https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Guenancia
https://fr.book4you.org/book/5294826/f4d04f?dsource=recommend
"La philosophie moderne commence indiscutablement avec Descartes qui en est le père fondateur ; et ce qui la caractérise par rapport à la philosophie antérieure, par exemple la philosophie scolastique, c'est ce que l'on pourrait appeler le choix d'une voie qui est celle des idées.
Dès son premier travail, Les Règles pour la direction de l'esprit –dont le titre est significatif– (1628), Descartes assigne à la philosophie une tâche dont on peut dire qu'elle est nouvelle : la connaissance de l'esprit humain, de son étendue et de ses limites, c'est-à-dire de son pouvoir de connaissance. On peut avancer sans risque que ce programme cartésien sera celui de toute la philosophie moderne au moins jusqu'à Kant, qui lui donnera une forme différente et sans doute définitive : car Kant récapitule cette philosophie nouvelle."
"La méthode cartésienne est en vérité fort éloignée de la méthode d'analyse logique des propositions, des énoncés, des termes, comme la pratiquaient les scolasticiens. Descartes juge que la logique n'a rien apporté de neuf et que mieux vaut s'en détourner pour peu que l'on souhaite produire de véritables connaissances.
Cette méthode, elle est toute trouvée : c'est celle des mathématiques. Le modèle de cette révolution copernicienne en matière de connaissance repose sur la certitude mathématique, issue d'un raisonnement. Pour Descartes, les mathématiques ne sont pas tant une discipline qu'il faut continuer à approfondir (ce qu'il fait par ailleurs) qu'une méthode qu'il faut chercher à étendre au plus grand nombre de sujets possibles, c'est-à-dire à la connaissance de la réalité physique ou psychique.
Pourquoi un tel privilège accordé aux mathématiques ? Parce qu'elles ne portent que sur des objets, ou choses, extrêmement simples et faciles à connaître ; un chiffre, un nombre, une figure géométrique ne sont pas des choses qui comportent une face cachée. Un triangle est une réalité évidente et entière. Une fois que l'on a dessiné un triangle, on peut certes en déduire des propriétés, mais un fait est certain : cette figure est sans dessous, et toute simple. Il en va de même pour les nombres. Pour Descartes, la certitude des mathématiques vient de ce qu'elles portent sur des objets qui ne peuvent nous tromper, parce qu'ils nous apparaissent tels qu'ils sont et qu'ils sont tels qu'ils apparaissent. Il n'y a pas ici de différence entre l'être et l'apparence ; quand on a compris ce qu'est un nombre, on a compris tout ce qu'il fallait comprendre de cette chose.
Il n'en va pas de même pour les choses de la nature, de l'esprit, du monde, de la morale ou encore de la politique, qui sont complexes. Or, Descartes a toujours pensé que la meilleure façon de procéder en philosophie était de partir du plus simple, qui est ce que l'esprit trouve en lui et en deçà duquel il ne peut plus progresser."
"Descartes a ainsi donné la note de la modernité, qui est qu'il faut d'abord et avant tout s'occuper de ce que l'esprit possède en lui afin de pouvoir ensuite statuer sur les choses que ces idées représentent. Cette note, chacun va ensuite la décliner à sa manière. Voici d'ailleurs ce qui fait la richesse de la philosophie moderne : de tous ces philosophes, pas un ne pense comme l'autre, mais ils sont pourtant tous liés dans une ligne de pensée relativement cohérente et unifiée, qui revient à la question de l'idée : avant de savoir ce que sont les choses, il faut se demander ce que l'on peut en connaître, ce qui revient à sonder tout d'abord et sans cesse la structure ou la nature de l'esprit humain.
Nouvelle, cette question l'est assurément, et elle ne cesse de se poser à nous. Prenons un philosophe tout à fait opposé à Descartes comme Bertrand Russell, du début du XXe siècle : l'un de ses ouvrages majeurs (Human Knowledge. Its Scope and Limits, 1948) porte sur l'étendue et le pouvoir de l'esprit humain. Parce qu'elle est directrice, cette question n'a pas fini d'être posée."
[Première partie: Descartes et Malebranche]
"Pour Aristote, mathématiques et physique sont deux disciplines entièrement distinctes. Les mathématiques sont une science fermée sur ellemême, très riche et utile mais qui n'a pas vocation à s'ouvrir ; l'esprit ne sort pas de lui-même quand il fait des mathématiques. La physique, en revanche, s'intéresse à la nature (physis signifiant « nature »), et la connaissance de la nature est celle des choses dans leur réalité concrète.
Du jour au lendemain, quelque vingt siècles plus tard avec Galilée et Descartes, cette représentation de la division mathématiques/physique est réduite à néant, puisqu'il devient évident que l'on ne peut faire de physique sans passer d'abord par les mathématiques. Autrement dit, il est impossible de prétendre connaître les choses matérielles si l'on ne les mesure pas et si l'on ne calcule pas les rapports (vitesse, mouvement…) qui les différencient ou les apparient."
"La physique à laquelle Descartes pense depuis sa jeunesse est une science strictement géométrique, c'est-à-dire que les corps n'y ont pas une nature propre ou une forme spécifique – poids, légèreté, la nature du feu étant de monter dans l'air, la nature de la pierre, de descendre vers le sol –, et que – thèse fondamentale –, qu'ils soient terrestres ou célestes, ils sont tous faits d'une même matière. Par conséquent, on peut connaître aussi bien les corps de ce qu'Aristote appelait le monde supra-lunaire que ceux de notre monde, par des relations métriques déterminables et partout applicables.
Quelle est la conséquence de cette thèse ? Le monde dans son entier se trouve scindé en deux catégories de choses : d'un côté, la nature matérielle, composée de corps dont l'essence est géométrique, qui peuvent se mesurer et sur lesquels le calcul peut s'appliquer, et de l'autre, tout ce qui ne se réduit pas à cette mesure et à ce calcul, à savoir les idées, les sentiments, les volontés ou les passions. C'est comme si le monde se coupait en deux, entre une nature matérielle sans esprit, c'est-à-dire sans nature au sens aristotélicien, et un monde pour ainsi dire mental, non physique, pour lequel les méthodes utilisées dans la physique ne sont d'aucun secours : on ne mesure pas la grandeur d'une idée, l'intensité d'un sentiment, la force d'une volonté. Ces choses-là n'existent pas en dehors de l'esprit, elles sont, comme on dit encore à l'époque, des modes de l'esprit.
La différence fondamentale est donc entre ce qu'il y a dans le corps, par exemple ce qu'il y a dans la lumière qui éclaire la page imprimée de ce livre, avec son composé physique de « corpuscules » (des ondes, dira-t-on plus tard), et la sensation ou idée que j'ai de cette lumière. L'idée que j'ai de cette lumière n'est absolument pas ressemblante à ce qui cause cette lumière physiquement."
"Le corps est une chose étendue, c'est-à-dire qui ne consiste que dans des caractéristiques de type physique. L'esprit n'est pas étendu. Notons au passage que Descartes n'a pas, comme pour le corps, de terme positif pour caractériser l'esprit, et qu'il utilise des termes négatifs. Le corps est divisible, l'esprit est indivisible ; le corps est toujours quelque part, tandis que se demander où est la pensée n'a pas de sens ; de même, une idée n'a pas de moitié, pas de grandeur, pas plus de dimension ni de figure, etc. Corps et esprit sont donc deux modes d'être radicalement différents. Ils apparaissent au monde chacun à sa manière. Personne ne peut contester qu'une idée ou un sentiment ne se présentent pas à l'esprit de la même façon qu'une table, une ampoule électrique ou un micro. Une idée ou un sentiment ne peuvent se voir de l'extérieur et, surtout, on ne peut y appliquer les mesures ni les propriétés d'une chose physique.
Voilà tout ce que dit Descartes : l'esprit ne peut être ramené à une chose physique."
"La connaissance de l'esprit n'ajoute rien à ce que l'on sait déjà de lui, mais révèle ce que l'on savait nécessairement de lui puisqu'on l'utilisait."
"L'infini désigne ordinairement ce qui n'est pas fini, ou pas encore, ou ce qui ne peut se finir. C'est donc un mot négatif. Il est comparable au mot « imparfait ». Par conséquent, l'infini dérive du fini, et non l'inverse, de même que l'imparfait dérive du parfait. Il faut d'abord avoir l'idée du parfait pour dire qu'une chose n'est pas parfaite. La nouveauté chez Descartes vient de ce qu'il inverse le rapport. Avec lui, au lieu que l'infini soit la négation du fini, le fini apparaît soudain comme une négation ou une détermination restreinte de l'infini. Et par un renversement assez exceptionnel sur le plan de la pensée, Descartes s'attache à montrer que l'idée d'infini est la première de toutes les idées que l'esprit a en lui, au sens où toutes nos idées tirent le peu de réalité qu'elles ont de cette réalité suprême que constitue l'idée d'infini.
Par conséquent, l'esprit qui a en lui cette idée d'infini ne peut pas l'avoir produite de lui-même. De chacune des choses finies, nous pouvons dire qu'elle peut être une illusion, un rêve, une chose que nous avons nous-mêmes faite, c'est-à-dire une fiction ; mais l'idée de Dieu ne peut en aucun cas être une idée fictive que je pourrais avoir conçue de moi-même, parce que je n'en ai pas la capacité."
"Levinas sait gré à Descartes d'avoir rendue positive l'idée d'infini, en montrant qu'elle surpasse toutes les autres en réalité et en positivité, et que le propre de l'homme est précisément d'avoir en lui cette idée qui est indistinctement celle de la perfection, de l'infini, de Dieu ou encore de l'être, entendue comme idée de la réalité sans négation ni limitation."
