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    Jean Lacoste, La philosophie de l’art

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Jean Lacoste, La philosophie de l’art Empty Jean Lacoste, La philosophie de l’art

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 26 Sep - 17:17

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Lacoste

    "On opposait au Moyen Âge les arts libéraux enseignés à la faculté et les arts mécaniques, les opérations presque spéculatives de l’esprit et les opérations vulgaires de la main. La peinture faisait partie des arts mécaniques, et le poète Ruteboeuf disait, au contraire : « Je ne suis ouvrier des mains. » Mais dès la fin du XIVe siècle, à Florence, les peintres revendiquent pour la peinture nouvelle issue de Giotto le statut social d’un art libéral comparable, par son pouvoir de création et son imagination audacieuse, à la poésie. Et Léonard de Vinci ira plus loin encore en assimilant la peinture, cosa mentale, aux «  raisonnements philosophiques  » et à l’exploration de la nature. Mais c’est seulement au XVIIe siècle que se précise la distinction entre artiste et artisan et que les beaux-arts deviennent autonomes par rapport aux arts mécaniques (cf. Les beaux-arts réduits à un même principe de l’abbé Batteux, 1746). La classification reste cependant incertaine, et ce flottement est déjà révélateur. L’artiste désigne d’abord un homme habile dans un art mécanique difficile (l’horloger par exemple), puis « celui qui travaille dans un art où le génie et la main doivent concourir ». Les beaux-arts, d’autre part, sont « enfants du génie ; ils ont la nature pour modèle, le goût pour maître, le plaisir pour but  » (Dictionnaire des beaux-arts de La Combe, 1752). Les beaux-arts, issus de l’imagination, font donc partie, comme la poésie, des arts libéraux, que d’Alembert dans l’Encyclopédie oppose à la fois à la philosophie et aux arts mécaniques. Mais Diderot, dans son éloge de Colbert et des arts mécaniques (art. « Art »), cite des peintres, des graveurs et des sculpteurs."

    [Chapitre 1: L'imitation]

    "Si la philosophie de l’art commence avec Platon, elle commence, paradoxalement, par une condamnation des « beaux-arts » et de la poésie. Il serait trop simple de voir en Platon un philistin ou un « béotien ». Athénien, il avait sous les yeux bien des œuvres d’art, le Parthénon par exemple, achevé peu de temps avant sa naissance. Dans ses dialogues, il mentionne d’ailleurs souvent des peintres et des sculpteurs, anciens ou modernes (Dédale, Zeuxis, Phidias, etc.) (cf. P.-M. Schuhl, Platon et l’art de son temps). Il avait d’autre part reçu, comme tous les jeunes nobles grecs, une éducation qui accordait une place éminente aux poètes. Socrate lui-même parle de l’ « amitié respectueuse » qu’il a pour Homère (Rép., 595 b). Enfin les dialogues ne sont-ils pas eux-mêmes des œuvres d’art  ? Et pourtant Socrate bannit le poète (Rép., 398 a), et répudie à la fois la peinture muette et les discours écrits (Phèdre, 275 d). Et seul l’art égyptien trouve grâce aux yeux de l’Étranger des Lois (656 d), parce qu’une législation sévère en a fixé immuablement les règles.

    Mais pour être précis il faudrait dire que les « beaux-arts » en tant que tels n’existent pas chez Platon. En revanche il est souvent question d’art (technê). Le Politique évoque l’art du tissage et analyse l’art de gouverner, le Gorgias se demande si la rhétorique est un art et le Philèbe met la dialectique au sommet des arts. Est-ce à dire que la peinture, la poésie, la musique n’ont pas une place à part dans ce vaste ensemble de la technê ? Certes pas, mais elles ne sont pas définies, comme les «  beaux- arts  » modernes, par l’expression de la beauté. Inversement la beauté ne s’incarne presque jamais, chez Platon, dans des œuvres d’art. Après que la recherche de l’essence de la beauté dans l’Hippias eut abouti, au terme d’une dialectique un peu sèche, à un aveu d’échec, le Banquet nous révèle comment l’amour des beaux corps peut se purifier en amour de la beauté. Mais ces deux dialogues ne mentionnent guère les œuvres d’art."

    "La poésie, en effet, est définie par la mimêsis, l’imitation, qu’il ne faut pas confondre trop rapidement avec une conception naturaliste et réaliste de l’art (voir infra, ). La définition de l’art comme mimêsis se rattache, de façon plus profonde, à la conception grecque de l’être et de la vérité.

