https://fr.wikipedia.org/wiki/Emanuele_Coccia
"Les marchandises sont les habitants les plus visibles de nos villes : elles trônent à l’intérieur de ces petits temples pour passants pressés que sont les vitrines ; elles tapissent les murs les plus en vue des quartiers les plus fréquentés."
"À la différence de ce que l’on serait porté à croire, la notion et la réalité de marchandise a bien plus de rapports avec la morale qu’avec l’économie. Les marchandises, et c’est là l’hypothèse d’où part ce livre, offrent la figure extrême du Bien, le dernier nom que l’Occident a donné au Bien."
"La marchandise est toujours la présence, le signe d’un bien suprême, comme la réalité de notre bonheur. Et si l’on considère l’insistance opiniâtre avec laquelle ce discours tapisse chaque centimètre de notre espace public, il y aurait quelque ingénuité à n’y percevoir que l’écho d’une hégémonie idéologique. [...]
De fait, nos villes parlent toujours de marchandises quand elles parlent de bonheur."
"Si la pierre est la « chose » politique par excellence et la matière première de toute notre existence sociale, ce n’est pas seulement parce qu’elle permet de diviser et de déterminer l’espace commun. Quand on fait du mur la forme élémentaire de tout espace politique, on pense à sa capacité à produire des enclaves, c’est-à-dire au fait que le mur incarne parfaitement le mécanisme d’exclusion et d’inclusion qui semble être l’acte fondateur de toute communauté politique. Et pourtant au moment même où il divise et donne forme à l’espace, chaque mur découvre des surfaces sur lesquelles cette communauté projette et dépose ses marques et dessine son propre portrait. Sans ces surfaces, aucune ville ne pourrait exister : tel est le premier espace concret où ce qui est commun se montre sous une forme sensible, tel est le premier lieu objectif du partage du sensible. Sur les murs vie spirituelle et vie matérielle deviennent inséparables : la pierre murale unit le symbole et la nature. C’est pourquoi une ville n’est jamais un simple archipel d’enclaves : elle est surtout un être de surfaces qui ne cesse de s’offrir au regard, de communiquer son image, de parler d’elle-même.
Sur la pierre, l’homme a aussi appris à dessiner, à représenter la réalité, à partager avec autrui ses fantasmes et ses rêves. Les murs ne se limitent pas à définir dans l’espace les confins des lieux : ils en sont la mémoire et la conscience. Ils représentent aujourd’hui encore l’espace public par excellence, la surface sur laquelle la ville et l’individu ont enregistré et conservé leur propre savoir, les normes de leur existence, leurs jugements.
C’est sur l’espace d’un mur – vertical, solide, public, universellement visible – que le Pouvoir a commencé à brandir sa Parole et son Droit ; la loi a commencé à se publier sur les murs. C’est sur ce même espace que, pendant des siècles, on a enregistré les mesures, les prix, les règlements commerciaux.
C’est sur les murs que le temps, solaire et astronomique, est devenu mesurable, et c’est encore sur les murs que, depuis toujours, se sont conservés la mémoire du temps vécu, les noms des morts, leurs derniers mots. La même « chose » qui assurait à la ville (antique ou moderne) sa forme et sa réalité, a toujours été utilisée pour enregistrer son histoire, pour glorifier ses héros, pour célébrer le rosaire des noms du pouvoir et représenter la guirlande de visages des empereurs, des gouverneurs, des rois et des dieux.
Mais la pierre des murs ne fut pas dépositaire des seules écritures et images officielles, grandiloquentes et pleines d’autorité : elle n’a cessé de recevoir les humeurs des peuples, les opinions des individus, les graffitis de protestation, d’acclamation, de rébellion, puis les chants et les louanges. Les graffitis de Pompéi en sont la preuve. Lombroso les avait qualifiés de « véritables tatouages des murailles ». Mais ce n’est pas moins vrai des toilettes publiques dans l’Europe tout entière ou des chambres d’adolescents avec leurs fresques d’images et de mots à la gloire de nouveaux héros. C’est sur les murs que Mai-68 a consigné ses messages les plus durables, et sur les murs encore que Banksy, Blu, Alexandre Farto et les autres street artists composent leurs œuvres.
Les murs n’ont jamais cessé d’être, en effet, un espace de projection et de production fantasmagorique. C’est sur les murs intérieurs de ses églises que la civilisation chrétienne a conservé ses rêves, ses utopies et ses cauchemars : les fresques des cathédrales ont permis au panthéon chrétien d’occuper l’espace public. Et cette affabulation murale n’était pas une prérogative de l’espace religieux.
Dans les palais nobiliaires, dans les cours anciennes, dans les demeures des princes modernes, les murs ont accueilli la mythologie du passé et l’autocélébration du pouvoir. Et n’est-il pas vrai que nous-mêmes nous continuons de projeter sur les murs nos rêves les plus secrets ? Ce n’est plus dans les églises, mais dans les cinémas, dans les salles obscures où chacun d’entre nous s’abandonne à ses rêves les yeux grands ouverts. Si parmi toutes les choses le mur est la « chose politique » par excellence, c’est parce qu’il nous apprend que la ville n’est pas seulement un espace de vie commune mais aussi et surtout un espace de projection imaginaire partagé. Ce n’est donc pas seulement pour se protéger que la ville a besoin de murs : elle en a besoin pour parler d’elle, de sa propre histoire, de son bonheur. Dans la matière même qui la constitue, la ville se fait conscience d’elle-même : elle réfléchit sur les conditions de sa propre production humaine et objective. Elle s’arrache au monde des faits, et se fait simultanément pensée sensible d’elle-même. Or c’est le mur qui autorise cette coïncidence.