"De nombreux objecteurs de Descartes n'ont cessé de lui reprocher cette façon de passer en force. Certes, lui opposent-ils, nous avons en nous une idée de Dieu, mais que faites-vous de celui qui ne l'a pas, ou prétend ne pas l'avoir, ou encore qui vous demande ce que vous entendez par Dieu ? La réponse de Descartes tient en quelques mots : j'entends par Dieu exactement ce que vous-même entendez par ce mot quand vous me posez cette question, car on ne peut demander ce qu'est Dieu sans en avoir l'idée. C'est donc que Dieu existe."
"La distinction de l'âme et du corps est un simple fait, pour Descartes : un fait conceptuel, un fait phénoménologique, dirait-on aujourd'hui, en ce sens qu'elle n'est pas inventée par moi ou la résultante d'une construction de ma pensée. Je la découvre en pensant. Il en va exactement de même de l'union de l'âme et du corps : elle est également un fait. Je ne peux pas être homme sans savoir qu'être homme, c'est se sentir être une âme intimement liée au corps. Autrement dit, l'âme n'est pas quelque part dans le corps, mais bien partout dans le corps, et à tel point que quand je dis « mon corps » (meum corpus), dit Descartes, je dis « moi ».
Contrairement à ce que l'on pense communément et à tort, le cartésianisme n'est en rien réductible à une représentation hallucinatoire de l'homme scindé en deux parties, l'une qui pense et l'autre qui est un corps physique. Mon corps n'est pas une machine, et il n'y a pas à choisir entre corps et esprit ; soit on se situe sur le plan de la métaphysique et de la distinction des substances, soit on se situe sur le plan de la vie, et alors l'union de l'âme et du corps est la chose la plus claire qui soit.
Descartes ne cesse d'ailleurs de le dire à ses correspondants. Cette union inextricable, chaque homme l'expérimente intimement, et tenter de la prouver est peine perdue. Ce sont des choses qui sont connues par elles-mêmes – ce qu'il appellera dans une lettre célèbre « une notion primitive », soit quelque chose que l'on connaît par soi-même et non par le recours à autre chose."
"Descartes, contrairement aux philosophes et savants qui, aujourd'hui encore, ont cru pouvoir s'autoriser de son mécanisme, ne réduit pas les passions à des épiphénomènes du corps. Il est le premier à distinguer très nettement entre la genèse corporelle des passions de l'âme et la nature des passions, qui appartiennent à l'âme et ne peuvent se trouver qu'en elle (puisqu'elle en fait l'épreuve). Les passions sont des modes de l'âme, et une passion est toujours une représentation, produite dans l'âme par les mouvements du corps auquel cette âme est jointe, soit très intimement, comme le montre l'expérience que chacun fait des passions. Et même, rien n'atteste plus évidemment l'étroitesse de l'union de l'âme et du corps que ces sentiments ou ces passions qui se manifestent dans l'âme indépendamment de sa volonté. Car l'âme y est passive (d'où le terme de passion) : elle subit un effet dont elle n'est pas la cause.
C'est pourquoi Descartes, à partir des années 1644-1645, multiplie les approches médicales des passions. Par quels processus corporels l'âme est-elle informée de la colère, de l'amour, de la joie ou de la haine, de la ferveur et de l'admiration, ou du désir ? De ce point de vue, une tradition cartésienne, même très infidèle, se perpétuera dans le matérialisme du XVIIIe siècle, portée par cette idée que l'âme n'est jamais qu'un épiphénomène du corps, voire, avec Hobbes, qu'elle est entièrement corporelle.
Certes, Descartes ne nie pas que l'âme est corporelle puisqu'elle est unie avec un corps, mais il conteste qu'elle ne soit que corporelle : en effet, elle a en elle une réserve propre, qui lui permet de gérer les passions advenues par son corps et celles qui lui arrivent du dehors, et qui peuvent être en partie involontaires."
"Ce qui fait qu'une volonté est bonne, ce n'est pas la bonté de l'objet visé mais sa constance, sa fermeté, cette détermination du vouloir que Descartes, dès le Discours de la méthode, a appelée : la résolution. Qualité d'autant plus estimable qu'elle ne dépend que de la bonne volonté de chacun. L'extension de l'estime de soi à tous les hommes se fonde sur une idée de l'homme comme d'un être capable de bonne volonté, capable de se déterminer par soi-même, et non pas seulement mû par des enchaînements de causes. Il ne faut donc pas attendre une détermination supplémentaire de ce qu'est pour Descartes le bon usage du libre arbitre. D'une certaine manière, c'est à chacun de nous d'en être le juge. On ne peut pas définir normativement le libre arbitre sans le limiter. Si je dis aux hommes ce qu'ils doivent faire, ils ne le feront plus d'eux-mêmes. Le libre arbitre repose ainsi sur le vide nécessaire de sa définition. Henri Bergson a eu un mot magnifique à ce sujet : « Dès qu'on définit la liberté, on la nie. » Si l'on dit aux hommes comment ils doivent agir, c'en est fini du libre arbitre."
"Lorsque nous entreprenons une action, il nous est impossible d'en prévoir l'issue avec certitude, bien évidemment. La faute consiste alors à avoir agi contre sa conscience ; en somme, à avoir fait quelque chose qu'on ne pensait pas avec évidence devoir faire. La faute réside donc dans le mauvais usage du libre arbitre – qui est fréquent. Avec le bon usage, au moment d'agir, je pense devoir faire ce que je vais faire en toute vérité vis-à-vis de moi-même."
[Deuxième partie: Pascal et Hobbes]
"Ce que Pascal trouve dans les mathématiques, c'est l'expérience de la vérité par la démonstration. Mais sa pratique des démonstrations n'est pas indissociable, comme chez Descartes, des idées claires et distinctes que l'esprit se fait des choses qu'il examine. La certitude des mathématiques est plus limitée chez Pascal parce qu'elle dépend des conventions strictes que sont les définitions ou les axiomes (propositions considérées comme vraies, par exemple, en géométrie, que deux droites parallèles à une troisième sont parallèles entre elles).
La différence est importante avec l'esprit cartésien dont Pascal se méfie, au départ, dans la mesure où l'esprit n'a pas un contact par essence avec la vérité. La vérité, il faut que l'esprit aille la chercher pas à pas, avec méthode et effort ; de surcroît, la vérité à laquelle il peut parvenir n'est que très relative parce qu'elle n'atteint pas le fond des choses. Ce qu'il faut d'emblée savoir sur Pascal, c'est que, pour lui, la vérité, au sens le plus fort du terme, c'est-à-dire ce que sont les choses en elles-mêmes, ce qu'est l'homme et à plus forte raison ce qu'est Dieu, nous est toujours cachée. Par là, Pascal maintient en tension la dualité permanente entre le manifeste et le caché. Mais le caché n'est pas destiné à devenir visible : la caractéristique du caché est bien de rester invinciblement soustrait à la curiosité de l'homme.
Cet agnosticisme de fond est aussi celui de Hobbes, mais pour des raisons très différentes. Mais chez l'un et chez l'autre, les définitions des mots et les règles de construction du discours cohérent doivent être posées en premier parce que l'esprit humain ne peut pas savoir ce que sont en elles-mêmes les choses qu'il découvre dans le monde. La connaissance des essences est un leurre. On ne connaît bien que la signification des mots que l'on emploie dans nos discours parce que c'est nous qui l'avons fixée, par convention. Ainsi, même si ces deux philosophes vont dans des directions bien différentes, ils partent du même constat et observent la même méfiance à l'égard des prétentions métaphysiques."
"Certains commentateurs de son œuvre, notamment marxistes comme Lucien Goldmann, ont affirmé que Pascal était déjà un penseur dialectique, chez qui la thèse et l'antithèse n'ont de sens qu'au sein d'une unité supérieure qui les rend compatibles l'une avec l'autre.
Pour ma part, je ne crois pas que Pascal développe une pensée dialectique. Il considère que l'antithèse, c'est-à-dire la contradiction entre une chose et une autre, est absolument indépassable. Il n'y a pas de synthèse pour lui, ou, plus exactement, elle existe peut-être, mais sur un autre plan où la raison échoue à la trouver."
"Et pourquoi le moi est-il « haïssable » ? Parce que chacun ne considère les autres que comme des moyens en vue de s'élever lui-même, que comme des spectateurs de sa propre puissance. Chacun asservit imaginairement les autres et c'est pourquoi il ne saurait y avoir de relation humaine entre les hommes."
"Pour Hobbes, à la différence de Descartes, de Pascal, de Spinoza et de Leibniz (en somme, à la différence de tous les modernes !), il n'existe que des corps. On pourrait appeler cette vision un matérialisme absolu, sans limites. Ce que l'on appelle l'esprit ou la pensée dépend du corps ; c'est comme un organe corporel. [...] Pour Hobbes, si chacun s'efforce de vivre, c'est parce que vivre est un absolu – ce qu'il appelle le « conatus » en latin, l'effort pour vivre, ou « endeavour » en anglais, axiome au point de départ de sa philosophie."
"Hobbes a voulu être, selon ses propres termes, le Galilée de la nouvelle science politique."
"Le raisonnement de Hobbes est simple : si vous protestez contre les ordres du souverain, si vous vous révoltez, vous êtes incohérent car c'est contre vous-même que vous protestez. Le souverain vous représente ; en le critiquant ou en lui refusant obéissance, c'est vous que vous critiquez, c'est à vous que vous refusez d'obéir, et non pas au souverain en tant que détenteur d'une puissance qui lui serait propre. Sa puissance, il la doit à vous, au fait que chacun d'entre vous n'a pas désiré ou pu l'exercer, parce qu'elle vous exposait à l'insécurité permanente."
