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    Hubert Billemont, L'écologie politique : une idéeologie de classes moyennes.

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Messages : 19603
    Date d'inscription : 12/08/2013
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    Hubert Billemont, L'écologie politique : une idéeologie de classes moyennes. Empty Hubert Billemont, L'écologie politique : une idéeologie de classes moyennes.

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 15 Avr - 8:20

    https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00122490/document

    "À l’opposé de la théorie tourainienne des « nouveaux mouvements sociaux » et de la doctrine « post-matérialiste » du changement culturel, qui ont en commun de refuser une explication en terme de classes ou de fractions de classes, la présente thèse vise au contraire à produire une explication sociale du phénomène écologiste et des thématiques contre-culturelles à partir des effets sociaux engendrés par le processus d’inflation-dévaluation des titres scolaires. Ce processus accompagne des transformations sociales qui ont affecté la composition et la distribution des catégories socio-professionnelles ; ceci étant dû notamment aux stratégies sociales de reclassement chez les porteurs de titres scolaires dévalués.
    Pour justifier l’usage d‘éléments théoriques empruntés à Pierre Bourdieu, nous partons d’un constat : celui de l’inflation et de la dévaluation continuelle des titres scolaires depuis le début des années 1970. Ce processus conduit à des formes différenciées de déclassement qui sont à l’origine, sous des formes elles-mêmes différenciées, de cette « humeur anti-institutionnelle » et de cette révolte subversive et moralisatrice dont les cibles restent les institutions d’État et les puissances économiques.
    " (p.12)

    "La frustration sociale relative, le ressentiment social et le sentiment de révolte sont alors considérés ici comme autant de propriétés sociales consécutives au processus de déclassement social provoqué, chez les fractions dominées de la classe dominante, par le décalage entre les attentes socialement construites « dans un état antérieur de la relation entre les titres et les postes » et la perception de la situation sociale réelle. [...]
    Pour cela, les présentes analyses s’appuient sur un double constat :
    – le premier constat, établi maintenant depuis plus de vingt ans, porte sur la population des militants écologistes concernés ; elle correspond plus ou moins à nos deux catégories : les « héritiers ratés » et les « demi-parvenus » porteurs de titres scolaires dévalués, c’est-à-dire en fait les individus appartenant à la classe moyenne disposant d’un capital culturel relativement fort et un faible capital économique ;
    – le second constat porte sur les pratiques observées et les discours entendus (désir de convivialité, apologie de la nature, refus de la société de consommation, rejet des verdicts du marché du travail, mépris pour l’argent, etc.) : ils s’inscrivent à l’évidence dans les schémas de dispositions appelés « refus de la finitude du social », « humeur anti-institutionnelle », « rêve de vol social ».
    " (p.13)

    "Dans la vision du monde écologiste, la révolte contre le « système », contre l’ordre économique mondial ou contre l’étatisme (incarné par les grands projets d’infrastructures et la construction de centrales nucléaires) ne conduit pas à chercher nécessairement des alliés politiques dans le prolétariat et la classe ouvrière. Les thématiques de la défense de l’environnement, de la « qualité de la vie » et de la « participation démocratique » conduisent davantage à rechercher « ailleurs » et « hors système » ces nouveaux espaces de convivialité. Il s’agirait de vivre « autrement » en marge des institutions et loin du marché économique, en retrouvant par exemple des espaces de liberté dans la « société civile » (c’est-à-dire, précisément, hors des usines, des bureaux, des lieux de travail, donc hors des lieux où se concentrent les rapports de forces entre les deux pôles antagonistes du monde social).
    Pour les agents frustrés de ne pouvoir monnayer au plus haut leurs capitaux scolaire, social et culturel, il s’agit alors d’un côté d’échapper à la prolétarisation et au déclassement objectif vers des positions sociales dominées, d’un autre côté, de ne pas se reclasser dans les positions bourgeoises (dont les professions sont jugées trop « intéressées par l’argent ») et dans les postes dominants de la bureaucratie institutionnelle qu’ils s’interdisent d’ailleurs d’intégrer (ces postes de cadres supérieurs étant stigmatisés comme des postes de bureaucrates au service du « pouvoir »).
    Ils se trouvent donc en position médiane, intermédiaire, équivoque, suspendus entre les deux pôles de la structure sociale. Il s’agit pour eux d’échapper au prolétariat (et à ses conditions de vie) sans pour autant rejoindre la bourgeoisie (et le monde de l’argent et du confort luxueux), tout en conservant une représentation de soi valorisante (c’est-à-dire celle de l’intellectuel contestataire libre et « sans attaches », typique de la mythologie moderne) : cette position totalement ambiguë et incertaine les conduit à refuser résolument de s’inscrire dans l’alternative « dominant-dominé », « bourgeoisie-prolétariat » pour retrouver au contraire, à travers la production d’une vision réconciliatrice de l’utopie contre-culturelle, un moyen symbolique d’échapper (de manière illusoire) au jeu des classements sociaux et des hiérarchies établies
    ."

