https://www.editionsladecouverte.fr/sauver_le_progres-9782707183668
https://fr.book4you.org/book/12273094/8f2173
"Les temps présents ne semblent plus rien avoir à faire de l’idée de progrès ou du moins avec la grande idée d’un progrès historique, d’un progrès général de l’humanité. [...]
Ce livre suggère qu’il vaut la peine de sauver l’idée de progrès, de la réexaminer et de voir s’il est possible de la reconstruire sur de nouvelles bases qui la rendent adaptée à notre temps. Si les attentes placées dans le progrès ont pu être exagérées, elles ont permis aux êtres humains de s’orienter dans le temps et dans l’espace. Le concept de progrès est situé : il trouve ses origines en Europe de l’Ouest avec la révolution scientifique, la Révolution française et la révolution industrielle. Il a initié une nouvelle ère, ouvrant l’horizon de l’histoire à venir, une ère au cours de laquelle le progrès s’étendrait à toute la planète. C’est ainsi que les Occidentaux voyaient l’histoire du monde et c’est cette vision qui forgea
leur confiance en eux quant à ce qui devait être fait et ce qu’il était possible d’attendre.
Comme nous le verrons, cette croyance fut maintes fois mise à l’épreuve, notamment durant la première moitié du XXe siècle, mais elle s’est avérée difficile à effacer. Bien que de manière de plus en plus rare, le débat public comme la recherche universitaire se réfèrent toujours à certains pays et à leurs peuples comme à des « pays industriels avancés » ou des « démocraties avancées », tandis que d’autres devaient encore « se développer », « rattraper » ou, plus récemment, « émerger ». Bien que la philosophie de l’histoire soit depuis longtemps un genre discrédité, il reste des traces de l’idée selon laquelle il y aurait une direction vers laquelle se meut l’histoire humaine. La vision dominante voulait que cette direction soit la bonne, qu’il y ait eu et qu’il y ait encore davantage de progrès, auquel seuls s’opposeraient ceux qui ne sont pas préparés aux temps nouveaux. Le point de départ de cet essai est que nous sommes sur le point de nous détacher définitivement de cette idée – pas aujourd’hui ou hier, pas de manière soudaine, mais graduellement, depuis au moins la seconde moitié du XXe siècle et plus radicalement depuis la fin des années 1970.
Cette perte devrait être accueillie positivement pour plusieurs raisons. Car cette vision avait créé une hiérarchie spatio-temporelle qui niait à des êtres humains de plusieurs endroits du globe la « cotemporalité » avec les gens du Nord, pour paraphraser Johannes Fabian. Elle justifiait la domination d’êtres humains contre leur volonté pour le bénéfice supposé de
l’humanité et au nom du progrès. Aujourd’hui, par contraste, il semble souvent qu’une désorientation généralisée ait succédé à l’adieu fait à l’excès de confiance placé dans l’ordre spatio-temporel du monde. Et ceci n’est ni nécessaire ni désirable.
Existe-t-il un espace entre l’excès de confiance passé et la désorientation présente ? Si nous abandonnons le rêve du progrès perpétuel, existe-t-il des façons de faire qui signifie encore aller de l’avant ? Existe-t-il des façons de reconsidérer les doutes concernant le progrès qui ne nous laissent pas sans rien d’autre que des doutes ?"
"De toute évidence, depuis 1990, le déchaînement
capitaliste a conduit à l’accroissement des inégalités, à la dégradation des
conditions de travail et au démantèlement de l’État-providence. Dans de
vastes parties du monde aujourd’hui, la loi est bafouée et la violence
toujours plus présente. L’environnement ne cesse de se dégrader, menaçant
à terme nos conditions de vie. L’avenir s’annonce comme la perpétuation
des guerres et de la violence, de la misère et des inégalités, de l’exploitation
et de l’oppression, au mieux interrompues par des périodes de paix relative
et de bien-être limitées dans l’espace. L’optimisme de ceux qui pensaient
que serait tenue la promesse du progrès a cédé la place au pessimisme de
ceux qui pensaient que le progrès durable ne pouvait être atteint. De nos
jours, comme l’a récemment suggéré Claus Offe, le seul sens du progrès,
c’est le fait d’éviter la régression. Et même pour atteindre ce but, il nous
faudra travailler dur.
Il faut cependant nuancer ce constat : après tout, les économies dites
« émergentes » connaissent un accroissement considérable de leur richesse
matérielle. En Amérique latine et en Afrique du Sud, les dictatures
militaires et l’Apartheid ont été vaincus et remplacés, dans certains
endroits, par des démocraties participatives ; la pauvreté y a été réduite et
les ressources de l’État-providence augmentées. On peut avancer que,
globalement, les régimes oppressifs sont moins nombreux qu’il y a
cinquante ans. Peut-être les espoirs placés dans le progrès ont-ils cessé
d’être seulement là où celui-ci est née – en Europe de l’Ouest –, alors qu’ils
fleurissent partout ailleurs ?"
