https://books.openedition.org/enseditions/16854
"Adorno consacre une première thèse à Husserl en 1924, retravaillée lors d’un séjour à Oxford dans les années 1930 où il rédige deux essais dont les conclusions seront reprises dans l’ouvrage de 1956 (Contribution à une métacritique de la théorie de la connaissance). Ce livre représente la première pierre d’un nouveau projet critique, qui se prolonge par un cours de 1960-1961 (Ontologie und Dialektik) et un brûlot politique en 1964 (Jargon de l’authenticité), tous deux consacrés au tournant ontologique de la phénoménologie de Heidegger. Ces derniers travaux sont conçus comme une propédeutique à la Dialectique négative, opus magnum de 1966 qui en propose une synthèse dans sa première partie. Force est donc de constater l’importance – presque la moitié de son œuvre philosophique – et la constance de l’intérêt d’Adorno pour la phénoménologie."
"Le détour par la phénoménologie frayé par Adorno n’a rien d’un désaveu de la pensée de Marx en tant que telle ; il permet plutôt la prise de recul critique à l’égard de deux versions apparemment opposées du marxisme : d’une part la doctrine de la IIIe Internationale, réduisant la pensée à n’être qu’un simple reflet des mouvements de la matière et d’autre part l’hégéliano-marxisme du jeune Lukács, traduisant le concept idéaliste allemand de sujet transcendantal dans la notion matérialiste de « conscience de classe ». Afin de mieux se repérer au sein de cette constellation théorique, on pourrait présenter le projet méthodologique de la Dialectique négative comme une tentative de sauvetage du marxisme menacé par les deux écueils du matérialisme vulgaire et de l’idéalisation de la dialectique."
"Il s’agit donc dans un premier temps de déconstruire le primat de l’immédiateté, qui caractérise le concept phénoménologique de donné, pour ensuite dénoncer dans un second moment la prétention idéaliste d’une totalisation de toutes les médiations en un système rationnel."
"Avant de rechercher la dynamique sociale qui le constitue, tâchons de délimiter avec Adorno le noyau logique autour duquel graviterait la phénoménologie. Au-delà d’un simple rapport historique de parenté, quel est donc le caractère spécifique liant à la fois la recherche épistémologique de Husserl, sa traduction existentialiste chez le premier Heidegger puis chez Sartre, et l’ontologie tardive du dernier Heidegger ? En suivant l’interprétation officielle, nous pourrions rassembler toutes ces entreprises sous la bannière d’un « retour aux choses mêmes » (Zu den Sachen selbst), en suivant l’injonction formulée par Husserl et reprise par ses successeurs. Cette nostalgie d’une expérience entière de l’objet, en chair et en os (leibhaft), peut toutefois se traduire de bien des manières. Quel lien y a-t-il entre l’équation, dont le mathématicien éprouve l’évidence, l’angoisse ou l’ennui profond, dont le Dasein fait l’expérience intime, ou encore les guises de l’être jalonnant le destin historial de l’homme ? Par-delà la pluralité des choses recherchées, c’est avant tout une même forme logique qui configure ces expériences : la donation du phénomène. Cette notion d’un « donné » doit contrebalancer l’idée d’une relativité de l’expérience au sujet qui la constitue. Il s’agit en effet à chaque fois de retrouver un fondement, ou pour reprendre le terme d’Adorno « une arché », permettant de ménager un accès à la vérité, qu’elle soit épistémique, existentielle ou ontologique. Loin d’en rester à une simple description de cette méthode phénoménologique, Adorno la retraduit dans des termes permettant de l’opposer à la méthode dialectique : au lieu de considérer que tout objet d’expérience est médiatisé par une praxis historique, la phénoménologie s’appuie sur l’immédiateté d’une donation pour s’assurer du caractère absolu de son principe. En quoi l’immédiateté, qui n’est qu’un rapport primitif et passif au réel, pourrait-elle valoir comme fondement de vérité ? C’est là précisément – selon Adorno – le problème que cherche à résoudre Husserl en forgeant le concept d’intuition catégoriale dans la sixième Recherche logique, en posant ainsi les bases de toute méthode phénoménologique. Ce noyau génétique, pour la première fois mis au jour dans deux essais de la fin des années 1930 consacrés à Husserl (« Husserl and the Problem of Idealism » et « Zur Philosophie Husserls »), permet en effet à Adorno de reconstituer une continuité conceptuelle avec l’ontologie du dernier Heidegger, ainsi qu’il l’indique dans son cours de 1961."
"Comment un concept aussi spécifique, dont la fonction est étroitement liée au contexte d’une fondation du savoir logico-mathématique, pourrait-il servir de modèle à toute démarche phénoménologique ? Dans la sixième Recherche logique, Husserl se penche sur les conditions de validité des énoncés portant sur des idéalités (grammaticales, logiques et mathématiques), à partir de sa reformulation de la vérité comme adéquation entre une intention de signification et une intuition remplissante. L’intention de signification, portée par la forme logique du discours, a beau être cohérente, elle ne saurait être vraie qu’à condition de se rapporter à un objet donné. Il est aisé de comprendre que la vérité d’un énoncé de fait dépend de sa possible corroboration empirique dans la perception. Qu’en est-il toutefois des énoncés portant sur des idéalités, comme les propositions formulées par les mathématiques ? Ils ne pourront prétendre à la vérité qu’à condition de se fonder sur une expérience d’un objet idéal : l’intuition catégoriale. Il y aurait, sous le mode d’une donation immédiate analogue à la perception sensible, un rapport intuitif aux objets idéaux et donc aux essences. Cette conception paradoxale, selon laquelle les vérités de raison peuvent être saisies sous le mode d’un état de fait (Sachverhalt), serait – pour reprendre les mots d’Adorno – l’expression d’une antinomie propre à la phénoménologie : penser des objets qui, n’existant qu’en étant visés par une conscience, ne sont pourtant pas relatifs à cette visée. Loin de restreindre la portée de l’intuition catégoriale à l’appréhension des vérités logico-mathématiques, Adorno indique son emprise sur le concept plus tardif de vision des essences (Wesenschau), formulé par Husserl dans les Idées directrices. Cette notion plus large désigne non seulement une donation intuitive des idéalités logico-mathématiques, mais aussi une appréhension des essences structurant notre rapport au monde sensible. Par exemple, contre la méthode empiriste selon laquelle l’idée du rouge serait abstraite de l’expérience d’une pluralité d’individus rouges similaires, Husserl réaffirme la possibilité d’une saisie immédiate de l’essence du rouge à même la perception d’un seul objet l’exemplifiant. Ainsi, les essences ne seraient plus des objets construits par une pensée en quête d’intelligibilité mais elles subsisteraient comme des données immédiates de la conscience. [...]
La seule preuve que fournit Husserl pour penser cette donation d’un objet intelligible réside dans le renvoi à l’expérience subjective de l’évidence par laquelle la vérité s’impose à la conscience."
