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    Anne Choquet & Camille Escudé-Joffres & Frédéric Lasserre, Géopolitique des pôles

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Anne Choquet & Camille Escudé-Joffres & Frédéric Lasserre, Géopolitique des pôles Empty Anne Choquet & Camille Escudé-Joffres & Frédéric Lasserre, Géopolitique des pôles

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 12 Juin - 8:20



    "Les changements climatiques font miroiter l’avènement de routes commerciales rapides et la découverte de ressources abondantes, et posent dès lors la question du contrôle d’espaces encore inaccessibles voici quelques années.

    Ces images de trésors, de ressources et de routes relèvent pourtant encore du mirage. Les régions polaires demeurent éloignées des centres économiques, peu équipés d’infrastructures, et soumis à des contraintes climatiques sévères malgré les changements climatiques, ce qui rend l’exploitation des ressources tout comme la navigation encore complexes et coûteuses. Ces images alimentent aussi l’idée que les régions polaires, en particulier l’Arctique, sont l’objet de vives tensions géopolitiques d’autant que nombre d’observateurs ont décrit la conjoncture comme le prélude à une nouvelle Guerre froide, voire à un conflit armé. Dans la réalité, il y a effectivement des différends, que supposent les mutations rapides de l’accessibilité de l’Arctique. Les régions polaires s’ouvrent et cela appelle au renforcement ou à l’établissement de normes environnementales, mais aussi conduit les États riverains en Arctique à préciser et contrôler leurs espaces maritimes, potentiels jusqu’à peu mais désormais plus accessibles… En quelques années, l’image de la région est passée de zone de confrontation figée dans la Guerre froide, à pôle repoussoir, froid et vide ; puis, depuis peu, à eldorado ouvert aux convoitises.

    Or, la réalité des régions polaires est nettement plus nuancée. En Antarctique, continent inhabité et régi par un traité international spécifique, la coopération internationale est à l’origine d’accords qui encadrent les revendications territoriales et contiennent les éventuels appétits pour les ressources. En Arctique, océan bordé par des territoires peuplés notamment par des populations autochtones, les États formulent pacifiquement leurs revendications, en discutent malgré le froid entre Russie et Occidentaux, et coopèrent dans le cadre d’instances de dialogue comme le Conseil de l’Arctique. La dynamique politique en cours est complexe, car elle se nourrit des mutations environnementales rapides, de l’intégration de ces régions dans la mondialisation économique, des représentations et des intérêts multiples et croisés. Mais elle s’accompagne aussi de coopération et de négociations entre les acteurs à différents niveaux."

    "La concentration en CO2 atmosphérique atteint désormais 412 ppm (partie par million), contre 280 ppm avant le début de la révolution industrielle à la fin du XVIIIe siècle. Cette concentration en CO2 prévalait voici 3 millions d’années ; à cette époque, la forêt s’étendait jusqu’aux rives de l’océan Arctique et la banquise permanente était nettement plus réduite. L’Arctique est l’une des régions du globe qui se réchauffe le plus vite. En effet, l’impact des changements climatiques conduit à une diminution de l’albédo de la surface terrestre. L’albédo est la partie de la lumière incidente qu’un objet réfléchit. Il est très élevé pour la neige et la glace : l’un comme l’autre absorbent peu la lumière du soleil et demeurent froids. Mais ces dernières années, la banquise fond de plus en plus en été ; la neige fond plus tôt et se dépose plus tard. Dans les deux cas, ces surfaces de mer et de terre sont alors exposées au soleil ; plus sombres, elles absorbent davantage d’énergie solaire, ce qui contribue à une fonte accélérée et au départ d’une boucle de rétroaction. Ce phénomène, appelé amplification arctique, explique que la région se soit réchauffée deux fois plus vite à ce jour que la planète dans son ensemble. En Antarctique, le réchauffement se traduit surtout par le réchauffement des courants marins qui viennent gruger les plateaux de glace sur les marges du continent : l’extension de la banquise de mer n’a paradoxalement guère changé au cours des dernières décennies.