Tout se passe comme si, grâce aux murs, chaque ville avait deux corps : un corps « minéral » qui occupe l’espace et lui donne forme, et un espace sémiotique et symbolique qui ne peut exister qu’à même la peau du premier et relève d’une consistance presque onirique. Ces deux corps se superposent. Ils ne coïncident jamais. Et ce deuxième corps est comme un immense organe collectif de pierre, capable de multiplier l’expérience à l’infini, de transformer la ville en un kaléidoscope d’images, de sensations, de signes, mais aussi de tenir le registre de tout ce qui se pense et de tout ce qui se dit : il amplifie nos sens, il en constitue une sorte d’extension prosthétique. Grâce aux murs, une ville devient un organe du sens interne qui produit et emmagasine des sensations et des pensées communes.
C’est pourquoi les inscriptions murales de toutes les époques offrent une forme de tatouage spirituel, le premier signe à travers lequel une époque inscrit sa présence et la réfléchit. Elles sont la première incarnation sensible, et à coup sûr la plus durable, de ce que la philosophie politique moderne a appelé l’espace public. Et les images, les visages, les mots qui constituent cet ordre symbolique spatialisé expriment et représentent l’éthos collectif de la Ville, ce que Hegel aurait appelé Sittlichkeit, sa moralité concrète. C’est au sein de cet espace que chaque citoyen apprenait les savoirs politiques partagés, les règles publiques, les valeurs civiques universellement reconnues, l’axiologie des villes. C’est dans cet espace que se formait le regard moral et politique commun. En somme, le bien de tous devient sur les murs une chose visible, une réalité sensible et plus encore, un ensemble d’images et de mots qui s’offre à un partage non seulement spirituel mais bel et bien matériel. C’est pourquoi les murs n’ont pas cessé d’être importants.
C’est pourquoi, si nous voulons vraiment comprendre qui nous sommes, nous devons apprendre à lire les murs. C’est sur ses murs que l’historien doit chercher, à chaque fois, le visage d’une civilisation. En effet, l’esprit d’une civilisation existe d’abord de manière épigraphique : il se dépose sur les pierres de manière plus immédiate et plus durable qu’il ne le fait dans les consciences.
La science des écritures déposées sur les murs, l’épigraphie, nous apprend que par le passé les communications assurées à même la pierre sur cette espèce de page publique en plein air concernaient avant tout trois sphères : la sphère politique – celle de l’État, de ses hommes, de leur carrière, sphère au sein de laquelle la Ville se glorifiait elle-même en glorifiant ses héros et son histoire ; la sphère religieuse, avec la représentation et la célébration des dieux et des demi-dieux ; la sphère funéraire attachée aux cultes des morts. Cette littérature et cette iconographie monumentales possédaient des caractéristiques rhétoriques spécifiques : son langage avait une nature formulaire répétitive, il était bref, son ductus pour l’essentiel était fait de phrases nominales ; son message était stylisé, et la situation représentée était fortement typée. C’est grâce à l’épigraphie que nous savons aussi que les empereurs et les gouvernants ont toujours conçu cet espace comme le medium d’une stratégie globale de communication, qui permettait à l’État lui-même de se penser autrement et aux citoyens de concevoir, de connaître et de voir la « chose publique »."
"Dans le même espace symbolique où les monuments épigraphiques et architectoniques de l’Antiquité honoraient et sanctifiaient les dieux, la ville et les morts, le discours qui se développe aujourd’hui ne parle que de choses et les expose, pour les célébrer, les glorifier, les magnifier. Nos villes ont été abandonnées des dieux, elles n’ont plus érigé de monuments à la gloire de héros publiquement reconnus, mais elles ont été envahies par les images des objets les plus divers, les plus quotidiens : shampooings, téléphones, parfums, disques, mais aussi soutiens-gorge, écharpes, chocolats, viande – tout ce que, banalement, nous appelons marchandise.
Si les Romains utilisaient la pierre pour célébrer leurs victoires – qu’on pense à la colonne Trajane – un Parisien d’aujourd’hui peut observer sur les murs de sa ville des gigantographies de côtelettes de veau : « Chronoviande : achetez votre viande en un clic », pouvait-on lire il y a peu sur les murs souterrains du métro parisien.
Par-delà le surréalisme qui caractérise cette substitution, l’épigraphie nous enseigne que l’un des phénomènes que nous sommes habitués à considérer comme absolument modernes, la publicité, s’inscrit en réalité au sein d’une tradition plus ancienne : elle n’est que la transformation – dans les contenus bien plus que dans la nature et dans la forme – de cette « morale à fleur de pierre » qui n’a cessé de structurer nos villes. Morale ? Il faut entendre ici le terme au sens propre, classique et le plus littéral possible : la ville a toujours inscrit sur ses murs une science du Bien et du Mal, un savoir qui oriente nos choix et définit nos coutumes, parce qu’elle montre ce qui est et qu’il faut imiter et désirer.