    Quand, d’une chose qui est devant nous, nous disons, par exemple, « c’est un arbre » (même s’il n’est que dessiné), nous disons ce que cette chose est, nous lui reconnaissons une identité et un être. Cet être, c’est ce que Platon appelle « essence », « forme » ou Idée. L’Idée est ce qui, par sa présence, fait qu’une chose est ce qu’elle est (un arbre). L’être, défini comme Idée, est permanent, et s’oppose donc au changement et au devenir.

    Or les objets fabriqués (ta skeuê), les « ustensiles » (un lit, par exemple), ont aussi une Idée, une forme permanente qui fait que nous les reconnaissons quand nous les voyons. L’« ustensile », qui doit être utilisé par la communauté des hommes (le « peuple », le dêmos), est fabriqué par un artisan, un ouvrier du peuple (dêmiourgos). Celui-ci fabrique le lit les yeux fixés sur l’Idée du lit, sur ce que doit être un lit pour être un lit. L’artisan ne produit pas l’Idée elle-même et, avant de faire pratiquement le meuble, l’artisan doit regarder l’Idée à laquelle son travail est subordonné. En ce sens, l’artisan est un bon imitateur, il rend présente aux sens une Idée limitée.

    Mais imaginons, avec Socrate, un homme capable de tout produire (panta poiein), de produire ce que chaque artisan produit séparément et même de produire ce qui naît de la Terre, tous les animaux, le ciel et la terre et même les dieux. Un homme puissant et admirable, sans doute. Et pourtant cet artisan universel existe, il produit toutes ces choses, mais d’une certaine façon. Il suffit en effet, pour tout « produire », et très rapidement, de prendre un miroir et de le promener (596 d). Et le peintre sera comparé à cet homme au miroir. Le miroir « produit » au sens grec (poiein), il rend présentes une chose et puis une autre, telles qu’elles sont, puisqu’elles sont reconnaissables. On voit ici que poiein ne veut pas dire « fabriquer ». Cependant le miroir (et le tableau) ne produit pas les choses dans leur vérité (ta onta tê alêtheia), mais les choses « dans leur apparence » (onta phainomena). Il est vrai que l’artisan lui-même ne produit pas l’Idée du lit.

    Or seule l’Idée du lit est chose réelle. L’artisan qui fait un lit ne produit donc pas, lui non plus, la réalité de cet «  ustensile  », mais un analogue. L’artisan ne parvient pas non plus au lit véritable, c’est-à-dire au lit qui est toujours un lit. En faisant apparaître l’Idée, qui est le vrai lit, dans le bois, il obscurcit plutôt l’éclat originaire de l’Idée. Si la peinture, par conséquent, est un art dont la mimêsis est l’essence, cela ne signifie pas que la peinture reproduit, de façon plus ou moins «  réaliste  », une réalité qui serait les objets concrets de l’existence quotidienne. La peinture est une certaine façon de produire par l’imitation de l’Idée, comme la fabrication artisanale. Il faudra donc distinguer la mimêsis, qui est le propre de l’imitation picturale, de l’imitation artisanale.

    Les ignorants se contentent de voir une multitude de lits concrets. Mais le philosophe, par la considération d’un lit unique, découvre trois lits différents : le lit « naturel » (597 b), le lit en vérité, l’Idée de lit, puis le lit individuel que fabrique l’artisan, enfin le lit peint par le peintre (zôgraphos), comme le Lit peint par Van Gogh à Saint-Rémy-de-Provence. L’Idée du lit est appelée un lit «  naturel  » (phusei) : une formule bien étrange, puisque la nature ignore les lits. Mais il est clair ici que la phusis, la nature dont il est question, désigne la façon qu’a l’Idée de se manifester par elle-même, d’éclore, d’être présente. Pour expliquer cette façon d’être en vérité, Platon fait appel à l’idée mystérieuse d’un Dieu «  ouvrier naturel » de l’essence du lit, du lit unique. Les artisans incarnent cette Idée dans les multiples lits fabriqués et le peintre imite à son tour l’ouvrage des artisans.