    Dans l’Arctique, la superficie moyenne de la banquise en hiver était d’environ 15 millions de km2 ; en été, la fonte la réduisait naturellement à environ 6,74 millions de km2 (moyenne sur la période 1979-2000), avec bien entendu des variations interannuelles. C’est là une différence majeure entre l’Arctique, où demeure une banquise permanente, même à la fin de l’été, et l’Antarctique où la banquise disparaît largement au cours de l’été austral.

    Mais cette banquise permanente a tendance à rétrécir comme peau de chagrin en Arctique. Elle n’était plus que de 3,74 millions de km2 en 2020, soit une diminution de 45 % ; l’analyse interannuelle montre que la tendance à la fonte s’accélère, malgré des écarts significatifs dans l’extension de la banquise et sa répartition au sein de la région, d’une année sur l’autre."

    "La banquise se reconstitue cependant en hiver et se reformera toujours, malgré les changements climatiques, car les conditions de l’hiver arctique demeurent sévères : on enregistrera encore des températures sous les -50°C, avec de forts vents et la nuit noire. Mais le régime de la banquise arctique, présentant une extension pendant l’hiver et une fonte quasi-complète en été, se rapproche de celui de l’Antarctique.

    Plus mince, plus légère, plus fragmentée, moins dure, la banquise se déplace plus rapidement également. En effet, la glace de mer n’est pas un bloc fixe et rigide : elle se déplace au gré des vents et des courants, et forme, aux points de friction ou de collision des masses de glace, des crêtes de compression pouvant atteindre jusqu’à 10 m de hauteur (dont la majeure partie immergée). Cette fonte de la banquise favorise ainsi la formation aléatoire de ces crêtes de compression, sérieux obstacles à la navigation dans l’océan Arctique."

    "Si la fonte de la banquise ne fait pas monter le niveau de la mer, puisque cette glace est déjà dans l’eau, en revanche, celle de la glace terrestre élève celui des océans. Le rythme de fonte des deux inlandsis, ou calotte glaciaire, énormes masses de glace continentale au Groenland et en Antarctique, atteignant plusieurs milliers de mètres d’épaisseur, détermine pour une large part la montée du niveau marin."

    "Si l’impact de la dérive de ces montagnes de glace dans l’océan Antarctique sera sans doute limité, en revanche, autour du Groenland, ceux-ci affecteront négativement la navigation. En effet, beaucoup d’icebergs croiseront en baie de Baffin et en mer du Groenland. En se désagrégeant, ils produiront un nombre considérable de blocs de glace très dure, d’un mètre ou deux de côté. Ces blocs sont particulièrement redoutés des navigateurs, car ils surnagent à peine au-dessus de la surface de la mer et sont donc très difficiles à repérer. Ils forcent les navires à réduire considérablement l’allure et présentent un risque majeur. Ainsi, les eaux au voisinage du Groenland ne seront plus bloquées par la banquise, mais affectées, au gré des courants et des vents, par de dangereux essaims de blocs de glace que même les coques renforcées pour la banquise ne pourront aborder frontalement."

    "Le méthane issu de la reprise de la décomposition de siècles de végétation accumulée dans les tourbières, longtemps emprisonné dans le sol gelé, se libère de plus en plus ; or ce méthane est un gaz à effet de serre beaucoup plus puissant que le CO2, et sa libération massive risque fort d’accélérer les changements climatiques dans la région dans une autre boucle de rétroaction positive."

    "Longtemps peu étudiées car peu accessibles, les régions polaires sont des terrains d’étude uniques pour les chercheurs de différentes disciplines (glaciologie, océanographie, biologie…) d’autant que les régions polaires ont profité de la relative absence d’activités humaines. Au-delà de l’intérêt en termes de connaissances, plusieurs pays y voient aussi un intérêt pratique : ainsi les États asiatiques étudient-ils les impacts des changements climatiques sur le régime des précipitations en Asie orientale, dont la perturbation pourrait avoir des impacts significatifs sur la production agricole.