À la différence de ce que nous avons l’habitude de penser, cette communication ininterrompue et sourde, n’est pas la destruction de la moralité : en tout état de cause, du point de vue structurel et formel, elle est une moralité qui s’incarne dans d’autres objets par rapport aux objets traditionnels. Au fond, substituer la représentation des marchandises en tout genre à celle de divinités qui n’ont jamais existé, d’êtres ailés, de batailles, ou mieux de massacres célébrés au nom de la gloire de civilisations disparues, n’a rien de particulièrement aliénant ou de moralement inconvenant. Mieux encore : il y a quelque chose d’indéniablement lyrique dans cette transformation. Essayez d’imaginer qu’une de nos métropoles contemporaines soit recouverte par la cendre et la poussière d’une éruption volcanique comme celle qui s’est produite à Pompéi et qu’elle puisse ainsi se conserver pendant des siècles dans son état actuel. D’ici quelques siècles, les archéologues qui seraient amenés à redécouvrir cette ville se trouveraient face à quelque chose d’extrêmement mystérieux : une civilisation littéralement obsédée par les choses, au point de leur consacrer la totalité des discours publics et du symbolisme architectonique qui structure ses centres habités.
Dans les discours qui se tiennent en général sur le capitalisme, sur ses origines, sur son histoire, sur ses apories, les présupposés anthropologiques de cette civilisation ont fait l’objet de nombreuses interrogations. On ne se lasse pas de souligner que le monde dans lequel nous vivons est le résultat de quelques passions fondamentales : l’intérêt, le désir d’accumulation, la cupidité. On a remarqué à de nombreuses reprises que la technique a été importante pour accélérer la production et intensifier les échanges et les consommations ; on a dénoncé à juste titre le capitalisme parce qu’il accroît l’inégalité entre les travailleurs et les propriétaires. Tout cela est vrai, mais risque de dissimuler un fait peut-être plus banal mais qui n’est pas moins évident : la civilisation dans laquelle nous vivons a produit des objets dont la variété et la quantité n’ont pas d’équivalents dans l’histoire. Elle a investi dans les objets les plus infimes, les plus communs, les plus ordinaires une valeur et un soin dans le dessin et la réalisation qui sont tout aussi incomparables.
Les dieux ne naissent plus. Il n’y a plus de héros. Mais périodiquement on fête l’apparition d’une nouvelle voiture, d’une nouvelle collection de vêtements, de téléphones, de meubles, d’ordinateurs.
Nous consacrons la quasi-totalité de notre temps, de notre amour et de nos pensées à imaginer, à construire et à distribuer des objets. Et surtout, notre civilisation fait porter aux choses et aux objets la charge d’affabulation publique, entre mythologie et morale, que d’autres sociétés ont fait porter, à travers l’histoire, au ciel et à l’histoire. La ville est pour nous tous un corps tatoué d’images et d’écritures, de petits et de grands récits au centre desquels il n’y a toujours qu’une seule incarnation du Bien : la marchandise. [...]
La marchandise est aujourd’hui la seule forme qui nous permet de penser le Bien et d’en parler publiquement."
"Le chant des pierres ne se limite à la littérature épigraphique. C’est par leur forme même que les édifices « parlent »."
"La publicité, loin d’être un élément étranger et parasitaire qui aurait envahi nos villes, est la forme vernaculaire la plus répandue de ce symbolisme qui définit le mode d’existence régulier de toutes les choses qui existent en ville. Cela signifie, par exemple, qu’elle ne peut être considérée comme une conséquence naturelle du marché ou une invention du capitalisme tardif. La publicité n’est pas l’âme du marché : c’est une des voix infinies de la ville."
"Tout cela devrait nous conduire à penser autrement le rapport entre publicité et marchandises. On a l’habitude de considérer la publicité comme un effet secondaire de la production de marchandises et de ses excès, ou au contraire, comme l’instrument de qui voudrait favoriser leur consommation. Mais ce que nous avons établi devrait empêcher qu’on puisse se limiter à penser le rapport entre marchandises et publicité comme un rapport de cause à effet. Tout comme il n’y a pas d’antériorité chronologique entre une ville et le symbolisme dont elle fait l’objet et qu’elle pratique elle-même, de même, il n’y a aucun primat ontologique et chronologie des marchandises sur les publicités. Au contraire, la publicité semble un phénomène immédiatement et intrinsèquement lié à l’existence des marchandises : il appartient à la nature même des choses qu’en ville on parle d’elles. Vice versa, c’est précisément parce qu’il ne saurait y avoir de marchandises sans publicité –sans cette forme de rêve collectif qui les redouble en symboles–, que la vie des marchandises est intrinsèquement politique et n’est pas seulement un fait économique ou privé.
De ce point de vue, en effet, ce qu’on a voulu, après Marx, appeler fétichisme de la marchandise, semble perdre tous les traits théologiques et idéologiques qu’on a voulu lui prêter à tout prix. Le marché ne se trouve pas à l’origine de ce fait que les marchandises –les choses dont nous avons l’usage en ville, et que nous ne cessons de désirer, de fabriquer, de distribuer, de consommer, les choses dont nous ne cessons de parler– incarnent et représentent toujours quelque chose de plus que leur simple usage. Non, ce n’est pas le « capitalisme » qui transforme les choses en objets « sensiblement suprasensibles », porteurs d’une valeur et d’un symbolisme d’aucune manière déductibles de leur seule nature. Et cela parce que ce n’est pas grâce à la production –à ce processus par lequel se dépose et se cristallise dans les choses cette substance sociale commune appelée travail– que les marchandises acquièrent une forme sociale. La parole, le symbolisme, est la condition originaire et primordiale de toutes les choses en ville. En d’autres termes, le fétichisme n’est pas seulement un phénomène économique, mais aussi un phénomène politique."
