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    Serge Audier, Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Serge Audier, Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle Empty Serge Audier, Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 30 Oct - 19:23

    "Le néo-libéralisme existe comme catégorie au moins depuis les années 1930, et même antérieurement. Nombre d'économistes, d'industriels ou d'intellectuels ont parlé de "néo-libéralisme" et conceptualisé cette notion depuis de nombreuses décennies. Il est donc faux de dire que le mot est dépourvu de sens." (p.9)

    "Tout indique que ce concept a connu une diffusion exceptionnelle avec l'avènement, dans les années 1990, du mouvement dit "antimondialiste" puis "altermondialiste"." (p.13-14)

    "Foucault et ses disciples paraissent grandement sous-estimer les différents profondes entre le libéralisme allemand et l'anarcho-capitalisme, en les rapportant tous deux à la figure de l'homme entreprise. En particulier, ils négligent trop, selon nous, l'ancrage religieux de la voie allemande du libéralisme, dont aucun des protagonistes ne célébrait le modèle entrepreneurial comme horizon ultime de la vie individuelle et collective. Tout nous paraît à revoir dans l'archéologie du néo-libéralisme." (p.29)

    "Beaucoup d'analyses historiques de Foucault sont aujourd'hui contestées, de bonne foi, par des historiens de la Renaissance, de la folie, de la prison, etc." (p.34)

    "Il n'y a pas un néo-libéralisme, mais bien des néo-libéralismes, qui ouvrent sur des politiques concrètes très différentes. [...]
    L'approche ici privilégiée relèvera de l'histoire intellectuelle [...] La perspective ici choisie, plus philosophique que sociologique, présentera peut-être l'intérêt de dégager des contenus doctrinaux et programmatiques, en mettant en évidence des spécificités et des ruptures historiques. Car il faut se méfier de l'idée d'un néo-libéralisme de toujours: les mêmes mots ne désignent pas nécessairement les mêmes choses, en particulier dans le domaine doctrinal et idéologique. Ainsi, ce qu'on appelait néo-libéralisme dans les années 1930 ne correspond pas vraiment à ce que l'on baptisera néo-libéralisme dans les années 1970, même si des filiations existent. Et le mot même de néo-libéralisme, loin de désigner une essence se réalisant dans l'histoire, ne fut jamais univoque. Mieux son sens même fut un enjeu de luttes.
    "

    "En repérant les différences de fond entre les nombreuses sortes de néo-libéralismes, en confrontant enfin ceux-ci avec les concepts de libertarisme et de néo-conservatisme, ce livre voudrait aussi contribuer à y voir un peu plus clair dans la réflexion sur les destinées du capitalisme contemporain." (p.56-57)

    "L'histoire du néo-libéralisme est aussi un chapitre des grandes crises du libéralisme." (p.57)

    "Le mot-néolibéralisme peut se repérer dès le XIXe siècle un peu partout, mais de manière très ponctuelle et peu significative. En pleine affaire Dreyfus, Mécislas Goldberg, un démocrate libertaire dreyfusard, sympathisant du socialisme et plaidant pour une alliance avec les libéraux afin de défendre le capitaine innocent, appelle de ses vœux la construction d'un "néo-libéralisme" qui intégrerait une dimension sociale nouvelle [Goldberg, "Le néo-libéralisme", Tablette, 2 novembre 1898]. [...] A la même époque, le courant du "nouveau libéralisme" (New liberalism), autour notamment de Thomas Hill Green et Leonard Hobhouse, on désigne parfois ce courant incarnant un libéralisme social, voire un "socialisme libéral" selon l'expression de Hobhouse, par ce mot de "néo-libéralisme"." (p.61)

    "Des libéraux comme Keynes en viennent eux-mêmes à critiquer le vieux libéralisme de laisser-faire et à préconiser une certain forme d’interventionnisme." (p.62)

    "Il y aurait aussi une catégorie intermédiaire, celle de "l'interventionnisme libéral", porté par Emile Labarthe, le théoricien du "néo-étatisme", et surtout par Henri Truchy -l'un des futurs invités du Colloque Lippmann- qui soutient que le libéralisme classique "n'est plus applicable aujourd'hui"." (p.63)

    "Quand le mot néo-libéralisme commence à pénétrer dans les années 1930, particulièrement en France, il est précédé d'un nombre impressionnant de "néo-", dans un climat de révision généralisé des doctrines. Il y a, bien sûr, le néo-socialisme dont la version la plus connue sera celle défendue par Marcel Déat et ses amis, mais qui apparaît sous une forme plus technocratique dès les années 1920. Encore ne s'agit-il pas du seul "néo": on parle de "néo-syndicalisme", de "néo-saint-simonisme", de "néo-étatisme". Ainsi le "néo-libéralisme" était-il dans l'air, mais son sens restait à définir. Pour éviter les projections naïves et rétrospectives du présent sur le passé -malheureusement dominantes aujourd'hui, y compris dans les recherches académiques-, il faut faire un effort de contextualisation historique et intellectuelle, en se demandant ce que pouvait évoquer le mot "néo-libéralisme" à un individu des années 1930: en tout cas, certainement autre chose qu'à un individu du début du XXIe siècle." (p.65)

    "Lippmann ne mobilise pas le concept de néo-libéralisme pour définir sa position, même s'il plaide effectivement en faveur d'un renouveau du libéralisme." (p.69)

    "C'est à l'historien anglais Cockett, en particulier, que l'on doit la légende, indéfiniment répétée depuis, selon laquelle il y aurait eu un consensus, lors du Colloque Lippmann, en faveur du "free market" et contre les idées interventionnistes de Keynes -une thèse dont on va voir qu'elle est pour une large part erronée, mais qui continue de peser lourd dans la réputation de l'événement." (p.71)

    "On néglige ainsi un principe d'élémentaire prudence en sous-estimant le poids de stratégie triviales de reconnaissance, lesquelles expliquent par exemple que Hayek, bien qu'il ait été très consciemment fort éloigné d'un philosophe comme Benedetto Croce, essaiera de le convaincre dans l'après-guerre de soutenir la traduction italienne de La Route de la servitude, car Croce était le libéral le plus prestigieux de son pays." (note 3 p.71)