"Mon objectif n’est pas de me débarrasser de l’idée de progrès dans son ensemble, en montrant que sa poursuite aurait rendu le monde pire qu’il ne l’était. D’abord parce que ce n’est pas vrai : la poursuite du progrès a rendu le monde tantôt meilleur, tantôt pire, selon les moments, les endroits, et les aspects considérés. Il nous faut comprendre les
raisons de ces variations. Et ensuite parce que c’est précisément l’insatisfaction suscitée par l’état actuel des choses qui nous pousse à continuer de chercher des possibilités de progrès. Il nous faut donc tâcher de remédier à la fois aux erreurs conceptuelles qui auraient été commises et à leurs effets en élaborant et en utilisant une notion plus adéquate du
progrès. Commençons par la manière dont le concept de progrès – qui a guidé l’action humaine pendant près de deux siècles – a émergé."
"L’Europe du XVIIIe siècle fut le théâtre d’un véritable basculement : on se mit à croire en l’existence d’une dynamique d’amélioration générale des conditions d’existence. Pas seulement une amélioration temporaire, mais une amélioration de long terme susceptible de s’auto-alimenter. De plus, les connaissances portant sur les conditions de cette amélioration se renforçant, celle-ci devenait non seulement possible, mais probable. Cette transformation des attentes correspond à ce que l’on pourrait appeler l’« invention du progrès »."
"Ceux que l’on appelle les penseurs des Lumières partageaient un présupposé sur lequel se fondait tout le reste. Ils voyaient en effet les humains comme des êtres capables d’autonomie et pourvus de raison : raison leur permettant d’identifier les problèmes auxquels ils étaient confrontés et de trouver les moyens de les résoudre ; autonomie les autorisant à choisir, parmi ces moyens, les plus adéquats, à agir de la manière la plus appropriée, ces deux facteurs favorisant l’amélioration de la capacité à résoudre les problèmes. De plus, doués de mémoire, les humains étaient considérés comme des êtres apprenants. Aussi les générations successives pourraient-elles construire sur les bases acquises par les précédentes et les améliorer. Le lien entre raison, autonomie et capacité d’apprentissage était, pour ces penseurs, ce qui formait les conditions du progrès historique de l’humanité."
"Durant la première moitié du XIXe siècle, l’application d’une interprétation spécifique du concept de liberté entraîna des conséquences non désirées. Des mouvements se formèrent alors pour en donner une nouvelle interprétation, insistant sur le caractère égalitaire que devait avoir la liberté et sur la nécessité d’associer à ce concept celui de solidarité. En d’autres termes, l’expérience de l’application d’un concept spécifique conduit à des dynamiques de réinterprétation. Ainsi, on peut en déduire que le changement social et politique est aussi fondé sur la réinterprétation conceptuelle."
"La fin de la domination formelle ne signifie pas la fin de la domination : la lutte pour l’autodétermination personnelle et collective continue. Mais elle change de forme, et ce de manière assez radicale. Par domination formelle, il faut entendre un type de domination justifiant la supériorité hiérarchique d’un groupe sur un autre et entérinant cette position hiérarchique par des règles formelles qui, entre autres, déterminent qui domine et qui est dominé. Cette domination formelle était largement répandue dans le monde autour de 1960 : c’était celle qu’exerçaient les colonisateurs sur les colonisés ; les colons et leurs descendants sur les populations indigènes ; les hommes sur les femmes ; les propriétaires de capitaux sur les travailleurs ; les chefs de collectivités organisées sur leurs membres ; les interprètes autorisés des philosophies de l’histoire hégémoniques sur ceux dont l’expression était censurée et opprimée ; ceux qui jouissaient du droit à la participation politique sur ceux qui n’en bénéficiaient pas. Aujourd’hui, si cette domination de type formel n’a pas entièrement disparu, elle est beaucoup moins répandue et prononcée qu’il y a seulement un demi-siècle.
Voilà, selon moi, la raison principale de l’épuisement du progrès au sens traditionnel. Plus que de l’exercice de l’autonomie, le progrès a durant deux siècles résulté de la combinaison de l’exercice de la domination et de la résistance à la domination. Nous ne nous rendons pas encore parfaitement compte de la transformation du monde résultant de ce « progrès ». Mais si nous vivons actuellement la fin de la domination formelle, il nous reste une tâche à accomplir : repenser le progrès possible après la fin de cette forme de domination. [...]
La fin de la domination formelle étant advenue, le travail actuel d’interprétation du monde doit se centrer sur l’identification des nouvelles formes de domination."
"L’idée d’un progrès dans le domaine du savoir (ou progrès épistémique) est constitutive de la conception du progrès née au XVIIIe siècle. L’aspect épistémologique, notamment le progrès dans la connaissance de la nature tel qu’il s’est accompli durant la « révolution scientifique » des XVIe et XVIIe siècles, est inscrit dans les origines mêmes de cette notion."