    "Si l’adhésion à l’écologisme peut être analysée comme un effet possible de situations de déclassement et de stratégies contre-culturelles de reclassement
    idéologique pour des fractions intellectuelles de classe moyenne frustrées dans leurs attentes de reconnaissance et dans leurs espoirs d’ascension sociale, il faut aussi tenter de rendre compte plus complètement de l’émergence d’une politisation des enjeux naturels tels qu’ils apparaissent à travers la montée de nouvelles préoccupations pour l’environnement.
    Il faut pour cela introduire une hypothèse supplémentaire : la modification fondamentale des usages sociaux de la nature suite à la désertification des
    campagnes. Cette hypothèse, proche du constat, est d’ordre historique et contextuelle. L’émergence du phénomène écologiste serait la conséquence historique et conjoncturelle d’une rencontre entre, d’une part, le processus social de reclassement symbolique qui affecte massivement les petits intellectuels déclassés enclins à l’hérésie contre-culturelle et, d’autre part, les processus de transformations historiques ayant affecté depuis plus de cinquante ans les définitions traditionnelles des usages de l’espace agricole et les rapports entre la ville et la campagne.
    Il faudrait ainsi comprendre l’émergence d’une préoccupation pour la protection de l’environnement naturel comme une expression sociale foncièrement nouvelle, dont les caractéristiques seraient indissociables du déclin du monde paysan et de la constitution d’un espace naturel non productif susceptible d’offrir un mode de jouissance désintéressée aux populations citadines.
    C’est dans ce cadre historique unique qu’il faut comprendre comment la thématique contre-culturelle de l’ailleurs a pu s’inscrire durablement et de manière privilégiée dans cet espace mythique de la nature pure pour produire le phénomène écologiste. Avec la désertification des campagnes, la nature se présente désormais idéalement comme un espace vierge et concret, propice à servir de support (à la fois réel et imaginaire) au rêve de « vol social » ou de « fuite hors du monde » qui caractérise la nouvelle contre-culture contestataire.
    Parmi tous les processus qui ont contribué à produire l’image persistante d’une nature récréative, comme simple support de loisir, comme paysage à contempler de manière désintéressée, ou plus généralement comme référence implicite ou explicite à un « ailleurs géographique » immédiatement perceptible par les citadins déracinés, il y a de longues transformations historiques, telles que l’extension des zones urbanisées périphériques, le fort développement de la demande d’espaces de loisir (consommatrice d’espaces naturels), le déclin de la population active employée dans l’agriculture, la transformation des formes de l’exploitation agricole (intensification des élevages, remembrement, modernisation, etc.), la tendance à la désertification de certains territoires (dont la vocation majeure devient alors récréative)…
    Le contexte historique dans lequel s’est effectué la montée des associations écologistes est donc marqué par la seconde révolution agricole. Celle-ci se
    caractérise par une rapide transformation des techniques agraires, des types de cultures et des modes de vie du milieu rural. Avec le remembrement, les régions autrefois recouvertes d’un bocage sont soumises à une restructuration spectaculaire des parcelles et des paysages. Ce processus, joint à l’apparition de nouvelles formes de pollutions agricoles (surplus de nitrate notamment), va semer le désarroi chez certains habitués de la campagne.
    Ce sont ces transformations de l’espace agricole qui ont contribué à faire apparaître une distinction nette entre une nature productive, celle de l’agriculture modernisée, et une nature pure, sauvage et pacifiée, vidée de tout conflit social apparent, simple support d’une consommation esthétique désintéressée. C’est à partir de ce passage tout récent entre deux mondes agricoles (l’ancien et le nouveau) que peut se constituer le mythe moderne de la nature à laquelle font référence les partisans de la contre-culture écologiste. Cette reconstruction sociale de la nature pure s’incarne de manière pratique dans un espace concret : celui d’une campagne préservée des signes visibles de la modernité
    ." (p.17-19)

