« La meilleure manière d’aborder les problèmes de physique moderne est peut-être de retracer l’historique du chemin suivi par la théorie quantique. Il est vrai que celle-ci ne représente qu’une très petite partie de la science moderne ; mais c’est dans cette théorie que se sont produits les changements les plus fondamentaux et c’est sous la forme finale de la mécanique quantique que les idées nouvelles de physique atomique se sont concentrées et cristallisées. Ce secteur de la science moderne montre un autre aspect très impressionnant, celui de l’énorme équipement expérimental extrêmement complexe qu’exige la recherche en physique nucléaire. Mais si l’on ne considère que la technique expérimentale, la physique nucléaire représente l’aboutissement extrême d’une méthode de recherche qui a déterminé le développement de la science moderne depuis Huyghens, Volta et Faraday. De même, on peut dire que la complexité décourageante de certaines parties de la mécanique quantique représente la conséquence extrême des méthodes de Newton, de Gauss ou de Maxwell. Mais le changement apporté au concept de réalité, tel qu’il se manifeste en mécanique quantique, n’est pas seulement une continuation du passé : il semble qu’il y ait rupture réelle dans la structure de la science. »
« Il est important de ne pas oublier qu’en sciences expérimentales nous ne nous intéressons pas à l’univers envisagé comme un tout – y compris nous-mêmes – mais que nous dirigeons notre attention sur une certaine partie de cet univers et en faisons l’objet de notre étude. En physique atomique, cette partie est en général un très petit objet, une particule atomique ou un groupe de ces particules, mais est parfois beaucoup plus vaste ; la dimension en importe peu. Ce qui importe, c’est qu’une grande partie de l’univers – y compris nous-mêmes – n’appartient pas à cet objet. Or l’interprétation théorique d’une expérience commence par les deux stades que nous avons discutés. Dans le premier stade, il nous faut décrire les conditions de l’expérience finalement combinées avec une première observation, et cela en termes de physique classique ; puis traduire cette description en fonction de probabilité. Celle-ci suit les lois de la mécanique quantique et son évolution avec le temps – qui est continue – peut se calculer à partir des conditions initiales : c’est là le second stade. La fonction de probabilité combine des éléments objectifs et des éléments subjectifs : elle contient des énoncés sur les possibilités ou sur les tendances les plus probables (potentia, dans la philosophie d’Aristote), et ces énoncés sont complètement objectifs et ne dépendent aucunement de l’observateur ; et elle contient des énoncés concernant ce que nous connaissons du système, lesquels sont naturellement subjectifs dans la mesure où ils peuvent différer d’un observateur à un autre. Dans les cas idéaux, l’élément subjectif de la fonction de probabilité peut être pratiquement négligeable comparé à l’élément objectif ; le physicien déclare alors qu’il s’agit d’un « cas pur ». Quand nous passons à l’observation suivante (dont le résultat devrait se prévoir d’après la théorie), il est très important de se rendre compte que notre objet a forcément été en contact avec les autres parties du monde, à savoir les conditions expérimentales, l’appareil de mesure, etc., avant l’observation et, au minimum, pendant l’observation. Cela signifie que l’équation du mouvement pour la fonction de probabilité contient maintenant l’influence de l’interaction avec le dispositif de mesure. Cette influence introduit un nouvel élément d’incertitude, puisque le dispositif de mesure est forcément décrit en termes de physique classique et qu’une telle description comporte toutes les incertitudes concernant la structure microscopique du dispositif que nous connaissons par la thermodynamique ; et puisque le dispositif est en relation avec le reste du monde, il contient en fait les incertitudes sur la structure microscopique du monde entier. On peut dire que ces incertitudes sont objectives dans la mesure où elles ne sont qu’une conséquence de la description à l’aide de la physique classique et ne dépendent aucunement de l’observateur ; et on peut dire qu’elles sont subjectives dans la mesure où elles se réfèrent à notre connaissance incomplète de ce monde. Une fois que cette interaction a eu lieu, la fonction de probabilité contient l’élément objectif de tendance et l’élément subjectif de connaissance incomplète, même s’il s’était agi avant d’un « cas pur ». C’est pour cette raison qu’on ne peut en général prévoir avec certitude le résultat de l’observation ; ce qu’on peut annoncer, c’est la probabilité d’un certain résultat de l’observation, laquelle peut se vérifier en répétant un grand nombre de fois l’expérience. »
