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    Gérard Bensussan & Georges Labica (dir.), Dictionnaire critique du marxisme

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Gérard Bensussan & Georges Labica (dir.), Dictionnaire critique du marxisme Empty Gérard Bensussan & Georges Labica (dir.), Dictionnaire critique du marxisme

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 30 Sep 2022 - 20:51



    " "Je suis fermement convaincu que c'est aujourd'hui dans ces œuvres que se prépare la philosophie de l'avenir » - c'est ainsi que Georges Lukâcs a présenté, dans une lettre au Times Literary Supplement, en 1971, les travaux d'Agnès Heller, Ferenc Féher, Gyôrgy Markus et Mihaly Vajda ; et c'est lui qui a consacré ce groupe sous l'appellation générique d' « Ecole de Budapest ». Mais on doit ajouter à cette liste les noms d'Andreas Hegedtis, Maria Markus, Gyôrgy Bence, Janos Kis, Sandor Râdnoti, Gyôrgy Konrad, etc. - philosophes, sociologues, hommes politiques, écrivains. Cette école, bien qu'ayant subi fortement l'impact de l'œuvre de Lukacs, surtout les travaux des périodes pré-stalinienne (de L'âme et les formes à Histoire et conscience de classe) et post-stalinienne (la dernière Esthétique et L'ontologie de l'être social), ne se réduit pas pour autant à son influence.

    Il s'agit d'une véritable renaissance de la réflexion critique, inspirée par un marxisme ouvert et liée au mouvement de déstalinisation en URSS et dans les pays de l'Est. Si, à l'origine, cette école présentait une relative cohérence dans son projet - rénover la pensée marxiste, conquérir une place importante dans le champ idéologique, révéler les potentialités sociales orientées vers le changement démocratique en Hongrie - son développement de 1956 à 1978 ne se produit pas cependant sans heurts, contradictions internes, ruptures (personnelles et idéologiques) et, pour finir, éclatement et séparation, Aujourd'hui, de façon assez approximative, on peut discerner trois courants dans ce qui reste de ce grand mouvement de la nouvelle gauche hongroise :

    1) Le courant représenté par Ferenc Féher, Agnès Heller, Gyôrgy et Maria Markus, exilés "volontaires" en Australie et dont les travaux recouvrent pratiquement tout le champ des sciences humaines (philosophie, sociologie, économie, esthétique, anthropologie, épistémologie, etc.). Ce courant, d'une exceptionnelle fécondité intellectuelle, se caractérise à la fois par sa rupture radicale avec le socialisme réellement existant et par son enracinement critique dans le marxisme.

    2) Le courant aujourd'hui représenté par Andreas Hegedüs, qui soutient la nécessité de lutter pour des réformes internes, tout en déployant une critique sévère du système en place ; ce mouvement est qualifié de « réforme du communisme ».

    3) Le courant autour de Gyôrgy Bence et Janos Kis, qui a renoncé au marxisme et au travail théorique en général et qui attribue aujourd'hui une importance décisive au journalisme politique d'opposition.

    Ces caractérisations, bien évidemment schématiques, ne prétendent nullement restituer les nuances qui tissent une telle école (Mihaly Vajda, par exemple, qui a rompu avec Heller, Féher et Mârkus, et serait aujourd'hui plus proche du troisième courant, mériterait à lui seul une étude particulière) ; au moins permettent-elles de saisir des orientations fondamentales. Au plan des publications, c'est cependant le courant « australien» qui est sans doute le plus prolifique. Ses positions théorico-politiques sont assez difficiles à saisir tant les préoccupations sont diverses et leur évolution rapide et même ambiguë. Le dernier ouvrage collectif, The Dictatorship over Needs (1983), contient l'essentiel de la position actuelle.

    Il se présente en effet comme une analyse totale et du système de type soviétique et des faiblesses de la pensée marxiste elle-même. Les idées-forces qui le sous-tendent sont les suivantes :

    - Le rattachement, en premier lieu, à un humanisme radical, qui n'est pas seulement une dimension importante de la pensée de Marx, mais aussi et surtout la seule réponse possible à la déshumanisation absolue engendrée par le stalinisme. En tant que point de départ, cette affirmation humaniste rend possible l'avènement d'une philosophie de la désaliénation dont l'œuvre de Agnès Heller fournit un témoignage marquant.

    -La réaffirmation, en second lieu, de la philosophie de la praxis comme point d'insertion théorique, et cela surtout par opposition au positivisme sous toutes ses variantes. Si cette insertion signifie le rejet total du « marxisme officiel » des pays de l'Est, si elle postule une rencontre avec le marxisme occidental, c'est surtout à travers Merleau-Ponty et Lucien Goldmann et par opposition à Althusser, dont l'œuvre apparaît à la fois comme néo-positiviste et même proche du marxisme officiel.

    -La solidarité, en troisième lieu, avec la nouvelle gauche occidentale dans sa critique de la société de consommation et dans sa recherche d'une nouvelle organisation du système des besoins. Cette position est combinée, par ailleurs, avec une critique acerbe des pays de l'Est, notamment sur le problème des libertés politiques.