"Là où le concept d’intuition catégoriale établissait des essences (logico-mathématiques) comme de véritables faits de conscience, et non de simples produits de l’activité cognitive, le concept de Wesenschau y découvre des structures de l’expérience, présentes à même les faits. [...] L’essentialisme de la phénoménologie ne saurait donc se réduire à un épiphénomène, se traduisant par quelques divagations réactionnaires. Il s’ancre au plus profond de la relation intuitive entre la conscience et les essences, qui légitime un tournant ontologique attribuant un Être indépendant à ces dernières."
"Penser dialectiquement, c’est toutefois admettre que l’objet n’est rien de donné, qu’il est bien plutôt constitué dans son rapport au sujet, et donc que la médiation prime sur l’immédiateté. Résoudre dialectiquement l’antinomie de la phénoménologie, cela reviendrait donc à montrer en quoi le phénomène d’immédiateté de l’essence est en réalité une apparence produite par la médiation elle‑même. On parviendrait ainsi à comprendre cette sublimation, par laquelle une chose constituée par la visée active d’un sujet se donne pourtant comme une donnée originaire. Ce paradoxe présent au cœur des constructions mathématiques est très clairement indiqué par Husserl. « Il se produit – écrit-il – des actes dans lesquels quelque chose apparaît comme réel et donné en personne, de telle sorte que cela même, tel qu’il apparaît ici, n’était et ne pouvait encore être donné dans les actes fondateurs seuls ». Pour le résoudre, Adorno entreprend alors une traduction du vocabulaire phénoménologique dans une conceptualité marxiste, en affirmant que « l’être transsubjectif de la proposition logique, la conception fondamentale de la phénoménologie, n’est autre que la réification de la fonction de la pensée, l’oubli de la synthèse ou […] de l’acte de produire, du travail contenu dans le produit du travail, ce dernier étant hypostasié comme “nature” à sa place ». D’un geste implicite, et par un langage apparemment métaphorique, Adorno se réfère ici au concept de fétichisme, élaboré par Marx dans le Capital, selon lequel un produit du travail, résultat de l’activité historique des hommes, apparaît comme un phénomène naturel, un donné. Cette lecture n’est toutefois pas de première main. Le concept de réification (Verdinglichung) est un emprunt à peine dissimulé à l’essai de Lukács intitulé « La réification et la conscience du prolétariat » publié en 1923, où ce dernier se propose d’exposer la logique générale de ce phénomène dans les termes d’une séparation entre l’objet et l’activité qui l’a engendré. Adorno interprète donc l’antinomie de la phénoménologie en transposant le modèle critique par lequel Lukács tentait de percer « l’antinomie de la pensée bourgeoise » en montrant que le dualisme du sujet et de l’objet, propre au kantisme, serait le symptôme de l’aliénation du prolétaire, privé des moyens de travail et donc des conditions de réalisation de son activité.
Cette critique esquissée par Adorno n’en reste-t-elle pas toutefois à un niveau analogique, comparant l’activité du sujet de la connaissance au travail du prolétaire, en succombant à nouveau aux écueils d’une critique transcendante ? Pour dépasser ce reproche de superficialité, il convient de préciser l’objet de sa critique : non pas la fondation husserlienne du savoir mathématique en tant que telle, mais l’extension de sa base logique – l’intuition catégoriale – à l’ensemble du champ de l’expérience, y compris social. Loin de se contenter d’un simple discrédit de la méthode phénoménologique, selon laquelle les essences structurant le monde de l’expérience pourraient être données à l’intuition, la métacritique d’Adorno se doit de retrouver les conditions concrètes engendrant cette apparence. C’est justement ainsi qu’il faut comprendre l’hypothèse qui clôt l’essai de 1938, selon laquelle les essences découvertes par Husserl « légitiment [rechtfertigen] une effectivité qui, en tant que système, détermine de manière si totale tout objet supposément individuel que l’on parvient en fait à discerner la présence du système, comme son “essence”, dans chacun de ses traits particuliers ; et c’est ainsi que la duperie de la vision des essences serait malgré tout, d’un point de vue dialectique, une vraie fausse conscience ». L’extrême degré de socialisation, c’est-à-dire de médiation de chaque individu – sujet ou chose – par la totalité du système qui le contient, réalise concrètement des formes essentielles à même la concrétude de l’expérience. Cependant, au lieu de refléter fidèlement cette base sociale, la phénoménologie la travestit dans une théorie érigeant comme vérité un processus qui resterait à critiquer. Bien que fausse, car incapable de rendre raison des paradoxes qui sous-tendent sa conception du monde, cette conscience nous apprend une vérité cachée : le particulier contient de manière immanente une signification conceptuelle, liée à son intégration dans la totalité. Autrement dit, l’expérience du monde social est structurée par des universaux, qui se laissent apercevoir à même les objets concrets. En érigeant cependant cette détermination du particulier par le social au rang d’essence, la phénoménologie fait l’impasse sur les processus historiques dont résulte une telle universalisation abstraite de l’expérience, au premier rang desquels la généralisation de l’échange marchand."
"C’est le même concept-outil de la réification dont se sert Adorno pour déceler un oubli de la médiation minant la théorie de la connaissance développée par Lénine dans son essai Matérialisme et empiriocriticisme. En s’appuyant sur Feuerbach et Engels, ce dernier affirmait contre les épistémologies critiques que les sensations ne sont faites « ni de symboles, ni d’hiéroglyphes, mais de copies, de photographies, d’images, de reflets des choses ». En commentant ce texte dans la Dialectique négative, Adorno rappelle que « seule une conscience réifiée avec constance prétend ou fait accroire aux autres qu’elle possède des photographies de l’objectivité. Son illusion se transforme en immédiateté dogmatique ». Or, c’est précisément le même reproche qui se trouvait déjà formulé contre Husserl dans son essai de 1938, lorsqu’il comparait sa théorie de la perception à la « photographie qui croit pouvoir s’emparer de l’effectivité inentamée, lorsqu’elle pétrifie ses objets en les isolant dans l’éclair d’un clin d’œil ». La récurrence de cette métaphore technologique recouvre ici une même critique d’un rapport réifié entre la conscience et le monde, supposant une extériorité des deux termes mis en rapport, comme si le réel se manifestait « en tant que tel », une fois soustraite l’activité de la subjectivité.
C’est donc par un usage stratégique du schème critique de la réification qu’Adorno parvient à déconstruire dialectiquement l’impératif phénoménologique d’un retour « aux choses mêmes », tout comme la prétention de Lénine d’un accès immédiat à la réalité. Face au dogmatisme de la IIIe internationale, régressant dans un matérialisme brut à la Feuerbach, le retour à la dialectique hégélienne paraît salutaire. En effet, le concept de la réification suppose que toute immédiateté n’est que seconde nature, activité fossilisée vouée à être à nouveau mise en mouvement et fluidifiée par le devenir historique. Pour reprendre une formule de Martin Jay, cette conceptualité héritée de l’idéalisme allemand caractériserait un « marxisme expressif » selon lequel « le tout exprime l’intentionnalité et la pratique d’un sujet-créateur, qui se reconnaît lui-même dans le monde objectif environnant »."