    "Notre démonstration générale peut donc se traduire ainsi : les nouveaux petits intellectuels déclassés et les intellectuels prolétaroïdes tendent à investir leurs compétences culturelles inemployées (c’est-à-dire leur maîtrise semi-savante du monde social, scientifique, politique, etc. acquises de manière scolaire ou autodidacte) dans une entreprise subversive propre à bouleverser l’ensemble du marché des biens symboliques, et susceptible de leur offrir en conséquence les débouchés professionnels (ou politiques) et la reconnaissance sociale qu’ils attendent.
    Il s’agit dans cette thèse de rendre intelligible le processus qui préside au foisonnement de l’idéologie écologiste, et cela, indépendamment des argumentations directement environnementalistes (comme l’effet de serre par exemple). Nous avons donc résolument orienté notre réflexion vers la recherche des conditions sociales qui ont rendu possible l’existence d’un mouvement de protestation sociale en concentrant davantage notre attention sur la position sociale des agents que sur l’état objectif de la situation environnementale qu’ils dénoncent.
    L’axe général de notre travail tend principalement à rendre compte du système de médiation entre le registre protestataire des agents et les circonstances sociohistoriques dont procède l’émergence spécifique de l’écologisme
    ." (p.21)

    "L’ensemble des militants et sympathisants dont il est question ici s’éloignent, par leur « ethos » et leurs références culturelles, aussi bien des classes populaires (dont ils sont issus pour beaucoup), que de la bourgeoisie. Leur place dans la division du travail et leur capital scolaire (tant du point de vue du volume que du contenu) les situe en position d’intermédiaires sociaux. En effet, exerçant des fonctions d’encadrement, de gestion, d’éducation, de soins ou d’animation, ils participent (plus ou moins à leur corps défendant) au fonctionnement d’un ordre social et symbolique dont ils contestent cependant la légitimité : ils entrent en concurrence avec les classes dominantes détentrices de la légitimité sociale, culturelle et politique." (p.32)

    "La population des militants écologistes possède une homogénéité sociale certaine : nous l’avons déjà souligné, ils appartiennent à une fraction de la classe moyenne citadine que l'on peut qualifier de nouvelle petite bourgeoisie intellectuelle.
    En effet, presque tous les membres se recrutent dans quelques catégories professionnelles précises et limitées :
    – professeurs du secondaire, instituteurs, professeurs d'université (l'Éducation
    nationale fournissant nombre d’élus et de militants) ;
    – en moins grand nombre, des personnels administratifs intermédiaires de la
    fonction publique (cadres municipaux, médecins du travail, secrétaires de centres
    communaux d’action sociale) ;
    – chômeurs, jeunes sortis récemment de l'université pour la plupart ;
    – techniciens supérieurs employés dans de grandes entreprises de service comme
    La Poste ou France Telecom.
    – cadres moyens des services régionaux, départementaux et municipaux.
    Les catégories telles qu’ouvriers, employés du privé, agriculteurs, cadres supérieurs commerçants ou professions libérales (à part les médecins libéraux) sont quasiment absentes dans les associations écologistes nantaises que nous avons interrogées
    ." (p.44-45)

    "Les trajectoires sociales des militants offrent par contre une certaine hétérogénéité:
    – d’un côté, la plupart des militants écologistes « alternatifs-radicaux » sont le plus souvent issus de familles d'ouvriers techniciens, d'agriculteurs, de petits employés ou de petits fonctionnaires. L'origine sociale des parents est donc relativement modeste ou moyenne, et la trajectoire sociale des militants peut être considérée comme ascensionnelle mais limitée ;
    – d’un autre côté, nombres de militants écologistes « environnementalistes-réformistes » ont généralement une origine sociale plus élevée : leurs parents étant médecins, commerçants, architectes... La trajectoire sociale des militants peut alors être considérée comme relativement déclinante ou stagnante.
    C’est cette hétérogénéité des trajectoires sociales des individus qui semble être le principal facteur clivant entre d’un côté les militants écologistes « environnementalistes-réformistes » (d'origine bourgeoise ou petite-bourgeoise) et les écologistes « alternatifs-radicaux » (plus rarement issus des couches moyennes de la société, mais plus souvent originaires des fractions supérieures des couches populaires).
    " (p.45)

    "À partir de toutes ces descriptions (position, trajectoire, situation, capital), nous pouvons caractériser la situation occupée par cette nouvelle petite bourgeoisie intellectuelle qui occupe massivement les rangs des militants écologistes, comme étant celle d'une fraction dominée située à la lisière inférieure de la classe dominante. Autrement dit, ces agents appartiennent à la classe dominante par leur formation intellectuelle accumulée à l'école et dans l'enseignement supérieur, mais ils n’en restent pas moins dominés puisqu'ils ne participent en rien au pouvoir de décision de la classe dominante, que ce soit au niveau politique ou au niveau économique. De plus, ils n’occupent qu’une position faiblement hégémonique ou marginale dans le champ culturel lui-même.
    C'est l'analyse de l'ensemble de ces rapports de forces qui nous permet de faire l'hypothèse du lien fondamental entre l’ambivalence propre à la position sociale de la nouvelle petite bourgeoisie et les caractéristiques propres aux revendications contenues dans la protestation utopique-hérétique du discours écologiste alternatif, discours revendicatif d’ordre « romantique » qui ne laisse qu'une très faible place aux revendications en rapport avec la défense des intérêts sociaux des classes populaires…
    " (p.48)