"Nous avons besoin de signes et de symboles parce que seuls ces symboles nous permettent de vivre en ville. Seul ce symbolisme primaire nous permet de nous orienter et seul cet espace symbolique permet aux citadins de connaître leur ville : c’est grâce à ces symboles qu’il apprend le nom des rues, qu’il suit et mémorise leurs réseaux, qu’il apprend l’objectif et la fonction de tous les édifices, et qu’il se construit une image du lieu dans lequel il vit. Mais si le symbolisme urbain ne peut se réduire au système de la signalisation routière et à l’ensemble des enseignes, c’est parce que l’orientation dont chaque habitant ressent le besoin n’est pas seulement de nature physique ou géographique, mais avant tout moral et politique. Il ne s’agit pas d’un manteau extérieur qui serait comme l’apparence de la ville. C’est le corps d’un véritable savoir public. Cette peau est le savoir de la ville par excellence."
"Dans la publicité [...] la société entière [sic] exprime et chante ses propres objets-totems, certes, mais plus généralement les styles de vie, les émotions, les coutumes qu’elle entend considérer comme exemplaires d’un point de vue moral et anthropologique."
"La publicité intériorise et expose la totalité [sic] des modes de vie, des gestes, du savoir-faire de l’homme contemporain et qu’elle sait enregistrer en les appelant par leur nom [sic] toutes les choses de notre monde, et qu’elle le fait avec la plus grande précision possible : la publicité ne parle jamais des jupes ou des voitures, mais de cette jupe et de cette voiture."
"Le roman, cette grande école morale de la modernité, est certainement la forme qui permet de saisir au mieux la temporalité propre à l’existence humaine et de dépeindre les caractères, les émotions, la force des relations intersubjectives. Mais la publicité ajoute à tout cela, à la réflexion sur les coutumes, les styles et l’individuation, une théorie des choses du monde dans leur ensemble et de leur usage. Il s’agit d’une forme de pédagogie collective mais elle ne s’exerce pas seulement à travers la réflexion et l’introspection : elle devient tout de suite concrète dans une gymnastique, elle se réalise dans un monde peuplé d’objets et pas seulement d’états âme. Le façonnage social ne porte plus seulement sur les caractères et les capacités mais aussi et surtout sur de petits mondes portables. C’est peut-être ce réalisme extrême qui a fait de la publicité l’agence morale la plus diffusée et la plus écoutée dans le monde."
"Qu’il soit rapporté à un objet, à une personne, ou à la vie en commun, le bien semble une réalité plus qu’évidente, un synonyme presque de la réalité même des choses, la manifestation de leur aspect le plus authentique, plus parfait : le plus intense."
"[Selon Platon] La perfection des choses, leur valeur, a une seule et même cause, mais la source commune et universelle qui fait que toute chose peut être bonne ne peut qu’être distinguée du reste des choses : le prix de l’unité du bien est sa séparation. Réciproquement, précisément parce qu’il est séparé et abstrait, le bien peut se communiquer à toute chose. Mieux, il est ce qui est communicable par excellence : dans sa propre perfection, dans l’être-bonne, toute chose exprimera quelque chose de plus que sa propre nature, une intensité parfaitement partageable, que toutes les choses parfaites, bonnes et vraies, ont en commun. Le bien est une dimension extatique, qui porte les choses hors de leur propre nature, mais dans cette extase, toute chose communique avec la perfection et la vérité de toutes les choses. De ce point de vue, le bonheur humain, entendu comme perfection, n’a rien de spécifiquement humain : elle est participation à la perfection cosmique. Ainsi, quand nous pensons, à la suite des romanciers des deux siècles passés, au bonheur en termes d’épiphanie extatique, nous ne faisons que prolonger une réflexion d’origine platonicienne. Saisir le bonheur, c’est atteindre le point où toutes les choses s’accordent. [...]
Si la source de la perfection et de la valeur des choses est séparée des choses, elle se trouvera hors de portée de l’homme et il sera impossible d’y penser comme « quelque chose que l’homme pourrait réaliser pratiquement [prakton] et posséder ». Si jamais elle existe, notre perfection doit être en notre pouvoir [...] Elle doit être quelque chose que nous sommes à même de construire à partir de ce tissu fait de réalité, de temps et de soin, de gestes à travers lesquels nous nous rapportons à nous-mêmes pour faire et défaire notre identité et notre propre monde : l’action. S’il est quelque chose qui donne une perfection à nos vies, s’il se trouve une source de valeur pour nos vies d’homme, alors cette chose doit exister dans la praxis, elle doit pouvoir être rejointe à travers les rapports que chacun d’entre nous entretient avec l’ensemble de ses actions et avec lui-même. C’est Aristote le premier qui a pensé l’identité entre le bien, le bonheur et la praxis. C’est lui qui a objecté à Platon que le bien pour l’homme a par définition une dimension pratique, et c’est lui encore qui a découvert dans l’action le médium privilégié par lequel l’homme peut obtenir le bien, devenir parfait, être heureux. La « philosophie pratique » est justement le regard capable de penser au bien comme à une réalité que l’homme peut obtenir à travers et au cœur de l’action. En ce sens le rapport d’une chose (et en premier lieu de l’homme) avec son bien ne relève plus de l’être, mais du faire ou de l’agir."