    "Lippmann était un ami très proche de Keynes. [...] C'est d'ailleurs en grande partie Lippmann qui introduira auprès d'un large public américain la pensée de Keynes. [...] A partir de 1919, Keynes commence en effet à collaborer à la revue de Lippmann, The New Republic, pointe avancée de la gauche progressiste américaine. Et c'est aussi dans une collection de The New Republic, alors toujours dirigée par Lippmann, que l'économiste anglais publie un texte en 1926, Laissez-faire and Communism, qui reprend des passages entiers de son célèbre essai, La Fin du laissez-faire, pour dresser un bilan négatif du libéralisme économique du XIXe-XXe siècle, auquel il ajoute certaines analyses mitigées de l'expérience communiste en URSS. [...] Tout indique que la sorte de troisième voie qu'esquissait alors ce membre éminent du Parti libéral anglais séduisait son correspondant américain. [...]
    Brillant étudiant socialiste dans sa jeunesse -il devait s'impliquer aussi, brièvement, dans le Parti socialiste américain- il est d'abord profondément marqué par le socialiste fabien Graham Wallas, par George Santayana et par le philosophe du pragmatisme William James. Intellectuel phare de l'ère du progressisme
    (progressivism), il contribue à formuler les "quatorze points" du président Wilson pour la Société des Nations. C'est alors un intellectuel situé très à gauche, militant du progrès social: avec Herbert Croly et Walter Weyl, il fonde en 1914 The New Republic, journal qui attirera de nombreux esprits proches du socialisme, comme John Dewey, et qui formulera un certain nombre de perspectives et de projets qui anticipent l'interventionnisme économique et social sans précédent du New Deal." (p.72-73)

    "[Pierre Mendès France et Gabriel Ardent] étaient [...] de grands admirateurs du New Deal et de la pensée de Keynes." (p.76)

    "[Lippmann] n'est même pas en quête d'un compromis à la façon d'une troisième voie sociale-démocrate. Bien plutôt s'emploie t-il à refonder le libéralisme contre ses déviations historiques." (p.85)

    "Les propositions de Lippmann sont si radicales qu'on pourrait être tenté d'objecter qu'elles vont à l'encontre des orientations du libéralisme classique, qui tend généralement à accorder le primat à la liberté sur l'égalité. Mais, pour Lippmann, ce sont bien les libéraux dogmatiques du XIXe siècle qui se sont fourvoyés." (p.92)

    "[Lippmann] préconise une révision assez radicale du libéralisme." (p.93)

    "On ne peut pas dire que le Colloque Lippmann ait débouché sur un profond consensus." (p.106)

    "Ortega y Gasset [...] avait été jadis très proche du socialisme espagnol et partisan d'une sorte de synthèse libérale socialiste ou socialiste libérale [...] S'il défendait le libéralisme, c'est avec la conscience aussi de ses impasses historiques. [...] On sait d'ailleurs qu'il avait contribué lui-même à faire traduire en espagnol, chez l'éditeur Espasa-Calpe, la Théorie générale de Keynes. [...] Quoi qu'il en soit, lui non plus n'était pas un apôtre du libre marché." (p.111)

    "Malgré des divergences, le maître de Vienne sera toujours célébré par Hayek comme le grand homme qui sut maintenir en Europe la flamme du libéralisme classique et du libre marché dans un monde qui n'en voulait plus. Ainsi, en 1974, lors de la session de la Société du Mont Pèlerin dédiée à la mémoire de Mises, qui venait de décéder en 1973, Hayek devait esquisser une biographie intéressante de son maître qu'il présente, une fois encore, comme "notre inspirateur à tous"." (p.113)

    "[La formation de Mises] sera également nourrie d'apports néo-kantiens et post-kantiens, en particulier la sociologie et la méthodologie de Max Weber, qui deviendra un ami et dont s'inspirera sa théorie de l'action -un filon théorique, en revanche, qui restera largement étranger à Hayek. Le jeune Mises devient bientôt un membre assidu du séminaire de von Böhm-Bawerk à Vienne, qui s'ouvre en 1913 sur la question de la théorie de la "valeur" [...] Ministre des Finances entre 1895 et 1904, puis titulaire de la chaire d'économie politique à l'université de Vienne, il se fait connaître notamment par sa conception subjectiviste de la valeur qui sous-tend son texte de 1896, "La conclusion du système marxiste"[...] critique féroce et brillante du Capital de Marx. [...]
    Sa plus grande fierté [à Mises], selon du moins son récit autobiographique, restera d'avoir réussi à convaincre le leader socialiste Otto Bauer, entre l'automne 1918 et l'automne 1919, de ne pas déclencher une révolution bolchevique à Vienne avec l'appui de Moscou.
    " (p.114)

    "Mercier incarne une voie technocratique: de droite, il a soutenu l'antiparlementarisme du colonel de La Rocque, avant de donner un tableau relativement favorable de l'URSS, au point de plaider, à partir de 1936, pour une alliance militaire avec celle-ci -pour contrer le péril nazi-, ce qui choqua beaucoup de monde dans les cercles patronaux et politiques, qui lui reprochèrent en outre une certaine complaisance vis-à-vis de l'expérience économique communiste. S'il a dénoncé le "marxisme" du Front populaire, il a aussi regretté le retard social du patronat." (p.141)

    "Nombre de participants du Colloque Lippmann ne le revendiqueront jamais [le terme de néo-libéralisme] pour désigner leur propre pensée ou engagement." (p.156)

    "Sans former une école au sens où l'ordo-libéralisme allemand a été porté par une vraie expérience collective de recherche, certaines personnalités de la constellation du Colloque Lippmann ont continué à se retrouver en partie autour du drapeau du néo-libéralisme dans l'après-guerre. Quelques-unes d'entre elles se réuniront lors d'un meeting tombé dans un oubli total, le Colloque d'Avignon de 1948 -où les vieux débats sur le sens du mot néo-libéralisme reprendront- et dix ans plus tard dans le Colloque d'Ostente, piloté par Allais et Rougier notamment." (p.165)

    "Des écrits plus personnels de [Louis] Baudin permettent de mieux cerner une dimension oubliée du néo-libéralisme des années 1930-1950, à savoir son lien profond au catholicisme social et à des approches sociologiques et religieuses très critiques vis-à-vis du capitalisme historique. En 1947, dans sa préface à un choix de textes de Frédéric Le Play -on verra plus loin qu'il fut l'un des auteurs les plus vénérés par Röpke et Einaudi- l'économiste néo-libéral souligne ainsi les affinités entre la pensée chrétienne de l'auteur de La Réforme sociale [...] et le néo-libéralisme apparu dans les années 1930-1940." (p.167)

