https://journals.openedition.org/methodos/5727
"Vers 1957, au moment où, pour la première fois en France, un livre de Nietzsche (il s’agit de La généalogie de la morale) est inscrit au programme de l’agrégation de philosophie, soit une cinquantaine d’années après son inscription dans le programme d’agrégation d’allemand en 1903. Si par son lieu de publication, par sa « matière » professorale, par le rapport étroit qu'il entretient avec le programme de l’agrégation de philosophie de l'année 1958, l’ouvrage de Deleuze s'apparente à un produit pédagogique, il contribue simultanément à une nouvelle légitimation institutionnelle de l’auteur de La généalogie de la morale qui se poursuit peu après avec l’introduction (elle aussi inédite) d’Ainsi parlait Zarathoustra dans le programme du baccalauréat de philosophie."
"[Jean] Wahl ne découvre pas Nietzsche en 1958. S'il ne lui consacre pas alors d'ouvrage majeur comme il le fit pour Descartes, Platon, Kierkegaard ou Hegel, Nietzsche est présent dans la bibliographie wahlienne depuis les années 1930 au moins : outre l'article dans le premier numéro de la revue Acéphale intitulé « Réparation à Nietzsche » (1937), dans ses Études kierkegaardiennes (1938) Wahl mobilise Nietzsche avec Kierkegaard dans une opposition à Hegel dont Deleuze va hériter."
"A l'inverse de Wahl, Deleuze comprend l'« irrationalisme » nietzschéen comme pensée conceptuelle, capable de rivaliser, du point de vue de la méthode et de la précision systématique, avec Hegel et de dépasser sa philosophie de l'histoire et de la religion sur son propre terrain. [...] Nietzsche y est présenté comme un lecteur conséquent de Hegel (ou de Kant comme nous verrons plus tard), dialoguant avec eux et répondant intentionnellement à leur philosophie. Le Nietzsche de Deleuze est un penseur intégré à une histoire de la philosophie traditionnelle."
"L'habitus philosophique deleuzien s'est constitué, pour une part du moins, en intériorisant un modèle littéraire de la philosophie qui lui était proposé par Sartre dès les années 1940, à une époque où Deleuze était encore élève au lycée Carnot et où il publiait au sein de la revue philosophique et littéraire Espace. C'est à la même époque, du reste, que Deleuze rencontre son futur maître Wahl chez Marcel Moré (membre de la revue Esprit et proche du Collège de sociologie) ainsi qu’aux « sessions de La Fortelle » organisées par Marie-Madeleine Davy, médiéviste et résistante chez qui se retrouvaient entre autres Jacques Lacan, Georges Bataille, Jean-Paul Sartre, Pierre Klossowski, Jean Hyppolite, Maurice de Gandillac. Poursuivant sa socialisation à l’univers de l’esprit en dehors du système scolaire dans ces groupes à très forte concentration en capital culturel, Deleuze aura donc aussi été exposé, dès ses années de formation, à des représentants du pôle marginal du champ philosophique et en particulier à certains membres de la revue Acéphale et du Collège de sociologie (Bataille, Klossowski) qui ont contribué dans les années 1930 à une lecture de Nietzsche opposée à ses récupérations fascistes et politiques en général. Or, il est frappant de constater que dans Nietzsche et la philosophie, Deleuze court-circuite complètement la réception du philosophe allemand opérée au sein de ce pôle marginal. Pas une référence aux textes d'Acéphale. En 1962, l'enjeu pour Deleuze n'est pas de soustraire Nietzsche des interprétations fascisantes comme c'était le cas pour Wahl ou Bataille. S'il y a « réparation de Nietzsche », comme le disaient les membres d'Acéphale, elle se situe chez Deleuze au niveau d'une volonté de rendre à la pensée de Nietzsche une systématicité conceptuelle ignorée jusqu'ici."
"Proche de Kostas Axelos et de la revue « post-marxiste » Arguments qui, parallèlement à Socialisme ou Barbarie en France, entreprend alors une critique du stalinisme et de la bureaucratie soviétique ainsi qu’une diffusion de penseurs marxistes dits « hétérodoxes ». C'est pour cette revue que Deleuze publie, en 1959, l'unique article témoignant alors de son travail en cours sur Nietzsche dans le cadre d'un dossier intitulé « Nietzsche et la crise du monde moderne » dans lequel on trouve, outre les contributions d'Axelos et de Deleuze, un texte d'Heidegger et de Lefebvre."
"En désolidarisant définitivement en 1962 la philosophie de Nietzsche des courants axiologiques français (Lavelle, Le Senne et Polin) Deleuze soustrait Nietzsche à une philosophie universitaire politiquement « conservatrice » ou marquée à « droite », caractérisée entre autres par l’attitude politique ambiguë de Le Senne et de Lavelle au temps de l’Occupation, le premier nommé en 1942 professeur à la Sorbonne et le second élu à la chaire de philosophie du Collège de France en 1941."