    La mimêsis picturale n’est donc pas seulement une imitation. Le peintre qui ne produit pas des ustensiles pour l’usage commun des hommes est plus éloigné du lit dans sa vérité que l’artisan. La mimêsis est une production subordonnée qui se définit par la distance, par l’éloignement par rapport à l’être, à l’Idée du lit, à la forme non défigurée.

    En effet, la différence entre l’artisan et le peintre est capitale pour notre propos : l’artisan fabrique un lit qui a l’unité, l’identité d’une chose (598 a). Le peintre, en revanche, ne peint, ne « rend » qu’un aspect du lit, de face ou de côté, etc. Le peintre imite donc le réel, non pas tel qu’il est, mais tel qu’il apparaît. Il peint un phantasma (598 b). La peinture se définit donc par son éloignement du réel et du vrai, elle produit un simulacre, une idole (eidolon).

    Ce qui est vrai de la peinture est vrai aussi de la poésie, et finalement définit l’art (au sens moderne) par rapport aux autres productions. Le poète, en effet, semble avoir une vaste compétence, il chante à merveille les belles actions, le courage, la noblesse du commandement. Mais, comme le peintre et l’homme au miroir, il ne produit que des simulacres. «  Tous les praticiens de la poésie sont des “imitateurs” qui produisent des simulacres de vertu » (600 e).

    Il est donc vrai que chez Platon technê ne désigne pas l’art au sens moderne, ni d’ailleurs une technique. L’art (si l’on garde cette traduction traditionnelle) désigne un savoir, un savoir-faire réfléchi et raisonné qui s’oppose à la routine (tribê) (Gorgias, 463 b ; Phèdre, 260 e), et le Philèbe distingue les arts de la mesure et du nombre (l’architecture) et les arts qui reposent sur l’expérience, l’intuition et la conjecture (56 a) : la musique, la médecine, l’agriculture, etc. Mais le texte de la République permet de définir ce que les modernes appellent les beaux-arts  : leur essence est la mimêsis. À ces arts Platon fait grief d’être à la fois trop mobiles et trop immobiles, de produire l’apparence de tout, mais de le faire en figeant une seule perspective, un seul point de vue.

    Plusieurs textes du Sophiste permettent de préciser la nature de cette mimêsis : ce dialogue divise en effet les arts (265-266) en arts d’acquisition (la chasse, etc.) et en arts de production. Les arts de production sont eux-mêmes divisés en production de choses réelles et en production de simulacres (eidola), par exemple les tableaux (266 a), qui sont comme des rêves humains à l’usage des gens éveillés. Par une analogie qui va longtemps hanter l’histoire de la pensée de l’art, le tableau est ici conçu comme le simulacre de l’objet fabriqué par l’homme (Platon ignore le paysage). Il est donc comparable à l’ombre, simulacre d’un objet naturel créé par Dieu. Mais la dichotomie va introduire une nouvelle distinction dans l’art de la mimêsis (266 d ; cf. 235 d – 236 c) avec, d’une part, la simulation, ou art de la copie «  conforme  », et, de l’autre, l’art de l’apparence illusoire. L’artiste peut, en effet, réaliser une icône (eikôn), une reproduction qui se conforme aux proportions (en grec : à la « symétrie ») du modèle, à ses dimensions réelles (Lois, 668 e). L’artiste crée ainsi une œuvre vraie qui respecte par exemple le canon des proportions du corps humain fixées par Polyclète. Mais l’artiste peut aussi, en renonçant à cette vérité objective, chercher une ressemblance purement apparente, le phantasma, qui fera illusion : c’est l’art « phantastique ». Par exemple, le sculpteur peut déformer les proportions d’un groupe destiné à être vu de loin : il tient compte du point de vue du spectateur.

    En vérité, Platon ne condamne pas les arts en tant que tels  : son goût consciemment archaïsant le porte à condamner l’illusionnisme de l’art révolutionnaire de son époque, dans lequel il voit une conception strictement humaniste, relativiste, proche des sophistes. Et, par un renversement bien évident, dans la Florence du Quattrocento, Alberti justifiera la construction du « carré de base » dans la perspectiva artificialis par un relativisme inspiré de Protagoras qui fait de l’homme la mesure de toutes choses.