"Le progrès économique devrait être identifiable à la satisfaction des besoins matériels humains, et un premier indicateur utile de cette satisfaction pourrait être l’espérance de vie. Vivre présuppose en effet que nourriture, logement et assistance médicale soient disponibles en quantité suffisante et qu’ainsi les besoins matériels de base soient satisfaits. [...] à partir de la fin du XIXe siècle, celle-ci s’accrut, d’abord en Europe et en Amérique du Nord, puis, durant la seconde moitié du XXe siècle, dans de nombreuses autres régions du monde. Située autour de quarante ans au début du XXe siècle, elle s’éleva à plus de soixante-dix ans à la fin."
"Si l’on peut reconnaître que la croissance économique apporte du progrès, encore faut-il savoir comment ce dernier est réalisé. Or la réponse à cette question est double. D’une part, ce progrès est de nature industrielle. Il résulte de l’usage croissant d’énergie fossile pour la production, éliminant la contrainte pesant sur la disponibilité de la force de travail humaine et animale. En tant que tel, il est directement lié au progrès du savoir puisqu’il en est l’application au domaine de l’innovation technologique, qui permet la croissance économique. Cette conception du progrès repose étroitement sur quelque chose comme un complexe épistémo-économique."
"Kenneth Pomeranz suggère que la contrainte – qu’on peut appeler « malthusienne » – de la terre persista en Europe comme ailleurs jusqu’au début du XIXe siècle. Mais qu’elle y disparut ensuite, et ce pour deux raisons : l’extraction du charbon à proximité des centres urbains de production industrielle ; la mise à contribution du travail africain et de la
terre américaine pour nourrir et habiller la population européenne, permettant ainsi à cette dernière de se consacrer au travail industriel. Ainsi, il est probable que la condition préalable du progrès matériel en Europe fut la régression sociale et matérielle dans d’autres endroits du monde."
"Les facteurs favorisant le progrès épistémo-économique existaient bien, mais seule une élite restreinte bénéficiait de celui-ci. Cette situation fut courante dans de vastes parties du monde pendant de longues périodes, et il en va encore ainsi dans de nombreuses régions. Il semble d’ailleurs que cette situation soit à nouveau en train de se généraliser. La pensée économique libérale permit aux inventeurs et aux entrepreneurs de se considérer comme les propriétaires légitimes des fruits du progrès. Aussi, pour un accès plus égal aux progrès matériels, a-t-il fallu agir, lutter et mener notamment une lutte de réinterprétation. La « critique sociale » existant depuis le XIXe siècle a constitué une force majeure qui transforma un potentiel techno-économique en importants avantages sociaux dans les pays du Nord. Du côté des mouvements sociaux et surtout des travailleurs, cette lutte était motivée par un sentiment d’injustice et par le désir d’améliorer les conditions de vie ; du côté des élites, par le souci de préserver le tissu et l’ordre social – La Grande Transformation de Karl Polanyi demeure une analyse puissante de cette autodéfense de la société. On peut supposer que la critique sociale sera à nouveau nécessaire pour que se poursuive la trajectoire du progrès matériel.
Autour de 1900 apparurent les premières mesures conduisant à une distribution plus égale du progrès matériel : la redistribution étatique qu’on appela l’« État-providence » et l’ajustement du monde des affaires qu’on appela le « fordisme » – des salaires plus élevés permettant aux travailleurs d’acheter le produit de leur travail."
"Le progrès épistémo-économique était caractérisé par une interprétation particulière de la façon dont les Lumières considéraient la liberté et la raison. Cette interprétation faisait de l’autonomie un moyen pour parvenir à la maîtrise. En revanche, le progrès social et politique peut être considéré comme le résultat de l’engagement en faveur de l’autonomie elle-même, envisagée non comme un moyen mais comme une fin."
"L’égale liberté peut être considérée comme la promesse fondatrice des sociétés issues des Lumières et des révolutions. Mais, comme cette liberté n’était nulle part mise en pratique, le progrès social et politique à venir fut peu à peu identifié à cette égale liberté, laquelle serait réalisée à travers le processus d’émancipation."
"Nous mènerons une analyse du progrès social et politique en trois points. Dans un premier temps, nous étudierons différentes configurations historiques afin de voir si nous pouvons comparer la façon dont elles ont articulé la liberté et l’égalité avec ce que nous appelons le progrès social, à savoir la création de conditions propices à l’autoréalisation individuelle. Pour ce faire, nous devons forger et appliquer des outils sociologiques permettant d’appréhender la liberté et l’égalité effectives à la fois dans et au-delà de la définition formelle de la domination. Nous étudierons ensuite plus spécifiquement le progrès politique, en nous interrogeant en particulier sur la façon dont l’autodétermination consiste à se donner les règles de la vie en commun. Pour cela, nous aurons recours à deux types de mesures : la liberté, c’est-à-dire la capacité du sujet politique à déterminer ces règles, et
la maîtrise, c’est-à-dire la capacité de l’individu à déterminer effectivement ces règles. En conséquence, nous identifierons dans un troisième temps une ambivalence sous-jacente à la dispute sur l’interprétation et la réalisation du progrès social et politique."