"Plutôt que de dénoncer simplement l’insuffisance méthodologique de la phénoménologie, par son recours dogmatique à l’immédiateté, Adorno cherche toujours aussi à rendre justice à la légitimité de l’impulsion qui anime ce courant philosophique. Dès la conférence de 1931 sur L’actualité de la philosophie, l’influence grandissante de la phénoménologie sous la République de Weimar est interprétée comme le symptôme d’une « crise de l’idéalisme », ou plutôt de son principe fondamental selon lequel « la ratio autonome […] était censée pouvoir développer à partir de son propre fonds le concept de réalité et toute réalité même ». Cette définition doit se comprendre à partir du contexte d’un néo-kantisme florissant, décrivant la constitution de l’objectivité par des formes a priori inscrites dans le sujet. Sa radicalité rappelle toutefois le projet de Fichte prétendant déduire le contenu de la nature à partir de l’ego transcendantal, en outrepassant la frontière du criticisme. Or, c’est précisément sous les auspices de cet idéalisme subjectif que Lukács plaçait lui-même sa réinterprétation du marxisme, en affirmant dans un essai de jeunesse intitulé « Vers une sociologie du drame » que « dans ses fondements essentiels... toute la philosophie de Marx émerge d’une seule source – Fichte. [...] « Bien qu’il n’ait plus défendu ce jugement radical de la seule influence de Fichte, la notion de sujet dans Histoire et conscience de classe porte encore les traces incontestables de l’activisme subjectif de Fichte. C’est en fait ce désaveu impatient de Fichte à l’égard de l’impénétrabilité du noumène kantien et sa conception du sujet comme le créateur de l’objet, et non pas simplement son observateur passif, qui suscitèrent l’éloge de Lukács. »."
"La relation ambiguë qu’Adorno entretenait avec la philosophie de Lukács est pour le moins complexe. Son amour de jeunesse pour ce penseur, dont il disait dans une lettre de 1925 qu’il « m’a influencé intellectuellement plus profondément que tout autre », se renverse vite en une vive critique de ses prises de positions politiques [...] Il ne s’agit pourtant pas, comme nous souhaitons le montrer, d’un simple rejet des textes plus tardifs de Lukács, contemporains de son adhésion au parti soviétique. C’est en effet le concept même de réification, caractérisant son célèbre essai de jeunesse, qu’il sera lui-même appelé à renier en raison de son engagement, qui est au centre de la critique élaborée dans la Dialectique négative."
"Malgré son admiration première pour le vaste projet théorique du premier Lukács, esquissé dans sa Théorie du roman puis déployé dans Histoire et conscience de classe, Adorno se libère donc progressivement de cette tutelle par sa critique de l’idéalisme qui sous-tend sa philosophie, dont l’étude de la phénoménologie constitue un moment essentiel. Cette rupture est d’ailleurs déjà esquissée dans les deux essais sur Husserl écrits à la fin des années 1930, où s’affirme le motif de l’Ausbruch, par lequel Adorno désigne la percée hors de l’idéalisme entreprise par la phénoménologie. Même si le constat reste celui d’un échec, dans la mesure où cette volonté de « faire exploser l’idéalisme » reste effectuée du point de vue de l’immanence de la conscience, et donc à partir d’une conceptualité elle-même idéaliste, la critique d’Adorno n’est en rien une disqualification de ce projet originaire. Dans une lettre à Alfred Sohn-Rethel de 1936, rédigée donc au même moment que ces deux essais, il évoquait sa propre entreprise théorique dans les termes mêmes qu’il employait pour définir la tâche critique de la phénoménologie : dynamiter l’idéalisme."
"C’est en préparant la Dialectique négative, dans son cours du 12 janvier 1961, qu’il en vient alors à désigner ce moment de vérité de la phénoménologie comme un antidote contre le subjectivisme moderne, parachevé par l’idéalisme allemand. En suivant cette hypothèse, il serait dès lors possible d’interpréter le mot d’ordre d’un « retour aux choses mêmes » à partir d’un « besoin ontologique », résistant à l’ambition idéaliste de réduire toute la réalité au résultat de l’activité d’un sujet transcendantal. On ne peut comprendre la force d’attraction exercée par la phénoménologie sur ses contemporains qu’à la condition de retrouver le désir d’altérité qui s’exprime à travers elle contre le fantasme solipsiste de l’idéalisme. Lorsqu’Adorno rappelle dans ce cours l’hypothèse de sa conférence de 1931, suivant laquelle l’insistance de ce besoin dans la phénoménologie serait le symptôme d’une crise de l’idéalisme face à la non-rationalité du monde social contemporain – contre l’identification hégélienne de l’effectivité au concept –, c’est en même temps pour l’approfondir. Un tel besoin trouverait son origine dans un refoulement primitif de l’altérité de l’objet, qui aurait suivi la crise de la subjectivité déclenchée par la révolution copernicienne. Contre le risque d’un affaiblissement du sujet, impliqué par l’héliocentrisme décentrant le point de vue de l’observateur, la philosophie s’est précisément emparée de ce motif pour réaffirmer un primat du sujet transcendantal autour duquel gravite le monde objectif. C’est alors en un double sens qu’Adorno critique l’interprétation de cette révolution théorique proposée par Kant dans la seconde préface de la Critique de la raison pure : le sauvetage de la subjectivité témoigne non seulement d’une mésinterprétation du décentrement réel du sujet provoqué par le renversement héliocentrique, mais en instaurant le point de vue transcendantal, il fournit aussi la justification d’une « domination de la nature »."