    Si l’on compare (Gombrich, L’art et l’illusion) la permanence des œuvres égyptiennes (dont le caractère à dessein schématique et «  conceptuel  » s’explique par leur fonction essentiellement religieuse) à la rapide évolution de la sculpture grecque du VIe au IVe siècle, on constate que Platon refuse en fait d’accepter la fonction nouvelle dévolue aux images et ces « conquêtes du naturalisme », dont la « vérité » est indissociable du mensonge qui en est la condition. Or une des nouveautés les plus frappantes de cette « révolution » illusionniste qui marque les débuts de l’art occidental est ce que Platon appelle à plusieurs reprises la skiagraphia, l’art du trompe-l’œil capable de donner au spectateur l’illusion de la profondeur, soit par la perspective linéaire, soit par le modelé de l’ombre et de la lumière et le jeu des couleurs. L’invention de la perspective linéaire proprement dite est attribuée à un certain Agatharcos (env. 460 av. J.-C.) qui, selon Vitruve (De l’architecture, VII, Préface), aurait peint pour Eschyle des décors de tragédie montrant la façade et les murs latéraux des édifices. Démocrite et Anaxagore auraient alors défini les règles de cette technique naissante de la scénographie qui, quelque différente qu’elle soit de la costruzione legittima codifiée par les Florentins du XVe siècle, n’en est pas moins une première façon d’interroger par les moyens de l’art ce que Merleau-Ponty appellera la profondeur de l’Être. (Sur le problème de la perspective dans l’Antiquité, voir E. Panofsky, La perspective comme forme symbolique.)

    L’autre élément essentiel de l’art du trompe-l’œil condamné par Platon est le modelé, qu’Apollodore le Skiagraphe aurait porté à la perfection. L’ombre (skia) ne désigne pas ici, en effet, l’ombre portée extérieure à l’objet, mais le passage graduel sur celui-ci de la lumière à l’ombre. Ainsi, Zeuxis aurait découvert ce que les peintres appellent le reflet. Considéré comme le maître de l’harmonie et du mélange des couleurs, Zeuxis est aussi probablement l’inventeur de la peinture sur chevalet, avec laquelle l’image cesse d’être l’incarnation d’une essence éternelle pour se tourner vers le regard subjectif d’un amateur d’art. On connaît sans doute l’anecdote fameuse qui résume les prestiges suspects de cette trop habile « imitation de la nature  »  : Zeuxis avait peint des grappes de raisin si parfaites que les oiseaux venaient les picorer. Mais son rival Parrhasios avait peint une draperie posée sur un chevalet dans un trompe-l’œil si magistral que Zeuxis, mystifié, tenta en vain de la soulever (Pline, Histoires naturelles, XXXV, 36, 5 ; Hegel, Introduction, p. 47).

    Même si la République se demande à quelle fonction de l’âme attribuer cette «  erreur visuelle dont les couleurs sont l’occasion  » (602 c), Platon considère moins ce phénomène de l’«  impression  » trompeuse pour l’œil comme un problème psychologique que comme une «  perturbation  » (tarachê) de l’âme et «  c’est pour s’être attachée à ce fâcheux état de la nature que la peinture en trompe l’œil (skiagraphia) n’est pas loin d’être une sorcellerie (goêteia) » (Rép., 602 d). Le trompe-l’œil, en effet, doit être vu à une certaine distance (Théétète, 208 e) et à un certain point de vue. Si l’on est trop près, l’impression disparaît et l’illusion s’évanouit dans la confusion, comme les faux plaisirs (République, 586 b, c). Platon condamne donc cet art moderne dont l’essence est la mimêsis parce que celui-ci donne le sentiment du réel, mais selon un seul point de vue, alors que la contemplation des Idées, des vraies réalités, évoque le mouvement d’un homme qui admire des statues. Comme, par définition, l’imitation ne peut être parfaite, puisque la perfection détruirait l’image et aboutirait à l’identité (Cratyle, 432 b), l’imitation réussie du trompe-l’œil est donc à la fois vraie et fausse, elle est et elle n’est pas (Sophiste, 240 b, c)  : c’est un entrelacement troublant d’être et de non-être, un mêon."

    "Ce moindre être qu’est l’illusion, paradoxalement, exerce une fascination que la philosophie doit dissiper inlassablement. L’art fait oublier les vraies réalités (vers lesquelles la Beauté reconduira). Le mot grec pour désigner les couleurs du peintre (pharmakon) n’évoque-t-il pas également le philtre du sorcier  ? Platon, quand il condamne la peinture comme un art dont la mimêsis est l’essence, a donc une conscience très nette de la puissance de l’esthétique, si l’on veut bien entendre par là la réduction de l’œuvre d’art à un objet qui provoque certains états psychologiques, certains « affects », et qui s’adresse à la sensibilité, et finalement au corps de l’homme."