" [Troisième partie: Spinoza et Leibniz]
"Spinoza et Leibniz ont voulu redonner à l'idée de nature un certain dynamisme, voire une autonomie, contre le mécanisme cartésien : tous deux réhabilitent la notion de force que Descartes, en raison de sa conception purement géométrique du mouvement, avait expurgée de toute idée de puissance ou d'action virtuelle et identifiée à la quantité de mouvement, produit de la masse par la vitesse.
Une troisième direction caractérise aussi le renouveau de l'entreprise métaphysique. Car s'il y a une ambition philosophique commune à Spinoza et à Leibniz, c'est de donner à la réflexion philosophique la forme d'un système logique et purement déductif, plutôt que celle, trop « subjective », de la méditation cartésienne, et moins encore la forme pascalienne du fragment ou de pensées détachées."
"Spinoza, peut-être plus moderne que Hobbes en ce sens, pense que le conflit fait partie de la société civile ou de la société politique, et que si l'on cherche à éliminer toute cause de conflit entre les hommes – rivalité, appétit de pouvoir, discussion, contestation, voire rébellion et désobéissance –, ce n'est plus une société humaine que l'on obtient, mais le spectre d'un État tyrannique."
"On disait, en évoquant la conception cartésienne de la Troisième méditation : l'idée de la bouteille, c'est l'image de cette bouteille ; l'esprit ne fait qu'apercevoir (mais c'est bien trop passif pour Spinoza) cette image déposée en lui par la perception sensible.
C'est là précisément ce que récuse Spinoza, position fondamentale que l'on retrouvera chez Leibniz. L'idée a la structure d'une proposition. Elle n'est pas le reflet de la chose, sa peinture ou sa représentation. L'idée de cette bouteille d'eau, c'est l'affirmation de l'existence de cette bouteille d'eau, si toutefois je juge que cette bouteille d'eau existe effectivement devant moi. L'idée a une force narrative : loin de redoubler inutilement la présence réelle de la chose dans le monde sur le plan mental, elle raconte en quelque sorte la chose.
Dès le Traité de la réforme de l'entendement (1665-1670), Spinoza récuse cette conception cartésienne de l'idée, parce qu'elle tendrait à nous faire croire que l'on peut percevoir les choses du monde sans notre assentiment, c'est-à-dire dans une attitude suspensive, qui consiste à recevoir les choses telles qu'elles se donnent. Pour Spinoza, les choses ne se donnent pas à l'esprit : c'est plutôt l'esprit qui se les donne, en les concevant clairement et distinctement, ou adéquatement, phénomène que Spinoza nomme « l'idée vraie donnée ». Chacun de ces mots est très important. Car l'idée n'est pas simplement une idée. Elle est vraie, ou elle ne l'est pas. Et si elle ne l'est pas, ce n'est pas une idée mais une erreur, donc un non-être. Enfin, l'idée vraie est donnée, c'est-à-dire qu'elle est donnée dans l'esprit, pour peu que l'esprit fasse attention à ce qui se trouve en lui."
"L'entendement et la volonté ne sont pas deux choses distinctes, car l'entendement n'a pas pour simple fonction de concevoir : il ne peut concevoir qu'en tant qu'il affirme en même temps. Par conséquent, si l'entendement affirme, il ne contemple pas une idée qu'ensuite la volonté élirait comme vraie ou bonne ; en comprenant quelque chose, l'entendement la fait sienne ; en ne la comprenant pas, il la rejette. La volonté n'est donc pas différente de l'entendement. Spinoza va même plus loin : il n'est en aucune manière nécessaire de parler de volonté sinon de façon seulement commune car elle n'a pas de légitimité philosophique, au contraire de l'entendement.
L'esprit, ou l'âme (Spinoza emploie continuellement le mot latin mens), est entendement (intellectus), et non volonté. Par conséquent, l'âme n'est pas liberté non plus. Ce qui faisait le rythme propre du cartésianisme, entre l'âme d'un côté (raison, entendement, esprit ou mens), et d'un autre, irréductible au premier, la volonté ou liberté de se porter vers les choses, disparaît chez Spinoza, où l'âme est conduite par ses idées comme par un enchaînement automatique. De là le caractère déductif et non pas heuristique, comme chez Descartes, de la méthode chez Spinoza ; à partir du moment où nous avons une idée vraie donnée, il suffit de dérouler l'écheveau dont elle est faite pour en tirer toutes les conséquences possibles."
"Ce n'est pas parce que je comprends parfaitement le sens d'un mot ou celui d'une phrase que ce qu'ils désignent est vrai ou existe. On ne doit donc pas dire comme Descartes : tout ce que je conçois clairement et distinctement est vrai, mais tout ce que je connais clairement et distinctement est seulement possible. Par conséquent, il existe des choses que l'on peut comprendre clairement et qui se révèlent pourtant fausses à l'analyse. Peut-être en est-il ainsi de l'idée de Dieu. Pour s'assurer qu'elle n'est pas contradictoire, au lieu de partir de l'idée, il faut partir des termes qui la composent et voir si la proposition qui compose ces termes est consistante ou non.
Chez Leibniz, l'analyse est d'abord et avant tout une analyse logique des termes. De là, l'importance du langage et de tout ce qui a rapport à la formulation comme à la formalisation. C'est bien la force de la forme que Leibniz substitue à la clarté de l'idée, c'est-à-dire la force du discours démonstratif, ou formulation.
C'est pourquoi Leibniz apporte une attention toute particulière à ce qu'il appelle « les termes primitifs », qui ne se notifient pas sous la forme d'une idée, comme « les notions primitives » chez Descartes qui sont comprises immédiatement par elles-mêmes, car ils sont découverts à la fin d'un travail d'analyse, et non pas saisis par une intuition."
"Leibniz fait ainsi une distinction (qui serait inintelligible à un Descartes) entre percevoir et apercevoir. Apercevoir, c'est avoir la conscience de percevoir. Mais ce n'est pas parce qu'on n'a pas la conscience de percevoir qu'on ne perçoit pas.
Il est donc des choses trop petites pour franchir le seuil de la conscience, qui entrent et s'agrègent pourtant en nous, et qui font que nous sommes déterminés à faire ceci plutôt que cela, sans que l'on sache exactement pourquoi : ces perceptions qui nous ont influencés ne sont pas assez distinctes les unes des autres pour que nous puissions les désigner.
Je ne sais pas pourquoi je préfère le bleu au rouge, ou tel gâteau à tel autre, ou encore la montagne à la mer. Un « je ne sais quoi » (notion qu'affectionne Leibniz) nous conduit à des préférences ou à des choix que la raison ne peut analyser : elle ne dispose pas des moyens d'une analyse qui serait infinie."
"Chez Descartes, l'exercice de la raison est limité en physique à la recherche de causes possibles ou probables des phénomènes, et en métaphysique, à la compréhension de ce qui est fini, l'infini étant de droit comme de fait incompréhensible. Pour Pascal, la raison est doublement impuissante : ce n'est pas elle mais son contraire, l'imagination, qui met « le prix aux choses », ce n'est pas elle mais le cœur qui sent Dieu. Tout le monde connaît cette pensée passée au rang de proverbe : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » Mais pour Spinoza et Leibniz (et plus encore pour ce dernier), il n'y a pas de « puissance » contraire à la raison car il n'existe pas de déraison absolue : tout ce que l'on peut considérer comme déraisonnable, vain, absurde, insensé a une raison qui en justifie l'existence, même si on l'ignore. « Tout a une cause » signifie donc : « Tout a une raison. »
Le rationalisme absolu implique donc l'impossibilité de concevoir quelque chose qui existerait en dehors de la raison. Et en ce sens, bien avant Hegel, Leibniz aurait pu dire que tout le réel est rationnel et que tout le rationnel est réel. On peut ainsi dire que l'équivalence du réel et du rationnel, formule que Hegel rendra célèbre, convient parfaitement pour caractériser la métaphysique de Leibniz. Le développement de la philosophie empiriste à la fin du XVIIe siècle et dans la première moitié du XVIIIe marque une réaction et un coup d'arrêt à ce que l'on peut considérer comme une divinisation de la raison et de la science chez Malebranche, Spinoza, Leibniz, tous penseurs de premier plan issus du cartésianisme mais ayant cherché à en dépasser les limites."
" [Quatrième partie: John Locke et David Hume]
"Pour eux, la raison n'est pas dans les choses ou dans le réel, mais dans l'esprit de l'homme qui fait face à ce réel. Le point commun de ces philosophes empiristes est donc de considérer que la réalité (ou si l'on préfère : le monde, la nature, la matière, tout ce que l'on peut considérer comme extérieur à l'esprit) est fondamentalement opaque. L'esprit ne peut pas sortir de lui-même pour savoir ce que sont les choses en elles-mêmes, indépendamment des impressions qu'elles causent sur les sens. L'« essence » est un mot dont se moquent volontiers les empiristes. On ne connaît guère que les phénomènes, c'est-à-dire la façon dont les choses se manifestent à nous en affectant les sens.
Locke, Hume ou Berkeley (malheureusement, l'espace nous manquera pour ce dernier) proposent donc bien des théories de l'esprit, mais avec cette objection à Descartes, Spinoza et Leibniz qu'elles sont fondées sur le constat de la limitation de la connaissance à la nature de l'esprit humain."