"Dans le chapitre de son essai sur la réification, intitulé « L’antinomie de la pensée bourgeoise », [Lukács] retrace en effet le récit héroïque d’une révolution copernicienne inaugurant une nouvelle tâche positive pour la philosophie : ne plus s’en tenir à l’idée que le monde serait « quelque chose d’engendré indépendamment du sujet connaissant (par exemple créé par Dieu), mais le concevoir bien plutôt comme son propre produit ». Loin d’y voir l’origine d’une nouvelle forme de domination, Lukács salue la réappropriation philosophique de la révolution copernicienne comme « conception formidable » (ibid., p. 299), dévoilant une nouvelle tendance en philosophie : « parvenir à une conception du sujet, qui peut être pensé comme le producteur de la totalité du contenu » (ibid.). Plutôt que de dénoncer l’hybris du sujet transcendantal des idéalistes allemands, Lukács promet plutôt la réalisation de cette idée encore abstraite dans la praxis consciente du prolétariat, érigée en principe du devenir historique. Contre cette interprétation qui ne fait que transposer le concept fichtéen d’activité originaire (Tathandlung) dans l’acte concret de production, Adorno fait jouer un moment phénoménologique qui restitue la non-identité entre le sujet et le monde : « Chez Heidegger aussi, on peut trouver de solides rudiments, de solides linéaments, de cette critique du pur esprit dominant la nature », qui est en même temps critique de l’illusion « selon laquelle ce qui nous fait face, ce avec quoi nous avons à faire, quoi que cela puisse bien être – j’évite ici toute expression pour le dire, car aucune ne serait juste –, que c’est là quelque chose qui est effectivement dominé par nous, qui nous est soumis, et ne le serait qu’en se pliant à la forme de notre esprit ». Il y aurait ainsi un véritable potentiel critique, « anti-idéologique » (ibid.), dans le besoin ontologique de la phénoménologie."
"Autrement dit, la pure séparation du sujet et de l’objet n’est qu’un moment du présupposé normatif de leur unité fondamentale. Ce point paraîtra plus clair, si l’on se souvient de l’horizon à l’aune duquel est critiquée la réification : le projet idéaliste d’une réduction de l’objectivité à l’activité productrice du sujet, devant être menée à bien par la praxis du prolétariat. On comprend dès lors que la critique ne saurait s’en tenir à la dénonciation de la réification."
"Contre l’hypostase du donné par la phénoménologie, il s’agit de restituer les médiations qui constituent toute expérience ; contre le présupposé idéaliste de la réduction de toute objectivité à l’activité constituante du sujet, il s’agit de rappeler les droits d’un moment d’immédiateté. [...] Adorno ne reproche donc pas à la phénoménologie le recours à la notion d’immédiateté, mais sa fixation en un principe inébranlable, son hypostase. Bien comprise comme « moment », et non comme « fondement » (ibid.), l’expérience d’une immédiateté peut donc servir d’antidote à une dialectique totalisante. Là où la phénoménologie a succombé à la substantialisation de l’immédiat, il reste donc à montrer que le besoin ontologique qui la nourrit peut trouver à se réaliser dans une reformulation de la dialectique."
"Contre « l’abstraction », qui est au principe de la réduction subjective de l’objet concret à un objet de pensée, mais aussi de l’appauvrissement de l’expérience sociale soumise au règne de la marchandise, s’opère un mouvement vers le concret, qui n’est pas sans rappeler le « retour aux choses mêmes ». Seulement, la chose visée n’est jamais réduite à un simple donné, puisqu’elle est toujours comprise dans son caractère social, historiquement conditionné. Pour Benjamin, le concret n’est rien d’autre que le résultat d’un mouvement de concrétisation. N’assiste-t-on pas ici à une simple répétition du motif de la réification, déjà décrit par Lukács comme sédimentation de la médiation sociale en un simple « étant-là » ? Ce serait là oublier le supplément conceptuel propre à cette reprise benjaminienne qui n’interprète pas simplement la réalité réifiée comme un moment négatif à surmonter par la praxis historique, mais aussi comme le lieu d’une expérience. « Elle se voue sans désemparer à la réification au lieu de s’y opposer » (ibid., p. 17). Quelque chose de « substantiel » persiste dans l’objectivation du réel, irréductible au point de vue du sujet. L’antinomie de l’immédiateté et de la médiation se cristallise donc dans une double exigence : comprendre la réalité sociale comme étant le résultat d’un processus de réification, sans pour autant perdre son moment d’objectivité."
"Contre l’illusion de l’immédiateté, la conscience allégorique saisit le mouvement du devenir au sein de l’expérience donnée, sans toutefois dissoudre cette dernière dans un mouvement du concept. Cette subtile différence est mise en lumière par la distinction travaillée par Benjamin dans son ouvrage, lorsqu’il oppose l’allégorie au symbole. Dans une représentation symbolique, la matérialité du signifiant est subsumée par la signification conceptuelle qu’elle indique, tandis que le sens d’une allégorie est indissociablement lié à sa figuration sensible [...]
Par cette définition, Benjamin renverse en fait l’interprétation classique de l’allégorie, souvent considérée comme une simple représentation arbitraire d’une idée, afin de raviver une autre tradition esthétique propre à l’art baroque. [...]
Or, c’est précisément cette distinction qu’Adorno retient afin de décrire les rapports entre l’expérience immédiate et le processus de médiation historique dont elle procède."
"Loin d’être un donné, le réel apparaît plutôt comme le résultat d’un processus de constitution. Il est médiatisé. À s’en tenir là, le schème de la réification, supposant que l’objet n’est que le produit de l’activité du sujet, pourrait encore fonctionner comme mot d’ordre de la dialectique. « Mais alors que pour l’idéalisme, l’histoire inhérente à l’immédiateté justifie celle-ci en tant qu’étape du concept, elle devient d’un point de vue matérialiste, non seulement la mesure de la non-vérité du concept, mais aussi celle de l’étant immédiat » (ibid.). La pierre de touche, permettant de distinguer les deux méthodes, n’est autre que le rapport du devenir historique dont procède la chose et de sa représentation conceptuelle. Pour une dialectique idéaliste, la genèse historique serait en droit réductible à une genèse conceptuelle et, en ce sens, la réification ne serait autre que le résultat oublié de l’activité d’un hypothétique sujet (transcendantal) dépositaire de ces concepts. À l’inverse, la dialectique matérialiste repose sur l’idée d’une médiation « en soi », irréductible à l’activité théorique d’un sujet – fût-il empirique ou transcendantal. Là où l’idéalisme résout l’immédiateté de la chose dans le concept, pour en faire un moment de son développement, le matérialisme conséquent insiste sur l’indissolubilité de l’expérience de l’objet, en raison de la complexité du réseau sémantique qui le lie à son passé, et de l’écheveau des relations sociales dans lesquelles il est impliqué."
"La critique de la phénoménologie entreprise par Adorno n’est donc pas simple désaveu, mais bien négation déterminée."
-Timothée Haug, "D’une critique de la phénoménologie à la refonte de la dialectique. Adorno lecteur de Husserl et Heidegger", in Matteo Vincenzo d’Alfonso et Pierre-François Moreau (éd.), Phénoménologie et marxisme. Perspectives historiques et legs théoriques, Lyon, ENS Éditions, 2021, 264 pages, p. 179-204.
« Le processus vital réel de la société n’est pas quelque chose qui s’introduit sociologiquement dans la philosophie, qui vient s’ajouter à elle de l’extérieur comme par contrebande ; c’est plutôt le noyau même de la teneur logique de la philosophie. »
-T. W. Adorno, Contribution à une métacritique de la théorie de la connaissance [1957], C. David et A. Richter trad., Paris, Payot, 2011, p. 50.