    "Platon définit ces arts non par la Beauté, mais par la mimêsis, c’est-à-dire par une infériorité ontologique."

    "Platon reconnaît tout d’abord qu’il y a des choses qui sont belles par elles-mêmes, parce qu’elles procurent un plaisir sans mélange (Philèbe, 51a) – autrement dit, un plaisir pur qui ne naît pas de la cessation d’une peine. Les couleurs et les formes géométriques, ainsi que les sons et les parfums, sont beaux en ce sens, par un agrément où le sophiste Hippias croit un instant trouver l’essence de la beauté (Hippias, 298 b). De fait, nous sommes ici sur le seuil de l’esthétique moderne qui fonde la beauté sur l’expérience d’un plaisir. Mieux encore, Socrate constate que le beau est un agrément qui vient essentiellement de l’ouïe et de la vue. Il en vient donc à formuler une question où est comme esquissée l’esthétique kantienne : pourquoi, en effet, « mettre à part de l’agréable cet agréable-là qui, d’après vous, a la qualité d’être beau, tandis que, à propos des autres sensations, celles qui se rapportent aux aliments, aux boissons, à l’amour, à tout ce qui est encore du même genre, vous ne parlez point de leur beauté ? » (298 d, e). Mais Socrate s’engage sur une autre voie en se demandant si le plaisir que donnent la vue et l’ouïe est meilleur, et donc s’il n’est pas un plaisir « utile » (303 e). Le plaisir pur serait-il beau parce qu’il suppose un corps libéré du besoin et invite à chercher une autre réalité ? Le refus chez Platon d’une esthétique au sens moderne est plus net encore si l’on suit la démonstration de l’Étranger dans les Lois, qui se demande si le plaisir doit être le critère qui permet de juger des arts d’imitation et en particulier de la musique (668 a). Le plaisir que peut donner un art d’imitation est un art relatif (et non un plaisir absolu, comme le plaisir sans mélange), parce qu’il naît de la ressemblance (Lois, 667 d). Il ne faut donc pas juger d’une imitation en prenant pour seul critère le plaisir qu’elle donne. Ce plaisir, le charme, est trop soumis à la variabilité des opinions et des goûts. Un art d’imitation doit être jugé en fonction de la rectitude de son œuvre, c’est-à-dire de sa vérité, de sa conformité à un modèle qu’il importe de connaître auparavant. La musique accompagnée de mouvements rythmés du corps imite une tempérance vertueuse (une idée qu’Alain reprendra), et cette imitation, par les mouvements du corps, de la tempérance et de la discipline des passions, est une chose éminemment bonne et utile pour l’éducation des jeunes gens (669 a). Le plaisir esthétique naît donc du spectacle de la conformité à un modèle qui est beau, lui, par la juste proportion qui est en lui (puisqu’il s’agit de la tempérance).

    b) La beauté, en un sens plus intellectuel et moins lié aux sens, peut donc résider dans la juste proportion des parties et l’harmonie du tout (harmonia désigne l’octave chez Pythagore ; cf. Phédon, 85 e). C’est par la sauvegarde de la juste mesure que les arts obtiennent des réalisations bonnes et belles, dit le Politique (284 b). « Partout mesure et proportion ont pour résultat de produire la beauté et quelque excellence » (Philèbe, 64 e). Mais l’art qui est capable ainsi de produire une belle chose, n’est pas l’art des beaux-arts et de l’esthétique. Il est vrai que, dans la République, Socrate évoque le travail de l’artiste qui peint une statue (comme les Corées de l’Acropole) en disant : « Il faut appliquer à chaque partie la couleur appropriée pour réaliser la beauté du tout » (420 d, e). Mais cette beauté n’est pas propre à l’œuvre d’art : elle appartient aux productions de l’architecte, du constructeur de navires comme à celles du peintre (Gorgias, 503 e ; Phédon, 86 c). La beauté est définie, en fait, comme la réalisation d’un ordre intellectuel :

    « Chacun d’eux se propose un certain ordre quand il met à sa place chacune des choses qu’il a à placer et il contraint l’une à être ce qui convient à l’autre, ou à s’ajuster à elle, jusqu’à ce que l’ensemble constitue une œuvre qui réalise un ordre et un arrangement » (Gorgias, 503 e).