    -La réflexion, enfin, sur la possibilité d'une démocratie radicale, fondée sur le pluralisme, la réhabilitation du marché, l'autogestion et la socialisation libre des rapports de production.

    Ces thèses se retrouvent dans pratiquement tous les travaux, individuels ou collectifs, de ce courant. Mais c'est sans doute dans The Dictatorship over Needs qu'elles sont affirmées avec le plus de rigueur et de tranchant.

    Cet ouvrage est basé à la fois sur une conception implicite du marxisme et sur une volonté de rupture définitive avec l'expérience du "socialisme" réellement existant. On pourrait même soutenir que c'est précisément l'enracinement dans un marxisme profondément inspiré du jeune Marx qui engendre -en plus de l'expérience humaine des auteurs, qui sont Hongrois- cette rupture vis-à-vis du système de type soviétique.

    La conception anthropologique de l'essence humaine, telle qu'elle est articulée par le jeune Marx, est tout entière fondée, selon les auteurs, non sur des abstractions métaphysiques, mais sur le paradigme des besoins. Celui-là a une vertu proprement ontologique : il incarne, socialement et historiquement, le passage de l'homme, en tant que nature, à l'homme, en tant que culture ; l'humanité dans l'homme suppose donc le libre développement de ses capacités à travers l'organisation d'un système spécifique de besoins.

    Si le socialisme signifie la libre satisfaction des besoins par le biais du développement d'une individualité également libre et responsable, s'il est en outre évident que, dans le capitalisme, le système des besoins est profondément aliéné et perverti, il est par le fuit même nécessaire de comprendre que le "socialisme" réellement existant incarne une négation déterminée (au sens de Hegel) à la fois du projet de Marx et des aspects positifs du système capitaliste des besoins. Ou, pour être plus précis, la fonction des besoins est, dans le "socialisme" réellement existant, totalement retournée en son contraire : elle est devenue, pour reprendre l'expression de Johann Arnasson (un des meilleurs interprètes de ce courant), un « modus operandi d'une forme de domination inconnue auparavant » [...]

    Ce retournement figure dès lors non plus la satisfaction mais bien la dictature sur les besoins ; cette dictature fonctionne dans toutes les sphères du système social. On peut la définir ainsi: il s'agit d'un système de domination totale dans lequel la disposition du surplus social par l'appareil du pouvoir constitue une forme spécifique d'expropriation monopoliste sur toute la société. Cela engendre, selon les auteurs, une nouvelle structuration des rapports individu-société, l'avènement d'une individualité brisée, un processus historique de de-enlightenmemt, c'est-à·dire de contre-émancipation, et, pour finir, la mise en place d'un totalitarisme spécifique, qui vise à homogénéiser la société. Ce mécanisme global, aujourd'hui en crise, a été mis en place, bien que de façon contradictoire, dès la révolution russe de 1917. Le stalinisme, qui fut, selon les auteurs, la victoire du léninisme sur toute la société, n'a fait que pousser jusqu'à ses extrêmes conséquences la logique propre du bolchevisme et surtout du parti politique de type léniniste.

    On peut, selon eux, tester cette réalité historique nouvelle dans les trois sphères -économique, politique, idéologique- qui structurent les sociétés de type soviétique. Sur le plan économique, la dictature sur les besoins fonctionne à travers un système de production de nature corporative, de type non capitaliste et qui traduit une forme nouvelle d'expropriation du surplus social. Ce système n'est pas capitaliste -il serait plutôt à la fois pré- et post-capitaliste- parce que l'économie est totalement soumise à une irrationalité substantielle et structurelle: la planification n'est pas le produit, contrairement aux apparences, d'une logique de développement économique, mais plutôt le résultat d'un système intégré de binding orders, donc de contraintes, qui incarnent à la fois la compétition et le bargaining [magouilles] acharné des divers groupes au sein du système de pouvoir. C'est moins donc d'une économie politique que d'une économie de commandement qu'il est question.

    De là, notamment, le blocage du passage de la sphère de production de biens de production à la sphère de la production des biens de consommation. Seul le secteur de production des armements échappe relativement à cette irrationalité structurelle, et cela en raison aussi bien des impératifs de défense que de ceux de surveillance de la société et de ventes à l'étranger (le Tiers Monde surtout). La conséquence centrale de cette situation relativement au champ des besoins est la suivante : dans ce système les besoins sociaux ne peuvent être articulé que pour autant qu'ils sont traduits en objectifs bureaucratiques dont la légitimité est reconnue par l'appareil de pouvoir ; la réconciliation entre les diverses demandes sociales, dans le marché intrabureaucratique, est toujours déterminée par la logique de reproduction des situations de pouvoir à l'intérieur de cet appareil. De là, entre autres conséquences, l'une des caractéristiques qui témoigne le plus de l'absurdité de ce système: l'éternel balancement entre la pénurie et le gaspillage...

