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    Jean-Marie Meilland, Pouvoir de la peur et peur du pouvoir

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Jean - Jean-Marie Meilland, Pouvoir de la peur et peur du pouvoir Empty Jean-Marie Meilland, Pouvoir de la peur et peur du pouvoir

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 2 Fév - 14:31

    "La peur est un sentiment de première importance, qui accompagne les êtres humains (comme tous les animaux) de leur naissance à leur mort. Elle est liée à la condition d’êtres sans cesse confrontés à toutes sortes de dangers, graves ou non, réels ou imaginaires (car aux menaces réelles qui se présentent s’ajoutent, pour les hommes à la sensibilité exacerbée, les menaces possibles que leur anxiété leur suggère). La peur a d’ailleurs comme fonction de « dégager l’individu de la situation dangereuse dans laquelle il est plongé » et de « lui permettre d’atteindre un abri » (Pierre Mannoni), même si elle entraîne des perturbations du comportement qui peuvent empêcher de faire front de manière adaptée.

    Dans les sociétés humaines, la peur est constamment présente aux côtés des individus, qu’ils en aient pleinement conscience ou ressentent des craintes diffuses. La vie politique sera donc elle aussi soumise à de multiples peurs.

    Les gouvernés, qui n’ont aucune part au pouvoir ou n’y participent que faiblement, vont avoir peur de la pauvreté, du chômage, de la maladie, de la mort, de la perte de leur situation plus ou moins favorable. Ils vont avoir peur de ceux dont ils pensent, à raison ou à tort, qu’ils peuvent causer leur malheur: criminels, détenteurs du pouvoir économique, étrangers, marginaux, pays ennemis. S’ils sont du côté des puissants, ils vont avoir peur des ouvriers syndiqués, des révolutionnaires, des contestataires. On craindra de toutes façons les plus puissants, propriétaires, chefs, supérieurs, personnes influentes, dont on redoute le ressentiment si on leur déplaît. Une peur centrale est aussi celle d’être rejeté par la société, de se trouver marginalisé, incompris, critiqué ou moqué, de ne plus sentir l’estime autour de soi; c’est elle qui pousse au conformisme ou en tout cas à la prudence dans les prises de position et les engagements. Peur salutaire pour que la société fonctionne, mais peur quand même, on craindra la punition si on viole les lois, et par conséquent on craindra la police et les juges chargés de les faire respecter (les gens modestes auront d’ailleurs en général un peu plus à craindre que les favoris du système). Peur largement répandue, avec ou sans fondement rationnel, la peur de l’inconnu, de la nouveauté, du changement, s’exprime aussi à tous les niveaux de la société.

    C’est en bonne partie pour lutter contre les dangers motivant leurs peurs que les gouvernés accepteront d’avoir des gouvernants. Mais à son tour le pouvoir concédé aux gouvernants fera naître d’autres peurs chez les gouvernés, plus ou moins fortes selon le type de gouvernement et la manière dont les gouvernants exerceront leur pouvoir: si les tyrans et dictateurs et leur pouvoir absolu suscitent la peur d’être arrêté voire tué à tout moment, en démocratie n’existent pas moins des peurs moins urgentes, mais bien réelles, de provoquer le mécontentement de ceux qui peuvent nommer, écarter, choisir ou exclure pour des postes ou des commandes.

    Mais juste retour des choses, les gouvernants ont aussi peur. Dans l’analyse que Platon propose des cités dégénérées (VIIIème et IXème Livres de la République), c’est essentiellement cette peur qui est mise en évidence. Les guerriers qui gouvernent la cité timarchique ont peur que les citoyens remarquent leur immoralité et qu’ils perdent ainsi leur autorité. Les riches qui gouvernent la cité oligarchique ont peur de la foule des pauvres qui cherchent sans cesse à les renverser pour s’approprier leurs biens. Les démagogues qui gouvernent la cité démocratique (chaotique selon Platon) ont peur de contrarier le peuple et de perdre sa sympathie. Quant à l’individu violent qui gouverne seul la cité tyrannique, il a perpétuellement peur d’être éliminé par le grand nombre de ceux qu’il a maltraités et maltraite pour satisfaire son insatiable soif de pouvoir et de richesses. L’histoire donne de multiples exemples de cette peur des gouvernants, notamment la peur des empereurs romains d’être assassinés par leurs rivaux ou celle des rois du Moyen Age menacés par la résistance des grands seigneurs féodaux. Si les gouvernants des démocraties modernes affrontent des menaces plus bénignes, on les voit pourtant poursuivis par la peur des puissants (venant aujourd’hui de l’économie) qui font pression sur eux et par la peur de devenir impopulaires au point de ne pas être réélus. En plus, ce n’est pas parce qu’ils gouvernent qu’ils sont exempts des peurs universelles qui touchent les gouvernés !