    c) Mais cette contrainte réciproque des parties et cette harmonie du tout qui constituent une forme de beauté intrinsèque, interne, reposent elles-mêmes sur la conformité à une fin. La coque d’un navire peut être belle absolument parce qu’elle est d’un dessin harmonieux, mais cette beauté est relative dans la mesure où la courbe de la coque doit être parfaitement conforme à sa fonction : offrir le moins de résistance à la course, etc. La beauté devient alors plus intellectuelle encore, puisqu’elle est la saisie d’un rapport. En ce sens la cuiller en bois de figuier est belle parce qu’elle est parfaitement adaptée à sa fonction (Hippias, 290 d). L’essence de la beauté serait ainsi l’utile (Gorgias, 474 d). La beauté n’est donc plus absolue comme celle qui procurait un plaisir pur : la beauté est relative à un bien auquel l’objet beau est conforme.

    A cette assimilation de la beauté à l’utile, c’est-à-dire à un pouvoir, à la faculté de produire quelque chose, Socrate ne peut opposer qu’un curieux argument qui reviendra, métamorphosé, chez Kant : le beau est l’utile, mais puisque l’utile est l’agent dont l’action produit un bien et que l’agent est distinct du produit de son action, il faut bien en conclure que le beau est distinct du bien, comme le moyen de la fin. De la beauté absolue (immédiate) du plaisir pur des sens, nous sommes passés à la beauté qui vient de la saisie intellectuelle de la juste mesure et de l’harmonie, puis à cette beauté relative (comme celle, déjà, des arts d’imitation) dont l’essence est l’utilité, c’est-à-dire la faculté de se conformer à autre chose, qui est un bien. Mais ce mouvement qui nous détache des sens (sans nier, comme les Cyniques, la réalité du plaisir) (Philèbe, 44 b-c), et qui nous conduit peu à peu vers une recherche intellectuelle du vrai bien, n’est-il pas finalement l’aspect le plus précieux du beau ?

    Les choses sont belles par leur participation à l’Idée du beau, une Idée unique et permanente, à laquelle on parvient au terme d’une ascension dialectique que décrit le Banquet. Mais cette Idée du beau, comme le montre le Phèdre dans un mythe, a le privilège de se manifester aux sens par des simulacres clairs. Les choses belles ne sont donc belles que parce qu’elles conduisent peu à peu celui qui les aime à chercher leur unité, à chercher au-delà des sens l’essence qui fait qu’elles sont belles. Or les choses belles sont belles parce que, de façon plus transparente que les choses qui ont d’autres qualités, elles conduisent l’âme au-delà du corps, vers la vérité suprasensible. La chose la plus importante dans la définition de la beauté est en fait la recherche de l’unité de cette définition à travers la multiplicité des belles choses sensibles.

    Il y a donc chez Platon un art du beau, mais cet art est la dialectique, l’art suprême selon le Philèbe, et non un des beaux-arts au sens moderne (savoir produire de belles choses qui donnent du plaisir). L’art platonicien du beau cherche à purifier le plaisir et à le remplacer par la saisie intellectuelle des essences. La Beauté, par ailleurs, bien que sensible, n’est pas propre aux œuvres d’art, et conduit en fait à l’ascèse. L’art d’imitation, de ce point de vue, est plutôt un obstacle à la recherche de la Beauté, puisqu’il est surtout une invite à séjourner dans le monde sensible qu’il reproduit."

    [Chapitre II: Le problème de l'esthétique]

    Le problème de l’art, qui nous semble aujourd’hui commencer avec Kant, n’est pourtant pas explicitement au centre de l’œuvre qui le formule pour la première fois. Même si l’on trouve dans la Critique de la faculté de juger les éléments de toute esthétique (une définition du Beau, une théorie du génie, une classification des beaux-arts), les beaux-arts ne constituent pas l’objet essentiel de cette troisième critique (1790). Tout d’abord, la première partie, qui nous intéresse seule directement (la « Critique de la faculté de juger esthétique »), est consacrée à l’exposition et à la déduction transcendantales du jugement de goût, du jugement qui pose qu’une chose est belle. Or sont beaux surtout, pour Kant, les êtres naturels (les fleurs, le chant des oiseaux, les cristaux). D’autre part, l’art désigne généralement chez Kant la « technique », conformément à la tradition qui fait d’ars en latin la traduction du grec technê. Ainsi, l’œuvre d’art (Kunstwerk) dénomme l’artefact, le produit d’une intention, et non l’objet créé pour être beau [...]