"Penser le bien signifie penser une fêlure interne à toute chose, une fêlure qui sépare l’identité de quelque chose de sa perfection. Ce que nous appelons éthique n’est autre que le soin que nous prenons de cette tension propre à chaque chose, ou l’équation (plus ou moins dangereuse) qui permet de définir leur identité. Il s’agira, à chaque fois, de penser qu’elle est la réalité qui rend possible la conciliation de chaque nature avec sa perfection."
"C’est dans la relation aux marchandises –aux biens par excellence, aux choses bonnes, dotées de valeur– que se donne la relation à une perfection possible. Tel est le cri que la publicité ne cesse de faire retentir à travers toutes les villes occidentales. Ce message peut fatiguer, mais il a quelque chose de nécessaire, et d’indéniablement positif. Notre société est irrémédiablement sécularisée : elle a accepté une fois pour toutes la mort de Dieu ; elle vit dans un cosmos où la nature n’exprime aucun ordre éternel, immuable, vertueux, qui puisse constituer un modèle pour la praxis comme ce fut le cas dans l’Antiquité. Quant aux blessures les plus récentes que la mémoire n’a pu encore effacer, notre société ne peut plus croire que le bien pourrait émerger du tissu des actions humaines dans le temps – ce qu’on appelait autrefois l’histoire.
Penser le bien dans un tel horizon historique et métaphysique signifie cesser de le penser comme différent de ces réalités hors du monde qui seraient de purs objets de contemplation, mais aussi arrêter de le soumettre à la praxis et à l’action humaine : si le bien existe, il peut seulement être objet de production. Or, loin de la contemplation et loin de la praxis, le bien ne peut plus exister que comme chose. Le « bien » que les marchandises font exister n’est pas divin, mais il n’est pas non plus proprement humain."
"À première vue, il n’est pas facile de comprendre pourquoi un ordre moral devrait avoir besoin de choses, d’artefacts et d’objets d’usage quotidien. En quoi donc, en effet, une chose pourrait-elle contribuer moralement à la perfection de notre nature ? En quoi un objet peut-il être source ou forme d’une vie heureuse, source et fin d’un éthos ou d’une manière de vivre parfaite ? Ces doutes correspondent à deux ordres de problèmes. D’une part, en effet, l’obsession pour les marchandises de nos villes, leur poids dans l’espace et le temps de nos vies finissent par ébranler les certitudes les plus évidentes des savoirs moraux qui se sont élaborés pendant des siècles. Si ce sont les choses qui nous donnent à la fois perfection et bonheur, de quelle matière est donc faite notre existence morale ? Peut-on continuer à soutenir que nos mœurs n’existent qu’à même notre peau ? Et que ce sont seulement nos intentions, nos sentiments, nos aspirations qui déterminent la qualité morale de nos actions, de nos gestes, des moments de notre vie et de nos attitudes ?
Faire de la marchandise le dernier nom du Bien, c’est reconnaître que les limites de notre moralité ne coïncident pas parfaitement avec les contours de notre anatomie ni même avec le rayonnement spirituel de nos actes intentionnels. Si ce sont les choses qui nous rendent moralement parfaits, alors, soudainement, la technique et l’art deviennent des formes de connaissance éthique et c’est la technique et l’art qui doivent définir les catégories de ce nouvel ordre moral.
Et, d’autre part, si nous ne trouvons pas seulement dans les choses une utilité matérielle et un soutien pour notre vie biologique, mais le bien moral suprême, il ne sera plus possible d’y voir de simples moyens, ou seulement les écrans de projection d’une signification qui serait conservée ailleurs et dont elles constitueraient le laboratoire de déformation ou d’anamorphose. Dans la publicité, le statut de l’objet acquiert une dignité sans pareille qui doit être soumise au questionnement : c’est la forme d’existence d’un bien qui ne sait plus se donner ni comme action ni comme contemplation ni comme rapport à soi. Les choses n’ont plus une simple utilité économique ou biologique, elles ne sont plus définies seulement par leur valeur d’échange ou par un usage possible : elles sont des sources morales, des réalités qui permettent à ceux qui s’y soumettent d’entrer en contact ou de participer, d’une certaine manière, à un bien dont on ne peut faire l’expérience qu’à travers elles.
Un bien qui ne peut exister que comme objet produit ou échangé permet de faire coïncider l’interrogation technique et le questionnement moral. D’un côté, se demander comment nous pouvons devenir parfaits, signifiera se demander ce que nous faisons des choses et ce que les choses font du monde où nous vivons. D’un autre côté, s’interroger sur la technique et sa signification dans la vie contemporaine conduira à s’interroger sur les raisons qui ont poussé la société contemporaine à construire un ordre moral (dont elle a besoin pour son propre bonheur) d’une forme si différente des formes traditionnelles de la contemplation, du rapport à soi, d’une sociabilité bien tempérée et ordonnée : pourquoi donc avons-nous eu besoin de cette extension de la vie morale ? Pourquoi avons-nous dû finir par étendre la vie morale à une sphère qui en avait été traditionnellement exclue ?
