"En France, jusqu’à la Révolution, le principe est celui de la propriété partagée (propriété éminente/propriété utile) : la terre de la mouvance, à la différence de celle du domaine qui est propriété propre et entière du seigneur, n’est jamais une propriété entière. On « tient » la terre des censives plus qu’on ne la possède car le seigneur « a des droits » sur cet espace qu’il ne possède pas non plus."
"Les droits seigneuriaux qui sont attachés à la terre des mouvances sont dus par les propriétaires, donc théoriquement assez peu par les paysans qui sont souvent locataires."
"Être tenancier ne le limite que très peu dans sa capacité à posséder la terre et à en user librement. Ceci ne signifie pas que la seigneurie ait un rôle inexistant mais il semble que ce rôle soit à reconsidérer. Il faut probablement minimiser la contrainte qu’elle fait peser sur le sol et réévaluer ses autres fonctions (rôle de justice, de police et d’administration locale) qui font qu’elle constitue un cadre pour la vie des ruraux. On peut aussi signaler que certains paysans tirent revenus et pouvoirs de cette institution en prenant à bail en même temps la terre et les droits qui y sont attachés.
Être propriétaire est caractéristique d’une partie au moins des paysans français, mais il n’y a pas systématiquement un lien entre richesse et propriété. Ne pas posséder de terre n’est pas nécessairement synonyme de pauvreté. On peut vérifier ce fait dans deux systèmes agricoles totalement différents : celui de l’Île-de-France où les grands fermiers sont à la tête de plusieurs centaines d’hectares, celui du Maine et du Poitou où les métayers vivent sur des exploitations de trente à quarante hectares. Les uns et les autres constituent, chacun dans leur région, le sommet de la pyramide sociale (deux sommets qui ne sont évidemment pas à la même hauteur), ils sont également locataires de leurs exploitations. Si les métayers de l’Ouest sont capables d’un niveau de vie honnête voire de quelque enrichissement, ils sont bien incapables de se porter acquéreur d’une exploitation aussi belle que celle qu’ils peuvent prendre à bail."
-Annie Antoine, "Les paysans en France de la fin du Moyen Âge à la Révolution : propriétaires ? tenanciers ? locataires ?", in Nadine Vivier (dir.), Ruralités françaises et britanniques. 13ème - 20ème siècle, Presses universitaires de Rennes, 2005, 259 pages, pp.187-200.
"En théorie, sous l’Ancien Régime, il n’existe pas un droit de la propriété mais une superposition de droits de propriété sur la terre. Le seigneur détient la propriété dite « éminente » et le tenancier la propriété dite « utile », c’est-à-dire que le paysan, ou toute autre personne (ou institution) qui a pris à cens une parcelle ou un domaine, est en quelque sorte un locataire. Un locataire protégé, perpétuel certes, mais un locataire quand même, assujetti au paiement de redevances, voire à l’accomplissement de corvées, c’est-à-dire à des obligations dont le respect seul lui garantit l’usage et la conservation de sa terre. Encore au xviie siècle les textes des juristes ne transigent pas sur l’attribution de la propriété : le seigneur est le véritable propriétaire du bien."
"Aux xviie-xviiie siècles [...] il était devenu habituel que les tenanciers puissent laisser leurs biens en toute liberté à leurs enfants."
"Aux xviie et xviiie siècles, la transmission était devenue libre. Le tenancier vendait à qui il voulait, à condition de payer les droits afférents, bien entendu."
"On admet couramment que les droits d’usage furent un peu partout mis en veilleuse et les communaux confisqués, en Angleterre notamment. Ce ne fut pas exactement le cas en France pour différentes raisons. Les tergiversations de l’État absolutiste, en premier lieu, et aussi les hésitations d’une fraction des élites, en même temps que la résistance d’une partie de la paysannerie, empêchèrent la mainmise systématique des seigneurs sur les communaux et l’extinction des droits collectifs. Bien mieux, la prudence des régimes post-révolutionnaires conserva le statu quo, en contravention avec le principe pourtant revendiqué d’un droit de propriété absolu. Bien loin d’être disjoints, il semble que ces deux phénomènes s’imbriquent étroitement et participent de l’absence d’expropriation de la paysannerie française."