    L’art, en effet, s’oppose à la nature dans la mesure où la production d’une « œuvre d’art » (le faire) se distingue du simple effet naturel, de l’agir, parce qu’elle suppose une liberté qui met la raison au fondement de ses actions. L’œuvre doit sa forme à une fin qui est pensée avant que cette œuvre ne soit réalisée. L’art, au sens défini par Kant, qui pourrait opposer, comme Marx plus tard, l’architecte à l’abeille, est donc réservé à l’homme. Mais il est des cas où certains êtres naturels paraissent devoir leur configuration (leur forme apparente comme leur organisation interne) à une opération de l’art. Ils manifestent une finalité qu’on ne peut rapporter à une fin consciente, pensée par un entendement, mais qui est en contradiction avec la conception strictement mécaniste de la nature qui domine la Critique de la raison pure spéculative."

    "La faculté de juger en général est la faculté qui permet de rapporter le particulier à l’universel. Si l’universel (la règle, le principe, la loi) est déjà connu, le particulier n’est qu’un cas de la loi. Le jugement est déterminant. Le jugement réfléchissant, en revanche, ne dispose que du particulier et doit trouver l’universel. Le particulier devient l’exemple qui précède pour nous la loi et permet de la découvrir (Kant, 1789, p. 32 ; 1790, p. 27 sq.). Le jugement est alors réfléchissant. La faculté de juger réfléchissante ne permet donc pas d’expliquer la nature par l’application déterminante d’un concept, elle organise la connaissance que nous pouvons en avoir en supposant en elle une causalité du concept par rapport à son objet, autrement dit une technique de la nature, un art de la nature.

    Cette faculté de juger réfléchissante, distincte du simple « bon sens », du jugement qui n’est que l’application des concepts a priori de l’entendement, pose des problèmes qui justifient aux yeux de Kant une troisième critique : cette faculté de juger particulière a-t-elle un principe a priori qui lui est propre, un concept par lequel aucune chose n’est connue et qui ne sert de règle qu’à elle seule ? Ce principe est-il, s’il existe, constitutif ou simplement régulateur ?"

    "Kant divise l’esprit en trois facultés irréductibles (1789, p. 76 ; 1790, p. 26) : a) la faculté de connaître (avec l’entendement, la raison et la faculté de juger), puis b) une « faculté » moins spontanée, plus réceptive, le « sentiment » de plaisir et de peine, qui correspond à un accroissement ou une réduction des « forces vitales ». (Avec l’« affect » la conscience découvre l’union de l’âme et du corps.) Enfin c) la faculté de désirer (appelée volonté quand elle peut être déterminée par des concepts). Or chacune de ces trois facultés de l’esprit est soumise à la loi d’une des facultés de connaissance : l’entendement légifère a priori pour la faculté de connaissance théorique (comme l’a montré la Critique de la raison pure spéculative) et la raison légifère a priori pour la faculté de désirer (Critique de la raison pratique). L’harmonie du système permet donc de supposer que la faculté de juger légifère a priori pour le sentiment de plaisir et de peine. La faculté de juger « comble » ainsi « une lacune dans le système de nos pouvoirs de connaître » et permet d’entrevoir « un système complet de toutes les facultés de l’esprit » (1789, p. 76). Elle rend en effet possible le passage de l’entendement à la raison, et jette donc un pont sur l’abîme qui sépare la nature et la liberté. On voit ainsi la place de l’analyse du jugement réfléchissant dans le système de Kant. En fait, comme le montre la Préface, elle achève l’œuvre critique qui « sonde le sol de l’édifice », et ouvre la voie à l’idée d’un système de philosophie pure, à une métaphysique (de la nature et des mœurs). Dans cet édifice que Kant veut construire, la critique de la faculté de juger réfléchissante, qui n’apporte pas de connaissance, n’aurait pas cependant sa place. C’est donc un échafaudage ultime : il faut, avant de construire la doctrine, connaître tous les principes indépendants de l’expérience."
    -Jean Lacoste, La philosophie de l'art, PUF, 2010 (1981 pour la première édition).



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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