    "L'espoir, souvent caressé mais toujours déçu, d'accéder à des fonctions socialement plus valorisantes et économiquement plus rémunératrices (ce qui
    fournirait ainsi une reconnaissance de leurs compétences et leur légitimité à exercer ces fonctions), s'associe intimement à une forme de contestation de l'autorité des spécialistes institutionnellement reconnus (quel que soit le champ d'exercice de leurs compétences). Ce hiatus entre leur désir d’autonomie et leur insertion obligée dans un jeu de relations de dépendance envers les institutions en place, engendre une protestation anti-institutionnelle d’ordre hérétique. Les petits intellectuels subalternes manifestent ainsi le souhait de se soustraire à la domination des détenteurs du savoir légitime pour mieux imposer et revendiquer la légitimité de leurs propres pratiques, qu'elles soient domestiques, professionnelles ou politiques. Cette demande de légitimité se fonde sur un savoir demi-savant et un savoir-faire informel constitué le plus souvent de compétences « humaines » et de capacités « créatives » aux contours plutôt flous.
    Le souci du respect de la « personne humaine », les préoccupations visant à « libérer les hommes », l’attention pacifique à l’égard « des autres », qui caractérisent le « doux » pacifisme écologiste, doivent se comprendre en fait comme des revendications portant sur la demande de reconnaissance d’un type de compétences particulières, à la fois « pédagogiques » et « humaines », que requiert par exemple la distribution de biens de santé (infirmières), de savoirs culturels (professeurs), de service public (animateurs, cadres de la fonction publique) ; autant de « compétences » en affinité avec les dispositions dont seraient dotés ces membres de la nouvelle classe moyenne, du fait de la nature de leur profession. Ne disposant pas d'une position dominante dans chacun de ces champs professionnels, ils tendent à promouvoir des « savoir-faire » (telles que la pratique pédagogique de « terrain », les relations humaines interpersonnelles, « l’écoute », le savoir-faire technique ou psychologique) qui entrent en concurrence avec les formes de compétences constituées exclusivement d'un savoir, jugé par eux « abstrait » ou « théorique », et dont sont détenteurs ceux qui occupent une position
    hégémonique
    ." (p.57)

    "Face à une société désignée à la fois comme « artificielle » et « contraignante », car inconsciemment perçue comme réticente à répondre aux espoirs de promotion sociale qu'ils avaient pu attendre de leur trajectoire, les militants écologistes s'engagent dans une lutte anti-institutionnelle dont la dimension
    utopique tient tout autant à l’insatisfaction de leur situation professionnelle, qu'à la transformation idéaliste et demi-savante qu'ils lui font subir du fait de leur passage dans l'institution scolaire et universitaire.
    Manifestant une moindre intégration sociale en partie à cause de leur acculturation scolaire, ils peuvent éprouver le sentiment de ne pas se sentir « à leur place », ou plutôt de ne pas « être reconnu à leur juste valeur » dans leur champ professionnel. Ce qui ne peut que renforcer leur prétention au marginalisme et à la prétention à l’avant-gardisme politico-intellectuel
    ." (p.59)

    "Nous trouvons ici les raisons sociologiques qui sont au principe des particularités de l'écologisme : l'action revendicative porte exclusivement sur des domaines de la vie sociale hors-travail (traduisant un refus inconscient de remettre en cause la division sociale du travail); le radicalisme porte sur le domaine de la morale (fournissant le marchepied à une conquête de légitimité nouvelle); le discours politique manifeste sa singularité en refusant de se positionner sur l'axe droite-gauche, préférant se définir dans un ailleurs caractéristique d'un non-lieu politique et de toute production utopique.
    La population écologiste, qui se recrute majoritairement dans la nouvelle petite bourgeoisie intellectuelle, occupe donc une position ambiguë dans la structure des rapports de classe; ce qui lui confère cet ethos particulier
    ." (p.64)

    "De même, Henri Brunschwig avait déjà amplement démontré la relation qui unissait la jeunesse allemande à la révolte romantique, laquelle était imputable selon lui au manque de reconnaissance sociale dont témoignait la noblesse vis-à-vis de la jeune bourgeoisie universitaire de plus en plus nombreuse qui ne parvenait pas à occuper les principaux postes du pouvoir politique et social d'alors." (p.66)