    Le monde moderne n’a malheureusement pas mis fin aux tyrannies: Staline est une parfaite illustration du tyran selon Platon, et l’URSS de la fin des années 1920 à 1953 fut un pays où une terrible peur fut utilisée pour soumettre des gouvernés, qui, à mesure qu’ils étaient violentés, faisaient de plus en plus peur à celui qui gouvernait en craignant leur possible vengeance. Mais les chasses aux sorcières montrent aussi que la peur peut envahir des régimes démocratiques: après la deuxième Guerre mondiale les Etats-Unis connurent les sombres années du maccarthysme, où la peur de l’URSS et du communisme, poussée à l’extrême, fut utilisée par les politiciens qui avaient peur de perdre le pouvoir, pour instaurer un intense et durable climat de peur, d’être dénoncé, privé de travail ou même violenté, et cela dans toute la société.

    Les êtres humains sont-ils donc asservis à la peur, et tous les individus éprouvant naturellement des peurs, la vie politique sera-t-elle toujours soumise à mille peurs plus ou moins justifiées ? Il n’est pas souhaitable de nous libérer de toutes les peurs, car il en est qui nous permettent d’éviter de vrais dangers. Mais l’amélioration de la société implique que soient éloignées de plus en plus les peurs négatives, les peurs paralysantes qui empêchent d’oser le meilleur et servent aux puissants pour impressionner et asservir les plus faibles. C’est le point fort de la démocratie libérale d’avoir mis en place, au niveau politique, des mécanismes réduisant les raisons d’avoir peur: droits de l’homme, garantie constitutionnelle des libertés individuelles, procédures comme les mises au concours limitant l’arbitraire, séparation des pouvoirs. Le système n’est pas parfait, un gouvernement peut écarter et isoler des citoyens critiques à son égard, mais au moins les libertés de pensée et d’expression sont reconnues et, en temps normal, il est inutile d’avoir peur d’être persécuté par l’Etat.

    Mais si la peur peut perdre son influence dans le domaine politique, en revanche elle exerce encore tous ses effets dans le domaine économique: on peut être mis à la porte d’une entreprise ou soumis à des vexations dans les entreprises à cause de ses idées ou d’activités syndicales que la loi autorise. La démocratie doit donc faire un pas en avant en passant du domaine politique au domaine économique, en passant de l’intervention des citoyens dans l’Etat à celle des salariés dans les entreprises.

    Quand suffisamment de garde-fous auront été établis pour rendre vaines les peurs face aux puissants, il restera bien sûr à chacune et chacun la tâche spirituelle, qu’une certaine éducation favorisera, de se libérer des peurs inutiles et sans fondement. Cette tâche, d’ailleurs, nous revient dès maintenant. C’est d’elle que viendra la véritable libération des fausses peurs: cette tâche, la plus importante, est aussi la plus difficile, car de multiples conditionnements historiques, psychologiques et sociaux nous poussent à cultiver presque volontairement les peurs qui immobilisent et disposent à la soumission (La Boétie, au XVIème siècle, parlait avec beaucoup de pertinence de notre « servitude volontaire »). Mais qui pourra se sentir dispensé de faire effort pour s’améliorer et grandir, en devenant plus humain et en concrétisant les potentialités qui sont en lui et ne demandent qu’à être développées ?"
    -Jean-Marie Meilland, "Pouvoir de la peur et peur du pouvoir", 22 septembre 2013: https://lib54.wordpress.com/2013/09/22/pouvoir-de-la-peur-et-peur-du-pouvoir/




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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