"Ce que les philosophes empiristes appellent l'expérience est finalement les différentes façons de sentir, au contact d'un phénomène extérieur à l'esprit ou dans notre expérience interne : les émotions, les passions… Voilà ce que les philosophes empiristes considèrent comme étant la matière de notre raisonnement et de notre réflexion. Cette matière est soit externe, quand il s'agit de sensations ou d'impressions produites par des corps en dehors de nous : le chaud, le froid, le dur, le mou, l'aigu… ; soit interne, quand il s'agit d'émotions ou de passions : le triste, le gai, le joyeux, l'aimable… "
"Pour Descartes, en effet, l'expérience n'est jamais que l'occasion pour l'esprit de mettre en œuvre les idées qu'il possède en lui-même ; ce sera également la théorie de Kant, pour qui l'expérience n'est que l'occasion pour l'esprit de révéler les formes de l'entendement qu'il appelle les « catégories ». Entre Descartes et Kant, le moment empiriste cherche à vider l'esprit de toute forme ou catégorie au profit des seules impressions sensibles, que ce soient les impressions propres à chaque sens différent ou celles résultant de leur combinaison et du « sens commun », selon l'expression courante au moins depuis Aristote.
Dans l'Essai sur l'entendement humain, après avoir critiqué la théorie de l'innéité des idées cartésiennes et l'avoir remplacée par la théorie de l'apprentissage des idées (« Il en est de l'esprit comme du corps : c'est l'exercice qui le fait ce qu'il est »), Locke met l'accent sur le caractère toujours intéressé de l'esprit vis-à-vis des sensations. Car les sensations ne
sont jamais neutres ; apportant du plaisir ou, au contraire, de la douleur ou du déplaisir, elles ont toujours un coefficient individuel qui les rend éminemment subjectives.
On voit ainsi apparaître, avec Locke et plus encore avec Hume, cette idée qui, sans être nouvelle, occupe néanmoins ici une position centrale, que le sujet humain n'est pas impartial ni neutre, spectateur purement théorique du monde. L'homme est intéressé par ce qui se passe dans le monde, au sens le plus égoïste du mot : il ne cherche la vérité que pour autant qu'elle lui importe dans sa vie pratique. En bref, on ne connaît que dans la mesure où l'on est intéressé à connaître.
C'est la version moderne de la thèse bien connue de Protagoras : l'homme est la mesure de toutes choses. Nous ne connaissons directement les choses que par les sens, et la fonction principale de ceux-ci est de nous informer sur ce qui nous convient ou nous nuit. Certes, l'entendement, bien conduit, peut par sa propre force former des idées (que Locke appelle des idées de la réflexion), découvrir des vérités qui consistent, comme pour Malebranche, dans les rapports entre les choses, acquérir ainsi une connaissance vraiment
scientifique. Locke maintient, bien plus que ne le fera Hume, l'idée de la connaissance objective. Mais l'entendement n'est jamais entendement pur, comme chez les cartésiens ; il suit toujours un intérêt parce que l'homme, pour Locke, est toujours lié à son environnement, il est toujours, comme dirait Sartre, « en situation »."
"La grandeur, la figure et le mouvement sont des « qualités » qui appartiennent au corps physique en tant que tel. En termes cartésiens, ce sont des modes de la substance étendue. Mais les sensations causées par les corps extérieurs sont propres à l'homme qui les éprouve. En termes cartésiens, ce sont des modes de l'âme ou de l'esprit. Qu'est-ce que je perçois, moi, en tant que sujet sensible (expression redondante, le sujet étant un être sensible et la sensibilité, dans une philosophie empiriste, l'origine unique de nos connaissances), de ces choses qui m'entourent ? Je ne vois pas des grandeurs, des figures ou des mouvements, sauf à être géomètre ou physicien. Je vois des couleurs, je sens des odeurs, je touche des choses qui ont du relief ou qui sont lisses. En vérité, ce que je perçois, c'est ce que l'on appelle les « qualités sensibles » (odeurs, couleurs, reliefs…), qui ne sont rien dans les choses elles-mêmes.
Cette distinction fondamentale, faite par Descartes et Galilée presque dans les mêmes termes, et point de départ de toute la philosophie moderne, est formulée par Locke comme distinction entre les qualités premières et les qualités secondes. Les qualités premières sont les propriétés des corps en tant que choses étendues, matérielles, les objets de la physique et de la géométrie. Les qualités secondes, appelées aussi qualités sensibles, n'existent que dans l'esprit, dans le sujet sensible, corps et esprit confondus, et non dans les choses qui causent ces sensations. Le monde sensible est simplement le monde pour l'homme. C'est l'homme qui voit ce monde comme sensible – coloré, odorant, beau ou laid. Toutes ces choses-là, tous ces « prédicats », comme on dit, qu'ils soient esthétiques ou moraux, sont relatifs à la structure de l'entendement ou du corps humain, et non pas à la nature des choses. Si bien que le monde dans lequel nous sommes, c'est un monde pour l'homme : un monde que l'homme conçoit grâce à la structure de son organisation mentale et corporelle.
Et en vérité, ce qu'est le monde en lui-même, l'homme ne peut pas le savoir. Il peut le concevoir par la science, les atomes, les mouvements, les forces, tout ce qui compose l'univers que Newton, contemporain de Locke, a magnifiquement établi, mais on ne peut que constater une cassure entre le monde tel que la science peut le concevoir et le monde tel que l'homme sensible peut l'éprouver."
"La nouveauté de cette réflexion de Locke sur le travail, la propriété et la personne n'a été possible que sur le fondement d'une théorie de l'expérience et de l'acquisition des connaissances par un être qui cherche à connaître parce qu'il doit agir dans le monde. Celui-ci n'est pas un être contemplatif, spectateur du monde, il habite le monde pour le transformer, le faire fructifier ; en un mot, pour le rendre humain."
"La méthode d'analyse suivie ici (plus que dans ses Enquêtes ultérieures) est déjà phénoménologique. Hume cherche à décrire les actes en partant des seules données observables dans la conscience, en partant des phénomènes. Si le projet est systématique, il n'en est pas moins lié à une analyse « phénoménale » des opérations de l'esprit."
"Il n'y a ainsi dans l'esprit ou le corps que des impressions sensibles. Et quelle est la différence entre ces impressions sensibles ? Elle réside en ceci que les unes sont plus fortes que les autres. Ce n'est pas une différence de nature entre les idées (idées sensibles, idées intellectuelles), mais d'intensité : certaines sont plus fortes ou plus vives que d'autres (vividness ou liveliness).
Voilà la différence des différences. Elle est d'intensité, et non pas de nature ; et certaines choses nous touchent parce qu'elles nous affectent plus sensiblement et donc vivement que d'autres. La brûlure du feu me touche bien plus vivement que celle d'un pâle rayon de soleil. Le seul critère de Hume n'est pas la clarté et la distinction de l'idée (paradigme cartésien), mais la force et la vivacité de l'impression plutôt que de l'idée.
Par là, Hume construit une philosophie de la vie, et non de la connaissance ou de l'intellect. Et la première différence significative et vitale résidant entre ce qui est fort et ce qui est moins fort, entre ce qui est vif et ce qui est terne, agréable ou désagréable, aimable ou haïssable, en un mot : entre ce qui plaît et ce qui déplaît, le critère esthétique étant également un critère vital, on comprend que dans une telle philosophie la connaissance humaine est une expression des intérêts vitaux des hommes."
"L'homme est un être qui est dans le temps, au sens bergsonien d'un changement ou d'une durée qui est la seule chose permanente, d'une succession qui est un état, d'une multiplicité qui est la véritable unité de ce moi réel, bien différent de celui dont on parle et dont on croit avoir l'idée.
Mais pour Hume la durée ne s'ajoute pas à l'être ; la durée est l'être lui-même, c'est-à-dire que l'être diffère continuellement de lui-même ; il change, passe, se transforme sans quelque chose qui change, passe et devient. Le terme de flux est en ce sens beaucoup plus expressif de la pensée humienne que celui de durée, ou plus encore de chose. Hume est le penseur par excellence des multiplicités et des flux, non pas en tant qu'ils expriment diversement l'Un, comme chez Leibniz ou Spinoza, mais en ce qu'ils défont les pseudo-êtres substantiels chers aux philosophes.
Paul Ricœur l'a très bien souligné : l'ouvrage de Hume est un traité de la « décomposition de l'esprit », et aussi de l'idée de moi, laquelle ne résiste pas à l'analyse. Je peux bien dire : « Je suis gai », « Je suis triste», « Je suis jardinier » ou « Je suis un homme », ce n'est là que rassembler sous un nom ou un pronom des « données » hétéroclites, une diversité réelle d'idées sous l'unité fictive d'une appellation ou dénomination. Unité fictive parce que purement nominale, mais sous l'identité du nom (de mon nom, par exemple) se tient l'infinie diversité des matériaux emportés par le courant.
Assemblage, succession et, on va le voir, association sont les maîtres mots de ce qu'on a à juste titre nommé le phénoménisme de Hume. Il y a bien identité de lieu, identité de mot, mais cette unité est purement nominale. D'ailleurs, que puis-je présenter, au sens de « rendre présent », de cette forme nominale que j'appelle moi ? Un nom, mon nom, comme équivalent du moi, et sous ce nom, il y a tout un tas de choses disparates, singulières et atomiques.
Qu'est-ce qui alors fait l'unité d'un flux ? La succession, et le devenir, et donc le mouvement : voilà le seul lieu de l'unité."
"C'est certainement dans le but de réfuter la philosophie politique de Hobbes que Hume va chercher à dégager ce principe de sympathie dans les relations humaines.
Il n'entend certes pas montrer que nous sommes naturellement enclins à nous aimer les uns les autres (aucun angélisme, chez Hume), sachant parfaitement que chacun cherche son intérêt propre et préfère sa personne à celle des autres. Mais il dégage de nos modes habituels de socialité ce qu'il appelle le « principe de générosité restreinte », avec l'humour qui est le sien."