"Adorno consacre une première thèse à Husserl en 1924, retravaillée lors d’un séjour à Oxford dans les années 1930 où il rédige deux essais dont les conclusions seront reprises dans l’ouvrage de 1956 (Contribution à une métacritique de la théorie de la connaissance). Ce livre représente la première pierre d’un nouveau projet critique, qui se prolonge par un cours de 1960-1961 (Ontologie und Dialektik) et un brûlot politique en 1964 (Jargon de l’authenticité), tous deux consacrés au tournant ontologique de la phénoménologie de Heidegger. Ces derniers travaux sont conçus comme une propédeutique à la Dialectique négative, opus magnum de 1966 qui en propose une synthèse dans sa première partie. Force est donc de constater l’importance – presque la moitié de son œuvre philosophique – et la constance de l’intérêt d’Adorno pour la phénoménologie."
"Le détour par la phénoménologie frayé par Adorno n’a rien d’un désaveu de la pensée de Marx en tant que telle ; il permet plutôt la prise de recul critique à l’égard de deux versions apparemment opposées du marxisme : d’une part la doctrine de la IIIe Internationale, réduisant la pensée à n’être qu’un simple reflet des mouvements de la matière et d’autre part l’hégéliano-marxisme du jeune Lukács, traduisant le concept idéaliste allemand de sujet transcendantal dans la notion matérialiste de « conscience de classe ». Afin de mieux se repérer au sein de cette constellation théorique, on pourrait présenter le projet méthodologique de la Dialectique négative comme une tentative de sauvetage du marxisme menacé par les deux écueils du matérialisme vulgaire et de l’idéalisation de la dialectique."
"Il s’agit donc dans un premier temps de déconstruire le primat de l’immédiateté, qui caractérise le concept phénoménologique de donné, pour ensuite dénoncer dans un second moment la prétention idéaliste d’une totalisation de toutes les médiations en un système rationnel."
"Avant de rechercher la dynamique sociale qui le constitue, tâchons de délimiter avec Adorno le noyau logique autour duquel graviterait la phénoménologie. Au-delà d’un simple rapport historique de parenté, quel est donc le caractère spécifique liant à la fois la recherche épistémologique de Husserl, sa traduction existentialiste chez le premier Heidegger puis chez Sartre, et l’ontologie tardive du dernier Heidegger ? En suivant l’interprétation officielle, nous pourrions rassembler toutes ces entreprises sous la bannière d’un « retour aux choses mêmes » (Zu den Sachen selbst), en suivant l’injonction formulée par Husserl et reprise par ses successeurs. Cette nostalgie d’une expérience entière de l’objet, en chair et en os (leibhaft), peut toutefois se traduire de bien des manières. Quel lien y a-t-il entre l’équation, dont le mathématicien éprouve l’évidence, l’angoisse ou l’ennui profond, dont le Dasein fait l’expérience intime, ou encore les guises de l’être jalonnant le destin historial de l’homme ? Par-delà la pluralité des choses recherchées, c’est avant tout une même forme logique qui configure ces expériences : la donation du phénomène. Cette notion d’un « donné » doit contrebalancer l’idée d’une relativité de l’expérience au sujet qui la constitue. Il s’agit en effet à chaque fois de retrouver un fondement, ou pour reprendre le terme d’Adorno « une arché », permettant de ménager un accès à la vérité, qu’elle soit épistémique, existentielle ou ontologique. Loin d’en rester à une simple description de cette méthode phénoménologique, Adorno la retraduit dans des termes permettant de l’opposer à la méthode dialectique : au lieu de considérer que tout objet d’expérience est médiatisé par une praxis historique, la phénoménologie s’appuie sur l’immédiateté d’une donation pour s’assurer du caractère absolu de son principe. En quoi l’immédiateté, qui n’est qu’un rapport primitif et passif au réel, pourrait-elle valoir comme fondement de vérité ? C’est là précisément – selon Adorno – le problème que cherche à résoudre Husserl en forgeant le concept d’intuition catégoriale dans la sixième Recherche logique, en posant ainsi les bases de toute méthode phénoménologique. Ce noyau génétique, pour la première fois mis au jour dans deux essais de la fin des années 1930 consacrés à Husserl (« Husserl and the Problem of Idealism » et « Zur Philosophie Husserls »), permet en effet à Adorno de reconstituer une continuité conceptuelle avec l’ontologie du dernier Heidegger, ainsi qu’il l’indique dans son cours de 1961."
"Comment un concept aussi spécifique, dont la fonction est étroitement liée au contexte d’une fondation du savoir logico-mathématique, pourrait-il servir de modèle à toute démarche phénoménologique ? Dans la sixième Recherche logique, Husserl se penche sur les conditions de validité des énoncés portant sur des idéalités (grammaticales, logiques et mathématiques), à partir de sa reformulation de la vérité comme adéquation entre une intention de signification et une intuition remplissante. L’intention de signification, portée par la forme logique du discours, a beau être cohérente, elle ne saurait être vraie qu’à condition de se rapporter à un objet donné. Il est aisé de comprendre que la vérité d’un énoncé de fait dépend de sa possible corroboration empirique dans la perception. Qu’en est-il toutefois des énoncés portant sur des idéalités, comme les propositions formulées par les mathématiques ? Ils ne pourront prétendre à la vérité qu’à condition de se fonder sur une expérience d’un objet idéal : l’intuition catégoriale. Il y aurait, sous le mode d’une donation immédiate analogue à la perception sensible, un rapport intuitif aux objets idéaux et donc aux essences. Cette conception paradoxale, selon laquelle les vérités de raison peuvent être saisies sous le mode d’un état de fait (Sachverhalt), serait – pour reprendre les mots d’Adorno – l’expression d’une antinomie propre à la phénoménologie : penser des objets qui, n’existant qu’en étant visés par une conscience, ne sont pourtant pas relatifs à cette visée. Loin de restreindre la portée de l’intuition catégoriale à l’appréhension des vérités logico-mathématiques, Adorno indique son emprise sur le concept plus tardif de vision des essences (Wesenschau), formulé par Husserl dans les Idées directrices. Cette notion plus large désigne non seulement une donation intuitive des idéalités logico-mathématiques, mais aussi une appréhension des essences structurant notre rapport au monde sensible. Par exemple, contre la méthode empiriste selon laquelle l’idée du rouge serait abstraite de l’expérience d’une pluralité d’individus rouges similaires, Husserl réaffirme la possibilité d’une saisie immédiate de l’essence du rouge à même la perception d’un seul objet l’exemplifiant. Ainsi, les essences ne seraient plus des objets construits par une pensée en quête d’intelligibilité mais elles subsisteraient comme des données immédiates de la conscience. [...]
La seule preuve que fournit Husserl pour penser cette donation d’un objet intelligible réside dans le renvoi à l’expérience subjective de l’évidence par laquelle la vérité s’impose à la conscience."