En intensifiant la production, l’échange, la consommation ou la publicisation des marchandises, on a ainsi pu créer une nouvelle forme d’objectivité morale qui transforme la réalité et le statut de l’existence des choses, mais aussi et surtout la vie humaine elle-même. Les marchandises, en effet, constituent une nouvelle objectivité morale qui fait exister le bien dans des formes que le corps, la praxis et la vie sociale dans leurs formes les plus pures ne parviennent pas à produire. Elles prolongent la vie morale dans des milieux que la pure socialité ne saurait atteindre. De ce point de vue, une marchandise, bien plus qu’un simple besoin de consommation, est un organe qui permet de faire l’expérience de cette nouvelle forme de bien. Pour le comprendre, il suffit de penser à la nature spécifique des objets techniques : loin qu’ils soient de simples prolongements de nos organes corporels ou une simple amplification d’activités naturellement et organiquement propres à l’homme, ils nous permettent au contraire d’accomplir des opérations impossibles sans eux et de transformer radicalement l’espace et le temps de l’existence humaine. C’est grâce à la technique que l’homme habite un monde et qu’il n’est pas simplement enfermé dans un milieu: un aéroplane, un téléphone, amplifie radicalement les limites de l’univers spatio-temporel propre à l’homme, modifie non seulement sa vie, mais le monde même où elle se déroule en l’arrachant à toute forme d’essence ou de nature. Grâce à la technique, le monde des hommes se remplit de possibles, dépasse sa consistance objective et gagne pour cette raison en indétermination. Les marchandises ont une fonction analogue dans la sphère de la moralité : elles ouvrent l’homme à une dimension morale qui ne lui appartient pas par nature, elles portent le monde moral au-delà de sa consistance ordinaire, elles le rendent plus vaste, plus indéterminé, plus inquiétant. À travers les marchandises, la vie morale s’étend outre les limites de la praxis, de la contemplation et de la socialité, elle peut transformer en sources de son développement tous les objets avec lesquels elle entre en contact. La moralité perd alors sa nature purement humaine. Elle gagne une plasticité infinie. [...]
Et si le bien a perdu son unité, il a aussi perdu tout lien avec la substance, au point de ne plus être immédiatement déductible de l’essence du sujet auquel il se réfère : le bonheur le plus profond est celui qui vient « pour nous surprendre de l’extérieur » [Charles Larmore, Les Pratiques du moi]. « Le bonheur que nous accorde la vie est moins souvent le bien que nous avons raison de poursuivre que le bien imprévu qui nous arrive lorsque nous ne nous y attendons pas » et que « seule la fortune peut nous découvrir. »
Le système des marchandises ne fait que prolonger ce mouvement en multipliant les sources morales de la valeur au point de les faire coïncider avec la totalité des choses, au point de faire de la chose la plus banale, la plus éphémère, la moins durable, une incarnation du bien, au point de faire coïncider bien et matière. Il y a une obstination métaphysique extrême qui porte à faire coïncider bien et matière et à extraire le bien de la matière sous toutes ses formes possibles. En ce sens, on ne saurait dire que le capitalisme a fait disparaître la moralité, ni même qu’il a conduit à sa diminution, mais, tout au contraire, qu’il a produit son extension la plus radicale jusqu’à le pousser aux limites mêmes de ce qui est et du réel lui-même. Stylos, chaussures, téléviseurs, mais aussi maisons, bateaux ou parfums : désormais, le bien est partout."
-Emanuele Coccia, Le bien dans les choses, Paris, Payot & Rivages, 2013.
Coccia post-moderne ?
"Les marchandises sont les habitants les plus visibles de nos villes : elles trônent à l’intérieur de ces petits temples pour passants pressés que sont les vitrines ; elles tapissent les murs les plus en vue des quartiers les plus fréquentés."
"À la différence de ce que l’on serait porté à croire, la notion et la réalité de marchandise a bien plus de rapports avec la morale qu’avec l’économie. Les marchandises, et c’est là l’hypothèse d’où part ce livre, offrent la figure extrême du Bien, le dernier nom que l’Occident a donné au Bien."
"La marchandise est toujours la présence, le signe d’un bien suprême, comme la réalité de notre bonheur. Et si l’on considère l’insistance opiniâtre avec laquelle ce discours tapisse chaque centimètre de notre espace public, il y aurait quelque ingénuité à n’y percevoir que l’écho d’une hégémonie idéologique. [...]
De fait, nos villes parlent toujours de marchandises quand elles parlent de bonheur."
"Si la pierre est la « chose » politique par excellence et la matière première de toute notre existence sociale, ce n’est pas seulement parce qu’elle permet de diviser et de déterminer l’espace commun. Quand on fait du mur la forme élémentaire de tout espace politique, on pense à sa capacité à produire des enclaves, c’est-à-dire au fait que le mur incarne parfaitement le mécanisme d’exclusion et d’inclusion qui semble être l’acte fondateur de toute communauté politique. Et pourtant au moment même où il divise et donne forme à l’espace, chaque mur découvre des surfaces sur lesquelles cette communauté projette et dépose ses marques et dessine son propre portrait. Sans ces surfaces, aucune ville ne pourrait exister : tel est le premier espace concret où ce qui est commun se montre sous une forme sensible, tel est le premier lieu objectif du partage du sensible. Sur les murs vie spirituelle et vie matérielle deviennent inséparables : la pierre murale unit le symbole et la nature. C’est pourquoi une ville n’est jamais un simple archipel d’enclaves : elle est surtout un être de surfaces qui ne cesse de s’offrir au regard, de communiquer son image, de parler d’elle-même.
Sur la pierre, l’homme a aussi appris à dessiner, à représenter la réalité, à partager avec autrui ses fantasmes et ses rêves. Les murs ne se limitent pas à définir dans l’espace les confins des lieux : ils en sont la mémoire et la conscience. Ils représentent aujourd’hui encore l’espace public par excellence, la surface sur laquelle la ville et l’individu ont enregistré et conservé leur propre savoir, les normes de leur existence, leurs jugements.