-Pierre Guenancia, La voie des idées. De Descartes à Hume, PUF, 2015.
https://fr.book4you.org/book/5294826/f4d04f?dsource=recommend
"La philosophie moderne commence indiscutablement avec Descartes qui en est le père fondateur ; et ce qui la caractérise par rapport à la philosophie antérieure, par exemple la philosophie scolastique, c'est ce que l'on pourrait appeler le choix d'une voie qui est celle des idées.
Dès son premier travail, Les Règles pour la direction de l'esprit –dont le titre est significatif– (1628), Descartes assigne à la philosophie une tâche dont on peut dire qu'elle est nouvelle : la connaissance de l'esprit humain, de son étendue et de ses limites, c'est-à-dire de son pouvoir de connaissance. On peut avancer sans risque que ce programme cartésien sera celui de toute la philosophie moderne au moins jusqu'à Kant, qui lui donnera une forme différente et sans doute définitive : car Kant récapitule cette philosophie nouvelle."
"La méthode cartésienne est en vérité fort éloignée de la méthode d'analyse logique des propositions, des énoncés, des termes, comme la pratiquaient les scolasticiens. Descartes juge que la logique n'a rien apporté de neuf et que mieux vaut s'en détourner pour peu que l'on souhaite produire de véritables connaissances.
Cette méthode, elle est toute trouvée : c'est celle des mathématiques. Le modèle de cette révolution copernicienne en matière de connaissance repose sur la certitude mathématique, issue d'un raisonnement. Pour Descartes, les mathématiques ne sont pas tant une discipline qu'il faut continuer à approfondir (ce qu'il fait par ailleurs) qu'une méthode qu'il faut chercher à étendre au plus grand nombre de sujets possibles, c'est-à-dire à la connaissance de la réalité physique ou psychique.
Pourquoi un tel privilège accordé aux mathématiques ? Parce qu'elles ne portent que sur des objets, ou choses, extrêmement simples et faciles à connaître ; un chiffre, un nombre, une figure géométrique ne sont pas des choses qui comportent une face cachée. Un triangle est une réalité évidente et entière. Une fois que l'on a dessiné un triangle, on peut certes en déduire des propriétés, mais un fait est certain : cette figure est sans dessous, et toute simple. Il en va de même pour les nombres. Pour Descartes, la certitude des mathématiques vient de ce qu'elles portent sur des objets qui ne peuvent nous tromper, parce qu'ils nous apparaissent tels qu'ils sont et qu'ils sont tels qu'ils apparaissent. Il n'y a pas ici de différence entre l'être et l'apparence ; quand on a compris ce qu'est un nombre, on a compris tout ce qu'il fallait comprendre de cette chose.
Il n'en va pas de même pour les choses de la nature, de l'esprit, du monde, de la morale ou encore de la politique, qui sont complexes. Or, Descartes a toujours pensé que la meilleure façon de procéder en philosophie était de partir du plus simple, qui est ce que l'esprit trouve en lui et en deçà duquel il ne peut plus progresser."
"Descartes a ainsi donné la note de la modernité, qui est qu'il faut d'abord et avant tout s'occuper de ce que l'esprit possède en lui afin de pouvoir ensuite statuer sur les choses que ces idées représentent. Cette note, chacun va ensuite la décliner à sa manière. Voici d'ailleurs ce qui fait la richesse de la philosophie moderne : de tous ces philosophes, pas un ne pense comme l'autre, mais ils sont pourtant tous liés dans une ligne de pensée relativement cohérente et unifiée, qui revient à la question de l'idée : avant de savoir ce que sont les choses, il faut se demander ce que l'on peut en connaître, ce qui revient à sonder tout d'abord et sans cesse la structure ou la nature de l'esprit humain.
Nouvelle, cette question l'est assurément, et elle ne cesse de se poser à nous. Prenons un philosophe tout à fait opposé à Descartes comme Bertrand Russell, du début du XXe siècle : l'un de ses ouvrages majeurs (Human Knowledge. Its Scope and Limits, 1948) porte sur l'étendue et le pouvoir de l'esprit humain. Parce qu'elle est directrice, cette question n'a pas fini d'être posée."
[Première partie: Descartes et Malebranche]
"Pour Aristote, mathématiques et physique sont deux disciplines entièrement distinctes. Les mathématiques sont une science fermée sur ellemême, très riche et utile mais qui n'a pas vocation à s'ouvrir ; l'esprit ne sort pas de lui-même quand il fait des mathématiques. La physique, en revanche, s'intéresse à la nature (physis signifiant « nature »), et la connaissance de la nature est celle des choses dans leur réalité concrète.
Du jour au lendemain, quelque vingt siècles plus tard avec Galilée et Descartes, cette représentation de la division mathématiques/physique est réduite à néant, puisqu'il devient évident que l'on ne peut faire de physique sans passer d'abord par les mathématiques. Autrement dit, il est impossible de prétendre connaître les choses matérielles si l'on ne les mesure pas et si l'on ne calcule pas les rapports (vitesse, mouvement…) qui les différencient ou les apparient."
"La physique à laquelle Descartes pense depuis sa jeunesse est une science strictement géométrique, c'est-à-dire que les corps n'y ont pas une nature propre ou une forme spécifique – poids, légèreté, la nature du feu étant de monter dans l'air, la nature de la pierre, de descendre vers le sol –, et que – thèse fondamentale –, qu'ils soient terrestres ou célestes, ils sont tous faits d'une même matière. Par conséquent, on peut connaître aussi bien les corps de ce qu'Aristote appelait le monde supra-lunaire que ceux de notre monde, par des relations métriques déterminables et partout applicables.
Quelle est la conséquence de cette thèse ? Le monde dans son entier se trouve scindé en deux catégories de choses : d'un côté, la nature matérielle, composée de corps dont l'essence est géométrique, qui peuvent se mesurer et sur lesquels le calcul peut s'appliquer, et de l'autre, tout ce qui ne se réduit pas à cette mesure et à ce calcul, à savoir les idées, les sentiments, les volontés ou les passions. C'est comme si le monde se coupait en deux, entre une nature matérielle sans esprit, c'est-à-dire sans nature au sens aristotélicien, et un monde pour ainsi dire mental, non physique, pour lequel les méthodes utilisées dans la physique ne sont d'aucun secours : on ne mesure pas la grandeur d'une idée, l'intensité d'un sentiment, la force d'une volonté. Ces choses-là n'existent pas en dehors de l'esprit, elles sont, comme on dit encore à l'époque, des modes de l'esprit.
La différence fondamentale est donc entre ce qu'il y a dans le corps, par exemple ce qu'il y a dans la lumière qui éclaire la page imprimée de ce livre, avec son composé physique de « corpuscules » (des ondes, dira-t-on plus tard), et la sensation ou idée que j'ai de cette lumière. L'idée que j'ai de cette lumière n'est absolument pas ressemblante à ce qui cause cette lumière physiquement."
"Le corps est une chose étendue, c'est-à-dire qui ne consiste que dans des caractéristiques de type physique. L'esprit n'est pas étendu. Notons au passage que Descartes n'a pas, comme pour le corps, de terme positif pour caractériser l'esprit, et qu'il utilise des termes négatifs. Le corps est divisible, l'esprit est indivisible ; le corps est toujours quelque part, tandis que se demander où est la pensée n'a pas de sens ; de même, une idée n'a pas de moitié, pas de grandeur, pas plus de dimension ni de figure, etc. Corps et esprit sont donc deux modes d'être radicalement différents. Ils apparaissent au monde chacun à sa manière. Personne ne peut contester qu'une idée ou un sentiment ne se présentent pas à l'esprit de la même façon qu'une table, une ampoule électrique ou un micro. Une idée ou un sentiment ne peuvent se voir de l'extérieur et, surtout, on ne peut y appliquer les mesures ni les propriétés d'une chose physique.
Voilà tout ce que dit Descartes : l'esprit ne peut être ramené à une chose physique."
"La connaissance de l'esprit n'ajoute rien à ce que l'on sait déjà de lui, mais révèle ce que l'on savait nécessairement de lui puisqu'on l'utilisait."
"L'infini désigne ordinairement ce qui n'est pas fini, ou pas encore, ou ce qui ne peut se finir. C'est donc un mot négatif. Il est comparable au mot « imparfait ». Par conséquent, l'infini dérive du fini, et non l'inverse, de même que l'imparfait dérive du parfait. Il faut d'abord avoir l'idée du parfait pour dire qu'une chose n'est pas parfaite. La nouveauté chez Descartes vient de ce qu'il inverse le rapport. Avec lui, au lieu que l'infini soit la négation du fini, le fini apparaît soudain comme une négation ou une détermination restreinte de l'infini. Et par un renversement assez exceptionnel sur le plan de la pensée, Descartes s'attache à montrer que l'idée d'infini est la première de toutes les idées que l'esprit a en lui, au sens où toutes nos idées tirent le peu de réalité qu'elles ont de cette réalité suprême que constitue l'idée d'infini.
Par conséquent, l'esprit qui a en lui cette idée d'infini ne peut pas l'avoir produite de lui-même. De chacune des choses finies, nous pouvons dire qu'elle peut être une illusion, un rêve, une chose que nous avons nous-mêmes faite, c'est-à-dire une fiction ; mais l'idée de Dieu ne peut en aucun cas être une idée fictive que je pourrais avoir conçue de moi-même, parce que je n'en ai pas la capacité."
"Levinas sait gré à Descartes d'avoir rendue positive l'idée d'infini, en montrant qu'elle surpasse toutes les autres en réalité et en positivité, et que le propre de l'homme est précisément d'avoir en lui cette idée qui est indistinctement celle de la perfection, de l'infini, de Dieu ou encore de l'être, entendue comme idée de la réalité sans négation ni limitation."