    "Les dispositions romantico-hérétiques des fractions intellectuelles frustrées apparaissent donc comme des dispositions récurrentes dans l’Histoire. Elles
    trouvent une partie de leur explication dans un vaste processus de frustration sociale spécifique à des fractions sociales en attente de reconnaissance (sociale). Il importe maintenant de comprendre les conditions sociales de production d’une idéalisation imaginaire de l’univers naturel chez ces petits intellectuels en quête d’utopie pastorale et subversive. Nous allons donc interroger les conditions sociales de production d’un imaginaire social fondé sur une représentation idéalisée de la nature. Fidèle à notre posture, nous allons révéler les contraintes sociales qui conduisent les porteurs de discours subversifs à euphémiser leur protestation en utilisant l’univers naturel comme un lieu commun incontournable pour exprimer leur sentiment de révolte
    ." (p.66)

    "Il est alors possible d'interpréter la production actuelle de l'utopie écologiste, et en particulier la vision très catastrophiste et dramatique de l'état de l’environnement naturel, comme l'expression symbolique de l'impuissance pratique d'une fraction de couche sociale déterminée à transformer un monde où elle vit mal du fait des contradictions et de l’ambiguïté de sa position dans les rapports sociaux.
    Le sentiment de fermeture, la situation d'impasse sociale, le déclassement social relatif, la dévalorisation symbolique des professions intellectuelles moyennes et les frustrations sociales qui résultent de cette situation, portent les intéressés à suspecter toute notion de progrès économique et technique comme la manifestation de la violence pratique et symbolique d’une « rationalité instrumentale » (portée par les fractions sociales économiquement dominantes) qui s'exercerait brutalement aussi bien sur le monde social que sur le monde naturel.
    Par conséquent, l’intérêt renouvelé pour la protection de l'environnement naturel et la tournure catastrophiste (parfois apocalyptique) des discours écologistes n'est en aucun cas une irruption de « l'irrationnel » dans leur univers mental et social : il faut davantage analyser la production sociale de cette vision tragique de l’univers naturel (maltraité, méprisé, souillé, pollué par l’industrialisation) comme une représentation symbolique (ou médiatisée) des incertitudes, des angoisses, des menaces et des contraintes sociales que ressentent confusément les catégories d'agents considérés. En témoigne la forte coloration anti-institutionnelle, anti-bureaucratique et anti-hiérarchique qui accompagne invariablement la critique écologiste contemporaine.
    Les petits intellectuels de la classe moyenne se trouvent cependant contraints, dans leur révolte, de réaliser un énorme travail idéologique. Mêlant étroitement considérations environnementales, dénonciation des inégalités sociales et moralisme anti-économique, ils produisent alors une nouvelle forme de contestation. Et du même coup, ils tentent de récupérer la maîtrise du reclassement symbolique de leur situation sociale, un présent décevant qu’ils ne peuvent pas s’avouer. Ils dénoncent alors les dégradations portées à l'environnement naturel par le « capitalisme », la « société de consommation », le « totalitarisme étatique » ou le « productivisme » (définis comme des univers « répressifs », « inhumains », « uniformes », « barbares », etc.) à l’aide d’images d’autant plus apocalyptiques que leur propre situation leur apparaît plus insupportable et préoccupante. La nature en danger qu’ils cherchent à défendre n’est plus alors que la forme transfigurée de leur propre situation sociale
    ." (p.69-70)

    "Les militants écologistes utilisent ainsi la médiation d'une description dramatisée de l'état de la nature pour faire une critique globale du monde social tout en restant dans les limites de la censure et de la bienséance propre à un champ politique policé et pacifié. Cette médiation par la défense d'une cause universelle (défense de la planète, des générations futures, de la santé, de la « vie », et de toute l’humanité en général) leur permet de mettre en avant leur désintéressement. Ils tentent en fait d’obtenir les profits d'universalisation par lesquels ils entendent concurrencer l'arbitraire culturel dominant en imposant inconsciemment leur propre vision sociale de la nature.
    Rejoignant les hypothèses de départ, cette courte analyse montre que la production du discours catastrophiste et l'invention corrélative des thématiques écologistes de défense de la nature demeurent une construction symbolique et idéologique (et non pas nécessairement une production scientifique objective).
    " (p.73)

