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    Christophe Boutin & Olivier Dard & Frédéric Rouvillois, Le dictionnaire du progressisme

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Christophe Boutin & Olivier Dard & Frédéric Rouvillois, Le dictionnaire du progressisme Empty Christophe Boutin & Olivier Dard & Frédéric Rouvillois, Le dictionnaire du progressisme

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 1 Juin - 5:02




    Le terme figure dès 1842 dans le Dictionnaire des mots nouveaux, avec pour définition « système de progrès, continuel progrès{12} ». Dans la seconde édition, en 1845, on précise : « Tout ce qui a pour objet d’étendre le progrès : c’est du progressisme » ; et on y ajoute le substantif et l’adjectif : « progressiste : partisan du progrès : les progressistes ; Le parti progressiste, qui propage le progrès. » Or, si l’on excepte quelques marginalia qui en constituent tout au plus des germes lointains (Joachim de Flore) ou des prodromes (John Bellers, Fontenelle, l’abbé de Saint-Pierre), le progressisme n’apparaît pas en tant que tel avant l’extrême fin du XVIIIe, l’idée de Progrès, qui en constitue le fondement théorique, ayant quant à elle été « inventée » dans les premières années de ce siècle, avant de connaître une éclipse qui dura jusqu’à la Révolution{13}. En somme, à peine quelques décennies séparent l’apparition du progressisme comme idéologie du terme forgé pour la désigner.
    D’où une question liminaire : pourquoi cette différence spectaculaire avec le conservatisme ou le populisme ? Et une première esquisse de réponse : alors que ces derniers se construisent principalement en réaction à des faits extérieurs perçus comme négatifs (la menace pesant sur certaines valeurs dans un cas, le sentiment d’une usurpation illégitime par des élites réputées étrangères au peuple dans l’autre), le progressisme apparaît au contraire comme le prolongement, sinon l’aboutissement, d’une certaine construction théorique relative à la situation de l’homme dans le monde et dans l’histoire.
    Sans doute faut-il nuancer ce propos. D’un côté, en effet, conservatisme et populisme impliquent eux aussi une certaine dimension théorique : pour les conservateurs, réagir à la disparition de certaines valeurs essentielles présuppose une conception de ce que sont ces valeurs et de l’importance de leur préservation. Pour les populistes, de même, refuser une usurpation perçue comme illégitime implique au préalable une certaine vision de ce qu’est le peuple, de sa supériorité, et des droits qui en découlent. De l’autre côté, symétriquement, l’idée de Progrès, fondement du progressisme, n’aurait pu être « inventée » à l’aube des Lumières sans une série de mutations décisives d’ordres technique, scientifique et philosophique, ou sans l’émergence du modèle paradigmatique que constitue la machine. Autrement dit, là aussi sous l’influence de faits extérieurs, mais de faits qui sont ici perçus comme essentiellement positifs, tandis qu’à l’inverse c’est bien en réaction à des faits jugés foncièrement négatifs que se sont construits le conservatisme et les populismes.
    Dès lors, l’impact de ces faits, s’il n’est pas totalement absent, n’a qu’une importance secondaire et indirecte dans le cas d’un progressisme qui est avant tout le prolongement d’une construction théorique sans laquelle il n’aurait pu apparaître – celle qui affirme que tout ce qui se rapporte à l’homme, ses œuvres, ses savoirs, ses arts, ses institutions, mais aussi ses mœurs, sa raison et même son corps, sont nécessairement voués à se perfectionner au cours du temps. Voilà pourquoi il paraît à la fois plus susceptible de datation que le conservatisme ou le populisme, plus récent également, mais aussi plus cohérent sur un plan théorique.
    Les mots progressisme et conservatisme, en tant cette fois qu’ils désignent des systèmes idéologiques particuliers, apparaissent donc à peu près en même temps, dans les années 1820-1840, et, d’emblée, désignent deux pôles antagonistes suscités par la rupture fondatrice que représente la Révolution, deux pôles amenés à structurer la vie politique française.
    L’une des premières occurrences du mot « progressisme » est due à Charles Fourier, le célèbre penseur utopiste, qui l’emploie en 1835, mais dans un sens péjoratif, à l’occasion de l’une de ses furieuses diatribes contre ses concurrents – et en particulier contre les saint-simoniens, qui forment à l’époque l’une des matrices du progressisme théorique et pratique. Anecdote piquante, puisque c’est en vue de démontrer la prudence de ses propres projets que Fourier dénonce la folie des autres, partisans de ces révolutions qui ont saigné le pays « sous promesse de nous inoculer santé, jeunesse, vigueur politique, progrès rapide [...]. Vous pillez tout – leur lance-t-il –, vous détruisez tout, en promettant aux nations de leur inoculer la liberté, l’égalité, la fraternité ou la mort, le rationalisme, le positivisme, le progressivisme et le perfectibilisme du vol sublime vers une marche rapide{14} ». C’est au nom de ces principes, conclut-il, que ces progressistes auraient « en 89 et 93 [...] détruit tous les éléments sociaux, gouvernement, dynastie, lois, religion, corporations, clergé, noblesse, et de plus dévoré toutes les fortunes{15} ».
