"Le XVIII siècle français en appelant philosophes des hommes qui, a vrai dire, étaient plus des écrivains que des philosophes nous donne le sentiment très juste que la philosophie n’est pas un domaine réservé a des techniciens. Une histoire de la philosophie française doit tenir compte de grands écrivains comme Montaigne et Rousseau.
Surtout une histoire de la philosophie française n’est pas séparée de l’histoire de la science ; par exemple Descartes ne peut être compris sans qu’on se reporte à la science de son temps et a Galilée ; ni Voltaire sans Newton ; ni Boutroux sans Henri Poincaré." (p.7)
"Nous prendrons comme notre point de départ Montaigne. Dans son beau livre sur Descartes et Pascal, lecteurs de Montaigne, Léon Brunschwicg a magistralement mis en lumière son influence. En lui la conscience a repris conscience d'elle-même, comme elle l’avait fait jadis en Socrate. Il veut nous montrer la forme entière de l’humaine condition. Par son insistance sur le jugement, le plus juste partage, dit-il, que la nature nous ait fait de ses grâces, il est un maitre du rationalisme ; par son examen perpétuel. il est un maitre du scepticisme, et on peut montrer comment un Voltaire et un Renan continuent une de ses traditions ; par bien des cotés, il est nécessaire pour la compréhension de Pascal. Le XVIIIe trouvera en lui un des précurseurs du culte de la nature, et c’est encore d’un autre des grands philosophes frangais, de Bergson, qu’il est un prédécesseur par son insistance sur la mobilité perpétuelle de ses états de conscience." (pp.8-9)
"Un autre lecteur de Montaigne, Shakespeare." (p.11)
"L’ambition de Descartes est d’abord de voir clair en ses actions et de marcher avec assurance dans cette vie. Mais c’est aussi celle des hommes de la Renaissance : rendre l’homme maitre et possesseur de la nature, lui faire vaincre tous les obstacles [...] Pour Descartes comme pour Bacon, science est puissance ; comme lui comme pour Comte, il faut savoir, pour prévoir afin de pourvoir." (p.11)
"il faudrait exposer le système de S. Thomas, et par delà, celui d’Aristote avec ses quatre causes, dont Descartes par un coup de génie ne conserve qu’une seule (la cause efficiente a laquelle il unit la cause formelle) et ses multiples âmes dont Descartes par un autre coup de génie ne conserve qu’une, et ses multiples changements dont Descartes ne conserve qu’un, le mouvement local." (p.12)
"Non seulement la géométrie et l’algèbre peuvent être unis, comme il le montra magnifiquement, mais toutes les sciences." (pp.13-14)
"La pensée pour Descartes, c’est tout état de conscience, l’émotion, la volonté aussi bien que l’acte de l’intelligence ; mais quand je dis « Je pense, donc je suis », je pense en un sens plus étroit (je pense en ayant une idée claire et distincte), que je pense (au sens large). On pourrait dire en ce sens : Je pense que je pense, donc je suis. Ainsi la pensée du sujet pensant chez Descartes est semblable a celle du Dieu d’Aristote : elle est pensée de la pensée, mais en un sens plus précis, le premier terme « pensée » n’étant pas identique au second. Mais qu’est-ce que l'être du « Je suis ». C'est l’être d’un être pensant, et pour le moment nous ne connaissons pas d’autre être, et voila pourquoi Descartes est le père de l’idéalisme moderne. Comme |’a dit Hamelin, Descartes part de la pensée et va a la pensée.
Il ne nous reste plus à expliquer que le « Je » et le « donc ». Le « je », la première personne du Cogito, indique que Descartes, a la difference de William James quand il disait : « Il pense en moi », sent immédiatement la présence de sa personne, non pas la personne Descartes agissant et vivant comme le dirait un Kierkegaard (qui dirait d’ailleurs : « Je pense, donc je ne suis pas »), mais la personne Descartes en tant qu'elle pense.
Le « donc » demanderait plus d’explication. Peut-être Descartes a-t-il eu tort de dire « donc ». Car cela nous donne l’idée (et c'est ce qu’a soutenu, a tort, je crois, Hamelin) qu’il y a la comme un raisonnement : tout ce qui pense est, je suis, donc j’existe. Non, c’est par une intuition, c’est-d-dire par une saisie instantanée que Descartes dans la pensée saisit l’être ; il n’y a la nul raisonnement, nulle succession de temps. Sans doute le Cogito peut se mettre sous forme de raisonnement, cela est nécessaire pour les esprits plus lents ; mais pour Descartes, comme j] le montre en écrivant parfois « Je pense. Je suis », il est saisi dans un instant encore plus rapide." (pp.16-17)
-Jean Wahl, Tableau de la philosophie française, Paris, 1946, 231 pages.