-Bruno Meziane, « Le Nietzsche de Deleuze : entre légitimation institutionnelle et mise en question de l'institution philosophique », Methodos [En ligne], 19 | 2019, mis en ligne le 25 janvier 2019, consulté le 16 mars 2022. URL : http://journals.openedition.org/methodos/5727 ; DOI : https://doi.org/10.4000/methodos.5727
"Vers 1957, au moment où, pour la première fois en France, un livre de Nietzsche (il s’agit de La généalogie de la morale) est inscrit au programme de l’agrégation de philosophie, soit une cinquantaine d’années après son inscription dans le programme d’agrégation d’allemand en 1903. Si par son lieu de publication, par sa « matière » professorale, par le rapport étroit qu'il entretient avec le programme de l’agrégation de philosophie de l'année 1958, l’ouvrage de Deleuze s'apparente à un produit pédagogique, il contribue simultanément à une nouvelle légitimation institutionnelle de l’auteur de La généalogie de la morale qui se poursuit peu après avec l’introduction (elle aussi inédite) d’Ainsi parlait Zarathoustra dans le programme du baccalauréat de philosophie."
"[Jean] Wahl ne découvre pas Nietzsche en 1958. S'il ne lui consacre pas alors d'ouvrage majeur comme il le fit pour Descartes, Platon, Kierkegaard ou Hegel, Nietzsche est présent dans la bibliographie wahlienne depuis les années 1930 au moins : outre l'article dans le premier numéro de la revue Acéphale intitulé « Réparation à Nietzsche » (1937), dans ses Études kierkegaardiennes (1938) Wahl mobilise Nietzsche avec Kierkegaard dans une opposition à Hegel dont Deleuze va hériter."
"A l'inverse de Wahl, Deleuze comprend l'« irrationalisme » nietzschéen comme pensée conceptuelle, capable de rivaliser, du point de vue de la méthode et de la précision systématique, avec Hegel et de dépasser sa philosophie de l'histoire et de la religion sur son propre terrain. [...] Nietzsche y est présenté comme un lecteur conséquent de Hegel (ou de Kant comme nous verrons plus tard), dialoguant avec eux et répondant intentionnellement à leur philosophie. Le Nietzsche de Deleuze est un penseur intégré à une histoire de la philosophie traditionnelle."
"L'habitus philosophique deleuzien s'est constitué, pour une part du moins, en intériorisant un modèle littéraire de la philosophie qui lui était proposé par Sartre dès les années 1940, à une époque où Deleuze était encore élève au lycée Carnot et où il publiait au sein de la revue philosophique et littéraire Espace. C'est à la même époque, du reste, que Deleuze rencontre son futur maître Wahl chez Marcel Moré (membre de la revue Esprit et proche du Collège de sociologie) ainsi qu’aux « sessions de La Fortelle » organisées par Marie-Madeleine Davy, médiéviste et résistante chez qui se retrouvaient entre autres Jacques Lacan, Georges Bataille, Jean-Paul Sartre, Pierre Klossowski, Jean Hyppolite, Maurice de Gandillac. Poursuivant sa socialisation à l’univers de l’esprit en dehors du système scolaire dans ces groupes à très forte concentration en capital culturel, Deleuze aura donc aussi été exposé, dès ses années de formation, à des représentants du pôle marginal du champ philosophique et en particulier à certains membres de la revue Acéphale et du Collège de sociologie (Bataille, Klossowski) qui ont contribué dans les années 1930 à une lecture de Nietzsche opposée à ses récupérations fascistes et politiques en général. Or, il est frappant de constater que dans Nietzsche et la philosophie, Deleuze court-circuite complètement la réception du philosophe allemand opérée au sein de ce pôle marginal. Pas une référence aux textes d'Acéphale. En 1962, l'enjeu pour Deleuze n'est pas de soustraire Nietzsche des interprétations fascisantes comme c'était le cas pour Wahl ou Bataille. S'il y a « réparation de Nietzsche », comme le disaient les membres d'Acéphale, elle se situe chez Deleuze au niveau d'une volonté de rendre à la pensée de Nietzsche une systématicité conceptuelle ignorée jusqu'ici."
"Proche de Kostas Axelos et de la revue « post-marxiste » Arguments qui, parallèlement à Socialisme ou Barbarie en France, entreprend alors une critique du stalinisme et de la bureaucratie soviétique ainsi qu’une diffusion de penseurs marxistes dits « hétérodoxes ». C'est pour cette revue que Deleuze publie, en 1959, l'unique article témoignant alors de son travail en cours sur Nietzsche dans le cadre d'un dossier intitulé « Nietzsche et la crise du monde moderne » dans lequel on trouve, outre les contributions d'Axelos et de Deleuze, un texte d'Heidegger et de Lefebvre."
"En désolidarisant définitivement en 1962 la philosophie de Nietzsche des courants axiologiques français (Lavelle, Le Senne et Polin) Deleuze soustrait Nietzsche à une philosophie universitaire politiquement « conservatrice » ou marquée à « droite », caractérisée entre autres par l’attitude politique ambiguë de Le Senne et de Lavelle au temps de l’Occupation, le premier nommé en 1942 professeur à la Sorbonne et le second élu à la chaire de philosophie du Collège de France en 1941."
-Bruno Meziane, « Le Nietzsche de Deleuze : entre légitimation institutionnelle et mise en question de l'institution philosophique », Methodos [En ligne], 19 | 2019, mis en ligne le 25 janvier 2019, consulté le 16 mars 2022. URL : http://journals.openedition.org/methodos/5727 ; DOI : https://doi.org/10.4000/methodos.5727