« « Conformisme » et « anomie », comme nous l’avons dit, mais également « aliénation » sont des termes qui ont historiquement été employés pour décrire les situations sociales dans lesquelles l’autoréalisation individuelle était entravée malgré l’existence de droits individuels étendus. »
« Nous savons [que l’autodétermination collective] exige au préalable la constitution d’une collectivité exerçant l’autodétermination collective. Historiquement, le cas type de ce processus est la transformation de la souveraineté absolue du monarque en souveraineté du peuple, et l’exemple clé, la Révolution française. Cependant, on a remarqué que, dans bien des cas, les frontières de la souveraineté monarchique n’avaient pas coïncidé avec celles de l’autodétermination collective raisonnable. Ceux qui, en Europe, ont fait cette remarque étaient préoccupés par la question de l’autonomie individuelle : puisqu’il est difficile de trouver un accord entre des individus libres et sans attaches, alors un système politique démocratique ne devrait être constitué que par des êtres humains qui auraient déjà quelque chose en commun. Ce quelque chose, fut-il expliqué, serait la langue et la culture. La constitution de communautés culturelles et linguistiques comme sujets politiques a donc été largement considérée comme une composante clé du progrès politique. »
« Le progrès social et politique. Ce dernier, dans son acception la plus large, peut être défini comme l’accroissement de la capacité des humains à vivre leur vie comme ils le souhaitent, au point de vue individuel et collectif. »
« L’acception forte du concept de progrès suggère qu’une amélioration durable est possible et vraisemblable, et qu’elle s’accomplit grâce à l’autonomie humaine. Pour notre projet de refondation, je propose provisoirement de maintenir que cette amélioration est en principe possible et, plus spécifiquement, qu’elle doit être accomplie dans des conditions d’autonomie, même si des considérations additionnelles sur le fonctionnement de l’autonomie peuvent être introduites. La possibilité d’une amélioration et l’autonomie semblent en effet être les conditions minimales pour développer une conception faible du progrès. Si nous abandonnions toute notion d’amélioration possible, nous n’aurions plus aucun concept de progrès. Si nous abandonnions la défense de l’autonomie, nous perdrions le noyau normatif de la modernité. Nous pouvons considérer que les conceptions selon lesquelles l’amélioration n’est pas possible et/ou qu’elle ne peut être accomplie dans des conditions d’autonomie constituent des critiques externes du progrès. En revanche, il existe des critiques internes du progrès selon lesquelles le sens de l’histoire n’est pas nécessairement marqué par le progrès, la régression est également possible et/ou le progrès n’émerge pas forcément dans des conditions d’autonomie. Ces critiques internes sont beaucoup plus utiles à notre propos, car là où elles nous invitent à repenser le progrès, les critiques externes nous invitent à l’abandonner. »
« Weber est l’un des sociologues « classiques » les moins enclins à postuler des lois du changement social ou l’existence de phénomènes sociaux de grande échelle déterminant l’action humaine. Si son ambition est bien de comprendre les phénomènes de grande échelle et de long terme, il le fait en commençant par étudier la manière dont les êtres humains donnent du sens à leurs actions. »
« Kant parle d’immaturité « dont [l’homme] est lui-même responsable » car ce n’est pas le défaut de capacité mais celui d’audace qui fait que les êtres humains demeurent dans un état d’immaturité. »
"Dans le passé, l’idée selon laquelle l’époque contemporaine était engagée sur le chemin de l’égale liberté pouvait être dénoncée en pointant du doigt l’absence évidente d’égalité et de liberté, sous une forme ou sous une autre. En ce sens, le progrès à venir était identifiable au dépassement de la domination formelle, et tout le progrès possible devait être accompli une fois parvenu à l’égale liberté pour tous. Aujourd’hui, la domination formelle n’est certainement pas entièrement dépassée, pas plus que l’égale liberté n’est totalement réalisée. Mais les progrès accomplis dans ces domaines ont été si importants que la réalisation de progrès significatifs sur des bases similaires semble peu plausible. L’épuisement du progrès s’explique ainsi."
"Les progrès sociaux et politiques que représentent l’inclusion et la reconnaissance en Europe et en Amérique du Nord durant la seconde moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe ont forcé les élites à intensifier leur domination d’autres sociétés (par le colonialisme) et de la nature (par l’industrialisation). L’intensification de l’industrialisation du travail durant le XXe siècle, inaugurée par l’« organisation scientifique du travail » tayloriste, peut être vue comme le franchissement d’une étape similaire dans les sociétés du « Nord », après que le mouvement ouvrier a obtenu l’amélioration des conditions de travail, l’augmentation des salaires et un engagement en faveur d’une sécurité sociale. Dans ce cas, la domination formelle est exercée par ceux qui détiennent les moyens de production contre ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre."
