans des ateliers de femmes (habituellement de taille restreinte) ou encore travaillant chez elles, étaient décrites comme chastes, rangées, bien préparées aux responsabilités du mariage et de la maternité. [...]
S'il était vrai que l'absence de démarcation entre les sexes signalait un "grave désordre", il s'ensuivait que la moralisation de la classe ouvrière exigeait que la différence sexuelle soit articulée et imposée. C'est dans cette optique qu'une nouvelle génération de moralistes examine l'impact du travail salarié sur les responsabilités domestiques des femmes et commença de décrire la maternité comme le travail "naturel" et essentiel de la femme." (p.9)
-Joan W. Scott, "L'ouvrière, mot impie, sordide." Le discours de l'économie politique française sur les ouvrières (1840-1860), Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Année 1990, 83, pp. 2-15.
http://www2.culture.gouv.fr/Wave/image/joconde/0818/m072904_0012893_p.jpg
"Au Salon de 1861, à Paris, Auguste-Barthélémy Glaize exposa un tableau intitulé "Misère la Procuresse". L'élément principal est une sorte de vieille sorcière, un tas de haillons qui laissent voir un horrible sein flasque et une jambe nue. Elle se traîne en s'aidant d'une canne : sa posture évoque les représentations de la Mort ; ses doigts crochus semblent désigner ou appeler les lumières d'une ville qui s'élève au loin. Derrière elle, travaillant ensemble autour d'une bougie, on voit de jeunes femmes au visage sérieux, vêtues de façon rustique. L'une tient un fuseau ; à côté d'elle se trouve un rouet. Devant la sorcière, il y a un groupe de femmes voluptueuses et nues qui semblent s'échapper d'une voiture tirée par des chevaux (à moins qu'elles ne la prennent d'assaut) ; le véhicule se dirige à vive allure vers la ville. Ce tableau n'est pas tant la représentation d'un contraste que le récit d'une transition: de la campagne vers la ville, de la société traditionnelle vers la société moderne, de l'ordre vers le désordre, du costume et du comportement qui conviennent aux femmes vers la dégradation sensuelle et la corruption. C'est la vieille femme qui métamorphose les vierges sages en vierges folles ; sa laideur atroce nous avertit du sort qui attend ses victimes, mais celles-ci n'y prennent pas garde. Pour l'artiste, il était également important que ses personnages fussent des ouvrières: "Combien de jeunes femmes", écrivait-il dans le catalogue, "s'arrêtant de travailler, se précipitent dans tous les vices qui naissent de la débauche en croyant échapper au spectre qui toujours les poursuit ?". Le spectre en question, bien sûr, c'est la pauvreté, qu'un critique de l'époque définissait ainsi: "la mère du désespoir et de l'infamie, celle de toutes les prostitutions". Mais le commentaire de Glaize est aussi ambigu que son tableau sur les vraies causes de cet état de choses. Ainsi, la déchéance de ces jeunes femmes semble-elle n'avoir d'autres source qu'elles-mêmes ; loin d'être réduites à un sort horrible, elles s'élancent vers lui et s'y adonnent avec désir et plaisir. La pauvreté est tout à la faire un révélateur de ce qui se produit quand on laisse libre cours aux tendances (naturelles ? inévitables ?) des femmes et la cause de leur perte.
Cette ambiguïté à l'endroit des femmes et de la pauvreté se retrouve dans presque tous les débats à propos des ouvrières au 19e siècle." (p.2)
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(p.4)
"Les socialistes [dont Marx] avaient souligné que la vente de la force de travail n'était guère différente de la vente du corps féminin, que l'exploitation économique et sexuelle étaient de même nature ; l'économie politique, quant à elle, établissait avec soin une distinction entre l'usage productif et contrôlé de la "force musculaire" d'une part et le gaspillage et la complaisance caractérisant l'activité sexuelle d'autre part." (p.6)
"Sans cesse on opposait [le sort des ouvrières] dans les villes industrielles à leur situation dans les ateliers de femmes ou dans le travail à domicile. Certes on reconnaissait souvent que les ouvrières d'usine avaient de bons salaires (meilleurs que ceux des autres travailleuses), mais les conséquences morales avaient bien plus de poids que cet avantage économique. Les ouvrières d'usine étaient, disait-on, exposées à des fréquentations vulgaires, on les séduisait, on les arrachait à leurs travaux domestiques et à leurs enfants ; ailleurs la compagnie des autres leur faisait découvrir les plaisirs de la sensualité, le goût du luxe, la possibilité de satisfaire leurs désirs sexuels et matériels. A l'opposé, les ouvrières employées dans des ateliers de femmes (habituellement de taille restreinte) ou encore travaillant chez elles, étaient décrites comme chastes, rangées, bien préparées aux responsabilités du mariage et de la maternité. [...]
S'il était vrai que l'absence de démarcation entre les sexes signalait un "grave désordre", il s'ensuivait que la moralisation de la classe ouvrière exigeait que la différence sexuelle soit articulée et imposée. C'est dans cette optique qu'une nouvelle génération de moralistes examine l'impact du travail salarié sur les responsabilités domestiques des femmes et commença de décrire la maternité comme le travail "naturel" et essentiel de la femme." (p.9)
-Joan W. Scott, "L'ouvrière, mot impie, sordide." Le discours de l'économie politique française sur les ouvrières (1840-1860), Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Année 1990, 83, pp. 2-15.
http://www2.culture.gouv.fr/Wave/image/joconde/0818/m072904_0012893_p.jpg