L'Académie nouvelle

Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
L'Académie nouvelle

Forum d'archivage politique et scientifique

Le deal à ne pas rater :
SSD interne Crucial BX500 2,5″ SATA – 500 Go à 29,99€
29.99 €
Voir le deal

    Shlomo Sand, Une brève histoire mondiale de la gauche + La fin de l'intellectuel français, de Zola à Houellebecq

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 20739
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Shlomo Sand, Une brève histoire mondiale de la gauche + La fin de l'intellectuel français, de Zola à Houellebecq Empty Shlomo Sand, Une brève histoire mondiale de la gauche + La fin de l'intellectuel français, de Zola à Houellebecq

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 26 Fév - 18:06

    https://fr.book4you.org/book/19228947/48535b

    https://fr.book4you.org/book/12594359/034348

    "L’égalité entre tous les humains, en revanche, est une notion centrale si l’on veut déchiffrer l’apparition de la gauche dans l’histoire. Dans les sociétés agricoles prémodernes, l’égalité n’était pas définie comme finalité morale. On ne la trouve ni dans les empires hydrauliques (de la Mésopotamie jusqu’à la Chine impériale), ni dans les sociétés esclavagistes du pourtour méditerranéen (la Grèce et Rome), ni dans les pays féodaux européens (de l’Angleterre à la Russie). De même, et cela peut froisser les oreilles de nombreux croyants, aucune des religions monothéistes n’a jamais émis d’objection de principe contre l’esclavage. Les «  anciens esclaves d’Égypte » de la Bible sont devenus des propriétaires d’esclaves légitimes en Terre Sainte. Les chrétiens non plus n’ont pas récusé l’esclavage et, à leurs yeux, le salut de l’âme a toujours prévalu sur celui du corps. Quant au Coran, il accepte l’inégalité de base entre le maître et l’esclave, tout en reconnaissant l’immortalité de l’âme de ce dernier."

    "On peut considérer que Nietzsche s’est lourdement trompé en attribuant au christianisme l’invention de l’idée d’égalité."

    "L’ébranlement du système d’allégeance et de vassalité féodales, de même que le recul du servage, avec le développement des villes, la formation du capitalisme, l’émergence croissante d’une classe de marchands, la constitution de couches nouvelles d’artisans ruraux et urbains, tout cela a profondément modifié la morphologie des rapports de forces socio-économiques ainsi que les modes de pensée et la sensibilité des individus vis-à-vis de leurs congénères vivant et travaillant à proximité.

    Les identités personnelles (qui se constituent toujours dans un rapport à l’autre) ont connu des mutations décisives qui ont préparé et accéléré un malaise croissant. Alors que la stratification sociale traditionnelle dans le monde agraire avait semblé «  naturelle  » pendant des siècles, la nouvelle configuration, plus souple, parut soudain moins compréhensible et beaucoup moins légitime. La période d’instabilité sociale qui s’ensuivit – avec les premières fissures dans des croyances religieuses qui, jusque-là, avaient cimenté un ordre hiérarchique en le naturalisant  – a amené les individus à se comparer entre eux (pas nécessairement en étant animés par la jalousie ou la frustration), marquant le début d’une nouvelle dynamique des rapports sociaux caractéristique de l’ère moderne.

    Quelle signification doit-on accorder à cette « norme de l’égalité » encore balbutiante  ? En quel sens des individus sentaient-ils et s’imaginaient-ils qu’ils étaient destinés à devenir les égaux d’autres individus ? Qu’est-ce qui commençait à poser problème dans la persistance de l’inégalité, et en quoi les individus avaient-ils vocation à être égaux entre eux, dès à présent et dans le futur ?

    Le mythe de l’égalité a pu revêtir des formes variées, tantôt se complétant et tantôt s’opposant. On peut ainsi identifier, à l’aube de cette profonde mutation culturelle, la revendication de l’égalité des droits civiques au regard de la loi, puis l’exigence de l’égalité politique sous la forme de la souveraineté du peuple, avec, quasiment en parallèle, l’aspiration à davantage d’égalité dans le domaine socio-économique comme dans l’accession à l’indépendance et à l’autodétermination pour tous les peuples.

    De nos jours, les revendications d’égalité s’expriment sous la forme de l’égalité des chances face au système éducatif, de l’égalité entre les humains venus de différents continents, de l’égalité entre les religions, les cultures, les genres et les sexes. Tout ceci est de plus en plus compréhensible et admis. La catégorie de l’égalité recouvre ainsi, dans le cours de l’histoire contemporaine, des dimensions complexes qu’il est parfois difficile d’abriter sous un même parapluie conceptuel."

    "Les élites anti-absolutistes se trouvèrent, à leur corps défendant, dans l’obligation de mobiliser autour d’elles de plus larges masses afin de pouvoir se mesurer à l’armée du roi et provoquer sa défaite. Ce que l’on pourrait appeler un mouvement de gauche primitif est alors apparu pour la première fois dans l’histoire. Les Levellers (Niveleurs) n’étaient certes pas un parti doté d’une plateforme ni d’un programme d’action politique, mais leurs dirigeants rédigeaient manifestes et pétitions et organisaient des débats publics, allant jusqu’à publier brièvement, en 1648, un journal pionnier, The Moderate.

    Ils se recrutaient principalement parmi les petits artisans – tisserands, cordonniers, imprimeurs, souffleurs de verre, etc. – ainsi que chez les commerçants, les professions libérales et dans la petite et moyenne paysannerie. Une grande partie d’entre eux s’enrôlèrent dans la New Model Army (Nouvelle Armée idéale), commandée notamment par Cromwell, et périrent au cours des combats. De leur côté, les femmes prirent une part active à ce mouvement, rédigeant leurs propres pétitions et organisant des manifestations indépendantes.