    Ainsi est-ce en se fondant sur une argumentation strictement conservatrice que Fourier emploie le mot progressivisme pour désigner ce qui menace les institutions, les valeurs et le pays lui-même. Partant du même point de vue, quoique dans un registre plus apaisé, c’est également ainsi que s’y prendra le savant abbé Maret une dizaine d’années plus tard, dans un article du Correspondant où il épingle les errements théologiques de « l’école progressiste{16} » et de ses deux patrons, le saint-simonien dissident Pierre Leroux – celui qui convertira George Sand au progressisme – et l’ex-abbé de Lamennais
    Le conservatisme pense le politique à partir du réel d’une cité qui ne naît pas d’une toute puissante volonté humaine, mais du temps. Une société peut-être perfectible, mais dont le seul fait que ses principes et valeurs aient permis d’en arriver à un certain niveau prouverait qu’il convient de ne leur porter atteinte qu’avec une extrême prudence. L’histoire, le passé, la tradition ou l’héritage sont ici des notions positives, et l’évolution ne passe pas nécessairement par la déconstruction. Il s’agit bien d’une question de fond : le conservateur ne se pense pas supérieur de façon générale à « ses prédécesseurs » et laisse cette illusion aux progressistes.
    Pour le progressisme au contraire, l’homme peut à chaque instant, par le seul travail de sa raison, réinventer la Cité selon sa volonté du moment. Il postule par là même que les limites, les contraintes, les pesanteurs, les racines, les obstacles, tous éléments hérités du passé, sont inéluctablement condamnés à terme par le cours de l’histoire, ce qui implique de ne se sentir tenu par aucun élément : les « superstructures » de l’ordre ancien n’ayant comme vocation que de faire perdurer ce dernier, il devient indispensable de s’en libérer pour bâtir la cité nouvelle.
    Toutefois, ce n’est pas seulement la manière d’accéder au progrès qui diffère, mais bien ce que recouvre le terme : de relatif, particulier et limité selon le conservatisme, il est un absolu aux yeux d’un progressisme pour lequel, souligne Robert Redeker, « c’est l’amélioration qui est destin{30} ». En ce sens, écrit encore Pierre-André Taguieff, le « Progrès » avec un P majuscule
    suppose que l’esprit humain, la nature humaine ou les sociétés humaines bénéficient d’un processus d’amélioration ou de perfectionnement général, dont le schème est constitué par six traits fondant le progressisme assimilé à la religion du progrès : le progrès est un processus nécessaire, continu, linéaire, cumulatif, irréversible et indéfini (ou illimité){31}.
    Quant au philosophe et théologien Bertrand Vergely, il écrit pour sa part que
    quand le progrès devient un but en soi, on n’est plus dans le progrès mais dans le sacré du progrès. Quand on est dans le sacré du progrès, on n’est plus dans la raison et la mesure mais dans l’irrationnel. Et c’est bien là que se situe la contradiction majeure du progrès. Apparemment rationnel et moderne, il est en fait irrationnel et archaïque{32}.
    Irrationnel au point de se renier lui-même ? Visant un progrès de l’humanité qui ne serait rendu possible que par le dépassement de l’existant, le progressiste ordinaire, estime Aurélien Marq, finit par être mû moins « par le désir du progrès » que
    par celui de la nouveauté, et par le rejet de toute tradition. [...] Ainsi, aussitôt un progrès est-il accepté de tous que le « progressiste » s’en détourne. Il veut toujours plus, ou autre chose, sans jamais pouvoir définir ce qu’il considérerait comme l’état idéal à atteindre – car dès qu’il l’imagine atteint, cet état cesse de lui sembler désirable.