"Les historiens français, obsédés depuis au moins un siècle par la part foncière paysanne, ont fini, au terme d’une longue litanie de monographies régionales, par estimer que les paysans détenaient en « propriété » entre 35 et 50 % du sol, plus probablement entre 40 et 45 %, si l’on veut affiner la fourchette. En contrepartie, ils ont établi que l’écrasante majorité des paysans ne pouvaient exhiber que des parcelles de taille extrêmement réduite, que ce phénomène s’est évidemment accentué avec la croissance démographique, et qu’ils étaient pour la plupart tributaires de l’affermage pour mettre en culture une exploitation viable, du moins ceux qui le pouvaient. Une masse de micro-exploitants dominaient donc les campagnes mais leur importance fut très loin de nuire comme on l’a longtemps prétendu à la constitution et au maintien de grosses unités de production tenues fermement par un puissant groupe de gros fermiers. Bien au contraire, tous ces petits paysans fournissaient l’armée de réserve agricole dont les laboureurs avaient besoin pour trouver de la main-d’œuvre."
"Non seulement les tenanciers avaient obtenu le droit de disposer librement de leurs terres, de les transmettre, de les vendre, de les louer, de les hypothéquer, mais ils étaient effectivement des propriétaires, des micro-propriétaires certes, mais des propriétaires quand même. Ce fait avait, il faut en convenir, des conséquences économiques directes a priori limitées, mais avaient fatalement des conséquences sociales énormes et, de là, a dû avoir des répercussions aussi bien politiques que démographiques et économiques indirectes considérables. Ainsi se dessinerait, conformément aux canons de l’historiographie classique, « un modèle français » d’évolution spécifique, au moins en première analyse, qui va à rebours de ce que l’on observe partout ailleurs, et notamment de ce que l’on affirme s’être produit en Angleterre, où la propriété éminente aurait fini par l’emporter sur la propriété utile."
"Contrairement à une idée répandue ce marché était déjà extrêmement actif sous l’Ancien Régime. On peut raisonnablement tabler sur quelque 400 000 à 500 000 contrats par an dans la deuxième moitié du xviiie siècle. Mais il s’agissait d’un marché de petites parcelles avec quelques domaines mis en vente ponctuellement qui débouchent sur de faibles transferts au profit de la portion aisée de la paysannerie et aux dépens de la noblesse ou de la bourgeoisie urbaine, tout au moins au xviiie siècle. Mais avant ? Quand a cessé le mouvement d’expropriation de la paysannerie ? À quel moment le rythme de l’activité foncière s’est-il accéléré ? Les contemporains stigmatisaient la lenteur de ces flux et l’accusaient d’être un facteur de stagnation économique, mais qu’en était-il vraiment ? Quel rôle a joué la Révolution dans le déblocage du marché de la terre ? À cet égard, il semble bien que le marché se soit animé dès 1789, non seulement en raison des ventes de biens nationaux mais aussi par une soudaine explosion du « marché ordinaire ». Dans ce processus les ventes de biens nationaux, si souvent mises en exergue, jouèrent un rôle important mais nullement décisif. On sait maintenant que le clergé détenait à peine 6 % du sol avant la Révolution37. Certes, il ne faut pas minimiser la portée symbolique de la mesure, non plus que les effets de redistribution et les manœuvres spéculatives qu’elle entraîna. Mais elle n’aurait pas à elle seule pu bouleverser la structure de la propriété. La part paysanne s’accrut mais les exemples que nous possédons tendent à prouver que ce sont plutôt les paysans riches qui profitèrent à nouveau de l’aubaine. Quant à la noblesse émigrée, ses pertes restèrent modestes : peut-être 3 % du sol, alors qu’elle en détenait probablement 25 %…"
-Gérard Béaur, "Les rapports de propriété en France sous l’Ancien Régime et dans la Révolution. Transmission et circulation de la terre dans les campagnes françaises du XVIe au XIXe siècle", in Nadine Vivier (dir.), Ruralités françaises et britanniques. 13ème - 20ème siècle, Presses universitaires de Rennes, 2005, pp.187-200.