    Au plan politique, ce système se caractérise par l'abolition de toute séparation entre la société civile et l'Etat-Parti. Depuis 1917, soutiennent les auteurs, on assiste à une politisation globale du Social. Le Parti, conçu comme figure d'une nouvelle forme de souveraineté, pénètre toutes les sphères de la société et détermine, de façon impérative, la structure des intérêts particuliers et sociaux ; il incarne ainsi autoritairement l'intérêt général. Mais le Parti n'est pas une abstraction : il est représenté par une élite dirigeante composée par la haute direction politique en son sein, l'armée et les services policiers de sécurité. Cette élite n'est pas le Parti: elle le représente plutôt comme un pouvoir fiduciaire ; elle incarne les intérêts du Parti, qui ne se réduisent ni à ceux de ses membres individuels ni à ceux de l'élite. Le Parti est un système global, qui a une logique propre.

    Et c'est pourquoi l'on ne peut parler, pour ces sociétés, de classe au pouvoir. La bureaucratie, la technocratie ne sont que des moyens par lesquels s'exerce la domination du véritable souverain : le système du Parti, à travers ses divers appareils. De là, les auteurs déduisent des considérations suggestives sur les diverses formes de légitimation à l'œuvre en URSS et dans les pays de l'Est. En visant en outre à homogénéiser la totalité sociale par le biais d'une pression constante sur le système des besoins sociaux, cette nouvelle forme de souveraineté apparaît tout à la fois plus proche des formes de domination politique pré-capitalistes, absolutistes, et en régression par rapport au libéralisme et au contractualisme juridique de la société bourgeoise.

    Dans le champ idéologique, la dictature sur les besoins est tout aussi manifeste. Si l'idéologie est, dans sa structure, le produit de la confrontation dans le marché culturel, elle apparaît plutôt au sein du système de type soviétique, comme un corps de doctrine coercitif d'imputations qui vise à contrôler le comportement social et à produire la soumission et l'obéissance envers le Parti, détenteur de la vérité idéologique. De là, une mutation structurelle de la notion même d'idéologie : le monopole idéologique fait de l'idéologie une règle auto-affirmative de l'appareil de souveraineté, par exclusion de toute compétition sur le marché des idées. D'où des effets culturels très graves : en particulier, un appauvrissement intellectuel du système lui-même qui bloque toute émergence culturelle de la société ; un processus historique [...] de contre-émancipation, qui incarne la substitution de l'aliénation et de la soumission à la responsabilité personnelle; le développement de psycho-pathologies sociales caractérisées par des formes tout à fait spécifiques d'angoisse et de peur ; l'atomisation sociale et des formes également spécifiques de névrose de masse, etc.

    Ce système de dictature sur les besoins entre, selon les auteurs, aujourd'hui en crise. Celle-là est le résultat de l'absence d'une réelle hégémonie culturelle du Souverain (Parti) sur la société: l'idéologie officielle ne peut en effet répondre au besoin d'activité et de consommation culturelle exprimé par les populations de ces sociétés; de la renaissance de sociétés civiles (notamment en Pologne et Hongrie) qui, selon les auteurs, tendent à se séparer des corps politiques dominants ; de la crise économique d'un modèle de croissance zéro qui ne parvient pas à résoudre la question agraire et celle des biens de consommation; de l'émergence de nouvelles formes de contestation culturelles, dont le fondamentalisme religieux de certains secteurs de "Solidarité" en Pologne et de Soljénitsyne sont des traits importants. Pour les auteurs, ce dernier point est d'ailleurs très grave, car le "poison" fondamentaliste est tout aussi régressif et réactionnaire que le système de la dictature sur les besoins.

    Remarque. "En dépit du réel intérêt que la théorie de la dictature sur les besoins suscite et de l'originalité de la pensée de chacun des auteurs, quelques remarques paraissent s'imposer: a) La thématique des besoins, articulée sur fond d'une conception anthropologique du sujet, d'une pertinence douteuse, appellerait une discussion sur la théorie de l'ontologie de l'Etre social, telle que le vieux Lukács l'a développée et surtout telle qu'elle fut insuffisamment critiquée par ce courant [...] b) L'analyse postulée quant à la nature de la révolution d'Octobre 1917 semble par trop superficielle et polémique ; c) Il apparaît que, moins qu'une cause, la dictature sur les besoins devrait plutôt être rapportée à un système d'effets incontrôlables par la forme de pouvoir de type soviétique et inhérente au blocage historique des pays de l'Est et de l'URSS, blocage qui doit être analysé dans le contexte de la réorganisation du capitalisme mondial en ce XXe siècle ; d) La catégorie de totalitarisme utilisée par les auteurs, et qui implique un "avalement" de la société civile par la société politique (le Parti Souverain), est extrêmement discutable, moins en ce qu'elle décrit qu'en ce qu'elle présuppose: à savoir précisément l'existence historique d'une possibilité même de séparation entre les sphères du social et du politique." (pp.127-132)
    -Gérard Bensussan & Georges Labica (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, 1999 (1982 pour la première édition) Quadrige / PUF, 1240 pages, article "École de Budapest" pp.127-132.



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