    Pour les faciliter, des stations et autres infrastructures permanentes ou semi-permanentes ont été construites. Les États côtiers de l’Arctique, mais pas seulement, en ont établi dans la région. À titre d’exemple, le Canada gère la base de Resolute Bay et le Danemark celle de Thulé. À Ny-Ålesund au Svalbard, la Norvège gère une station alors que l’Institut allemand Alfred Wegener pour la recherche polaire et marine (AWI) et l’Institut polaire français Paul-Émile Victor (IPEV) partagent la base AWIPEV. L’Institut polaire français gère également la station d’été Jean Corbel au sud-est de Ny-Ålesund.

    En Antarctique, la France a également construit la station Dumont d’Urville en Terre Adélie et coopéré avec l’Italie pour établir la station Concordia au Dôme C. Au total, plus de 80 stations, permanentes ou estivales, ont été établies sur ou à proximité du continent austral. Les responsables nationaux qui programment, dirigent et gèrent les soutiens apportés à la recherche scientifique en Antarctique au nom de leurs gouvernements respectifs coopèrent au sein du Conseil des directeurs des programmes antarctiques nationaux (COMNAP). L’association créée en 1988 regroupe 30 États qui entreprennent des programmes scientifiques réguliers dans la région."

    "Dès le Traité sur l’Antarctique (Washington, 1959), le principe de liberté de la recherche scientifique et de coopération est reconnu. En 1991, avec la signature du protocole au Traité sur l’Antarctique relatif à la protection de l’environnement (Protocole de Madrid), l’Antarctique est devenu une réserve naturelle consacrée à la paix et à la science. Il appartient aux États parties (le Protocole de Madrid compte 41 États parties alors que le Traité sur l’Antarctique en compte 54) de faire en sorte que les activités soient organisées et conduites de façon à accorder la priorité à la recherche scientifique et à préserver la valeur de l’Antarctique en tant que zone consacrée à la recherche. En plus de possibilités de permis spécifiques qui peuvent leur être accordés par les autorités nationales compétentes (par exemple, l’Administrateur supérieur-Préfet des terres australes et antarctiques françaises – TAAF), ils bénéficient d’un droit exclusif de mener des activités relatives aux ressources minérales à des fins scientifiques. Mais comme toute activité humaine en Antarctique, le chercheur doit avoir un comportement responsable puisqu’il est soumis à des obligations environnementales, notamment à des évaluations préalables d’impact sur l’environnement.

    Les huit États arctiques (Canada, Danemark, États-Unis, Finlande, Islande, Norvège, Russie et Suède) ont, pour leur part, signé l’Accord sur le renforcement de la coopération scientifique internationale dans l’Arctique (Fairbanks, 2017). Une place particulière est accordée aux populations, l’accord a en effet négocié entre les États arctiques mais également en consultation des six organisations autochtones ayant le statut de participants permanents au Conseil de l’Arctique : l’Association internationale aléoute, le Conseil athabaskan arctique, le Conseil circumpolaire inuit, le Conseil international Gwich’in, le Conseil saami et l’Association russe des peuples autochtones du Nord."

    "La découverte de gisements de nickel dans la presqu’île de Kola puis sur le site de Norilsk en Sibérie a confirmé l’important potentiel minier de l’Arctique sibérien. Au Canada, avant la chute des cours des ressources pendant la crise financière de 2008, de nombreuses campagnes d’exploration, portées par les cours élevés à cette époque, ont souligné de forts potentiels en fer, uranium, or, argent, diamants, zinc, cuivre… Le gisement de fer de Mary River, découvert en 1962, comprend 309 millions de tonnes (Mt) de réserves prouvées et 90 Mt de réserves probables, ce qui en fait l’un des 20 premiers gisements de fer au monde, tandis que la mine de Red Dog en Alaska exploite le plus important gisement de zinc au monde.