« Jusqu’à quel point sommes-nous donc finalement parvenus à une description objective du monde, et en particulier du monde atomique ? En physique classique, la science partait de la croyance – ou devrait-on dire de l’illusion ? – que nous pouvions décrire le monde (tout au moins en partie) sans nous faire en rien intervenir nous-mêmes. C’est effectivement possible dans une large mesure : nous savons que la ville de Londres existe, que nous puissions la voir ou non. On peut dire que la physique classique est justement cette idéalisation nous permettant de parler de fractions du monde sans que notre personne entre en jeu. Les succès remportés par cette thèse ont conduit à l’idée générale d’une description objective du monde ; l’objectivité était devenue le premier critère de la valeur d’un résultat scientifique. Mais l’interprétation de Copenhague de la mécanique quantique correspond-elle encore à cet idéal ? Dans la mesure du possible, pourrions-nous dire. La théorie quantique ne comporte certes pas de caractéristiques vraiment subjectives, car elle n’introduit pas l’esprit du physicien comme faisant partie d’un phénomène atomique ; mais elle part de la division du monde entre « objet » et reste du monde, ainsi que du fait que nous utilisons pour notre description les concepts classiques, du moins en ce qui touche le reste du monde. Cette division est arbitraire et découle historiquement et directement de notre méthode scientifique ; l’emploi des concepts classiques est en définitive une conséquence de la manière générale de penser de l’humanité. Or c’est déjà là une référence à nous mêmes et, en cela, notre description n’est pas complètement objective. »
« Les concepts de physique classique ne sont qu’un raffinement des concepts de la vie journalière et sont une partie essentielle du langage qui forme la base de toutes les sciences de la Nature. Notre situation en science est telle que nous utilisons en fait les concepts classiques pour décrire les expériences ; et le problème posé à la mécanique quantique était de découvrir sur cette base une interprétation théorique des expériences. Il est inutile de discuter de ce qui pourrait se faire si nous étions d’autres êtres ; nous en sommes arrivés à comprendre que, comme l’a dit Weizsäcker, « la Nature a précédé l’homme, mais l’homme a précédé les sciences de la Nature ». La première partie de la phrase justifie la physique classique avec son idéal de complète objectivité ; la seconde partie nous dit pourquoi nous ne pouvons échapper au paradoxe de la théorie quantique, à savoir la nécessité d’utiliser les concepts classiques. »
« Élément subjectif de la description des phénomènes atomiques, puisque le dispositif de mesure a été construit par l’observateur ; et il faut nous rappeler que ce que nous observons, ce n’est pas la Nature en soi, mais la Nature exposée à notre méthode d’investigation. En physique, notre travail consiste à poser des questions concernant la Nature dans le langage que nous possédons et à essayer de tirer d’une expérience une réponse grâce aux moyens dont nous disposons. C’est ainsi que la théorie quantique nous ramène, comme l’a dit Bohr, à la vieille sagesse qui veut que, quand on cherche à introduire l’harmonie dans la vie, il ne faille jamais oublier que, dans la tragédie de l’existence, nous sommes à la fois acteurs et spectateurs. Il est compréhensible que dans nos relations scientifiques avec la Nature notre propre action prenne une grande importance chaque fois qu’il s’agit de ces domaines de la Nature dans lesquels nous ne pouvons pénétrer que grâce à l’emploi des instruments les plus perfectionnés. »
« Thalès, fondateur de l’École de Milet, à qui Aristote attribue le postulat suivant : « L’eau est la cause matérielle de toutes choses. » Cette déclaration, si étrange qu’elle nous paraisse, exprime, comme l’a fait remarquer Nietzsche, trois idées qui sont fondamentales en philosophie : primo, la question de la cause matérielle de toutes choses est posée ; secundo, on exige qu’elle soit résolue conformément à la raison, sans recours aux mythes ou au mysticisme ; tertio, on postule qu’il doit être finalement possible de réduire toutes choses à un principe unique. Cette affirmation de Thalès a été la première expression de l’idée d’une substance fondamentale dont toutes les autres choses ne seraient que des formes passagères. À cette époque, le mot « substance » ainsi utilisé n’était certes pas interprété dans le sens purement matérialiste que nous lui donnons fréquemment à l’heure actuelle ; la vie était liée à cette substance ou lui était inhérente et Aristote attribue aussi à Thalès l’axiome suivant : toutes les choses sont pleines de dieux. Mais il reste que la question de la cause matérielle de toutes choses était posée. »