"De nombreux objecteurs de Descartes n'ont cessé de lui reprocher cette façon de passer en force. Certes, lui opposent-ils, nous avons en nous une idée de Dieu, mais que faites-vous de celui qui ne l'a pas, ou prétend ne pas l'avoir, ou encore qui vous demande ce que vous entendez par Dieu ? La réponse de Descartes tient en quelques mots : j'entends par Dieu exactement ce que vous-même entendez par ce mot quand vous me posez cette question, car on ne peut demander ce qu'est Dieu sans en avoir l'idée. C'est donc que Dieu existe."
"La distinction de l'âme et du corps est un simple fait, pour Descartes : un fait conceptuel, un fait phénoménologique, dirait-on aujourd'hui, en ce sens qu'elle n'est pas inventée par moi ou la résultante d'une construction de ma pensée. Je la découvre en pensant. Il en va exactement de même de l'union de l'âme et du corps : elle est également un fait. Je ne peux pas être homme sans savoir qu'être homme, c'est se sentir être une âme intimement liée au corps. Autrement dit, l'âme n'est pas quelque part dans le corps, mais bien partout dans le corps, et à tel point que quand je dis « mon corps » (meum corpus), dit Descartes, je dis « moi ».
Contrairement à ce que l'on pense communément et à tort, le cartésianisme n'est en rien réductible à une représentation hallucinatoire de l'homme scindé en deux parties, l'une qui pense et l'autre qui est un corps physique. Mon corps n'est pas une machine, et il n'y a pas à choisir entre corps et esprit ; soit on se situe sur le plan de la métaphysique et de la distinction des substances, soit on se situe sur le plan de la vie, et alors l'union de l'âme et du corps est la chose la plus claire qui soit.
Descartes ne cesse d'ailleurs de le dire à ses correspondants. Cette union inextricable, chaque homme l'expérimente intimement, et tenter de la prouver est peine perdue. Ce sont des choses qui sont connues par elles-mêmes – ce qu'il appellera dans une lettre célèbre « une notion primitive », soit quelque chose que l'on connaît par soi-même et non par le recours à autre chose."
"Descartes, contrairement aux philosophes et savants qui, aujourd'hui encore, ont cru pouvoir s'autoriser de son mécanisme, ne réduit pas les passions à des épiphénomènes du corps. Il est le premier à distinguer très nettement entre la genèse corporelle des passions de l'âme et la nature des passions, qui appartiennent à l'âme et ne peuvent se trouver qu'en elle (puisqu'elle en fait l'épreuve). Les passions sont des modes de l'âme, et une passion est toujours une représentation, produite dans l'âme par les mouvements du corps auquel cette âme est jointe, soit très intimement, comme le montre l'expérience que chacun fait des passions. Et même, rien n'atteste plus évidemment l'étroitesse de l'union de l'âme et du corps que ces sentiments ou ces passions qui se manifestent dans l'âme indépendamment de sa volonté. Car l'âme y est passive (d'où le terme de passion) : elle subit un effet dont elle n'est pas la cause.
C'est pourquoi Descartes, à partir des années 1644-1645, multiplie les approches médicales des passions. Par quels processus corporels l'âme est-elle informée de la colère, de l'amour, de la joie ou de la haine, de la ferveur et de l'admiration, ou du désir ? De ce point de vue, une tradition cartésienne, même très infidèle, se perpétuera dans le matérialisme du XVIIIe siècle, portée par cette idée que l'âme n'est jamais qu'un épiphénomène du corps, voire, avec Hobbes, qu'elle est entièrement corporelle.
Certes, Descartes ne nie pas que l'âme est corporelle puisqu'elle est unie avec un corps, mais il conteste qu'elle ne soit que corporelle : en effet, elle a en elle une réserve propre, qui lui permet de gérer les passions advenues par son corps et celles qui lui arrivent du dehors, et qui peuvent être en partie involontaires."
"Ce qui fait qu'une volonté est bonne, ce n'est pas la bonté de l'objet visé mais sa constance, sa fermeté, cette détermination du vouloir que Descartes, dès le Discours de la méthode, a appelée : la résolution. Qualité d'autant plus estimable qu'elle ne dépend que de la bonne volonté de chacun. L'extension de l'estime de soi à tous les hommes se fonde sur une idée de l'homme comme d'un être capable de bonne volonté, capable de se déterminer par soi-même, et non pas seulement mû par des enchaînements de causes. Il ne faut donc pas attendre une détermination supplémentaire de ce qu'est pour Descartes le bon usage du libre arbitre. D'une certaine manière, c'est à chacun de nous d'en être le juge. On ne peut pas définir normativement le libre arbitre sans le limiter. Si je dis aux hommes ce qu'ils doivent faire, ils ne le feront plus d'eux-mêmes. Le libre arbitre repose ainsi sur le vide nécessaire de sa définition. Henri Bergson a eu un mot magnifique à ce sujet : « Dès qu'on définit la liberté, on la nie. » Si l'on dit aux hommes comment ils doivent agir, c'en est fini du libre arbitre."
"Lorsque nous entreprenons une action, il nous est impossible d'en prévoir l'issue avec certitude, bien évidemment. La faute consiste alors à avoir agi contre sa conscience ; en somme, à avoir fait quelque chose qu'on ne pensait pas avec évidence devoir faire. La faute réside donc dans le mauvais usage du libre arbitre – qui est fréquent. Avec le bon usage, au moment d'agir, je pense devoir faire ce que je vais faire en toute vérité vis-à-vis de moi-même."
[Deuxième partie: Pascal et Hobbes]
"Ce que Pascal trouve dans les mathématiques, c'est l'expérience de la vérité par la démonstration. Mais sa pratique des démonstrations n'est pas indissociable, comme chez Descartes, des idées claires et distinctes que l'esprit se fait des choses qu'il examine. La certitude des mathématiques est plus limitée chez Pascal parce qu'elle dépend des conventions strictes que sont les définitions ou les axiomes (propositions considérées comme vraies, par exemple, en géométrie, que deux droites parallèles à une troisième sont parallèles entre elles).
La différence est importante avec l'esprit cartésien dont Pascal se méfie, au départ, dans la mesure où l'esprit n'a pas un contact par essence avec la vérité. La vérité, il faut que l'esprit aille la chercher pas à pas, avec méthode et effort ; de surcroît, la vérité à laquelle il peut parvenir n'est que très relative parce qu'elle n'atteint pas le fond des choses. Ce qu'il faut d'emblée savoir sur Pascal, c'est que, pour lui, la vérité, au sens le plus fort du terme, c'est-à-dire ce que sont les choses en elles-mêmes, ce qu'est l'homme et à plus forte raison ce qu'est Dieu, nous est toujours cachée. Par là, Pascal maintient en tension la dualité permanente entre le manifeste et le caché. Mais le caché n'est pas destiné à devenir visible : la caractéristique du caché est bien de rester invinciblement soustrait à la curiosité de l'homme.
Cet agnosticisme de fond est aussi celui de Hobbes, mais pour des raisons très différentes. Mais chez l'un et chez l'autre, les définitions des mots et les règles de construction du discours cohérent doivent être posées en premier parce que l'esprit humain ne peut pas savoir ce que sont en elles-mêmes les choses qu'il découvre dans le monde. La connaissance des essences est un leurre. On ne connaît bien que la signification des mots que l'on emploie dans nos discours parce que c'est nous qui l'avons fixée, par convention. Ainsi, même si ces deux philosophes vont dans des directions bien différentes, ils partent du même constat et observent la même méfiance à l'égard des prétentions métaphysiques."
"Certains commentateurs de son œuvre, notamment marxistes comme Lucien Goldmann, ont affirmé que Pascal était déjà un penseur dialectique, chez qui la thèse et l'antithèse n'ont de sens qu'au sein d'une unité supérieure qui les rend compatibles l'une avec l'autre.
Pour ma part, je ne crois pas que Pascal développe une pensée dialectique. Il considère que l'antithèse, c'est-à-dire la contradiction entre une chose et une autre, est absolument indépassable. Il n'y a pas de synthèse pour lui, ou, plus exactement, elle existe peut-être, mais sur un autre plan où la raison échoue à la trouver."
"Et pourquoi le moi est-il « haïssable » ? Parce que chacun ne considère les autres que comme des moyens en vue de s'élever lui-même, que comme des spectateurs de sa propre puissance. Chacun asservit imaginairement les autres et c'est pourquoi il ne saurait y avoir de relation humaine entre les hommes."
"Pour Hobbes, à la différence de Descartes, de Pascal, de Spinoza et de Leibniz (en somme, à la différence de tous les modernes !), il n'existe que des corps. On pourrait appeler cette vision un matérialisme absolu, sans limites. Ce que l'on appelle l'esprit ou la pensée dépend du corps ; c'est comme un organe corporel. [...] Pour Hobbes, si chacun s'efforce de vivre, c'est parce que vivre est un absolu – ce qu'il appelle le « conatus » en latin, l'effort pour vivre, ou « endeavour » en anglais, axiome au point de départ de sa philosophie."
"Hobbes a voulu être, selon ses propres termes, le Galilée de la nouvelle science politique."
"Le raisonnement de Hobbes est simple : si vous protestez contre les ordres du souverain, si vous vous révoltez, vous êtes incohérent car c'est contre vous-même que vous protestez. Le souverain vous représente ; en le critiquant ou en lui refusant obéissance, c'est vous que vous critiquez, c'est à vous que vous refusez d'obéir, et non pas au souverain en tant que détenteur d'une puissance qui lui serait propre. Sa puissance, il la doit à vous, au fait que chacun d'entre vous n'a pas désiré ou pu l'exercer, parce qu'elle vous exposait à l'insécurité permanente."