C’est sur l’espace d’un mur – vertical, solide, public, universellement visible – que le Pouvoir a commencé à brandir sa Parole et son Droit ; la loi a commencé à se publier sur les murs. C’est sur ce même espace que, pendant des siècles, on a enregistré les mesures, les prix, les règlements commerciaux.
C’est sur les murs que le temps, solaire et astronomique, est devenu mesurable, et c’est encore sur les murs que, depuis toujours, se sont conservés la mémoire du temps vécu, les noms des morts, leurs derniers mots. La même « chose » qui assurait à la ville (antique ou moderne) sa forme et sa réalité, a toujours été utilisée pour enregistrer son histoire, pour glorifier ses héros, pour célébrer le rosaire des noms du pouvoir et représenter la guirlande de visages des empereurs, des gouverneurs, des rois et des dieux.
Mais la pierre des murs ne fut pas dépositaire des seules écritures et images officielles, grandiloquentes et pleines d’autorité : elle n’a cessé de recevoir les humeurs des peuples, les opinions des individus, les graffitis de protestation, d’acclamation, de rébellion, puis les chants et les louanges. Les graffitis de Pompéi en sont la preuve. Lombroso les avait qualifiés de « véritables tatouages des murailles ». Mais ce n’est pas moins vrai des toilettes publiques dans l’Europe tout entière ou des chambres d’adolescents avec leurs fresques d’images et de mots à la gloire de nouveaux héros. C’est sur les murs que Mai-68 a consigné ses messages les plus durables, et sur les murs encore que Banksy, Blu, Alexandre Farto et les autres street artists composent leurs œuvres.
Les murs n’ont jamais cessé d’être, en effet, un espace de projection et de production fantasmagorique. C’est sur les murs intérieurs de ses églises que la civilisation chrétienne a conservé ses rêves, ses utopies et ses cauchemars : les fresques des cathédrales ont permis au panthéon chrétien d’occuper l’espace public. Et cette affabulation murale n’était pas une prérogative de l’espace religieux.
Dans les palais nobiliaires, dans les cours anciennes, dans les demeures des princes modernes, les murs ont accueilli la mythologie du passé et l’autocélébration du pouvoir. Et n’est-il pas vrai que nous-mêmes nous continuons de projeter sur les murs nos rêves les plus secrets ? Ce n’est plus dans les églises, mais dans les cinémas, dans les salles obscures où chacun d’entre nous s’abandonne à ses rêves les yeux grands ouverts. Si parmi toutes les choses le mur est la « chose politique » par excellence, c’est parce qu’il nous apprend que la ville n’est pas seulement un espace de vie commune mais aussi et surtout un espace de projection imaginaire partagé. Ce n’est donc pas seulement pour se protéger que la ville a besoin de murs : elle en a besoin pour parler d’elle, de sa propre histoire, de son bonheur. Dans la matière même qui la constitue, la ville se fait conscience d’elle-même : elle réfléchit sur les conditions de sa propre production humaine et objective. Elle s’arrache au monde des faits, et se fait simultanément pensée sensible d’elle-même. Or c’est le mur qui autorise cette coïncidence.
Tout se passe comme si, grâce aux murs, chaque ville avait deux corps : un corps « minéral » qui occupe l’espace et lui donne forme, et un espace sémiotique et symbolique qui ne peut exister qu’à même la peau du premier et relève d’une consistance presque onirique. Ces deux corps se superposent. Ils ne coïncident jamais. Et ce deuxième corps est comme un immense organe collectif de pierre, capable de multiplier l’expérience à l’infini, de transformer la ville en un kaléidoscope d’images, de sensations, de signes, mais aussi de tenir le registre de tout ce qui se pense et de tout ce qui se dit : il amplifie nos sens, il en constitue une sorte d’extension prosthétique. Grâce aux murs, une ville devient un organe du sens interne qui produit et emmagasine des sensations et des pensées communes.
C’est pourquoi les inscriptions murales de toutes les époques offrent une forme de tatouage spirituel, le premier signe à travers lequel une époque inscrit sa présence et la réfléchit. Elles sont la première incarnation sensible, et à coup sûr la plus durable, de ce que la philosophie politique moderne a appelé l’espace public. Et les images, les visages, les mots qui constituent cet ordre symbolique spatialisé expriment et représentent l’éthos collectif de la Ville, ce que Hegel aurait appelé Sittlichkeit, sa moralité concrète. C’est au sein de cet espace que chaque citoyen apprenait les savoirs politiques partagés, les règles publiques, les valeurs civiques universellement reconnues, l’axiologie des villes. C’est dans cet espace que se formait le regard moral et politique commun. En somme, le bien de tous devient sur les murs une chose visible, une réalité sensible et plus encore, un ensemble d’images et de mots qui s’offre à un partage non seulement spirituel mais bel et bien matériel. C’est pourquoi les murs n’ont pas cessé d’être importants.
C’est pourquoi, si nous voulons vraiment comprendre qui nous sommes, nous devons apprendre à lire les murs. C’est sur ses murs que l’historien doit chercher, à chaque fois, le visage d’une civilisation. En effet, l’esprit d’une civilisation existe d’abord de manière épigraphique : il se dépose sur les pierres de manière plus immédiate et plus durable qu’il ne le fait dans les consciences.