"Les droits seigneuriaux qui sont attachés à la terre des mouvances sont dus par les propriétaires, donc théoriquement assez peu par les paysans qui sont souvent locataires."
"Être tenancier ne le limite que très peu dans sa capacité à posséder la terre et à en user librement. Ceci ne signifie pas que la seigneurie ait un rôle inexistant mais il semble que ce rôle soit à reconsidérer. Il faut probablement minimiser la contrainte qu’elle fait peser sur le sol et réévaluer ses autres fonctions (rôle de justice, de police et d’administration locale) qui font qu’elle constitue un cadre pour la vie des ruraux. On peut aussi signaler que certains paysans tirent revenus et pouvoirs de cette institution en prenant à bail en même temps la terre et les droits qui y sont attachés.
Être propriétaire est caractéristique d’une partie au moins des paysans français, mais il n’y a pas systématiquement un lien entre richesse et propriété. Ne pas posséder de terre n’est pas nécessairement synonyme de pauvreté. On peut vérifier ce fait dans deux systèmes agricoles totalement différents : celui de l’Île-de-France où les grands fermiers sont à la tête de plusieurs centaines d’hectares, celui du Maine et du Poitou où les métayers vivent sur des exploitations de trente à quarante hectares. Les uns et les autres constituent, chacun dans leur région, le sommet de la pyramide sociale (deux sommets qui ne sont évidemment pas à la même hauteur), ils sont également locataires de leurs exploitations. Si les métayers de l’Ouest sont capables d’un niveau de vie honnête voire de quelque enrichissement, ils sont bien incapables de se porter acquéreur d’une exploitation aussi belle que celle qu’ils peuvent prendre à bail."
-Annie Antoine, "Les paysans en France de la fin du Moyen Âge à la Révolution : propriétaires ? tenanciers ? locataires ?", in Nadine Vivier (dir.), Ruralités françaises et britanniques. 13ème - 20ème siècle, Presses universitaires de Rennes, 2005, 259 pages, pp.187-200.
"En théorie, sous l’Ancien Régime, il n’existe pas un droit de la propriété mais une superposition de droits de propriété sur la terre. Le seigneur détient la propriété dite « éminente » et le tenancier la propriété dite « utile », c’est-à-dire que le paysan, ou toute autre personne (ou institution) qui a pris à cens une parcelle ou un domaine, est en quelque sorte un locataire. Un locataire protégé, perpétuel certes, mais un locataire quand même, assujetti au paiement de redevances, voire à l’accomplissement de corvées, c’est-à-dire à des obligations dont le respect seul lui garantit l’usage et la conservation de sa terre. Encore au xviie siècle les textes des juristes ne transigent pas sur l’attribution de la propriété : le seigneur est le véritable propriétaire du bien."
"Aux xviie-xviiie siècles [...] il était devenu habituel que les tenanciers puissent laisser leurs biens en toute liberté à leurs enfants."
"Aux xviie et xviiie siècles, la transmission était devenue libre. Le tenancier vendait à qui il voulait, à condition de payer les droits afférents, bien entendu."
"On admet couramment que les droits d’usage furent un peu partout mis en veilleuse et les communaux confisqués, en Angleterre notamment. Ce ne fut pas exactement le cas en France pour différentes raisons. Les tergiversations de l’État absolutiste, en premier lieu, et aussi les hésitations d’une fraction des élites, en même temps que la résistance d’une partie de la paysannerie, empêchèrent la mainmise systématique des seigneurs sur les communaux et l’extinction des droits collectifs. Bien mieux, la prudence des régimes post-révolutionnaires conserva le statu quo, en contravention avec le principe pourtant revendiqué d’un droit de propriété absolu. Bien loin d’être disjoints, il semble que ces deux phénomènes s’imbriquent étroitement et participent de l’absence d’expropriation de la paysannerie française."