" [Troisième partie: Spinoza et Leibniz]
"Spinoza et Leibniz ont voulu redonner à l'idée de nature un certain dynamisme, voire une autonomie, contre le mécanisme cartésien : tous deux réhabilitent la notion de force que Descartes, en raison de sa conception purement géométrique du mouvement, avait expurgée de toute idée de puissance ou d'action virtuelle et identifiée à la quantité de mouvement, produit de la masse par la vitesse.
Une troisième direction caractérise aussi le renouveau de l'entreprise métaphysique. Car s'il y a une ambition philosophique commune à Spinoza et à Leibniz, c'est de donner à la réflexion philosophique la forme d'un système logique et purement déductif, plutôt que celle, trop « subjective », de la méditation cartésienne, et moins encore la forme pascalienne du fragment ou de pensées détachées."
"Spinoza, peut-être plus moderne que Hobbes en ce sens, pense que le conflit fait partie de la société civile ou de la société politique, et que si l'on cherche à éliminer toute cause de conflit entre les hommes – rivalité, appétit de pouvoir, discussion, contestation, voire rébellion et désobéissance –, ce n'est plus une société humaine que l'on obtient, mais le spectre d'un État tyrannique."
"On disait, en évoquant la conception cartésienne de la Troisième méditation : l'idée de la bouteille, c'est l'image de cette bouteille ; l'esprit ne fait qu'apercevoir (mais c'est bien trop passif pour Spinoza) cette image déposée en lui par la perception sensible.
C'est là précisément ce que récuse Spinoza, position fondamentale que l'on retrouvera chez Leibniz. L'idée a la structure d'une proposition. Elle n'est pas le reflet de la chose, sa peinture ou sa représentation. L'idée de cette bouteille d'eau, c'est l'affirmation de l'existence de cette bouteille d'eau, si toutefois je juge que cette bouteille d'eau existe effectivement devant moi. L'idée a une force narrative : loin de redoubler inutilement la présence réelle de la chose dans le monde sur le plan mental, elle raconte en quelque sorte la chose.
Dès le Traité de la réforme de l'entendement (1665-1670), Spinoza récuse cette conception cartésienne de l'idée, parce qu'elle tendrait à nous faire croire que l'on peut percevoir les choses du monde sans notre assentiment, c'est-à-dire dans une attitude suspensive, qui consiste à recevoir les choses telles qu'elles se donnent. Pour Spinoza, les choses ne se donnent pas à l'esprit : c'est plutôt l'esprit qui se les donne, en les concevant clairement et distinctement, ou adéquatement, phénomène que Spinoza nomme « l'idée vraie donnée ». Chacun de ces mots est très important. Car l'idée n'est pas simplement une idée. Elle est vraie, ou elle ne l'est pas. Et si elle ne l'est pas, ce n'est pas une idée mais une erreur, donc un non-être. Enfin, l'idée vraie est donnée, c'est-à-dire qu'elle est donnée dans l'esprit, pour peu que l'esprit fasse attention à ce qui se trouve en lui."
"L'entendement et la volonté ne sont pas deux choses distinctes, car l'entendement n'a pas pour simple fonction de concevoir : il ne peut concevoir qu'en tant qu'il affirme en même temps. Par conséquent, si l'entendement affirme, il ne contemple pas une idée qu'ensuite la volonté élirait comme vraie ou bonne ; en comprenant quelque chose, l'entendement la fait sienne ; en ne la comprenant pas, il la rejette. La volonté n'est donc pas différente de l'entendement. Spinoza va même plus loin : il n'est en aucune manière nécessaire de parler de volonté sinon de façon seulement commune car elle n'a pas de légitimité philosophique, au contraire de l'entendement.
L'esprit, ou l'âme (Spinoza emploie continuellement le mot latin mens), est entendement (intellectus), et non volonté. Par conséquent, l'âme n'est pas liberté non plus. Ce qui faisait le rythme propre du cartésianisme, entre l'âme d'un côté (raison, entendement, esprit ou mens), et d'un autre, irréductible au premier, la volonté ou liberté de se porter vers les choses, disparaît chez Spinoza, où l'âme est conduite par ses idées comme par un enchaînement automatique. De là le caractère déductif et non pas heuristique, comme chez Descartes, de la méthode chez Spinoza ; à partir du moment où nous avons une idée vraie donnée, il suffit de dérouler l'écheveau dont elle est faite pour en tirer toutes les conséquences possibles."
"Ce n'est pas parce que je comprends parfaitement le sens d'un mot ou celui d'une phrase que ce qu'ils désignent est vrai ou existe. On ne doit donc pas dire comme Descartes : tout ce que je conçois clairement et distinctement est vrai, mais tout ce que je connais clairement et distinctement est seulement possible. Par conséquent, il existe des choses que l'on peut comprendre clairement et qui se révèlent pourtant fausses à l'analyse. Peut-être en est-il ainsi de l'idée de Dieu. Pour s'assurer qu'elle n'est pas contradictoire, au lieu de partir de l'idée, il faut partir des termes qui la composent et voir si la proposition qui compose ces termes est consistante ou non.
Chez Leibniz, l'analyse est d'abord et avant tout une analyse logique des termes. De là, l'importance du langage et de tout ce qui a rapport à la formulation comme à la formalisation. C'est bien la force de la forme que Leibniz substitue à la clarté de l'idée, c'est-à-dire la force du discours démonstratif, ou formulation.
C'est pourquoi Leibniz apporte une attention toute particulière à ce qu'il appelle « les termes primitifs », qui ne se notifient pas sous la forme d'une idée, comme « les notions primitives » chez Descartes qui sont comprises immédiatement par elles-mêmes, car ils sont découverts à la fin d'un travail d'analyse, et non pas saisis par une intuition."
"Leibniz fait ainsi une distinction (qui serait inintelligible à un Descartes) entre percevoir et apercevoir. Apercevoir, c'est avoir la conscience de percevoir. Mais ce n'est pas parce qu'on n'a pas la conscience de percevoir qu'on ne perçoit pas.
Il est donc des choses trop petites pour franchir le seuil de la conscience, qui entrent et s'agrègent pourtant en nous, et qui font que nous sommes déterminés à faire ceci plutôt que cela, sans que l'on sache exactement pourquoi : ces perceptions qui nous ont influencés ne sont pas assez distinctes les unes des autres pour que nous puissions les désigner.
Je ne sais pas pourquoi je préfère le bleu au rouge, ou tel gâteau à tel autre, ou encore la montagne à la mer. Un « je ne sais quoi » (notion qu'affectionne Leibniz) nous conduit à des préférences ou à des choix que la raison ne peut analyser : elle ne dispose pas des moyens d'une analyse qui serait infinie."
"Chez Descartes, l'exercice de la raison est limité en physique à la recherche de causes possibles ou probables des phénomènes, et en métaphysique, à la compréhension de ce qui est fini, l'infini étant de droit comme de fait incompréhensible. Pour Pascal, la raison est doublement impuissante : ce n'est pas elle mais son contraire, l'imagination, qui met « le prix aux choses », ce n'est pas elle mais le cœur qui sent Dieu. Tout le monde connaît cette pensée passée au rang de proverbe : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » Mais pour Spinoza et Leibniz (et plus encore pour ce dernier), il n'y a pas de « puissance » contraire à la raison car il n'existe pas de déraison absolue : tout ce que l'on peut considérer comme déraisonnable, vain, absurde, insensé a une raison qui en justifie l'existence, même si on l'ignore. « Tout a une cause » signifie donc : « Tout a une raison. »
Le rationalisme absolu implique donc l'impossibilité de concevoir quelque chose qui existerait en dehors de la raison. Et en ce sens, bien avant Hegel, Leibniz aurait pu dire que tout le réel est rationnel et que tout le rationnel est réel. On peut ainsi dire que l'équivalence du réel et du rationnel, formule que Hegel rendra célèbre, convient parfaitement pour caractériser la métaphysique de Leibniz. Le développement de la philosophie empiriste à la fin du XVIIe siècle et dans la première moitié du XVIIIe marque une réaction et un coup d'arrêt à ce que l'on peut considérer comme une divinisation de la raison et de la science chez Malebranche, Spinoza, Leibniz, tous penseurs de premier plan issus du cartésianisme mais ayant cherché à en dépasser les limites."
" [Quatrième partie: John Locke et David Hume]
"Pour eux, la raison n'est pas dans les choses ou dans le réel, mais dans l'esprit de l'homme qui fait face à ce réel. Le point commun de ces philosophes empiristes est donc de considérer que la réalité (ou si l'on préfère : le monde, la nature, la matière, tout ce que l'on peut considérer comme extérieur à l'esprit) est fondamentalement opaque. L'esprit ne peut pas sortir de lui-même pour savoir ce que sont les choses en elles-mêmes, indépendamment des impressions qu'elles causent sur les sens. L'« essence » est un mot dont se moquent volontiers les empiristes. On ne connaît guère que les phénomènes, c'est-à-dire la façon dont les choses se manifestent à nous en affectant les sens.
Locke, Hume ou Berkeley (malheureusement, l'espace nous manquera pour ce dernier) proposent donc bien des théories de l'esprit, mais avec cette objection à Descartes, Spinoza et Leibniz qu'elles sont fondées sur le constat de la limitation de la connaissance à la nature de l'esprit humain."