    « Du point de vue progressiste, l’immobilité est intrinsèquement négative : puisqu’elle empêche un mouvement qui ne saurait être qu’ascendant, elle est toujours un amoindrissement. À l’inverse, la mobilité, sous toutes ses formes et sur tous les plans, est perçue comme positive par un courant qui postule un sens de l’histoire tendant inexorablement et perpétuellement vers le mieux. »
    « le progressisme relève fondamentalement du religieux. Au XIXe siècle, Cournot lui-même évoquait cette « religion du progrès ». L’historien Pascal Ory note lui aussi, un siècle plus tard, que « le progressisme, [...] n’est [...] pas une idéologie politique mais une religion historique. Le progrès qu’il pose comme moteur de l’Histoire emporte dans son mouvement positif la totalité des activités humaines{49} ». Quant à Pierre-André Taguieff, il s’est employé à le qualifier de « religion de substitution », « religion du salut, d’un salut à venir dans le cours d’une histoire profane{50} ». Au fond, précisera ce dernier, « le progressisme, en tant que religion séculière, est précisément la tentative récurrente d’imposer un idéal commun à ceux qui n’en ont plus{51} ». Définissant la religion comme une « institution sociale qui, sur le mode de la croyance et sur la base dogmatique, relie les individus en une communauté tout en exigeant un moment sacrificiel », Robert Redeker souligne quant à lui, à propos du progressisme, que « l’hostie de ce sacrifice qui les symbolise tous » est « le sacrifice du monde ancien ou du vieux monde ». L’âge d’or de l’Humanité est devant nous, et il nous revient de participer à son épiphanie. Et l’auteur de conclure : « Le progressisme est une religion qui se dénie et s’ignore comme telle, étant assurée d’être l’au-delà temporel non-religieux de toutes les religions{52}. »
    Une religion qui s’ignore, tout en prétendant être du côté du Bien contre le Mal, et avoir par conséquent le droit d’en tirer les conséquences. Une religion unitaire, du reste, en dépit des innombrables chapelles, schismes et hérésies dont ce dictionnaire ne manque pas de rendre compte. Il n’y a en effet qu’un seul progressisme dès lors que l’ensemble de ses variantes dérive toujours de l’idée de Progrès, se rattache ainsi à la constellation philosophique qui l’accompagne (optimisme, rationalisme, scientisme, utilitarisme), en reprend les mots-clés (bien-être, émancipation, égalité, droits de l’homme), et se situe dans la même filiation historique, celle des Lumières et de la Révolution française. »
    « « Fidèle à l’esprit contractualiste de la modernité – écrit ainsi du progressisme Mathieu Bock-Coté –, il voit d’abord et avant tout dans la société une association d’individus devant maximiser leur liberté, à la fois sur les plan social, économique et culturel [...]. Il est animé par une logique du déracinement et de la désincarnation du monde » qui traduit, selon l’essayiste québécois, « une philosophie de l’illimité inscrite au cœur du monde moderne{64} ». »
    « vers 1960, 30 % des adultes conduisent une voiture, mais ils sont 80 % en l’an 2000, un chiffre qui dépasse largement les 90 % si l’on y ajoute les autres véhicules motorisés, notamment les deux-roues. Ce qui entraîne la diffusion d’attitudes et d’habitudes progressistes du haut en bas de la société : outre la mobilité, cette motorisation générale favorise en effet le goût du changement, de l’autonomie, mais aussi, selon l’expression de Patrick Buisson, un « individualisme de masse », un étiolement du cadre familial et un effondrement de la sociabilité locale. Suscitant le réaménagement des territoires, l’accélération de l’exode rural, la réorganisation de l’économie, l’automobile participe de façon active et directe à l’effacement du « monde ancien ». »
    « S’il était en effet communément admis que les civilisations progressaient, il l’était aussi qu’elles le faisaient sans remettre en cause un certain nombre d’éléments considérés comme inhérents à la nature humaine. Sous la Révolution française on entendait certes éradiquer ce qui structurait l’Ancien Régime honni, sa société d’ordres ou son découpage territorial, son calendrier et jusqu’aux règles de politesse. Reste, et le terme est fréquemment employé alors, que c’est une régénération de l’homme qui est ainsi prônée : en le poussant à récupérer des droits naturels et à revenir ainsi à un état naturel de liberté et d’égalité incarné institutionnellement par la « République ». Mais de nos jours où l’affranchissement possible n’est plus seulement celui des structures sociales, mais celui des limites naturelles, ce n’est pas de régénération mais bien de mutation qu’il s’agit. L’homme nouveau voulu par les révolutionnaires n’était jamais que l’homme ancien débarrassé des oripeaux du despotisme, quand l’homme augmenté des progressistes du XXIe siècle se situe au-delà de l’humain – et il y a donc tout à la fois une continuité avec le progressisme révolutionnaire et un dépassement de celui-ci.
    Il faut mesurer l’importance de cette rupture. Le « progressiste » révolutionnaire n’entend jamais créer un nouvel homme que par l’éducation républicaine à sa vision du monde, et les totalitarismes du XXe siècle, fascismes ou communismes, ne feront pas autre chose. Mais le progressisme du XXIe siècle dispose de bien d’autres outils. Si, pour nombre d’êtres humains, ses projets ne visent jamais qu’à les adapter aux nouvelles tâches par l’adjonction de machines – le « soldat augmenté » disposant d’un exosquelette ou de liens cyber qui lui permettent d’augmenter temporairement ses capacités – le progressisme se propose aussi ouvertement de créer une autre humanité. Une humanité nouvelle, à la beauté, à l’intelligence et aux capacités physiques accrues de manière permanente et génétiquement transmissibles – avec en ligne d’horizon ultime de ce transhumanisme le dépassement de la mort. »
    -Christophe Boutin & Olivier Dard & Frédéric Rouvillois, Le dictionnaire du progressisme,




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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