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"Le sens de ce « mouvement », de ce « style » n’est assignable que si on l’investit de l’intérieur, reprenant sur soi l’interrogation qu’il porte. On en dirait autant du marxisme ou du cartésianisme."
"C’est contre le psychologisme, contre le pragmatisme, contre une étape de la pensée occidentale que la phénoménologie a réfléchi, s’est accotée, a combattu."
"Il y a une intention, une prétention a-historique dans la phénoménologie."
"La phénoménologie est comparable au cartésianisme, et il est certain qu’on peut par ce biais l’approcher de façon adéquate : elle est une méditation logique visant à déborder les incertitudes mêmes de la logique vers et par un langage ou logos excluant l’incertitude. L’espoir cartésien d’une mathesis universalis renaît chez Husserl. Elle est bien alors philosophie, et même philosophie post kantienne parce qu’elle cherche à éviter la systématisation métaphysique ; elle est une philosophie du XXè siècle, songeant à restituer à ce siècle sa mission scientifique en f fondant à nouveaux frais les conditions de sa science. Elle sait que la connaissance s’incarne en science concrète ou « empirique », elle veut savoir où prend appui cette connaissance scientifique. C’est là le point de départ, la racine dont elle s’enquiert, les données immédiates de la connaissance. Kant recherchait déjà les conditions a priori de la connaissance : mais cet a priori préjuge déjà de la solution. La phénoménologie ne veut même pas de cette hypostase. De là son style interrogatif, son radicalisme, son inachèvement essentiel.
[...] Pourquoi « phénoménologie » ? Le terme signifie étude des « phénomènes », c’est-à-dire de cela qui apparaît à la conscience, de cela qui est « donné ». Il s’agit d’explorer ce donné, « la chose même » que l’on perçoit, à laquelle on pense, de laquelle on parle, en évitant de forger des hypothèses, aussi bien sur le rapport qui lie le phénomène avec l’être de qui il est phénomène, que sur le rapport qui l’unit avec le Je pour qui il est phénomène. Il ne faut pas sortir du morceau de cire pour faire une philosophie de la substance étendue, ni pour faire une philosophie de l’espace, forme a priori de la sensibilité, il faut rester au morceau de cire lui-même, sans présupposé, le décrire seulement tel qu’il se donne. Ainsi se dessine au sein de la méditation phénoménologique un moment critique, un « désaveu de la science » (Merleau-Ponty) qui consiste dans le refus de passer à l’explication : car expliquer le rouge de cet abat-jour, c’est précisément le délaisser en tant qu’il est ce rouge étalé sur cet abat-jour, sous l’orbe duquel je réfléchis au rouge ; c’est le poser comme vibration de fréquence, d’intensité données, c’est mettre à sa place « quelque chose », l’objet pour le physicien qui n’est plus du tout « la chose même », pour moi. Il y a toujours un préréflexif, un irréfléchi, un antéprédicatif, sur quoi prend appui la réflexion, la science, et qu’elle escamote toujours quand elle veut rendre raison d’elle-même.
On comprend alors les deux visages de la phénoménologie : une puissante confiance dans la science impulse la volonté d’en asseoir solidement les accotements, afin de stabiliser tout son édifice et d’interdire une nouvelle crise. Mais pour accomplir cette opération, il faut sortir de la science même et plonger dans ce dans quoi elle plonge « innocemment ». C’est par volonté rationaliste que Husserl s’engage dans l’anté-rationnel. Mais une inflexion insensible peut faire de cet anté-rationnel un anti-rationnel, et de la phénoménologie le bastion de l’irrationalisme. De Husserl à Heidegger il y a bien héritage, mais il y a aussi mutation."
"A la recherche du donné immédiat antérieur à toute thématisation scientifique, et l’autorisant, la phénoménologie dévoile le style fondamental, ou l’essence, de la conscience de ce donné, qui est l’intentionalité (Nous avons pris le parti d’écrire intentionalité comme rationalité plutôt qu’ intentionnalité). A la place de la traditionnelle conscience « digérant », ingérant au moins, le monde extérieur (comme chez Condillac par exemple), elle révèle une conscience qui « s’éclate vers » (Sartre), une conscience en somme qui n’est rien, si ce n’est rapport au monde. Dès lors les méthodes objectives, expérimentales, bref calquées sur la physique, que psychologie, sociologie, etc., utilisent, ne sont-elles pas radicalement inadéquates ? Ne faudrait-il pas au moins commencer par déployer, expliciter les divers modes selon lesquels la conscience est « tissée avec le monde » ? Par exemple avant de saisir le social comme objet, ce qui constitue une décision de caractère métaphysique, il est sans doute nécessaire d’expliciter le sens même du fait pour la conscience d’ « être-en-société », et par conséquent d’interroger naïvement ce fait. Ainsi parviendra-t-on à liquider les contradictions inévitables issues de la position même du problème sociologique : la phénoménologie tente, non pas de remplacer les sciences de l’homme, mais de mettre au point leur problématique, sélectionnant ainsi leurs résultats et réorientant leur recherche."
[PREMIÈRE PARTIE - HUSSERL. I. – L’éidétique]
"
-Jean-François Lyotard, La phénoménologie, PUF, 2004 (1954 pour la première édition).