    "Avant de prolonger l’analyse par un détour historique vers la société de Cour, il nous faut souligner ici, par précaution, qu'il ne s'agit pas d'établir un quelconque rapport anhistorique, invariant et éternel entre, d'une part, la situation sociale relativement dominée des membres d’une fraction de classe en position sociale ambiguë et, d'autre part, l'affinité qu'ils peuvent témoigner symboliquement à la nature dans leur quête de salut éthique ou dans leur contestation de l'ordre dominant. Ce serait appliquer une sorte « d'essentialisme de structure » que de considérer par exemple qu'à toutes les époques, les fractions dominées de la classe dominante (comme la bourgeoisie marchande du XVIIIe siècle face à la noblesse de la cour, ou la petite aristocratie rurale décadente de la fin du XIXe siècle face à la bourgeoisie industrielle et financière, ou encore les commerçants et petits artisans de la deuxième moitié du XXe siècle face aux hauts fonctionnaires d'État, etc.) seraient structurellement attachées à manifester leurs insatisfactions et leurs frustrations sociales par des dispositions générales orientées de manière favorable envers la nature, ou plus précisément envers toute utopie romantique ou pastorale. [...]
    Il s'agit donc ici de rompre avec la tentation d’entreprendre une analyse essentialiste sans renoncer toutefois à l'intention de dégager des invariants
    sociologiques : il s’agit de rendre compte de manière systématique de la logique sous-jacente des processus au terme desquels la protestation de quelques groupes sociaux précis passe par une médiation romantique en affinité avec une représentation idéalisée de la nature
    ." (p.75)

    "Norbert Elias avait déjà analysé l'émergence de ce type de relation dont il a pu situer la dynamique dans le rapport entre la fraction dominée de la noblesse de cour du XVIIème et les contraintes hiérarchiques imposées par l'autorité royale :
    « L'attitude, pendant l'époque de l'absolutisme français, de la société de cour à l'égard de la ‘’nature’’ et l'image qu'elle s'en faisait étaient souvent l'expression d'une opposition symbolique aux contraintes de l'autorité royale et de la cour considérées comme inéluctables – opposition qui, du vivant de Louis XIV et même plus tard, ne pouvait se manifester qu'à mi-voix ou sous une forme symbolique. Saint-Simon fait une remarque significative en décrivant le parc de Versailles, dont il dénonce le “mauvais goût” : ‘’Le roi s'y plaisait à tyranniser la nature et à la domestiquer à grand renfort d'art et d'argent... On se sent repoussé par la contrainte qui est partout imposée à la nature...’’. Saint-Simon joue un jeu politique dangereux, au fond assez vain, mais toujours parfaitement lucide. » [La société de cour, 1985, p.256]. [...]
    Dans cette configuration sociale particulière de la société de cour, les couches aristocratiques soumises aux contraintes de l'autorité royale manifestent une
    propension et une aptitude à médiatiser leur insatisfaction (déterminée par la situation qui leur est faite par le pouvoir royal) à travers une vision romantique de la nature ; celle-ci intervient comme un élément médiateur d'une protestation refoulée. Et la nature construite sur un mode romantique semble exercer un pouvoir d'attraction d'autant plus fort sur les agents concernés qu'elle représente un refuge symbolique idéal contre les contraintes insupportables du monde social ressenties par les sujets exclus de toute participation aux monopoles du pouvoir, quelles que soient les époques de l'histoire.
    L'idéalisation de la nature, perçue dans une perspective champêtre ou nostalgique, s'accompagne alors invariablement de son utilisation comme antidote contre les contraintes des conventions sociales. La nature est donc construite comme un refuge symbolique pour les fractions sociales en position ambivalente étant donné que leur appartenance sociale aux classes dominantes et la possession des privilèges partiels qui en dépendent leur interdisent de porter atteinte de manière radicale aux pouvoirs dominants.
    Expression d'une révolte refoulée, l'idéalisation romantique d'une nature protégée des conventions humaines accompagne une fuite sociale que les agents sont d'autant plus disposés à accomplir qu'ils y trouvent un moyen sublimé d’éviter les activités politiques spécifiquement et trop explicitement orientées contre l'ordre établi et les classes dominantes. Il apparaît ainsi que l'usage social de la nature « sauvage » comme représentation symbolique de la liberté (opposée aux contraintes sociales institutionnelles) a de fortes chances de rencontrer l'intérêt et les valeurs des fractions sociales dont l’ethos cultivé ne peut se satisfaire des simples revendications « matérielles » issues des classes économiquement dominées qui elles se montrent peu disposées à euphémiser leur protestation
    ." (p.75-77)