"Là où le concept d’intuition catégoriale établissait des essences (logico-mathématiques) comme de véritables faits de conscience, et non de simples produits de l’activité cognitive, le concept de Wesenschau y découvre des structures de l’expérience, présentes à même les faits. [...] L’essentialisme de la phénoménologie ne saurait donc se réduire à un épiphénomène, se traduisant par quelques divagations réactionnaires. Il s’ancre au plus profond de la relation intuitive entre la conscience et les essences, qui légitime un tournant ontologique attribuant un Être indépendant à ces dernières."
"Penser dialectiquement, c’est toutefois admettre que l’objet n’est rien de donné, qu’il est bien plutôt constitué dans son rapport au sujet, et donc que la médiation prime sur l’immédiateté. Résoudre dialectiquement l’antinomie de la phénoménologie, cela reviendrait donc à montrer en quoi le phénomène d’immédiateté de l’essence est en réalité une apparence produite par la médiation elle‑même. On parviendrait ainsi à comprendre cette sublimation, par laquelle une chose constituée par la visée active d’un sujet se donne pourtant comme une donnée originaire. Ce paradoxe présent au cœur des constructions mathématiques est très clairement indiqué par Husserl. « Il se produit – écrit-il – des actes dans lesquels quelque chose apparaît comme réel et donné en personne, de telle sorte que cela même, tel qu’il apparaît ici, n’était et ne pouvait encore être donné dans les actes fondateurs seuls ». Pour le résoudre, Adorno entreprend alors une traduction du vocabulaire phénoménologique dans une conceptualité marxiste, en affirmant que « l’être transsubjectif de la proposition logique, la conception fondamentale de la phénoménologie, n’est autre que la réification de la fonction de la pensée, l’oubli de la synthèse ou […] de l’acte de produire, du travail contenu dans le produit du travail, ce dernier étant hypostasié comme “nature” à sa place ». D’un geste implicite, et par un langage apparemment métaphorique, Adorno se réfère ici au concept de fétichisme, élaboré par Marx dans le Capital, selon lequel un produit du travail, résultat de l’activité historique des hommes, apparaît comme un phénomène naturel, un donné. Cette lecture n’est toutefois pas de première main. Le concept de réification (Verdinglichung) est un emprunt à peine dissimulé à l’essai de Lukács intitulé « La réification et la conscience du prolétariat » publié en 1923, où ce dernier se propose d’exposer la logique générale de ce phénomène dans les termes d’une séparation entre l’objet et l’activité qui l’a engendré. Adorno interprète donc l’antinomie de la phénoménologie en transposant le modèle critique par lequel Lukács tentait de percer « l’antinomie de la pensée bourgeoise » en montrant que le dualisme du sujet et de l’objet, propre au kantisme, serait le symptôme de l’aliénation du prolétaire, privé des moyens de travail et donc des conditions de réalisation de son activité.
Cette critique esquissée par Adorno n’en reste-t-elle pas toutefois à un niveau analogique, comparant l’activité du sujet de la connaissance au travail du prolétaire, en succombant à nouveau aux écueils d’une critique transcendante ? Pour dépasser ce reproche de superficialité, il convient de préciser l’objet de sa critique : non pas la fondation husserlienne du savoir mathématique en tant que telle, mais l’extension de sa base logique – l’intuition catégoriale – à l’ensemble du champ de l’expérience, y compris social. Loin de se contenter d’un simple discrédit de la méthode phénoménologique, selon laquelle les essences structurant le monde de l’expérience pourraient être données à l’intuition, la métacritique d’Adorno se doit de retrouver les conditions concrètes engendrant cette apparence. C’est justement ainsi qu’il faut comprendre l’hypothèse qui clôt l’essai de 1938, selon laquelle les essences découvertes par Husserl « légitiment [rechtfertigen] une effectivité qui, en tant que système, détermine de manière si totale tout objet supposément individuel que l’on parvient en fait à discerner la présence du système, comme son “essence”, dans chacun de ses traits particuliers ; et c’est ainsi que la duperie de la vision des essences serait malgré tout, d’un point de vue dialectique, une vraie fausse conscience ». L’extrême degré de socialisation, c’est-à-dire de médiation de chaque individu – sujet ou chose – par la totalité du système qui le contient, réalise concrètement des formes essentielles à même la concrétude de l’expérience. Cependant, au lieu de refléter fidèlement cette base sociale, la phénoménologie la travestit dans une théorie érigeant comme vérité un processus qui resterait à critiquer. Bien que fausse, car incapable de rendre raison des paradoxes qui sous-tendent sa conception du monde, cette conscience nous apprend une vérité cachée : le particulier contient de manière immanente une signification conceptuelle, liée à son intégration dans la totalité. Autrement dit, l’expérience du monde social est structurée par des universaux, qui se laissent apercevoir à même les objets concrets. En érigeant cependant cette détermination du particulier par le social au rang d’essence, la phénoménologie fait l’impasse sur les processus historiques dont résulte une telle universalisation abstraite de l’expérience, au premier rang desquels la généralisation de l’échange marchand."
"C’est le même concept-outil de la réification dont se sert Adorno pour déceler un oubli de la médiation minant la théorie de la connaissance développée par Lénine dans son essai Matérialisme et empiriocriticisme. En s’appuyant sur Feuerbach et Engels, ce dernier affirmait contre les épistémologies critiques que les sensations ne sont faites « ni de symboles, ni d’hiéroglyphes, mais de copies, de photographies, d’images, de reflets des choses ». En commentant ce texte dans la Dialectique négative, Adorno rappelle que « seule une conscience réifiée avec constance prétend ou fait accroire aux autres qu’elle possède des photographies de l’objectivité. Son illusion se transforme en immédiateté dogmatique ». Or, c’est précisément le même reproche qui se trouvait déjà formulé contre Husserl dans son essai de 1938, lorsqu’il comparait sa théorie de la perception à la « photographie qui croit pouvoir s’emparer de l’effectivité inentamée, lorsqu’elle pétrifie ses objets en les isolant dans l’éclair d’un clin d’œil ». La récurrence de cette métaphore technologique recouvre ici une même critique d’un rapport réifié entre la conscience et le monde, supposant une extériorité des deux termes mis en rapport, comme si le réel se manifestait « en tant que tel », une fois soustraite l’activité de la subjectivité.
C’est donc par un usage stratégique du schème critique de la réification qu’Adorno parvient à déconstruire dialectiquement l’impératif phénoménologique d’un retour « aux choses mêmes », tout comme la prétention de Lénine d’un accès immédiat à la réalité. Face au dogmatisme de la IIIe internationale, régressant dans un matérialisme brut à la Feuerbach, le retour à la dialectique hégélienne paraît salutaire. En effet, le concept de la réification suppose que toute immédiateté n’est que seconde nature, activité fossilisée vouée à être à nouveau mise en mouvement et fluidifiée par le devenir historique. Pour reprendre une formule de Martin Jay, cette conceptualité héritée de l’idéalisme allemand caractériserait un « marxisme expressif » selon lequel « le tout exprime l’intentionnalité et la pratique d’un sujet-créateur, qui se reconnaît lui-même dans le monde objectif environnant »."