    La principale figure des Levellers s’appelait John Lilburne. Issu d’une famille de basse noblesse et apprenti chez un tailleur puritain, il devint rapidement un militant radical, ce qui lui valut d’être mis aux arrêts à plusieurs reprises. Son refus de prêter serment devant les tribunaux le rendit célèbre. En détention, il entreprit de rédiger des textes courts qu’il fit diffuser clandestinement à l’extérieur. Sa foi religieuse ne l’empêcha pas de porter des attaques de plus en plus virulentes contre l’Église. Il s’exprima également beaucoup à propos des droits du citoyen et s’opposa vigoureusement aux dérives de l’appareil judiciaire. En 1640, une pétition adressée depuis sa prison au Parlement le fit remarquer par Cromwell qui, frappé par sa qualité rhétorique, n’hésita pas à la relayer et finit par obtenir sa libération. Lilburne fut nommé capitaine dans la nouvelle armée du Parlement au début de l’insurrection mais refusa d’en intégrer le commandement suprême : il était hors de question pour lui de prêter allégeance à quelque autorité de commandement que ce soit. Lilburne finit par démissionner et décida de consacrer sa vie entière à l’action politique sous le nom de « Freeborn John ».

    Si son combat contre la Chambre des Lords lui valut de retourner en prison, cela ne l’empêcha pas de continuer à publier des pamphlets en faveur de l’égalité devant la loi et des droits de l’homme. Sa renommée ne cessa de croître en même temps que le nombre de ses soutiens. En juillet 1646, il publia avec d’autres rédacteurs la « Remontrance de plusieurs milliers de citoyens », qui peut être considérée comme le premier programme démocratique des Levellers. « L’Accord du peuple » (« Agreement of the people »), complément aux principes de base paru seize mois plus tard, pose quant à lui le fondement idéologique annonciateur du premier mouvement explicitement politique de l’histoire.

    « L’Accord » proclame que toute autorité gouvernante doit être transmise au peuple. Seule une assemblée de représentants élue par tous les citoyens peut se déclarer légitime et légale ; aussi faut-il abolir la monarchie et lui substituer un régime républicain fondé sur la volonté du peuple. La Chambre des Lords pourra continuer d’exister, mais uniquement en tant qu’organe consultatif et non comme pouvoir législatif. En revanche, le Parlement, élu au scrutin proportionnel une fois par an ou tous les deux ans, demeurera seul souverain. Ces premiers démocrates étaient aussi des pluralistes libéraux sur le plan politique. Selon « L’Accord », le Parlement nouvellement élu devait supprimer la censure sur les écrits, protéger la liberté d’expression et représenter l’ensemble des conceptions politiques et religieuses de la société.

    Une grande partie des discussions parmi les Levellers se déroulaient sur fond d’argumentation théologique, bien qu’en dernière instance la « loi de la Nature » les ait guidés et ait encadré leurs conclusions. Quoique protestants et profondément croyants pour la plupart, ils prônaient la tolérance religieuse et la liberté de conscience et se prononcèrent par la suite en faveur de la séparation complète de l’Église et de l’État. Ils faisaient confiance à la raison humaine et à sa capacité à se concrétiser au niveau politique.

    Cependant, malgré leur attachement de principe à l’égalité politique et leur constante exigence d’élections démocratiques ouvertes aux habitants du royaume, ils excluaient du corps électoral les domestiques, les mendiants mais aussi les femmes, dont on a vu pourtant qu’elles avaient pris une part active à la protestation. De plus, à l’instar des partisans de Cromwell, ils sacralisaient la propriété privée et rejetaient vigoureusement sa remise en cause. Ce point suscita la naissance des Diggers (les Bêcheux) qui, par bien des aspects, peuvent être tenus pour la première occurrence historique de la « gauche de gauche ».

    Les Diggers se considéraient comme les véritables Levellers. Ils étaient parvenus à la conclusion que l’égalité politique ne pourrait se réaliser que par le développement concomitant de l’égalité sociale et économique. Ils prirent l’appellation de « Bêcheux » parce qu’ils avaient décidé de se consacrer aux travaux de l’agriculture dans le but de créer une communauté d’égaux œuvrant sur une propriété foncière publique. Leurs soutiens, peu nombreux, se trouvaient parmi les travailleurs de la terre et les artistes indigents, dont Gerrard Winstanley était le plus en vue. Fils d’un marchand de tissu, ce dernier se fit apprenti tailleur, puis devint Quaker. Sa formulation de la justice était d’une sobriété exemplaire : « Travailler en commun, manger ensemble, et le proclamer à la face du monde. »

    Si les Diggers purent bénéficier du soutien des paysans victimes des « enclosures » et expulsés de leur terre, ils ne parvinrent pas à se transformer en un mouvement significatif. Ils demeurent toutefois importants au niveau historique car ils furent parmi les tout premiers à exalter l’idée de la limitation, voire de la suppression de la propriété privée dans le but de mettre fin aux injustices, à la pauvreté et à ce qu’ils définirent eux-mêmes comme « l’exploitation des hommes par d’autres hommes ». Ils furent, en somme, les premiers partisans historiques de l’égalité socio-économique.

    Tout comme les Levellers, les Diggers ont très rapidement disparu de la scène politique anglaise ; s’ils semblent n’avoir constitué qu’un épisode passager de la grande insurrection contre l’absolutisme, leur exigence d’égalité politique, sociale et économique devait connaître de nombreux héritages."
    -Shlomo Sand, Une brève histoire mondiale de la gauche, Paris, La Découverte, 2022.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Sam 12 Nov - 12:39, édité 1 fois


    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


      La date/heure actuelle est Dim 17 Nov - 14:16