    "L'éthique romantique (qui trouve son ressort dans une vision de la nature utilisée comme refuge et expression symbolique d'une protestation diffuse) a
    pu succéder à une période politiquement très agitée. Mais ces dispositions romantiques envers la nature ne seraient devenues prépondérantes chez les
    fractions cultivées dominées que postérieurement à un processus de dépolitisation par lequel ces agents se sont trouvés finalement dépossédés de tout espoir de puissance. Peu à peu dépolitisées par un pouvoir bureaucratique-autoritaire, ces fractions se sont retirées d'elles-mêmes de la politique après une série d'échecs. Telle est la relation fondamentale entre les formes de la révolte romantique et leur contexte historique. Pour les militants de l’actuelle cause romantique, la révolte exprime la conversion pratique (et méconnue) de la frustration (inavouée) née de leurs espoirs déçus
    ." (p.79)

    "Par conséquent, le repli vers un idéal inaccessible, à la fois porté par l'espoir de vivre une vie simple et par l’illusion de se livrer à une vie champêtre dans un rapport intime et harmonieux avec la nature, semble être une des expressions les plus appropriées à cette catégorie d’agents ayant une attitude intellectuelle universaliste a-politique et chez qui dominent le refus du monde moderne et l'hostilité envers les conventions sociales et les institutions dominantes.
    Max Weber avait déjà relevé l'affinité des couches intellectuelles cultivées disposées à rechercher leur intérêt en dehors de la politique et disposées à adhérer, sous différentes formes, à une éthique de salut compensatrice :
    « Les conflits entre [...] les réalités du monde tel qu'il est organisé, et les possibilités offertes à la façon de vivre dans le monde, conditionnent la fuite hors du monde caractéristique des intellectuels. Celle-ci peut être une fuite dans la solitude absolue, ou bien, sous une forme plus moderne, une fuite dans une ‘’nature’’ restée à l'abri du contact des institutions des hommes (Rousseau). Ou encore ce peut être un romantisme qui fuit le monde en fuyant vers le ‘’peuple’’ que les conventions humaines n'ont pas contaminées (les narodnitschestvo russes). Cette fuite peut se faire aussi plus contemplative ou plus ascétiquement active, elle peut être plus encline à chercher le salut personnel ou plus portée vers une transformation du monde collective, éthique et révolutionnaire. Toutes ces tendances, également accessibles à l'intellectualisme apolitique, peuvent aussi apparaître sous forme de doctrines religieuses de salut et, à l'occasion, cela s'est effectivement produit. Le caractère de fuite hors du monde de la religiosité des intellectuels trouve, ici aussi, l'une de ses racines. » [Max Weber, Économie et société, p.525]
    Ainsi, l'intérêt « éthique » porté à la nature par les fractions dominées de la classe dominante pourtant pourvue de quelques avantages sociaux et économiques, semble en corrélation intime avec les déceptions politico-sociales, les désillusions et les attentes frustrées d’agents ayant le vif sentiment d’être exclu de toute participation au pouvoir." (p.80)

    "L'allure générale et le vocabulaire du texte laissent supposer que les idéaux et les croyances qui sous-tendaient hier la critique en vigueur chez les chrétiens de la gauche progressiste sont loin d'avoir disparu. Tout se passe au contraire comme si l'on assistait au transfert des anciens idéaux religieux au service de nouvelles causes perçues comme plus justes : par exemple la lutte contre le gaspillage, contre les effets corrupteurs du progrès et de la société industrielle." (p.102)

    "Il est par exemple possible de rendre socialement intelligible le pessimisme latent que les philosophes, essayistes et autres producteurs culturels apparentés projettent sur la « technique », en montrant tout ce qu'une telle attitude doit probablement au fait qu'ils se sentent eux-mêmes socialement et symboliquement menacés dans leur culture (et dans tout ce qui en général fait leur raison d'être) par les nouveaux experts économistes, conseillers scientifiques et autres ingénieurs planificateurs en position dominante dans le champ du pouvoir administratif et économique. Ils semblent redouter de perdre définitivement leur faible hégémonie intellectuelle au profit des scientifiques, savants, ingénieurs, administrateurs et autres experts spécialisés dans la gestion rationnelle des procédures d’action visant à agir sur le monde selon une orientation rationnelle en finalité .
    Il est donc très intéressant de replacer ce discours anti-techniciste dans le registre des topiques intellectualistes et d'analyser ces considérations philosophiques comme l’émanation lettrée d'un désir de « réenchantement du monde ». Cette protestation devient intelligible dès lors qu’elle offre à une multitude d’intermédiaires culturels exclus du champ politique et du champ du pouvoir, la possibilité de professer la valeur spirituelle de leur être social. La distribution des différents types de capitaux culturels joue donc ici un rôle crucial : nombre de ces intermédiaires médiatiques, petits philosophes, et autres producteurs intellectuels (auto-promus porte-parole de « l'humanité » en général et de « l’intérêt général » en particulier) disposent d’un capital culturel généraliste de type « lettré » (y compris les botanistes et autres savants orientés vers l’étude du monde animal ou végétal). Ils se trouvent alors en position dominée par rapport aux agents des fractions savantes dirigeantes qui disposent d’un fort capital de compétences spécialisées, aussi bien en matière de maîtrise des outils techniques et scientifiques, qu’en matière de gestion juridique, économique et administrative. Ces experts situés en position dominante dans le champ du pouvoir ont d’ailleurs tendance à justifier rationnellement et scientifiquement leur exercice du pouvoir savant . C’est probablement contre ce type de domination fondée sur (ou justifiée par) la rationalité technique et économique que s’est élaborée la rhétorique « anti-techniciste », « anti-technocratique » et « anti-économiciste » des intellectuels favorables aux thèses écologistes.
    La logique de cette opposition sociale conduit alors nombre d’intellectuels à placer inconsciemment la nature comme nouvelle valeur de référence. Car, en étant privé de toute intentionnalité rationnelle propre, la nature devient le support d’une éthique échappant à la rationalité économique et technique
    ." (p.138-139)