"Plutôt que de dénoncer simplement l’insuffisance méthodologique de la phénoménologie, par son recours dogmatique à l’immédiateté, Adorno cherche toujours aussi à rendre justice à la légitimité de l’impulsion qui anime ce courant philosophique. Dès la conférence de 1931 sur L’actualité de la philosophie, l’influence grandissante de la phénoménologie sous la République de Weimar est interprétée comme le symptôme d’une « crise de l’idéalisme », ou plutôt de son principe fondamental selon lequel « la ratio autonome […] était censée pouvoir développer à partir de son propre fonds le concept de réalité et toute réalité même ». Cette définition doit se comprendre à partir du contexte d’un néo-kantisme florissant, décrivant la constitution de l’objectivité par des formes a priori inscrites dans le sujet. Sa radicalité rappelle toutefois le projet de Fichte prétendant déduire le contenu de la nature à partir de l’ego transcendantal, en outrepassant la frontière du criticisme. Or, c’est précisément sous les auspices de cet idéalisme subjectif que Lukács plaçait lui-même sa réinterprétation du marxisme, en affirmant dans un essai de jeunesse intitulé « Vers une sociologie du drame » que « dans ses fondements essentiels... toute la philosophie de Marx émerge d’une seule source – Fichte. [...] « Bien qu’il n’ait plus défendu ce jugement radical de la seule influence de Fichte, la notion de sujet dans Histoire et conscience de classe porte encore les traces incontestables de l’activisme subjectif de Fichte. C’est en fait ce désaveu impatient de Fichte à l’égard de l’impénétrabilité du noumène kantien et sa conception du sujet comme le créateur de l’objet, et non pas simplement son observateur passif, qui suscitèrent l’éloge de Lukács. »."
"La relation ambiguë qu’Adorno entretenait avec la philosophie de Lukács est pour le moins complexe. Son amour de jeunesse pour ce penseur, dont il disait dans une lettre de 1925 qu’il « m’a influencé intellectuellement plus profondément que tout autre », se renverse vite en une vive critique de ses prises de positions politiques [...] Il ne s’agit pourtant pas, comme nous souhaitons le montrer, d’un simple rejet des textes plus tardifs de Lukács, contemporains de son adhésion au parti soviétique. C’est en effet le concept même de réification, caractérisant son célèbre essai de jeunesse, qu’il sera lui-même appelé à renier en raison de son engagement, qui est au centre de la critique élaborée dans la Dialectique négative."
"Malgré son admiration première pour le vaste projet théorique du premier Lukács, esquissé dans sa Théorie du roman puis déployé dans Histoire et conscience de classe, Adorno se libère donc progressivement de cette tutelle par sa critique de l’idéalisme qui sous-tend sa philosophie, dont l’étude de la phénoménologie constitue un moment essentiel. Cette rupture est d’ailleurs déjà esquissée dans les deux essais sur Husserl écrits à la fin des années 1930, où s’affirme le motif de l’Ausbruch, par lequel Adorno désigne la percée hors de l’idéalisme entreprise par la phénoménologie. Même si le constat reste celui d’un échec, dans la mesure où cette volonté de « faire exploser l’idéalisme » reste effectuée du point de vue de l’immanence de la conscience, et donc à partir d’une conceptualité elle-même idéaliste, la critique d’Adorno n’est en rien une disqualification de ce projet originaire. Dans une lettre à Alfred Sohn-Rethel de 1936, rédigée donc au même moment que ces deux essais, il évoquait sa propre entreprise théorique dans les termes mêmes qu’il employait pour définir la tâche critique de la phénoménologie : dynamiter l’idéalisme."
"C’est en préparant la Dialectique négative, dans son cours du 12 janvier 1961, qu’il en vient alors à désigner ce moment de vérité de la phénoménologie comme un antidote contre le subjectivisme moderne, parachevé par l’idéalisme allemand. En suivant cette hypothèse, il serait dès lors possible d’interpréter le mot d’ordre d’un « retour aux choses mêmes » à partir d’un « besoin ontologique », résistant à l’ambition idéaliste de réduire toute la réalité au résultat de l’activité d’un sujet transcendantal. On ne peut comprendre la force d’attraction exercée par la phénoménologie sur ses contemporains qu’à la condition de retrouver le désir d’altérité qui s’exprime à travers elle contre le fantasme solipsiste de l’idéalisme. Lorsqu’Adorno rappelle dans ce cours l’hypothèse de sa conférence de 1931, suivant laquelle l’insistance de ce besoin dans la phénoménologie serait le symptôme d’une crise de l’idéalisme face à la non-rationalité du monde social contemporain – contre l’identification hégélienne de l’effectivité au concept –, c’est en même temps pour l’approfondir. Un tel besoin trouverait son origine dans un refoulement primitif de l’altérité de l’objet, qui aurait suivi la crise de la subjectivité déclenchée par la révolution copernicienne. Contre le risque d’un affaiblissement du sujet, impliqué par l’héliocentrisme décentrant le point de vue de l’observateur, la philosophie s’est précisément emparée de ce motif pour réaffirmer un primat du sujet transcendantal autour duquel gravite le monde objectif. C’est alors en un double sens qu’Adorno critique l’interprétation de cette révolution théorique proposée par Kant dans la seconde préface de la Critique de la raison pure : le sauvetage de la subjectivité témoigne non seulement d’une mésinterprétation du décentrement réel du sujet provoqué par le renversement héliocentrique, mais en instaurant le point de vue transcendantal, il fournit aussi la justification d’une « domination de la nature »."