"Ce que les philosophes empiristes appellent l'expérience est finalement les différentes façons de sentir, au contact d'un phénomène extérieur à l'esprit ou dans notre expérience interne : les émotions, les passions… Voilà ce que les philosophes empiristes considèrent comme étant la matière de notre raisonnement et de notre réflexion. Cette matière est soit externe, quand il s'agit de sensations ou d'impressions produites par des corps en dehors de nous : le chaud, le froid, le dur, le mou, l'aigu… ; soit interne, quand il s'agit d'émotions ou de passions : le triste, le gai, le joyeux, l'aimable… "
"Pour Descartes, en effet, l'expérience n'est jamais que l'occasion pour l'esprit de mettre en œuvre les idées qu'il possède en lui-même ; ce sera également la théorie de Kant, pour qui l'expérience n'est que l'occasion pour l'esprit de révéler les formes de l'entendement qu'il appelle les « catégories ». Entre Descartes et Kant, le moment empiriste cherche à vider l'esprit de toute forme ou catégorie au profit des seules impressions sensibles, que ce soient les impressions propres à chaque sens différent ou celles résultant de leur combinaison et du « sens commun », selon l'expression courante au moins depuis Aristote.
Dans l'Essai sur l'entendement humain, après avoir critiqué la théorie de l'innéité des idées cartésiennes et l'avoir remplacée par la théorie de l'apprentissage des idées (« Il en est de l'esprit comme du corps : c'est l'exercice qui le fait ce qu'il est »), Locke met l'accent sur le caractère toujours intéressé de l'esprit vis-à-vis des sensations. Car les sensations ne
sont jamais neutres ; apportant du plaisir ou, au contraire, de la douleur ou du déplaisir, elles ont toujours un coefficient individuel qui les rend éminemment subjectives.
On voit ainsi apparaître, avec Locke et plus encore avec Hume, cette idée qui, sans être nouvelle, occupe néanmoins ici une position centrale, que le sujet humain n'est pas impartial ni neutre, spectateur purement théorique du monde. L'homme est intéressé par ce qui se passe dans le monde, au sens le plus égoïste du mot : il ne cherche la vérité que pour autant qu'elle lui importe dans sa vie pratique. En bref, on ne connaît que dans la mesure où l'on est intéressé à connaître.
C'est la version moderne de la thèse bien connue de Protagoras : l'homme est la mesure de toutes choses. Nous ne connaissons directement les choses que par les sens, et la fonction principale de ceux-ci est de nous informer sur ce qui nous convient ou nous nuit. Certes, l'entendement, bien conduit, peut par sa propre force former des idées (que Locke appelle des idées de la réflexion), découvrir des vérités qui consistent, comme pour Malebranche, dans les rapports entre les choses, acquérir ainsi une connaissance vraiment
scientifique. Locke maintient, bien plus que ne le fera Hume, l'idée de la connaissance objective. Mais l'entendement n'est jamais entendement pur, comme chez les cartésiens ; il suit toujours un intérêt parce que l'homme, pour Locke, est toujours lié à son environnement, il est toujours, comme dirait Sartre, « en situation »."
"La grandeur, la figure et le mouvement sont des « qualités » qui appartiennent au corps physique en tant que tel. En termes cartésiens, ce sont des modes de la substance étendue. Mais les sensations causées par les corps extérieurs sont propres à l'homme qui les éprouve. En termes cartésiens, ce sont des modes de l'âme ou de l'esprit. Qu'est-ce que je perçois, moi, en tant que sujet sensible (expression redondante, le sujet étant un être sensible et la sensibilité, dans une philosophie empiriste, l'origine unique de nos connaissances), de ces choses qui m'entourent ? Je ne vois pas des grandeurs, des figures ou des mouvements, sauf à être géomètre ou physicien. Je vois des couleurs, je sens des odeurs, je touche des choses qui ont du relief ou qui sont lisses. En vérité, ce que je perçois, c'est ce que l'on appelle les « qualités sensibles » (odeurs, couleurs, reliefs…), qui ne sont rien dans les choses elles-mêmes.
Cette distinction fondamentale, faite par Descartes et Galilée presque dans les mêmes termes, et point de départ de toute la philosophie moderne, est formulée par Locke comme distinction entre les qualités premières et les qualités secondes. Les qualités premières sont les propriétés des corps en tant que choses étendues, matérielles, les objets de la physique et de la géométrie. Les qualités secondes, appelées aussi qualités sensibles, n'existent que dans l'esprit, dans le sujet sensible, corps et esprit confondus, et non dans les choses qui causent ces sensations. Le monde sensible est simplement le monde pour l'homme. C'est l'homme qui voit ce monde comme sensible – coloré, odorant, beau ou laid. Toutes ces choses-là, tous ces « prédicats », comme on dit, qu'ils soient esthétiques ou moraux, sont relatifs à la structure de l'entendement ou du corps humain, et non pas à la nature des choses. Si bien que le monde dans lequel nous sommes, c'est un monde pour l'homme : un monde que l'homme conçoit grâce à la structure de son organisation mentale et corporelle.
Et en vérité, ce qu'est le monde en lui-même, l'homme ne peut pas le savoir. Il peut le concevoir par la science, les atomes, les mouvements, les forces, tout ce qui compose l'univers que Newton, contemporain de Locke, a magnifiquement établi, mais on ne peut que constater une cassure entre le monde tel que la science peut le concevoir et le monde tel que l'homme sensible peut l'éprouver."
"La nouveauté de cette réflexion de Locke sur le travail, la propriété et la personne n'a été possible que sur le fondement d'une théorie de l'expérience et de l'acquisition des connaissances par un être qui cherche à connaître parce qu'il doit agir dans le monde. Celui-ci n'est pas un être contemplatif, spectateur du monde, il habite le monde pour le transformer, le faire fructifier ; en un mot, pour le rendre humain."
"La méthode d'analyse suivie ici (plus que dans ses Enquêtes ultérieures) est déjà phénoménologique. Hume cherche à décrire les actes en partant des seules données observables dans la conscience, en partant des phénomènes. Si le projet est systématique, il n'en est pas moins lié à une analyse « phénoménale » des opérations de l'esprit."
"Il n'y a ainsi dans l'esprit ou le corps que des impressions sensibles. Et quelle est la différence entre ces impressions sensibles ? Elle réside en ceci que les unes sont plus fortes que les autres. Ce n'est pas une différence de nature entre les idées (idées sensibles, idées intellectuelles), mais d'intensité : certaines sont plus fortes ou plus vives que d'autres (vividness ou liveliness).
Voilà la différence des différences. Elle est d'intensité, et non pas de nature ; et certaines choses nous touchent parce qu'elles nous affectent plus sensiblement et donc vivement que d'autres. La brûlure du feu me touche bien plus vivement que celle d'un pâle rayon de soleil. Le seul critère de Hume n'est pas la clarté et la distinction de l'idée (paradigme cartésien), mais la force et la vivacité de l'impression plutôt que de l'idée.
Par là, Hume construit une philosophie de la vie, et non de la connaissance ou de l'intellect. Et la première différence significative et vitale résidant entre ce qui est fort et ce qui est moins fort, entre ce qui est vif et ce qui est terne, agréable ou désagréable, aimable ou haïssable, en un mot : entre ce qui plaît et ce qui déplaît, le critère esthétique étant également un critère vital, on comprend que dans une telle philosophie la connaissance humaine est une expression des intérêts vitaux des hommes."
"L'homme est un être qui est dans le temps, au sens bergsonien d'un changement ou d'une durée qui est la seule chose permanente, d'une succession qui est un état, d'une multiplicité qui est la véritable unité de ce moi réel, bien différent de celui dont on parle et dont on croit avoir l'idée.
Mais pour Hume la durée ne s'ajoute pas à l'être ; la durée est l'être lui-même, c'est-à-dire que l'être diffère continuellement de lui-même ; il change, passe, se transforme sans quelque chose qui change, passe et devient. Le terme de flux est en ce sens beaucoup plus expressif de la pensée humienne que celui de durée, ou plus encore de chose. Hume est le penseur par excellence des multiplicités et des flux, non pas en tant qu'ils expriment diversement l'Un, comme chez Leibniz ou Spinoza, mais en ce qu'ils défont les pseudo-êtres substantiels chers aux philosophes.
Paul Ricœur l'a très bien souligné : l'ouvrage de Hume est un traité de la « décomposition de l'esprit », et aussi de l'idée de moi, laquelle ne résiste pas à l'analyse. Je peux bien dire : « Je suis gai », « Je suis triste», « Je suis jardinier » ou « Je suis un homme », ce n'est là que rassembler sous un nom ou un pronom des « données » hétéroclites, une diversité réelle d'idées sous l'unité fictive d'une appellation ou dénomination. Unité fictive parce que purement nominale, mais sous l'identité du nom (de mon nom, par exemple) se tient l'infinie diversité des matériaux emportés par le courant.
Assemblage, succession et, on va le voir, association sont les maîtres mots de ce qu'on a à juste titre nommé le phénoménisme de Hume. Il y a bien identité de lieu, identité de mot, mais cette unité est purement nominale. D'ailleurs, que puis-je présenter, au sens de « rendre présent », de cette forme nominale que j'appelle moi ? Un nom, mon nom, comme équivalent du moi, et sous ce nom, il y a tout un tas de choses disparates, singulières et atomiques.
Qu'est-ce qui alors fait l'unité d'un flux ? La succession, et le devenir, et donc le mouvement : voilà le seul lieu de l'unité."
"C'est certainement dans le but de réfuter la philosophie politique de Hobbes que Hume va chercher à dégager ce principe de sympathie dans les relations humaines.
Il n'entend certes pas montrer que nous sommes naturellement enclins à nous aimer les uns les autres (aucun angélisme, chez Hume), sachant parfaitement que chacun cherche son intérêt propre et préfère sa personne à celle des autres. Mais il dégage de nos modes habituels de socialité ce qu'il appelle le « principe de générosité restreinte », avec l'humour qui est le sien."
-Pierre Guenancia, La voie des idées. De Descartes à Hume, PUF, 2015.