« Les physiciens essaient aujourd’hui de trouver une loi fondamentale du mouvement de la matière dont on puisse tirer mathématiquement toutes les particules élémentaires et leurs propriétés. Cette équation du mouvement peut concerner soit des ondes d’un type connu, ondes protoniques ou mésoniques, soit des ondes d’un caractère essentiellement différent n’ayant rien à voir avec aucune des ondes ou particules élémentaires connues. Dans le premier cas, cela signifierait que toutes les particules élémentaires peuvent se réduire d’une manière quelconque à un certain nombre d’espèces de particules élémentaires « fondamentales » ; en fait, c’est cette voie de recherche que la physique théorique a en grande partie suivie durant les deux dernières décennies. Dans le second cas, toutes les particules élémentaires pourraient se réduire à une substance universelle que nous pouvons appeler énergie ou matière ; mais aucune de ces diverses particules ne pourrait être préférée aux autres comme étant plus fondamentale. Ce dernier point de vue correspond naturellement à la doctrine d’Anaximandre, et je suis convaincu qu’en physique moderne c’est ce point de vue qui est le bon. »
« Vis-à-vis de nos sens, le monde consiste en une variété infinie de choses et de phénomènes, de couleurs et de sons. Mais pour le comprendre, il nous faut introduire une sorte quelconque d’ordre, et l’ordre signifie qu’on reconnaît ce qui est égal, il signifie une certaine sorte d’unité. De là sort la croyance qu’il existe un principe fondamental, mais en même temps la difficulté d’en tirer l’infinie variété des choses. Qu’il y ait une cause matérielle à toutes choses était un point de départ naturel, puisque le monde est fait de matière. Mais quand on poursuit l’idée de l’unité fondamentale jusqu’au bout, on en arrive à cet « Étant » indifférencié, infini et éternel qui, matériel ou non, ne pouvait par lui-même expliquer la variété infinie des choses. Cela conduit à l’antithèse de l’Être et du Devenir et, finalement, à la solution d’Héraclite, à savoir que c’est le changement lui-même qui est le principe fondamental, ce « changement impérissable », comme ont dit les poètes. Mais le changement en lui-même n’est pas une cause matérielle et, par conséquent, il est représenté dans la philosophie d’Héraclite par le feu, élément fondamental qui est à la fois matière et force motrice. Nous pouvons ici remarquer que la physique moderne est à un certain point de vue très proche des doctrines d’Héraclite : si nous remplaçons le mot « feu » par le mot « énergie », nous pouvons presque répéter ses paroles mot pour mot, du point de vue actuel. En fait, l’énergie est la substance dont sont faites toutes les particules élémentaires, tous les atomes et, par conséquent, toutes choses, et l’énergie est ce qui fait mouvoir. L’énergie est une substance puisque sa quantité totale ne change pas et les particules élémentaires peuvent effectivement être produites à partir de cette substance, comme le montrent de nombreuses expériences sur la création de particules élémentaires. L’énergie peut se changer en mouvement, en chaleur, en lumière et en électricité. L’énergie peut être appelée la cause fondamentale de tous les changements dans le monde. »
« Il est certain que le neutron n’a ni couleur, ni odeur, ni saveur ; sur ce point, il ressemble à l’atome de la philosophie grecque ; mais même les autres qualités sont refusées à la particule élémentaire, du moins jusqu’à un certain point ; les concepts de géométrie et de cinématique, comme la forme et le mouvement dans l’espace, ne peuvent lui être appliqués de façon cohérente. Si l’on désire donner une description précise de la particule élémentaire – et il faut mettre là l’accent sur le mot « précise » – la seule chose qu’on puisse donner comme description, c’est une fonction de probabilité. On s’aperçoit donc que même la qualité d’exister (si l’on peut appeler cela une « qualité ») est refusée à ce qu’on décrit. Il s’agit d’une possibilité d’exister ou d’une tendance à exister. Par conséquent, la particule élémentaire de physique moderne est bien plus abstraite que l’atome des Grecs et, par là même, elle est un indice bien plus cohérent pour expliquer le comportement de la matière. »