    "Dans les années 1960, [Lippmann] sera dans l'ensemble, et précocement, un soutien de la "nouvelle frontière" puis de la "nouvelle société" de Kennedy et de Johnson -des expériences socio-économiques audacieuses des démocrates que nombre de membres de la Société du Mont Pèlerin exécraient comme autant de résurgences dangereuses de l'esprit du New Deal. On le voit même parmi les principaux invités de Kennedy lors de la cérémonie d'inauguration, le 20 janvier 1961, de sa présidence." (p.209)

    "[Entre Walter Lippmann d'un côté, Hayek et Mises de l'autre] nous avons affaire à deux visions de l'économie et du social." (p.214)

    "Tandis que Rüstow, à la façon de Rougier, défend son "libéralisme organisateur" en mettant tout le poids de son analyse sur les impasses du libéralisme historique -des physiocrates à l'école de Manchester et Bastiat, en passant par Mandeville, Smith, etc.- Hayek procède, au-delà de quelques concessions critiques, à une réhabilitation créative du libéralisme classique." (p.220)

    "Hayek critique alors durement l'influence de Elie Halévy sur les visions négatives du capitalisme et Mises utilisera en 1957 les mêmes termes pour fustiger l'historien libéral lors du Colloque d'Ostende." (p.247)

    "Allais va jusqu'à soutenir, encore en 1945, un point de vue très atypique -et sans doute quasi unique dans la Société du Mont Pèlerin-, à savoir qu'une "société collectiviste évoluée" réaliserait mieux les conditions économiques de "rendement social maximum" que la société capitaliste de son temps, même réformée." (p.270)

    "En 1947, l'année même du meeting de Vevey, il publie, toujours chez Bourquin, une présentation de l'oeuvre de Rousseau, ambigûe mais non dépourvue d'admiration, qui laisse percevoir une certain compréhension pour la critique rousseauiste de l'industrialisme et sa défense de la vie paysanne et frugale. Nous sommes loin, en tout cas, de la lecture très critique de Rousseau par Hayek. Plus tard, c'est en se référant encore souvent à Rousseau que Jouvenel étaiera sa critique écologiste de la modernité et sa déploration de la fin de la paysannerie. Et, au cours des années 1960, alors que tant de libéraux et de conservateurs regarderont avec hostilité le mouvement étudiant, il s'enthousiasmera pour Mai 68, avant de soutenir la candidature de François Mitterrand à la fin des années 1970, et de s'imposer comme un des grands pionniers de l'écologie politique, notamment à la tête de la revue Futuribles. Mais il avait alors, et depuis longtemps -après quelques interventions- claqué la porte de la Société du Mont Pèlerin, en dénonçant son dogmatisme anti-étatiste." (p.276)

    "De passage à Washington en 1945, [Isaiah Berlin] évoqua ainsi, dans sa correspondance, la diffusion américaine des thèses de "l'horrible Dr Hayek" -à propos de la version courte de La Route de la servitude- ainsi que du "dinosaure" Mises, avant de noter que les deux économistes ultra-libéraux "font de la compétition pour l'âme de M. Hazlitt"." (p.304)

    "Après la défaite de Goldwater, [Friedman] poursuivra son combat politique, en soutenant et en conseillant notamment Nixon, non sans déceptions, puis Reagan, au point de devenir membre de son Economic Policy Advisory Board en 1981, tout en regrettant, une fois encore, le manque de témérité libérale du président qu'il avait soutenu." (p.324)

    "Dès les années 1930, on assiste [...] en Grande-Bretagne, à une contre-offensive en faveur du libre marché. Exemplaire à cet égard est la bataille du journaliste Francis Wrigley Hirst, qui publie en 1935 Liberty and Tyranny, ainsi que Economic Freedom and Private Property." (p.329)

    "L'animateur de la Society of Individualists, Ernest Benn, défendait depuis les années 1920 un libéralisme radical et ultra-individualiste qui voulait renouer avec le vieux libéralisme de l'école de Manchester. Son essai, The Confession of a Capitalist, publié en 1925, atteint dans les années 1940 un tirage de près de 250 000 exemplaires: l'écho de la propagande de Benn est alors incommensurablement plus important que celui du Colloque Lippmann. Son combat acharné contre les idées sociales-libérales de Beveridge se traduit ensuite, en 1941, par le Manifesto of British Liberty: bien des aspects du réquisitoire que Hayek dressera bientôt dans La Route de la servitude sont alors, déjà, publiquement exposés. Or, c'est précisément au sein de cette Society of Individualists de Benn que les jeunes Smedley et Fisher, les deux futurs piliers de l'Institute of Economic Affairs, se sont précocement rencontrés." (p.329)

    "[Smedley] incarnait, aux côtés de Stanley Walter Alexander, un libéralisme intransigeant en faveur du libre marché. Ainsi, dans les années 1950, il lance des campagnes contre la taxation, redonne vie aux idées de l'école de Manchester en animant la Free Trade League et le Cobden Club. Il sera d'ailleurs aussi un militant contre la construction européenne, en lançant la campagne "Keep Britain out" en 1962, et en fondant le Free Trade Liberal Party, pour rejeter en 1979 l'entrée de son pays dans la CEE. Très proche idéologiquement de Fisher, Smedley était davantage focalisé sur les enjeux proprement politiques: membre actif du Parti libéral, il militait dans l'aile minoritaire qui voulait contrer les idées interventionnistes de Keynes et de Beveridge, pour revenir au libéralisme "gladstonien". Après d'autres, en 1962, c'est très logiquement que Smedley rompra avec le Parti libéral sur la question européenne, pour fonder son Free Trade Liberal Party." (p.331)