"Dans le chapitre de son essai sur la réification, intitulé « L’antinomie de la pensée bourgeoise », [Lukács] retrace en effet le récit héroïque d’une révolution copernicienne inaugurant une nouvelle tâche positive pour la philosophie : ne plus s’en tenir à l’idée que le monde serait « quelque chose d’engendré indépendamment du sujet connaissant (par exemple créé par Dieu), mais le concevoir bien plutôt comme son propre produit ». Loin d’y voir l’origine d’une nouvelle forme de domination, Lukács salue la réappropriation philosophique de la révolution copernicienne comme « conception formidable » (ibid., p. 299), dévoilant une nouvelle tendance en philosophie : « parvenir à une conception du sujet, qui peut être pensé comme le producteur de la totalité du contenu » (ibid.). Plutôt que de dénoncer l’hybris du sujet transcendantal des idéalistes allemands, Lukács promet plutôt la réalisation de cette idée encore abstraite dans la praxis consciente du prolétariat, érigée en principe du devenir historique. Contre cette interprétation qui ne fait que transposer le concept fichtéen d’activité originaire (Tathandlung) dans l’acte concret de production, Adorno fait jouer un moment phénoménologique qui restitue la non-identité entre le sujet et le monde : « Chez Heidegger aussi, on peut trouver de solides rudiments, de solides linéaments, de cette critique du pur esprit dominant la nature », qui est en même temps critique de l’illusion « selon laquelle ce qui nous fait face, ce avec quoi nous avons à faire, quoi que cela puisse bien être – j’évite ici toute expression pour le dire, car aucune ne serait juste –, que c’est là quelque chose qui est effectivement dominé par nous, qui nous est soumis, et ne le serait qu’en se pliant à la forme de notre esprit ». Il y aurait ainsi un véritable potentiel critique, « anti-idéologique » (ibid.), dans le besoin ontologique de la phénoménologie."
"Autrement dit, la pure séparation du sujet et de l’objet n’est qu’un moment du présupposé normatif de leur unité fondamentale. Ce point paraîtra plus clair, si l’on se souvient de l’horizon à l’aune duquel est critiquée la réification : le projet idéaliste d’une réduction de l’objectivité à l’activité productrice du sujet, devant être menée à bien par la praxis du prolétariat. On comprend dès lors que la critique ne saurait s’en tenir à la dénonciation de la réification."
"Contre l’hypostase du donné par la phénoménologie, il s’agit de restituer les médiations qui constituent toute expérience ; contre le présupposé idéaliste de la réduction de toute objectivité à l’activité constituante du sujet, il s’agit de rappeler les droits d’un moment d’immédiateté. [...] Adorno ne reproche donc pas à la phénoménologie le recours à la notion d’immédiateté, mais sa fixation en un principe inébranlable, son hypostase. Bien comprise comme « moment », et non comme « fondement » (ibid.), l’expérience d’une immédiateté peut donc servir d’antidote à une dialectique totalisante. Là où la phénoménologie a succombé à la substantialisation de l’immédiat, il reste donc à montrer que le besoin ontologique qui la nourrit peut trouver à se réaliser dans une reformulation de la dialectique."
"Contre « l’abstraction », qui est au principe de la réduction subjective de l’objet concret à un objet de pensée, mais aussi de l’appauvrissement de l’expérience sociale soumise au règne de la marchandise, s’opère un mouvement vers le concret, qui n’est pas sans rappeler le « retour aux choses mêmes ». Seulement, la chose visée n’est jamais réduite à un simple donné, puisqu’elle est toujours comprise dans son caractère social, historiquement conditionné. Pour Benjamin, le concret n’est rien d’autre que le résultat d’un mouvement de concrétisation. N’assiste-t-on pas ici à une simple répétition du motif de la réification, déjà décrit par Lukács comme sédimentation de la médiation sociale en un simple « étant-là » ? Ce serait là oublier le supplément conceptuel propre à cette reprise benjaminienne qui n’interprète pas simplement la réalité réifiée comme un moment négatif à surmonter par la praxis historique, mais aussi comme le lieu d’une expérience. « Elle se voue sans désemparer à la réification au lieu de s’y opposer » (ibid., p. 17). Quelque chose de « substantiel » persiste dans l’objectivation du réel, irréductible au point de vue du sujet. L’antinomie de l’immédiateté et de la médiation se cristallise donc dans une double exigence : comprendre la réalité sociale comme étant le résultat d’un processus de réification, sans pour autant perdre son moment d’objectivité."
"Contre l’illusion de l’immédiateté, la conscience allégorique saisit le mouvement du devenir au sein de l’expérience donnée, sans toutefois dissoudre cette dernière dans un mouvement du concept. Cette subtile différence est mise en lumière par la distinction travaillée par Benjamin dans son ouvrage, lorsqu’il oppose l’allégorie au symbole. Dans une représentation symbolique, la matérialité du signifiant est subsumée par la signification conceptuelle qu’elle indique, tandis que le sens d’une allégorie est indissociablement lié à sa figuration sensible [...]
Par cette définition, Benjamin renverse en fait l’interprétation classique de l’allégorie, souvent considérée comme une simple représentation arbitraire d’une idée, afin de raviver une autre tradition esthétique propre à l’art baroque. [...]
Or, c’est précisément cette distinction qu’Adorno retient afin de décrire les rapports entre l’expérience immédiate et le processus de médiation historique dont elle procède."
"Loin d’être un donné, le réel apparaît plutôt comme le résultat d’un processus de constitution. Il est médiatisé. À s’en tenir là, le schème de la réification, supposant que l’objet n’est que le produit de l’activité du sujet, pourrait encore fonctionner comme mot d’ordre de la dialectique. « Mais alors que pour l’idéalisme, l’histoire inhérente à l’immédiateté justifie celle-ci en tant qu’étape du concept, elle devient d’un point de vue matérialiste, non seulement la mesure de la non-vérité du concept, mais aussi celle de l’étant immédiat » (ibid.). La pierre de touche, permettant de distinguer les deux méthodes, n’est autre que le rapport du devenir historique dont procède la chose et de sa représentation conceptuelle. Pour une dialectique idéaliste, la genèse historique serait en droit réductible à une genèse conceptuelle et, en ce sens, la réification ne serait autre que le résultat oublié de l’activité d’un hypothétique sujet (transcendantal) dépositaire de ces concepts. À l’inverse, la dialectique matérialiste repose sur l’idée d’une médiation « en soi », irréductible à l’activité théorique d’un sujet – fût-il empirique ou transcendantal. Là où l’idéalisme résout l’immédiateté de la chose dans le concept, pour en faire un moment de son développement, le matérialisme conséquent insiste sur l’indissolubilité de l’expérience de l’objet, en raison de la complexité du réseau sémantique qui le lie à son passé, et de l’écheveau des relations sociales dans lesquelles il est impliqué."
"La critique de la phénoménologie entreprise par Adorno n’est donc pas simple désaveu, mais bien négation déterminée."
-Timothée Haug, "D’une critique de la phénoménologie à la refonte de la dialectique. Adorno lecteur de Husserl et Heidegger", in Matteo Vincenzo d’Alfonso et Pierre-François Moreau (éd.), Phénoménologie et marxisme. Perspectives historiques et legs théoriques, Lyon, ENS Éditions, 2021, 264 pages, p. 179-204.
« Le processus vital réel de la société n’est pas quelque chose qui s’introduit sociologiquement dans la philosophie, qui vient s’ajouter à elle de l’extérieur comme par contrebande ; c’est plutôt le noyau même de la teneur logique de la philosophie. »
-T. W. Adorno, Contribution à une métacritique de la théorie de la connaissance [1957], C. David et A. Richter trad., Paris, Payot, 2011, p. 50.