    Des gisements d’hydrocarbures sont également connus sur terre comme en mer au Canada, en Alaska, en Norvège et en Russie. Certains ont ainsi récemment été mis en exploitation en mer de Barents (Norvège et Russie), en mer de Kara et dans le golfe de l’Ob et la péninsule de Yamal (Russie). [...]
    Les estimations les plus souvent citées pour les ressources encore à découvrir, émanant du service géologique des États-Unis (US Geological Survey), font état d’environ 90 milliards de barils de pétrole, 44 milliards de barils de dérivés du gaz et de 45 300 milliards m3 de gaz, soit 13 % des réserves de pétrole et de 30 % des réserves de gaz à découvrir. Dans le seul Moyen-Orient, les réserves de pétrole prouvées s’élèvent à 834 milliards de barils de pétrole, et à 75 600 milliards m3 de gaz. Ces ressources arctiques potentielles correspondent à environ 3 ans de consommation mondiale de pétrole et 7 ans pour le gaz. On prend ainsi la mesure de ces gisements arctiques : conséquents, surtout pour le gaz, mais pas fabuleux en matière de pétrole.

    Enfin, les eaux arctiques sont riches en ressources halieutiques. Si les stocks de morue en mer du Labrador ne se sont toujours pas reconstitués depuis leur quasi-disparition pour cause de surpêche dans les années 1990, le Groenland met en valeur d’importants stocks de crevettes, de saumons et de flétans. En mer de Barents, l’enjeu économique de la pêche à la morue est une source récurrente de friction entre Russie et Norvège. Alors que cette pêche est une source de revenu appréciable pour les pêcheurs, l’absence de consensus sur la frontière maritime jusqu’en 2010 a contribué à alimenter les rivalités pour l’accès à la ressource.

    Avec la fonte de la banquise et l’ouverture d’espaces maritimes, de nouvelles perspectives se présentent pour l’industrie de la pêche en Arctique. Tout d’abord, avec les changements climatiques, les bancs de poissons ont tendance à migrer vers le Nord, entraînant donc les chalutiers dans leur sillage mais posant aussi la question de leur interaction avec les espèces endémiques dans ces eaux plus nordiques, la morue arctique ou le grenadier par exemple. Ensuite, de nouvelles espèces pourraient se voir exploitées. La morue arctique a ainsi suscité un intérêt, sans que l’on connaisse sa capacité à résister à la pression d’une pêche industrielle. Avec la disparition progressive de la banquise, la productivité biologique des écosystèmes va augmenter avec l’accroissement de la photosynthèse, favorisant le développement des stocks au cours du siècle, notamment au nord du détroit de Béring, et à l’est de la mer de Barents. Le risque est alors d’importer en Arctique les politiques de surpêche qui sont à l’œuvre dans le reste des océans et qui ont conduit à la surexploitation de plusieurs espèces, à moins d’adopter des réglementations spécifiques et contraignantes et de se doter de moyens de contrôle de la pêche illégale."

    "En Antarctique, les revendications territoriales sont gelées en vertu d’un traité international. En Arctique, à part l’île Hans, seuls subsistent des différends sur des espaces maritimes, disputes régies d’un commun accord entre les États côtiers sur le fondement notamment de la Convention sur le droit de la mer. L’image du far west polaire ne semble donc guère crédible."

    "Si certains États n’y sont pas parties (les États-Unis par exemple), la Convention de Montego Bay occupe néanmoins une place d’importance parmi les réglementations qui s’appliquent aux océans polaires. Elle constitue un traité dit de codification en ce qu’elle contient des règles de nature coutumière, la coutume internationale étant une preuve d’une pratique générale acceptée comme étant le droit. Lorsqu’une coutume internationale est consacrée dans un traité elle s’impose ainsi également aux États non parties puisqu’il s’agit d’une règle coutumière."
    -Anne Choquet & Camille Escudé-Joffres & Frédéric Lasserre, Géopolitique des pôles. Vers une appropriation des régions polaires ?, Le Cavalier Bleu, 2021, 192 pages.



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