-Peter Wagner, Sauver le progrès. Comment rendre l'avenir à nouveau désirable, La Découverte, 2016.
https://fr.book4you.org/book/12273094/8f2173
"Les temps présents ne semblent plus rien avoir à faire de l’idée de progrès ou du moins avec la grande idée d’un progrès historique, d’un progrès général de l’humanité. [...]
Ce livre suggère qu’il vaut la peine de sauver l’idée de progrès, de la réexaminer et de voir s’il est possible de la reconstruire sur de nouvelles bases qui la rendent adaptée à notre temps. Si les attentes placées dans le progrès ont pu être exagérées, elles ont permis aux êtres humains de s’orienter dans le temps et dans l’espace. Le concept de progrès est situé : il trouve ses origines en Europe de l’Ouest avec la révolution scientifique, la Révolution française et la révolution industrielle. Il a initié une nouvelle ère, ouvrant l’horizon de l’histoire à venir, une ère au cours de laquelle le progrès s’étendrait à toute la planète. C’est ainsi que les Occidentaux voyaient l’histoire du monde et c’est cette vision qui forgea
leur confiance en eux quant à ce qui devait être fait et ce qu’il était possible d’attendre.
Comme nous le verrons, cette croyance fut maintes fois mise à l’épreuve, notamment durant la première moitié du XXe siècle, mais elle s’est avérée difficile à effacer. Bien que de manière de plus en plus rare, le débat public comme la recherche universitaire se réfèrent toujours à certains pays et à leurs peuples comme à des « pays industriels avancés » ou des « démocraties avancées », tandis que d’autres devaient encore « se développer », « rattraper » ou, plus récemment, « émerger ». Bien que la philosophie de l’histoire soit depuis longtemps un genre discrédité, il reste des traces de l’idée selon laquelle il y aurait une direction vers laquelle se meut l’histoire humaine. La vision dominante voulait que cette direction soit la bonne, qu’il y ait eu et qu’il y ait encore davantage de progrès, auquel seuls s’opposeraient ceux qui ne sont pas préparés aux temps nouveaux. Le point de départ de cet essai est que nous sommes sur le point de nous détacher définitivement de cette idée – pas aujourd’hui ou hier, pas de manière soudaine, mais graduellement, depuis au moins la seconde moitié du XXe siècle et plus radicalement depuis la fin des années 1970.
Cette perte devrait être accueillie positivement pour plusieurs raisons. Car cette vision avait créé une hiérarchie spatio-temporelle qui niait à des êtres humains de plusieurs endroits du globe la « cotemporalité » avec les gens du Nord, pour paraphraser Johannes Fabian. Elle justifiait la domination d’êtres humains contre leur volonté pour le bénéfice supposé de
l’humanité et au nom du progrès. Aujourd’hui, par contraste, il semble souvent qu’une désorientation généralisée ait succédé à l’adieu fait à l’excès de confiance placé dans l’ordre spatio-temporel du monde. Et ceci n’est ni nécessaire ni désirable.
Existe-t-il un espace entre l’excès de confiance passé et la désorientation présente ? Si nous abandonnons le rêve du progrès perpétuel, existe-t-il des façons de faire qui signifie encore aller de l’avant ? Existe-t-il des façons de reconsidérer les doutes concernant le progrès qui ne nous laissent pas sans rien d’autre que des doutes ?"
"De toute évidence, depuis 1990, le déchaînement
capitaliste a conduit à l’accroissement des inégalités, à la dégradation des
conditions de travail et au démantèlement de l’État-providence. Dans de
vastes parties du monde aujourd’hui, la loi est bafouée et la violence
toujours plus présente. L’environnement ne cesse de se dégrader, menaçant
à terme nos conditions de vie. L’avenir s’annonce comme la perpétuation
des guerres et de la violence, de la misère et des inégalités, de l’exploitation
et de l’oppression, au mieux interrompues par des périodes de paix relative
et de bien-être limitées dans l’espace. L’optimisme de ceux qui pensaient
que serait tenue la promesse du progrès a cédé la place au pessimisme de
ceux qui pensaient que le progrès durable ne pouvait être atteint. De nos
jours, comme l’a récemment suggéré Claus Offe, le seul sens du progrès,
c’est le fait d’éviter la régression. Et même pour atteindre ce but, il nous
faudra travailler dur.
Il faut cependant nuancer ce constat : après tout, les économies dites
« émergentes » connaissent un accroissement considérable de leur richesse
matérielle. En Amérique latine et en Afrique du Sud, les dictatures
militaires et l’Apartheid ont été vaincus et remplacés, dans certains
endroits, par des démocraties participatives ; la pauvreté y a été réduite et
les ressources de l’État-providence augmentées. On peut avancer que,
globalement, les régimes oppressifs sont moins nombreux qu’il y a
cinquante ans. Peut-être les espoirs placés dans le progrès ont-ils cessé
d’être seulement là où celui-ci est née – en Europe de l’Ouest –, alors qu’ils
fleurissent partout ailleurs ?"