« Étant donné que masse et énergie, d’après la théorie de la relativité, sont essentiellement le même concept, nous pouvons dire que toutes les particules élémentaires consistent en énergie. Cela pourrait s’interpréter en tant que définissant l’énergie comme la substance primordiale du monde. Elle a en vérité la propriété essentielle qui appartient au mot « substance », à savoir qu’elle se conserve. Par conséquent, les vues de la physique actuelle, ainsi qu’on l’a mentionné, sont sur ce point très proches de celles d’Héraclite à condition d’interpréter son élément « feu » comme signifiant l’énergie. L’énergie est en réalité ce qui fait mouvoir ; on peut l’appeler la cause première de tout changement et l’énergie peut se transformer en matière, en chaleur ou en lumière. »
« Depuis l’époque de Galilée et de Newton, la science a été fondée sur une étude détaillée de la Nature et sur le postulat qu’il ne faut rien poser qui n’ait été vérifié ou qui du moins ne puisse se vérifier par l’expérience. L’idée qu’on puisse isoler certains phénomènes de la Nature grâce à une expérience afin d’en étudier les détails et de découvrir quelle est la loi constante dans le changement continu, cette idée n’est pas venue aux philosophes grecs. De ce fait, dès son point de départ, la science moderne s’est tenue sur une base bien plus modeste mais aussi beaucoup plus solide que la philosophie ancienne. »
« Cette base de la philosophie de Descartes est radicalement différente de celle des anciens philosophes grecs. Ici, le point de départ n’est pas une substance ou un principe fondamental, mais la recherche d’une connaissance fondamentale. Et Descartes se rend compte que ce que nous savons de notre esprit est plus sûr que ce que nous connaissons du Monde extérieur. Cependant, son point de départ, avec le « triangle » Dieu-le Monde-Moi, simplifie déjà dangereusement la base du futur raisonnement. La division entre matière et esprit, entre corps et âme, qui avait débuté dans la philosophie de Platon, est maintenant totale. Dieu est séparé et du Moi et du Monde. Dieu est en fait placé si haut au-dessus du Monde et des hommes qu’Il n’apparaît finalement plus dans la philosophie de Descartes que comme point de référence commun établissant la relation entre le Moi et le Monde. Alors que la philosophie grecque avait essayé de découvrir l’ordre dans une infinie variété de choses et de phénomènes par la recherche de quelque principe unifiant fondamental, Descartes essaya d’établir l’ordre grâce à un partage fondamental. Mais les trois portions résultant de ce partage perdent une partie de leur essence quand on considère l’une d’entre elles séparément des deux autres. Si l’on utilise les concepts fondamentaux de Descartes, il est essentiel que Dieu soit dans le Monde et dans le Moi et il est également essentiel que le Moi ne puisse réellement se séparer du Monde. Descartes connaissait naturellement l’indéniable nécessité de ce lien mais, au cours de la période qui s’ensuivit, la philosophie et les sciences expérimentales se développèrent sur la base de la polarité entre res cogitans et res extensa et les sciences de la Nature concentrèrent leur intérêt sur la res extensa. L’influence du partage cartésien sur la pensée humaine dans les siècles suivants ne saurait guère être surestimée, mais c’est justement ce partage qu’il nous a fallu critiquer plus tard en partant du développement de la physique à notre époque. »
« Nous pouvons donc maintenant comparer le système philosophique de Descartes et notre position actuelle en physique. On a déjà fait remarquer que, dans l’interprétation de Copenhague, nous pouvons effectivement raisonner sans nous mentionner nous-mêmes en tant qu’individus, mais que nous ne pouvons négliger le fait que les sciences expérimentales sont élaborées par des hommes : elles ne se contentent pas de décrire et d’expliquer la Nature, elles sont une partie de l’interaction entre la Nature et nous, elles décrivent la Nature telle que notre méthode d’investigation nous la révèle. Il s’agit là d’une possibilité à laquelle Descartes n’aurait pu songer, mais qui rend impossible la séparation nette entre l’univers et le Moi. Si l’on examine de près la grave difficulté éprouvée par des savants même aussi éminents qu’Einstein à comprendre et à accepter l’interprétation de Copenhague, on