    "Si la biographie de [Bruno] Leoni et son oeuvre ne sont [...] connues que d'une poignée de spécialistes, c'est notamment parce que, outre son décès prématuré, ce philosophe du droit, professeur à l'université de Pavie, fut marginalisé dans son propre pays, alors qu'il apparut souvent aux Etats-Unis comme un simple disciple de Hayek, ce qui est faux. En vérité, Leoni fut un théoricien de premier ordre, un héritier original de l'école autrichienne d'économie dont il radicalisera les tendances anti-étatistes, free market et libertariennes. Loin d'être un épigone de Hayek, il a discuté ses thèses notamment dans Freedom and the Law, au point sans doute de contribuer à leur reformulation dans un sens encore plus anti-étatiste. Même si Hayek ne l'a pas suivi jusqu'au bout, comme il s'en explique dans Droit, législation et liberté, il lui doit probablement, selon plusieurs spécialistes, une inflexion dans le sens d'une conception plus évolutionniste du droit. [...]
    Marxiste dans sa jeunesse, Leoni devait évoluer vers un libéralisme extrême, voire extrêmiste, proche des vues des "libertariens" au sens fort, c'est-à-dire d'auteurs anti-étatistes comme Rothbard, même si des différences persisteront, notamment parce que l'Italien ne partageait pas la philosophie du droit naturel de l'Américain, et parce que son anti-étatisme n'allait pas jusqu'à un pur anarchisme. Durant les années 1940, il découvre les travaux de Mises et de Hayek, qui le confirment alors dans ses tendances libérales. Il publie au début des années 1950 deux recensions importantes de
    Individualism and Economic Order, de Hayek, et de Human Action de Mises, ainsi qu'un essai sur "Les deux individualismes", qui prolonge la distinction, chère à Hayek, entre un "vrai" individualisme, celui de la tradition libérale anglaise de Smith ou Mandeville, et un "faux", celui de la tradition dite "continentale", surtout française, d'essence rationaliste, cartésienne et constructiviste. Partageant la critique de la planification par l'école autrichienne, convaincu de la pertinence de l'individualisme méthodologique de Mises -dont il sera, en définitive, plus proche que de Hayek-, l'Italien entre alors en contact avec Hayek pour demander son admission dans la Société du Mont Pèlerin. Sa première communication à la Société, lors du meeting de Venise de 1954, rend hommage à la réfutation du socialisme par Mises et Hayek, tout en leur reprochant un manque de radicalité dans leur critique, et en insistant sur l'essence "coercitive" du socialisme." (p.348-349)

    "Pour le dernier Villey, l'apport de Keynes restait beaucoup plus considérable, et même valable, que celui de Mises, Hayek et Friedman." (p.360-361)

    "[Friedman] se félicite que la Chine -comme d'ailleurs le Chili et l'Argentine- ait accordé un intérêt croissant à la vision du libéralisme qu'il défend avec Rose Frideman, au point de les inviter à défendre leurs idées, notamment dans le cadre de l'Académie chinoise des sciences sociales, qui devait interroger l'économiste de Chicago sur la façon d'introduire des mécanismes de marché dans le pays. [...] Friedman présente son propre travail intellectuel comme une contribution au retour du "laisser-faire" du XIXe siècle et à la défense du libre-échange généralisé voulu par l'école de Manchester. Nous sommes décidément très loin de la critique par Rüstow et Rougier des "mystiques économiques" et du laisser-faire, qui induisait à leur rejet du "libéralisme manchestérien" au nom d'un "interventionnisme libéral" (Rüstow) ou d'un "libéralisme constructeur" (Rougier)." (p.363-364)

    "Après la défaite des conservateurs aux élections de 1964, c'est un homme politique de premier plan, député conservateur et ex-ministre du Logement, Keith Joseph, qui entrera en contact avec l'Institute of Economic Affairs, pour se faire progressivement le porte-parole infatigable de ses idées libérales, au travers de centaines de conférences publiques, d'articles, etc. Un peu oublié, Joseph est pourtant une personnalité essentielle dans l'histoire politique anglaise, à la fois précurseur et soutien de l'ascension de Thatcher. Bien que conservateur, il avait d'abord, comme tant d'autres, largement évolué dans le cadre mental et idéologique du consensus keynésien. Durant la phase d’essoufflement économique du milieu des années 1960, il reconstruit sa doctrine libérale-conservatrice en fréquentant les membres de l'Institute of Economic Affairs et en lisant ses brochures, signées Hayek et Friedman notamment. Il rencontre aussi Enoch Powell, l'un des premiers économistes monétaristes anglais, ainsi qu'Alfred Sherman, ancien communiste devenu un journaliste très libéral au Daily Telegraph. Après un nouvel échec électoral en 1974, Joseph et Sherman se rapprochent pour fonder le Center for Policy Studies (CPS) dont l'objectif est de convertir le Parti conservateur aux préconisations monétaristes et ultra-libérales de l'Institute of Economic Affairs. De cette nouvelle institution, Joseph sera le président et Thatcher la directrice. Si Joseph fut un temps séduit par le modèle rhénan d'économie sociale de marché, il y renonça rapidement sous l'influence de ses amis de l'Institute of Economic Affairs, adoptant une idéologie plus radicale -celle-là même que Thatcher mobilisera dans sa conquête du pouvoir." (p.364-365)

    "La Société du Mont Pèlerin a pu être porteuse d'un message vigoureusement anti-étatiste et libertarien qui pouvait se mêler à une rhétorique ultra-conservatrice et même religieuse." (p.390)

    "Au départ, le mot néo-libéralisme ne désignait pas les théories de l'école autrichienne et encore moins de l'école de Chicago, mais la petite nébuleuse française, bien vite oubliée, et surtout le grand courant du libéralisme allemand d'après guerre. Ainsi, dans un article pionnier de 1951, "La pensée politique des néo-libéraux", le politologue Carl Friedrich situe sous ce label essentiellement les théoriciens allemands de l'ordo-libéralisme et de "l'économie sociale de marché", suivi en cela par bien d'autres." (p.401)

    "Dans la revue même de Volkmar Muthesius -le disciple et ami "paléo-libéral" de Mises- l'économiste libéral Hans Hellwig avait en 1955 accusé les ordo-libéraux de promouvoir des politiques anti-monopolistiques impliquant l'érection d'un Etat fort, sur un mode qui était alors compatible, et même en affinités, avec le nazisme. Au reste, ajoutait-il, Eucken, Miksch et Böhm avaient travaillé dans des cadres institutionnels et éditoriaux parfaitement acceptés et respectés par les nazis, et ce pour la raison de fond que le néo-libéralisme à l'allemande n'avait rien d'incompatible avec l'autoritarisme du IIIe Reich, bien au contraire. Le texte polémique de Hellwig avait suscité d'ailleurs les plaintes de la veuve d'Eucken ainsi que de Röpke auprès de Muthesius, qui dénoncèrent les inexactitudes de l'analyse." (p.411)