    "Si la doctrine écologiste s'apparente à celle de l’Eglise, ce serait avant tout par sa critique d’ordre philosophico-morale adressée aux finalités utilitaristes et mercantiles de la rationalité économique capitaliste. Dans ce registre, la dimension spiritualiste de la critique est souvent voilée et donc difficilement décelable : comme nous l’avons déjà souligné, la convergence entre préoccupations religieuses et écologisme s’opère non pas sur la base des valeurs spirituelles clairement partagées mais négativement, à travers des discours moraux fondés sur le rejet des activités rationnelles en finalité (anti-économisme, anti-individualisme, anti-utilitarisme, anti-technicisme, anti-anthropocentrisme). Dénoncés comme les causes essentielles du péril planétaire à venir, l'anthropocentrisme occidental et l'instrumentalisation de la nature jouent le rôle de lieu commun de la dénonciation puisque s’y retrouvent à la fois le discours écologiste et la parole des institutions religieuses. Cette dénonciation facilite la constitution d’un terrain d'entente relativement acceptable puisqu'il s'agit de se mettre inconsciemment d'accord sur un diagnostic suffisamment flou et indéterminé pour permettre à chacun d'y retrouver ses propres préoccupations idéologiques. Ainsi pour l'Église, la critique de l'anthropocentrisme recouvre la dénonciation de l'ambition prométhéenne des
    hommes sur la nature. Par orgueil, les hommes tenteraient de se rendre indépendants de Dieu par l'usage immodéré de la technique. Plutôt que d’essayer
    vainement de se rendre maître de la Création, il leur faudrait redécouvrir la dimension spirituelle de la nature, rompre avec « l’égoïsme » aveugle et l'usage instrumental de la nature pour mieux vivre une communion holiste avec l'univers divin
    ." (p.144)

    "La morale humanitaire et l’héritage catholique (même dénié) peuvent alors donner lieu à des engagements en matière de solidarité envers les plus démunis sans pour autant que, par exemple, l’ordre établi soit profondément remis en cause. D’autre part, la dimension personnaliste de l’engagement semble inviter nombre d’écologistes à se réclamer d’un réformisme social d’où est exclu un renforcement des institutions étatiques destiné à contrer l’avancée du libéralisme économique." (p.146-147)

    "L'idéalisation de la nature et de la vie simple, ou « authentique », qui fait constamment écho au projet écologiste exprime inconsciemment le désir profond de retrouver une liberté et une indépendance qui auraient existé jadis et disparu depuis. La résonance romantique qui exalte le « naturel » et qui s’évoque parfois comme un retour au « sauvage », reste difficilement explicable sans référence à l'idéalisation de la nature et son utilisation comme antidote face aux contraintes sociales, aux désillusions et aux désagréments des pressions dites « autoritaires »." (p.267)

    "À travers la défense pacifique du cosmopolitisme et du « droit à la différence », il s'agit d'affirmer indirectement le refus des divisions sociales (dont ils ont personnellement ressenti le poids) en valorisant à contrario la « richesse des différences culturelles » ; il s'agit encore de se situer hors de toutes les hiérarchies socialement attestées, hors des « anciennes » luttes syndicales « catégorielles », de manière à créer symboliquement un espace utopique de neutralité et de réconciliation ; espace unifié pour une société unifiée, vidée de tout conflit, à la fois inter-classiste et inter-éthnique ; espace neutre et imaginaire doté d'une valeur universelle supérieure à toutes les réglementations et à tous les principes institutionnellement établis." (p.270)
    -Hubert Billemont, L'écologie politique : une idéologie de classes moyennes. Thèse de doctorat en sociologie, Université d'Evry-Val d'Essonne, 2006.


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