"Les historiens français, obsédés depuis au moins un siècle par la part foncière paysanne, ont fini, au terme d’une longue litanie de monographies régionales, par estimer que les paysans détenaient en « propriété » entre 35 et 50 % du sol, plus probablement entre 40 et 45 %, si l’on veut affiner la fourchette. En contrepartie, ils ont établi que l’écrasante majorité des paysans ne pouvaient exhiber que des parcelles de taille extrêmement réduite, que ce phénomène s’est évidemment accentué avec la croissance démographique, et qu’ils étaient pour la plupart tributaires de l’affermage pour mettre en culture une exploitation viable, du moins ceux qui le pouvaient. Une masse de micro-exploitants dominaient donc les campagnes mais leur importance fut très loin de nuire comme on l’a longtemps prétendu à la constitution et au maintien de grosses unités de production tenues fermement par un puissant groupe de gros fermiers. Bien au contraire, tous ces petits paysans fournissaient l’armée de réserve agricole dont les laboureurs avaient besoin pour trouver de la main-d’œuvre."
"Non seulement les tenanciers avaient obtenu le droit de disposer librement de leurs terres, de les transmettre, de les vendre, de les louer, de les hypothéquer, mais ils étaient effectivement des propriétaires, des micro-propriétaires certes, mais des propriétaires quand même. Ce fait avait, il faut en convenir, des conséquences économiques directes a priori limitées, mais avaient fatalement des conséquences sociales énormes et, de là, a dû avoir des répercussions aussi bien politiques que démographiques et économiques indirectes considérables. Ainsi se dessinerait, conformément aux canons de l’historiographie classique, « un modèle français » d’évolution spécifique, au moins en première analyse, qui va à rebours de ce que l’on observe partout ailleurs, et notamment de ce que l’on affirme s’être produit en Angleterre, où la propriété éminente aurait fini par l’emporter sur la propriété utile."
"Contrairement à une idée répandue ce marché était déjà extrêmement actif sous l’Ancien Régime. On peut raisonnablement tabler sur quelque 400 000 à 500 000 contrats par an dans la deuxième moitié du xviiie siècle. Mais il s’agissait d’un marché de petites parcelles avec quelques domaines mis en vente ponctuellement qui débouchent sur de faibles transferts au profit de la portion aisée de la paysannerie et aux dépens de la noblesse ou de la bourgeoisie urbaine, tout au moins au xviiie siècle. Mais avant ? Quand a cessé le mouvement d’expropriation de la paysannerie ? À quel moment le rythme de l’activité foncière s’est-il accéléré ? Les contemporains stigmatisaient la lenteur de ces flux et l’accusaient d’être un facteur de stagnation économique, mais qu’en était-il vraiment ? Quel rôle a joué la Révolution dans le déblocage du marché de la terre ? À cet égard, il semble bien que le marché se soit animé dès 1789, non seulement en raison des ventes de biens nationaux mais aussi par une soudaine explosion du « marché ordinaire ». Dans ce processus les ventes de biens nationaux, si souvent mises en exergue, jouèrent un rôle important mais nullement décisif. On sait maintenant que le clergé détenait à peine 6 % du sol avant la Révolution37. Certes, il ne faut pas minimiser la portée symbolique de la mesure, non plus que les effets de redistribution et les manœuvres spéculatives qu’elle entraîna. Mais elle n’aurait pas à elle seule pu bouleverser la structure de la propriété. La part paysanne s’accrut mais les exemples que nous possédons tendent à prouver que ce sont plutôt les paysans riches qui profitèrent à nouveau de l’aubaine. Quant à la noblesse émigrée, ses pertes restèrent modestes : peut-être 3 % du sol, alors qu’elle en détenait probablement 25 %…"
-Gérard Béaur, "Les rapports de propriété en France sous l’Ancien Régime et dans la Révolution. Transmission et circulation de la terre dans les campagnes françaises du XVIe au XIXe siècle", in Nadine Vivier (dir.), Ruralités françaises et britanniques. 13ème - 20ème siècle, Presses universitaires de Rennes, 2005, pp.187-200.