    "Contrairement à Mises, Eucken se montre favorable, en vue d'une répartition plus harmonieuse, à une taxation progressive -certes très modérée- qui permettrait aussi de canaliser la production vers la satisfaction de besoins primaires et urgents pour la majorité plutôt que vers des produits de luxe au bénéfice d'une minorité. En outre, fait plus original, Eucken examine, concernant la comptabilité économique, les conséquences externes du système concurrentiel qui ne sont pas prises en compte dans les calculs des acteurs, en particulier les dégats environnementaux. Les effets globaux de l'économie de marché exigent en effet une action correctrice des pouvoirs publics, comme en attestent "la destruction des forêts du nord de l'Amérique qui conduit à la détérioration du sol et du climat et au développement de prairies", ou encore "les attaques sur la santé qui sont causées par l'industrie chimique". Enfin, concernant les effets sur le marché du travail, le dernier principe régulateur traite des comportements anormaux sur le versant de l'offre. Est posée en principe, dans certains cas trop graves pour les salariés, la possibilité d'un salaire minimum. [...] Peuvent [...] relever de la propriété étatique les forêts, les houillères, les banques publiques." (p.424)

    "On peut même aller jusqu'à dire, comme son ancien élève et ami Gerard Radnitzky, qu'à partir de la fin des années 1950, Hayek considère souvent comme au fond prioritaire le processus intellectuel de connaissance, et non pas la liberté en tant que telle. Ainsi s'affirme-t-il, au plan philosophique, comme un conséquentialiste, se situant à grande distance de l'éthique kantienne. Une telle vision de la liberté [...] apparaît notamment dans La Constitution de la liberté, où Hayek explique que "s'il y avait des hommes omniscients, si nous pouvions connaître tout ce qui affecte non seulement l'accomplissement de nos souhaits présents, mais aussi ce que seront nos besoins et désirs à l'avenir, il n'y aurait guère de raisons de plaider pour la liberté"." (p.470)

    "[Mises] était même assez sceptique concernant l'apport de Menger: à plusieurs reprises, il soulignera que celui-ci avait effectué une percée relative et insuffisante, car finalement trop marquée par l'empirisme et le psychologisme. La différence entre Mises et Hayek était également perceptible concernant le legs de la sociologie de Max Weber. Alors que Mises avait toujours exprimé son admiration pour son ami Weber, malgré des critiques, Hayek se sentait ouvertement étranger à la démarche du sociologue. Dans Droit, législation et liberté, il soulignera l'incapacité de Weber, comme des autres "positivistes" et "socialistes" de son temps, à comprendre ce qu'est un "ordre spontané" en économie. On notera d'ailleurs que, dans le même livre, Hayek critique ouvertement Mises lui-même. Alors qu'il avait disparu quelque temps auparavant, Hayek ira jusqu'à dire -à propos de son ouvrage Theory and History (1957)- que son ancien inspirateur de Vienne était un "utilitariste rationaliste" et qu'il lui était impossible de "le suivre dans cette direction", précisément en raison de sa propre critique générale du rationalisme utilitariste." (p.481-482)