"Le sens de ce « mouvement », de ce « style » n’est assignable que si on l’investit de l’intérieur, reprenant sur soi l’interrogation qu’il porte. On en dirait autant du marxisme ou du cartésianisme."
"C’est contre le psychologisme, contre le pragmatisme, contre une étape de la pensée occidentale que la phénoménologie a réfléchi, s’est accotée, a combattu."
"Il y a une intention, une prétention a-historique dans la phénoménologie."
"La phénoménologie est comparable au cartésianisme, et il est certain qu’on peut par ce biais l’approcher de façon adéquate : elle est une méditation logique visant à déborder les incertitudes mêmes de la logique vers et par un langage ou logos excluant l’incertitude. L’espoir cartésien d’une mathesis universalis renaît chez Husserl. Elle est bien alors philosophie, et même philosophie post kantienne parce qu’elle cherche à éviter la systématisation métaphysique ; elle est une philosophie du XXè siècle, songeant à restituer à ce siècle sa mission scientifique en f fondant à nouveaux frais les conditions de sa science. Elle sait que la connaissance s’incarne en science concrète ou « empirique », elle veut savoir où prend appui cette connaissance scientifique. C’est là le point de départ, la racine dont elle s’enquiert, les données immédiates de la connaissance. Kant recherchait déjà les conditions a priori de la connaissance : mais cet a priori préjuge déjà de la solution. La phénoménologie ne veut même pas de cette hypostase. De là son style interrogatif, son radicalisme, son inachèvement essentiel.
[...] Pourquoi « phénoménologie » ? Le terme signifie étude des « phénomènes », c’est-à-dire de cela qui apparaît à la conscience, de cela qui est « donné ». Il s’agit d’explorer ce donné, « la chose même » que l’on perçoit, à laquelle on pense, de laquelle on parle, en évitant de forger des hypothèses, aussi bien sur le rapport qui lie le phénomène avec l’être de qui il est phénomène, que sur le rapport qui l’unit avec le Je pour qui il est phénomène. Il ne faut pas sortir du morceau de cire pour faire une philosophie de la substance étendue, ni pour faire une philosophie de l’espace, forme a priori de la sensibilité, il faut rester au morceau de cire lui-même, sans présupposé, le décrire seulement tel qu’il se donne. Ainsi se dessine au sein de la méditation phénoménologique un moment critique, un « désaveu de la science » (Merleau-Ponty) qui consiste dans le refus de passer à l’explication : car expliquer le rouge de cet abat-jour, c’est précisément le délaisser en tant qu’il est ce rouge étalé sur cet abat-jour, sous l’orbe duquel je réfléchis au rouge ; c’est le poser comme vibration de fréquence, d’intensité données, c’est mettre à sa place « quelque chose », l’objet pour le physicien qui n’est plus du tout « la chose même », pour moi. Il y a toujours un préréflexif, un irréfléchi, un antéprédicatif, sur quoi prend appui la réflexion, la science, et qu’elle escamote toujours quand elle veut rendre raison d’elle-même.
On comprend alors les deux visages de la phénoménologie : une puissante confiance dans la science impulse la volonté d’en asseoir solidement les accotements, afin de stabiliser tout son édifice et d’interdire une nouvelle crise. Mais pour accomplir cette opération, il faut sortir de la science même et plonger dans ce dans quoi elle plonge « innocemment ». C’est par volonté rationaliste que Husserl s’engage dans l’anté-rationnel. Mais une inflexion insensible peut faire de cet anté-rationnel un anti-rationnel, et de la phénoménologie le bastion de l’irrationalisme. De Husserl à Heidegger il y a bien héritage, mais il y a aussi mutation."
"A la recherche du donné immédiat antérieur à toute thématisation scientifique, et l’autorisant, la phénoménologie dévoile le style fondamental, ou l’essence, de la conscience de ce donné, qui est l’intentionalité (Nous avons pris le parti d’écrire intentionalité comme rationalité plutôt qu’ intentionnalité). A la place de la traditionnelle conscience « digérant », ingérant au moins, le monde extérieur (comme chez Condillac par exemple), elle révèle une conscience qui « s’éclate vers » (Sartre), une conscience en somme qui n’est rien, si ce n’est rapport au monde. Dès lors les méthodes objectives, expérimentales, bref calquées sur la physique, que psychologie, sociologie, etc., utilisent, ne sont-elles pas radicalement inadéquates ? Ne faudrait-il pas au moins commencer par déployer, expliciter les divers modes selon lesquels la conscience est « tissée avec le monde » ? Par exemple avant de saisir le social comme objet, ce qui constitue une décision de caractère métaphysique, il est sans doute nécessaire d’expliciter le sens même du fait pour la conscience d’ « être-en-société », et par conséquent d’interroger naïvement ce fait. Ainsi parviendra-t-on à liquider les contradictions inévitables issues de la position même du problème sociologique : la phénoménologie tente, non pas de remplacer les sciences de l’homme, mais de mettre au point leur problématique, sélectionnant ainsi leurs résultats et réorientant leur recherche."
[PREMIÈRE PARTIE - HUSSERL. I. – L’éidétique]
"
-Jean-François Lyotard, La phénoménologie, PUF, 2004 (1954 pour la première édition).