"Mon objectif n’est pas de me débarrasser de l’idée de progrès dans son ensemble, en montrant que sa poursuite aurait rendu le monde pire qu’il ne l’était. D’abord parce que ce n’est pas vrai : la poursuite du progrès a rendu le monde tantôt meilleur, tantôt pire, selon les moments, les endroits, et les aspects considérés. Il nous faut comprendre les
raisons de ces variations. Et ensuite parce que c’est précisément l’insatisfaction suscitée par l’état actuel des choses qui nous pousse à continuer de chercher des possibilités de progrès. Il nous faut donc tâcher de remédier à la fois aux erreurs conceptuelles qui auraient été commises et à leurs effets en élaborant et en utilisant une notion plus adéquate du
progrès. Commençons par la manière dont le concept de progrès – qui a guidé l’action humaine pendant près de deux siècles – a émergé."
"L’Europe du XVIIIe siècle fut le théâtre d’un véritable basculement : on se mit à croire en l’existence d’une dynamique d’amélioration générale des conditions d’existence. Pas seulement une amélioration temporaire, mais une amélioration de long terme susceptible de s’auto-alimenter. De plus, les connaissances portant sur les conditions de cette amélioration se renforçant, celle-ci devenait non seulement possible, mais probable. Cette transformation des attentes correspond à ce que l’on pourrait appeler l’« invention du progrès »."
"Ceux que l’on appelle les penseurs des Lumières partageaient un présupposé sur lequel se fondait tout le reste. Ils voyaient en effet les humains comme des êtres capables d’autonomie et pourvus de raison : raison leur permettant d’identifier les problèmes auxquels ils étaient confrontés et de trouver les moyens de les résoudre ; autonomie les autorisant à choisir, parmi ces moyens, les plus adéquats, à agir de la manière la plus appropriée, ces deux facteurs favorisant l’amélioration de la capacité à résoudre les problèmes. De plus, doués de mémoire, les humains étaient considérés comme des êtres apprenants. Aussi les générations successives pourraient-elles construire sur les bases acquises par les précédentes et les améliorer. Le lien entre raison, autonomie et capacité d’apprentissage était, pour ces penseurs, ce qui formait les conditions du progrès historique de l’humanité."
"Durant la première moitié du XIXe siècle, l’application d’une interprétation spécifique du concept de liberté entraîna des conséquences non désirées. Des mouvements se formèrent alors pour en donner une nouvelle interprétation, insistant sur le caractère égalitaire que devait avoir la liberté et sur la nécessité d’associer à ce concept celui de solidarité. En d’autres termes, l’expérience de l’application d’un concept spécifique conduit à des dynamiques de réinterprétation. Ainsi, on peut en déduire que le changement social et politique est aussi fondé sur la réinterprétation conceptuelle."
"La fin de la domination formelle ne signifie pas la fin de la domination : la lutte pour l’autodétermination personnelle et collective continue. Mais elle change de forme, et ce de manière assez radicale. Par domination formelle, il faut entendre un type de domination justifiant la supériorité hiérarchique d’un groupe sur un autre et entérinant cette position hiérarchique par des règles formelles qui, entre autres, déterminent qui domine et qui est dominé. Cette domination formelle était largement répandue dans le monde autour de 1960 : c’était celle qu’exerçaient les colonisateurs sur les colonisés ; les colons et leurs descendants sur les populations indigènes ; les hommes sur les femmes ; les propriétaires de capitaux sur les travailleurs ; les chefs de collectivités organisées sur leurs membres ; les interprètes autorisés des philosophies de l’histoire hégémoniques sur ceux dont l’expression était censurée et opprimée ; ceux qui jouissaient du droit à la participation politique sur ceux qui n’en bénéficiaient pas. Aujourd’hui, si cette domination de type formel n’a pas entièrement disparu, elle est beaucoup moins répandue et prononcée qu’il y a seulement un demi-siècle.
Voilà, selon moi, la raison principale de l’épuisement du progrès au sens traditionnel. Plus que de l’exercice de l’autonomie, le progrès a durant deux siècles résulté de la combinaison de l’exercice de la domination et de la résistance à la domination. Nous ne nous rendons pas encore parfaitement compte de la transformation du monde résultant de ce « progrès ». Mais si nous vivons actuellement la fin de la domination formelle, il nous reste une tâche à accomplir : repenser le progrès possible après la fin de cette forme de domination. [...]
La fin de la domination formelle étant advenue, le travail actuel d’interprétation du monde doit se centrer sur l’identification des nouvelles formes de domination."
"L’idée d’un progrès dans le domaine du savoir (ou progrès épistémique) est constitutive de la conception du progrès née au XVIIIe siècle. L’aspect épistémologique, notamment le progrès dans la connaissance de la nature tel qu’il s’est accompli durant la « révolution scientifique » des XVIe et XVIIe siècles, est inscrit dans les origines mêmes de cette notion."