    "Rougier, loin d'être gaulliste, fut l'un des critiques les plus virulents de De Gaulle et de la Ve République. Sans doute son hostilité au gaullisme s'éclaire-t-elle par son attachement à l'Algérie française et par sa dérive vers la droite radicale. Il n'en reste pas moins vrai que d'autres arguments, relevant cette fois de la philosophie libérale, ont pesé. Ainsi, L'Erreur de la démocratie française, un essai dans lequel Rougier reste fidèle à ses idées antitotalitaires des années 1930, déploie tout un raisonnement typiquement libéral -citations de Montesquieu, Constant et Tocqueville à l'appui- pour fustiger, au nom de "l'Etat de droit" et des contre-pouvoirs libéraux, l'autoritarisme et le monarchisme gaullistes, et, plus largement, les tares liberticides d'un modèle français illibéral, "fondé alternativement sur l'omnipotence du Parlement ou l'omnipotence de l'Exécutif".
    Ce qui frappe aussi dans ce plaidoyer libéral pour l'Etat de droit, c'est la place quasi-inexistante accordée au marché: tel n'est pas son objet. Rougier n'en continuera pas moins à défendre sa vision personnelle du libéralisme économique. Certes, on se souvient que, dans les années 1940, il avait encore manifesté ses sympathies pour les thèses de La Route de la servitude, en déplorant l'étatisation de l'économie en France et en Europe. Mais sa philosophie de l'économie n'est certainement pas réductible à celle des Mises, Hayek ou d'autres défenseurs de la liberté du marché. Et elle le sera de moins en moins avec le temps. Au cours des années 1960, il revient sur le New Deal de façon très positive, en en faisant une anticipation du néo-libéralisme. Réactivant ses idées déjà lancées dans les années 1920-1930, il mettra aussi en avant les impasses de certaines conceptions capitalistes. Ainsi, dans sa somme de 1969,
    Le Génie de l'Occident, après avoir reconnu la pertinence d'une certaine critique historique du capitalisme par le socialisme, il souligne que "les impératifs de la croissance ne se concilient pas nécessairement avec les exigences de la justice", en déplorant notamment que "l'obsession de l'efficacité conduit à sacrifier les activités gratuites, dont aucun computer n'est susceptible d'évaluer le prix", telles que "les joies de la création artistique et littéraire, la recherche de la vérité pure et désintéressée, l'exaltation pour les grandes causes". Cette nouvelle phase intellectuelle de Rougier dans les années 1960-1970 -qui renoue avec son apologie des années 1920-1930 en faveur des civilisations "qualitatives" contre le capitalisme "quantitatif"- sera aussi marquée par un rapprochement avec Alain de Benoist et les cercles de la "Nouvelle Droite" qui se nourrissent de ses premiers écrits antichrétiens. Cette collaboration a des sources profondes, tant le rapprochement de Rougier avec l'extrême-droite est fort au cours des années 1960. Lié aux milieux nationalistes défendant l'Algérie française, il fait partie, aux côtés notamment de Jules Monnerot et de Henri Massis, des intellectuels qui participent au congrès fondateur du Mouvement nationaliste du progrès (MNP), qui se tient du 30 avril au 1er mai 1966, et donne naissance à un parti politique. Proche de cette mouvance, la Fédération des étudiants nationalistes, créée en 1960 par de Benoist, François d'Orcival et d'autres, se prolongera pour partie dans le GRECE et la Nouvelle Droite. Au-delà de convergences intellectuelles, il est donc assez peu surprenant que Rougier et de Benoist se soient rencontrés. Aussi retrouvera-t-on durablement l'auteur de La Mystique démocratique dans les nébuleuses d'extrême droite ou de droite dure et hétérodoxe. C'est ainsi que, au début des années 1970, il participe au deuxième meeting du CIDAS (Centro Italiano Documentazione Azione Studi), qui se tient à Nice, sous la présidence de Jacques Médecin, alors soutien politique important de la Nouvelle Droite. Le CIDAS était alors une sorte d'association culturelle dont le premier meeting de Turin, intitulé "Intellectuels pour la liberté", avait réuni à la fois quelques intellectuels phares de l'extrême-droite néofasciste, comme Julius Evola, et une figure majeure de la Société du Mont Pèlerin, Sergio Ricossa, un proche de Bruno Leoni et un admirateur de Hayek. Le CIDAS contribuera d'ailleurs, on s'en souvient aussi, à l'organisation en 1986 d'un meeting de la Société du Mont Pèlerin en Italie, sous le titre "The economics and philosophy of Liberty", présidé par Buchanan, et même, en 1984, à un Colloque sur "Liberté, justice et personne dans la société technologique", en présence de Hayek. Mais en 1974, l'ambiance était différente: le second colloque auquel participe Rougier marque les noces du CIDAS et de la Nouvelle Droite française et allemande. On y trouve, entre autres, une communication importante signée de Benoist et un texte du conservateur Armin Mohler. La Nouvelle Droite européenne réunie autour du très droitier maire de Nice s'ouvre aussi aux libéraux conservateurs de la revue Contrepoint, avec la présence d'Alain-Gérard Slama, ainsi qu'à une figure importante de la Société du Mont Pèlerin -et longtemps son principal historien- en la personne de l'Anglais Ronald Max Hartwell, qui poursuit alors sa polémique contre les historiens critiques du capitalisme. Futur pilier journalistique, à la tête du Figaro Magazine, de l'offensive de la Nouvelle Droite en France, Louis Pauwels lance un hymne au couple intellectuel Rougier-de Benoist, qui lui aurait salutairement démontré le caractère nocif du christianisme. Quand à Rougier lui-même [...] il traite du péril des utopies socialistes égalitaires et nivelantes: "Si l'égalitarisme est une utopie, par contre une législation sociale qui tend à réduire les inégalités initiales par une meilleure répartition des plus-values dues au travail collectif des membres actifs d'une société, peut être bénéfique dans la mesure où, visant à égaliser les chances au départ, elle favorise l'accession des plus doués. Elle devient néfaste dans la mesure où elle vise l'égalisation des conditions à l'arrivée, décourageant l'effort, pénalisant la réussite".
    Au-delà, Rougier participe à de nombreuses activités intellectuelles de la Nouvelle Droite, en raison du soutien et de l'admiration constante de De Benoist, qui le considère comme un de ses maîtres. Parallèlement, il évolue vers une critique assez radicale des impasses du capitalisme contemporain, recyclant là aussi certains de ses propres arguments déployés contre le modèle américain dès les années 1920. Ainsi, dans un essai publié en 1979 par de Benoist, il souligne que, "à côté des indicateurs économiques, il y aurait lieu de tenir compte des indicateurs psychologiques et sociaux". Mobilisant positivement Galbraith -la "bête noire" des économistes ultra-libéraux, mais aussi des libéraux allemands comme Röpke et tant d'autres de la Société du Mont Pèlerin-, qui reprochait à l'économie américaine d'avoir "développé la consommation privée au détriment des services publics, les gadgets au détriment des satisfactions immatérielles", le vieux Rougier conforte cette critique en y ajoutant que "la recherche obstinée du rendement a conduit au travail à la chaîne, au travail parcellaire, dit "en miettes", au travail idiot dont se plaignent à juste titre ouvriers ou employés". [...] Face à la crise environnementale -dont parlent alors de nombreux secteurs de la Nouvelle Droite en Europe- il propose d'ajouter dans la comptabilité nationale des indicateurs d'ordre écologique, intégrant ce qui concerne l'environnement, les pollutions physiques, les nuisances, l'épuisement des ressources naturelles.
    " (p.492-496)

    "Dans la nébuleuse dite "néo-libérale", ce sont bien des modèles épistémologiques, des conceptions philosophiques ou encore des choix programmatiques qui se sont affrontés -et pas seulement des nuances d'appréciation." (p.508)