peut en trouver les racines dans le partage cartésien : ce dernier a imprégné profondément l’esprit humain durant les trois siècles qui ont suivi Descartes et il faudra longtemps avant qu’il soit remplacé par une attitude réellement autre envers le problème de la réalité. La position à laquelle a mené le partage cartésien par rapport à la res extensa était ce qu’on pourrait appeler un réalisme métaphysique : le Monde, à savoir les choses étendues, « existe ». Il faut distinguer cela du réalisme pratique et l’on peut décrire les différentes formes de réalisme comme suit : nous « objectivons » un postulat si nous proclamons que son contenu ne dépend pas des conditions dans lesquelles il peut être vérifié. Le réalisme pratique suppose qu’il y a des postulats qui peuvent être rendus objectifs et qu’en fait la plus grande partie de notre expérience de la vie quotidienne consiste en postulats de ce genre. Le réalisme dogmatique, lui, proclame qu’il n’existe pas de postulat concernant le Monde matériel qui ne puisse être rendu objectif. Le réalisme pratique a toujours été et sera toujours une partie essentielle des sciences expérimentales. Mais le réalisme dogmatique, tel que nous l’envisageons actuellement, n’est pas une condition nécessaire aux sciences expérimentales ; il a cependant joué dans le passé un rôle très important dans l’évolution de la science ; en fait, la position prise par la physique classique est une position de réalisme dogmatique. Quand Einstein a critiqué à Copenhague la mécanique quantique, il l’a fait à partir d’une base de réalisme dogmatique, attitude fort naturelle : tout scientifique se livrant à la recherche estime qu’il cherche à découvrir quelque chose d’objectivement vrai ; quand il affirme quelque chose, il ne désire pas que cela puisse dépendre des conditions dans lesquelles on pourra le vérifier. En particulier en physique, le fait que nous pouvons expliquer la Nature par de simples lois mathématiques nous dit que nous sommes entrés là en contact avec une caractéristique authentique de la réalité et non avec une chose que nous avons nous-mêmes inventée, en quelque sens du terme que cela soit. C’est cette situation qu’Einstein avait dans l’esprit quand il prit le réalisme dogmatique comme base des sciences de la Nature. Mais la théorie quantique est en elle-même un exemple de la possibilité d’expliquer la Nature au moyen de lois mathématiques simples, sans se servir du réalisme dogmatique. Ces lois peuvent peut-être ne pas sembler très simples quand on les compare à la mécanique newtonienne ; mais si l’on en juge par l’énorme complexité des phénomènes à expliquer (par exemple les spectres de raies d’atomes compliqués), la formulation mathématique de la mécanique quantique est relativement simple. Les sciences de la Nature sont en fait possibles sans partir du réalisme dogmatique. Le réalisme métaphysique va plus loin que le réalisme dogmatique et déclare que « les choses existent réellement ». C’est en fait ce que Descartes tentait de prouver par l’argument que « Dieu ne peut nous avoir trompés ». L’affirmation que les choses existent réellement diffère du postulat du réalisme dogmatique dans la mesure où, ici, on emploie le mot « existe », qui est également impliqué dans l’autre postulat Cogito, ergo sum. Mais il est difficile de voir ce qu’on veut dire par là qui ne soit déjà contenu dans la thèse du réalisme dogmatique ; et cela nous conduit à une critique générale de ce postulat : « Je pense, donc je suis », postulat que Descartes considérait comme la base solide sur laquelle il pouvait bâtir son système. Il est effectivement exact que son postulat a la certitude d’une conclusion mathématique si les mots cogito et sum sont définis de la manière habituelle ou, pour s’exprimer plus prudemment et d’une façon en même temps plus critique, si les mots sont définis de telle manière que le postulat s’ensuive. Mais cela ne nous indique en rien jusqu’où nous pouvons utiliser le concept de « penser » et « d’être » pour trouver notre voie. Finalement, savoir jusqu’où nous pouvons appliquer nos concepts demeure toujours une question empirique, dans un sens très général.
La difficulté du réalisme métaphysique fut ressentie peu après Descartes et devint le point de départ de la philosophie empiriste, de la philosophie des sensations et du positivisme. »
-Werner Heisenberg, Physique et philosophie. La science moderne en révolution, Albrin Michel, 2022 (1961 pour la première édition française ; 1958 pour la première édition états-unienne).