"Le progrès économique devrait être identifiable à la satisfaction des besoins matériels humains, et un premier indicateur utile de cette satisfaction pourrait être l’espérance de vie. Vivre présuppose en effet que nourriture, logement et assistance médicale soient disponibles en quantité suffisante et qu’ainsi les besoins matériels de base soient satisfaits. [...] à partir de la fin du XIXe siècle, celle-ci s’accrut, d’abord en Europe et en Amérique du Nord, puis, durant la seconde moitié du XXe siècle, dans de nombreuses autres régions du monde. Située autour de quarante ans au début du XXe siècle, elle s’éleva à plus de soixante-dix ans à la fin."
"Si l’on peut reconnaître que la croissance économique apporte du progrès, encore faut-il savoir comment ce dernier est réalisé. Or la réponse à cette question est double. D’une part, ce progrès est de nature industrielle. Il résulte de l’usage croissant d’énergie fossile pour la production, éliminant la contrainte pesant sur la disponibilité de la force de travail humaine et animale. En tant que tel, il est directement lié au progrès du savoir puisqu’il en est l’application au domaine de l’innovation technologique, qui permet la croissance économique. Cette conception du progrès repose étroitement sur quelque chose comme un complexe épistémo-économique."
"Kenneth Pomeranz suggère que la contrainte – qu’on peut appeler « malthusienne » – de la terre persista en Europe comme ailleurs jusqu’au début du XIXe siècle. Mais qu’elle y disparut ensuite, et ce pour deux raisons : l’extraction du charbon à proximité des centres urbains de production industrielle ; la mise à contribution du travail africain et de la
terre américaine pour nourrir et habiller la population européenne, permettant ainsi à cette dernière de se consacrer au travail industriel. Ainsi, il est probable que la condition préalable du progrès matériel en Europe fut la régression sociale et matérielle dans d’autres endroits du monde."
"Les facteurs favorisant le progrès épistémo-économique existaient bien, mais seule une élite restreinte bénéficiait de celui-ci. Cette situation fut courante dans de vastes parties du monde pendant de longues périodes, et il en va encore ainsi dans de nombreuses régions. Il semble d’ailleurs que cette situation soit à nouveau en train de se généraliser. La pensée économique libérale permit aux inventeurs et aux entrepreneurs de se considérer comme les propriétaires légitimes des fruits du progrès. Aussi, pour un accès plus égal aux progrès matériels, a-t-il fallu agir, lutter et mener notamment une lutte de réinterprétation. La « critique sociale » existant depuis le XIXe siècle a constitué une force majeure qui transforma un potentiel techno-économique en importants avantages sociaux dans les pays du Nord. Du côté des mouvements sociaux et surtout des travailleurs, cette lutte était motivée par un sentiment d’injustice et par le désir d’améliorer les conditions de vie ; du côté des élites, par le souci de préserver le tissu et l’ordre social – La Grande Transformation de Karl Polanyi demeure une analyse puissante de cette autodéfense de la société. On peut supposer que la critique sociale sera à nouveau nécessaire pour que se poursuive la trajectoire du progrès matériel.
Autour de 1900 apparurent les premières mesures conduisant à une distribution plus égale du progrès matériel : la redistribution étatique qu’on appela l’« État-providence » et l’ajustement du monde des affaires qu’on appela le « fordisme » – des salaires plus élevés permettant aux travailleurs d’acheter le produit de leur travail."
"Le progrès épistémo-économique était caractérisé par une interprétation particulière de la façon dont les Lumières considéraient la liberté et la raison. Cette interprétation faisait de l’autonomie un moyen pour parvenir à la maîtrise. En revanche, le progrès social et politique peut être considéré comme le résultat de l’engagement en faveur de l’autonomie elle-même, envisagée non comme un moyen mais comme une fin."
"L’égale liberté peut être considérée comme la promesse fondatrice des sociétés issues des Lumières et des révolutions. Mais, comme cette liberté n’était nulle part mise en pratique, le progrès social et politique à venir fut peu à peu identifié à cette égale liberté, laquelle serait réalisée à travers le processus d’émancipation."
"Nous mènerons une analyse du progrès social et politique en trois points. Dans un premier temps, nous étudierons différentes configurations historiques afin de voir si nous pouvons comparer la façon dont elles ont articulé la liberté et l’égalité avec ce que nous appelons le progrès social, à savoir la création de conditions propices à l’autoréalisation individuelle. Pour ce faire, nous devons forger et appliquer des outils sociologiques permettant d’appréhender la liberté et l’égalité effectives à la fois dans et au-delà de la définition formelle de la domination. Nous étudierons ensuite plus spécifiquement le progrès politique, en nous interrogeant en particulier sur la façon dont l’autodétermination consiste à se donner les règles de la vie en commun. Pour cela, nous aurons recours à deux types de mesures : la liberté, c’est-à-dire la capacité du sujet politique à déterminer ces règles, et
la maîtrise, c’est-à-dire la capacité de l’individu à déterminer effectivement ces règles. En conséquence, nous identifierons dans un troisième temps une ambivalence sous-jacente à la dispute sur l’interprétation et la réalisation du progrès social et politique."