    "A l'intérieur même du renouveau conservateur des années 1950, on assista aussi à de profondes et durables dissensions, entre d'un côté une aile traditionaliste et même anti-moderniste et anti-individualiste -celle, précisément, incarnée par les "nouveaux conservateurs" comme Russell Kirk, dans le sillage de Richard Weaver-, et, de l'autre côté, une autre aile plus ouverte à la modernité et aux exigences du libéralisme classique -celle portée, entre autres, par Franck Meyer- en termes de droits de l'individu et de pluralisme.
    Dès les années 1940, le renouveau conservateur avait été marqué notamment par la création de
    Human Events -qui sera une des lectures favorites de Reagan- dont l'un des cofondateurs avait été Félix Morley, une figure du Washington Post et un futur participant en 1947 du premier meeting de la Société du Mont Pèlerin. Mais le renouveau conservateur se matérialisa surtout dans deux revues majeures -elles aussi très influentes auprès des élites de la droite américaine- qui furent le théâtre et le porte-drapeau de cette renaissance d'un conservatisme à la fois uni et divisé: la National Review, lancée en 1955 sous la direction du conservateur William Buckley, et Modern Age, de Kirk. Ce n'est que bien plus tard, à partir des années 1960 et surtout 1970, qu'un autre petit groupe, celui des "néo-conservateurs", proposera, autour notamment d'anciens liberals comme Irving Kristol, un renouveau d'un autre style au sein du conservatisme américain, en réaction au mouvement de la "contestation", aux échecs des grands programmes anti-pauvreté du Welfare State, à la diplomatie jugée trop conciliante de Kissinger, etc. A son tour en conflit avec les anciens "nouveaux conservateurs" à la Kirk, ce courant se situait plus encore à distance des thèses libertariennes portées par Rand, Rothbard et le Parti libertarien, qui sera fondé en 1971 sur la base d'une critique de la politique économique [...] de Nixon. Le génie idéologico-politique de Reagan et de son équipe aura été, au moins un temps, de parvenir à une sorte de synthèse permettant de créer une dynamique unificatrice, fût-elle provisoire et instable.
    L'expérience fondatrice, à cet égard, fut la victoire en 1964 de Barry Goldwater lors de la Convention du Parti républicain contre un candidat modéré -une expérience qui marqua aussi le lancement véritable de la carrière de Reagan, sur bien des points l'héritier du leader de l'aile droite du parti. Or, Goldwater, qui affichait hautement -et alors à contre-courant- le drapeau du "conservatisme", soutenu et même conseillé en cela par les élites intellectuelles du renouveau conservateur -en particulier Kirk- bénéficiait aussi du soutien de nombre de libertariens plus ou moins anti-conservateurs, grâce à un discours qui, jusqu'à un certain point, pouvait donner satisfaction aux uns et aux autres. Au demeurant, les étiquettes de "conservateur" et de "libertarien" n'épuisent pas la complexité de cette nébuleuse. Significatif à cet égard est le fait que l'équipe intellectuelle la plus proche de Golwater était composée de Karl Hess, auteur de ses discours et futur libertarien fervent -avant de basculer dans les années 1960-1970 vers le gauchisme et l'écologisme anarchiste-, mais aussi de Harry Jaffa, un libéral-conservateur, admirateur de Lincoln, disciple de Leo Strauss, imprégné d'Aristote et de saint Thomas. Cependant, même le très libéral Hess contribua alors à orienter le discours de Goldwater vers le conservatisme en l'incitant à mettre la religion au premier plan du combat contre le communisme. [...]
    [Friedman] était l'un de ses conseillers officiels et rédacteurs de son programme économique. [...] Bruno Leoni, alors très proche des idées libertariennes, manifesta en 1964 sa fascination pour le "phénomène Goldwater" en essayant de laver des accusations de racisme le leader conservateur
    ." (p.511-513)

    "[Gustave Thibon] [...] a inspiré l'idéologie pétainiste et conseillé Pétain lui-même." (p.519)

    "L'ami de Röpke qu'était Hunold avait défendu la présence de Kirk dans la société du Mont Pèlerin, au point de s'indigner que Hayek, après avoir polémiqué avec l'Américain lors du meeting de Saint-Moritz en 1957, ait refusé avec acharnement sa présence en tant que membre de la Société." (p.526)

    "[Kirk] n'appréciait [...] pas du tout le libéralisme extrême de Mises, avec lequel il polémiqua: à ses yeux, l'économiste autrichien -qui séduisait alors tant d'anti-étatistes et de "libertariens" radicaux, notamment Rothbard -n'était qu'un libéral dogmatique, éloigné des idées conservatrices et fondamentalement incapable de comprendre le concept clé de "communauté". A travers sa réfutation du maître du libéralisme autrichien pointe la conviction centrale de Kirk, à savoir que l'individualisme libéral et l'apologie du laisser-faire ont des effets catastrophiques: ils ruinent les conditions mêmes d'une vie sociale et économique décente en dissolvant les liens communautaires traditionnels. C'est la raison pour laquelle, au-delà de cette école autrichienne, Kirk était très hostile à l'individualisme pur des "libertariens": pour lui, leur conception atomistique du sujet ne pouvait que conduire à pulvériser les institutions intermédiaires comme la famille, les associations locales, les Églises, etc. En ce sens, les libertariens, à ses yeux, étaient les complices involontaires du renforcement de l'Etat central.
    Cette hostilité confirme pourquoi Kirk devait finalement refuser de collaborer à l'organe majeur du conservatisme qu'était la
    National Review de Buckley: il jugeait que trop de partisans de l'individualisme américain y participaient, comme Chodorov -l'un des pères intellectuels, on l'a vu, de la mouvance libertarienne et isolationniste, notamment celle incarnée par Rothbard- et Franck S. Meyer. Même Buckley, souvent catalogué comme un authentique conservateur, présentait des traits idéologiques complexes qui l'inscrivaient aussi dans la nébuleuse de l'individualisme libéral. Ce pilier du renouveau conservateur américain s'était fait connaître assez jeune par un pamphlet contre le "collectivisme" selon lui dominant dans les campus américains, et sa bataille relevait aussi d'une logique libérale et ultra-libéral. Mais il sera également proche des plus extrémistes parmi les conservateurs, et ce de manière durable- encore en 1978, il situera Kirk parmi les références majeures qu'il admirait, avec Burnham, Nisbet et le straussien Jaffa, plus encore que Meyer. En tout cas, cette ligne de partage entre les "vrais" conservateurs, d'un côté, les ultra-libéraux et les libertariens, de l'autre, était capitale aux yeux de Kirk, qui devait poursuivre ce combat toute sa vie: jusque dans les années 1980, il pestera contre les "libertariens" à la Rothbard, cette "secte gazouillante" ultra-libérale qu'il accusait d'entretenir un optimiste démesuré sur l'être humain, de dissoudre les liens relevant de la tradition, de la communauté et de la communauté et de la coopération, en liquidant toute forme d'Etat, d'ordre et de transcendance religieuse. Ce pourquoi il ne pouvait y avoir, selon lui, d'alliance solide entre une tendance conservatrice et une tendance libertarienne." (p.528-529)

    "La critique du capitalisme par [le socialiste Karl] Polanyi [...] se trouve [...] recyclée par Kirk dans son apologie des liens communautaires traditionnels." (p.530)

    "On ne saurait sous-estimer l'importance de Meyer dans l'histoire idéologique américaine. Elle est en effet capitale. Ce philosophe et essayiste talentueux, qui devait marquer jusqu'à Reagan et ses équipes -et le soutenir régulièrement-, constitue un cas intellectuel passionnant dans la mesure où il a essayé de fédérer différentes sensibilités autour de choix libéraux-conservateurs." (p.541)

    "Rothbard déplore la passion de Hayek pour la rule of law [...] Cette valorisation du règne impersonnel des lois comme tel -selon un formalisme qui, pour Rothbard, n'est que le corrélat de l'oubli de la tradition, plus substantielle, du droit naturel- conduirait l'Autrichien à perdre de vue les enjeux les plus importants que recouvre le concept de liberté. En effet, à suivre le critère trop abstrait de Hayek, objecte Rothbard, si à chacun était interdit de boire ou de blasphémer Allah, ou si chacun était emprisonné, de manière prévue par la loi impersonnelle, une fois toutes les trois années, alors on pourrait dire que la liberté est garantie ! La source de cette absurdité palpable tiendrait bien, selon Rothbard, au dédain désastreux que manifeste Hayek pour l'idée d'un droit naturel -notamment dans la version de Locke- consistant d'abord en la propriété de soi, et en la propriété tout court. Faute d'avoir abordé la question du contenu ou de la substance du droit naturel, Hayek se serait enfermé dans une logique le conduisant à privilégier l'aspect formel des choses, en accordant un rôle clé à l'égalité devant la loi -qui peut devenir une égalité dans la servitude- et non à la propriété de soi.
    Indissociable de ce refus du droit naturel serait l'attaque hayekienne contre la raison -sans nul équivalent chez son maître Mises- au point que l'on peut dire que celle-ci est sa "bête noire". Ce faisant, Hayek commet la faute impardonnable, pour Rothbard de rejeter tout le rationalisme occidental, pourtant au cœur de la théorie du droit naturel et moderne. En effet, pour ce courant théorique, la raison seule peut découvrir la loi naturelle et assimiler les droits naturels et inaliénables de liberté. Faute de prendre au sérieux cette doctrine, Hayek est contraint, en outre, de s'enfermer dans une fausse alternative: ou bien le suivi aveugle des normes et des traditions, ou bien la force coercitive des organes gouvernementaux. Évidemment, ses préférences vont à la position traditionaliste et évolutionniste, au point qu'il rejette dans l'enfer du "constructivisme" rationaliste français -au demeurant, selon Rothbard, de façon caricaturale, en oubliant les précurseurs, en France, du libéralisme classique et du libertarisme- tout le rationalisme occidental. La confusion, se lament-t-il, est ici totale, tant du point de vue conceptuel que de celui de l'histoire des idées.
    Ainsi, contrairement à Mises -dont il serait décidément, selon Rothbard, bien plus éloigné qu'il n'y paraît- Hayek ne serait au plan philosophique qu'un "néo-conservateur", en ceci qu'il plaide pour le suivi aveugle des traditions. Si Rothbard concède que Hayek se distingue d'un conservateur extrémiste comme Kirk, il ajoute aussitôt que c'est pour de très mauvaises raisons: l'Autrichien commettrait l'erreur inverse de celle du "nouveau conservateur" américain -l'erreur consistant à croire que la cause de la liberté repose sur le fait que nous ne savons rien ou presque, en sorte que nous devrions laisser ouverte la voie à de nouvelles et libres expérimentations. Au moins le réactionnaire Kirk juge-t-il que la tradition est pourvoyeuse de connaissances et de vérité: à juste titre, il n'est ni relativiste ni sceptique. Au contraire, Hayek plaide pour une conception faillibiliste radicale, encore plus dangereuse que le conservatisme dogmatique. Au fond, l'ancien disciple de Mises, cumulant les erreurs, récupère le pire du conservatisme et du pluralisme relativiste libéral: il rejoint parfois, déplore Rothbard, "la vénération kirkienne du Passé", mais aussi le faillibilisme de John Stuart Mill, qui ont en commun, par-delà leur incompatibilité, "l'attaque contre la raison humaine" [cf M. Rothbard, "Confidential Memo on F. A. Hayek's
    Constitution of Liberty, Memorandum pour le Volfer Fund, 21 janvier 1958, in R. A. Modugno (éd.), Murray Rothbard vs The Philosophers. Unpublished Writings on Hayek, Mises, Strauss e Polanyi, p.67]." (p.550-551)

    "Les conservateurs traditionalistes, au sens de Weaver ou de Kirk, ont souvent reproché aux néo-conservateurs, outre leur carrièrisme politique, un insuffisant attachement à la religion et un conservatisme de surface. Bref, les néo-conservateurs seraient des liberals déguisés ou en crise, plus que d'authentiques héritiers de la tradition conservatrice. Il est vrai que la plupart des néo-conservateurs récusent vigoureusement tout traditionalisme aveugle: ce ne sont pas réactionnaires au sens fort. Et ils ne partagent pas non plus les critiques acerbes et radicales adressées au capitalisme et à la société marchande par des ultra-conservateurs à la Weaver. Leur façon de concevoir les relations internationales est également assez différente. Si les "nouveaux conservateurs" à la Kirk étaient parfois moins isolationnistes que la "vieille droite", ils n'en restaient pas moins, en général, assez hostiles à la guerre. Comme le rappellera le leader libertarien Ron Paul dans sa critique acerbe des néo-conservateurs et de la guerre de l'administration Bush en Irak, les conservateurs historiques des années 1950, à la différence des néo-conservateurs des années 1970-1990, se méfiaient beaucoup des politiques extérieures militaires des Etats-Unis: de nombreux textes de Kirk, Weaver ou Nisbet en témoignent. C'est d'ailleurs ce que le co-fondateur de la revue conservatrice Human Events, Felix Morley, en apôtre de la liberté individuelle et du fédéralisme, avait pointé en 1957 dans la revue Modern Age de Kirk, en soulignant une contradiction entre le rejet de la centralisation et l'impérialisme guerrier. Or, beaucoup de néo-conservateurs des années 1990-2000 avaient une approche très différente, justifiant franchement l'impérialisme américain. Ajoutons que sur ces différends théoriques se sont greffées des polémiques parfois virulentes en matière de politique extérieure en général, et concernant le Proche-Orient en particulier: tandis que des néo-conservateurs de premier plan étaient des Juifs attachés à Israël, plusieurs conservateurs traditionalistes étaient sinon antisémites, du moins suspicieux sur ce terrain. On sait que Kirk alla même jusqu'à mettre en doute le patriotisme des néo-conservateurs, notamment de Kristol, en déplorant que, pour eux, la capitale des Etats-Unis soit en vérité plutôt Tel Aviv que Washington." (p.559)
    -Serge Audier, Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 2012, 631 pages.

    qualifie Denord (p.42) de "sociologie complotiste". l'accusation de "lecture décontextualisée" (p.80), s'agissant de Lippmann, est en revanche plus valable.

    utilise "ultra-libéraux" p.78.

    p.92 ratification du point de vue de l'acteur

    p.322: libéralisme extrême.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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