« « Conformisme » et « anomie », comme nous l’avons dit, mais également « aliénation » sont des termes qui ont historiquement été employés pour décrire les situations sociales dans lesquelles l’autoréalisation individuelle était entravée malgré l’existence de droits individuels étendus. »
« Nous savons [que l’autodétermination collective] exige au préalable la constitution d’une collectivité exerçant l’autodétermination collective. Historiquement, le cas type de ce processus est la transformation de la souveraineté absolue du monarque en souveraineté du peuple, et l’exemple clé, la Révolution française. Cependant, on a remarqué que, dans bien des cas, les frontières de la souveraineté monarchique n’avaient pas coïncidé avec celles de l’autodétermination collective raisonnable. Ceux qui, en Europe, ont fait cette remarque étaient préoccupés par la question de l’autonomie individuelle : puisqu’il est difficile de trouver un accord entre des individus libres et sans attaches, alors un système politique démocratique ne devrait être constitué que par des êtres humains qui auraient déjà quelque chose en commun. Ce quelque chose, fut-il expliqué, serait la langue et la culture. La constitution de communautés culturelles et linguistiques comme sujets politiques a donc été largement considérée comme une composante clé du progrès politique. »
« Le progrès social et politique. Ce dernier, dans son acception la plus large, peut être défini comme l’accroissement de la capacité des humains à vivre leur vie comme ils le souhaitent, au point de vue individuel et collectif. »
« L’acception forte du concept de progrès suggère qu’une amélioration durable est possible et vraisemblable, et qu’elle s’accomplit grâce à l’autonomie humaine. Pour notre projet de refondation, je propose provisoirement de maintenir que cette amélioration est en principe possible et, plus spécifiquement, qu’elle doit être accomplie dans des conditions d’autonomie, même si des considérations additionnelles sur le fonctionnement de l’autonomie peuvent être introduites. La possibilité d’une amélioration et l’autonomie semblent en effet être les conditions minimales pour développer une conception faible du progrès. Si nous abandonnions toute notion d’amélioration possible, nous n’aurions plus aucun concept de progrès. Si nous abandonnions la défense de l’autonomie, nous perdrions le noyau normatif de la modernité. Nous pouvons considérer que les conceptions selon lesquelles l’amélioration n’est pas possible et/ou qu’elle ne peut être accomplie dans des conditions d’autonomie constituent des critiques externes du progrès. En revanche, il existe des critiques internes du progrès selon lesquelles le sens de l’histoire n’est pas nécessairement marqué par le progrès, la régression est également possible et/ou le progrès n’émerge pas forcément dans des conditions d’autonomie. Ces critiques internes sont beaucoup plus utiles à notre propos, car là où elles nous invitent à repenser le progrès, les critiques externes nous invitent à l’abandonner. »
« Weber est l’un des sociologues « classiques » les moins enclins à postuler des lois du changement social ou l’existence de phénomènes sociaux de grande échelle déterminant l’action humaine. Si son ambition est bien de comprendre les phénomènes de grande échelle et de long terme, il le fait en commençant par étudier la manière dont les êtres humains donnent du sens à leurs actions. »
« Kant parle d’immaturité « dont [l’homme] est lui-même responsable » car ce n’est pas le défaut de capacité mais celui d’audace qui fait que les êtres humains demeurent dans un état d’immaturité. »
"Dans le passé, l’idée selon laquelle l’époque contemporaine était engagée sur le chemin de l’égale liberté pouvait être dénoncée en pointant du doigt l’absence évidente d’égalité et de liberté, sous une forme ou sous une autre. En ce sens, le progrès à venir était identifiable au dépassement de la domination formelle, et tout le progrès possible devait être accompli une fois parvenu à l’égale liberté pour tous. Aujourd’hui, la domination formelle n’est certainement pas entièrement dépassée, pas plus que l’égale liberté n’est totalement réalisée. Mais les progrès accomplis dans ces domaines ont été si importants que la réalisation de progrès significatifs sur des bases similaires semble peu plausible. L’épuisement du progrès s’explique ainsi."
"Les progrès sociaux et politiques que représentent l’inclusion et la reconnaissance en Europe et en Amérique du Nord durant la seconde moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe ont forcé les élites à intensifier leur domination d’autres sociétés (par le colonialisme) et de la nature (par l’industrialisation). L’intensification de l’industrialisation du travail durant le XXe siècle, inaugurée par l’« organisation scientifique du travail » tayloriste, peut être vue comme le franchissement d’une étape similaire dans les sociétés du « Nord », après que le mouvement ouvrier a obtenu l’amélioration des conditions de travail, l’augmentation des salaires et un engagement en faveur d’une sécurité sociale. Dans ce cas, la domination formelle est exercée par ceux qui détiennent les moyens de production contre ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre."
-Peter Wagner, Sauver le progrès. Comment rendre l'avenir à nouveau désirable, La Découverte, 2016.