La science des écritures déposées sur les murs, l’épigraphie, nous apprend que par le passé les communications assurées à même la pierre sur cette espèce de page publique en plein air concernaient avant tout trois sphères : la sphère politique – celle de l’État, de ses hommes, de leur carrière, sphère au sein de laquelle la Ville se glorifiait elle-même en glorifiant ses héros et son histoire ; la sphère religieuse, avec la représentation et la célébration des dieux et des demi-dieux ; la sphère funéraire attachée aux cultes des morts. Cette littérature et cette iconographie monumentales possédaient des caractéristiques rhétoriques spécifiques : son langage avait une nature formulaire répétitive, il était bref, son ductus pour l’essentiel était fait de phrases nominales ; son message était stylisé, et la situation représentée était fortement typée. C’est grâce à l’épigraphie que nous savons aussi que les empereurs et les gouvernants ont toujours conçu cet espace comme le medium d’une stratégie globale de communication, qui permettait à l’État lui-même de se penser autrement et aux citoyens de concevoir, de connaître et de voir la « chose publique »."
"Dans le même espace symbolique où les monuments épigraphiques et architectoniques de l’Antiquité honoraient et sanctifiaient les dieux, la ville et les morts, le discours qui se développe aujourd’hui ne parle que de choses et les expose, pour les célébrer, les glorifier, les magnifier. Nos villes ont été abandonnées des dieux, elles n’ont plus érigé de monuments à la gloire de héros publiquement reconnus, mais elles ont été envahies par les images des objets les plus divers, les plus quotidiens : shampooings, téléphones, parfums, disques, mais aussi soutiens-gorge, écharpes, chocolats, viande – tout ce que, banalement, nous appelons marchandise.
Si les Romains utilisaient la pierre pour célébrer leurs victoires – qu’on pense à la colonne Trajane – un Parisien d’aujourd’hui peut observer sur les murs de sa ville des gigantographies de côtelettes de veau : « Chronoviande : achetez votre viande en un clic », pouvait-on lire il y a peu sur les murs souterrains du métro parisien.
Par-delà le surréalisme qui caractérise cette substitution, l’épigraphie nous enseigne que l’un des phénomènes que nous sommes habitués à considérer comme absolument modernes, la publicité, s’inscrit en réalité au sein d’une tradition plus ancienne : elle n’est que la transformation – dans les contenus bien plus que dans la nature et dans la forme – de cette « morale à fleur de pierre » qui n’a cessé de structurer nos villes. Morale ? Il faut entendre ici le terme au sens propre, classique et le plus littéral possible : la ville a toujours inscrit sur ses murs une science du Bien et du Mal, un savoir qui oriente nos choix et définit nos coutumes, parce qu’elle montre ce qui est et qu’il faut imiter et désirer.
À la différence de ce que nous avons l’habitude de penser, cette communication ininterrompue et sourde, n’est pas la destruction de la moralité : en tout état de cause, du point de vue structurel et formel, elle est une moralité qui s’incarne dans d’autres objets par rapport aux objets traditionnels. Au fond, substituer la représentation des marchandises en tout genre à celle de divinités qui n’ont jamais existé, d’êtres ailés, de batailles, ou mieux de massacres célébrés au nom de la gloire de civilisations disparues, n’a rien de particulièrement aliénant ou de moralement inconvenant. Mieux encore : il y a quelque chose d’indéniablement lyrique dans cette transformation. Essayez d’imaginer qu’une de nos métropoles contemporaines soit recouverte par la cendre et la poussière d’une éruption volcanique comme celle qui s’est produite à Pompéi et qu’elle puisse ainsi se conserver pendant des siècles dans son état actuel. D’ici quelques siècles, les archéologues qui seraient amenés à redécouvrir cette ville se trouveraient face à quelque chose d’extrêmement mystérieux : une civilisation littéralement obsédée par les choses, au point de leur consacrer la totalité des discours publics et du symbolisme architectonique qui structure ses centres habités.
Dans les discours qui se tiennent en général sur le capitalisme, sur ses origines, sur son histoire, sur ses apories, les présupposés anthropologiques de cette civilisation ont fait l’objet de nombreuses interrogations. On ne se lasse pas de souligner que le monde dans lequel nous vivons est le résultat de quelques passions fondamentales : l’intérêt, le désir d’accumulation, la cupidité. On a remarqué à de nombreuses reprises que la technique a été importante pour accélérer la production et intensifier les échanges et les consommations ; on a dénoncé à juste titre le capitalisme parce qu’il accroît l’inégalité entre les travailleurs et les propriétaires. Tout cela est vrai, mais risque de dissimuler un fait peut-être plus banal mais qui n’est pas moins évident : la civilisation dans laquelle nous vivons a produit des objets dont la variété et la quantité n’ont pas d’équivalents dans l’histoire. Elle a investi dans les objets les plus infimes, les plus communs, les plus ordinaires une valeur et un soin dans le dessin et la réalisation qui sont tout aussi incomparables.
Les dieux ne naissent plus. Il n’y a plus de héros. Mais périodiquement on fête l’apparition d’une nouvelle voiture, d’une nouvelle collection de vêtements, de téléphones, de meubles, d’ordinateurs.
Nous consacrons la quasi-totalité de notre temps, de notre amour et de nos pensées à imaginer, à construire et à distribuer des objets. Et surtout, notre civilisation fait porter aux choses et aux objets la charge d’affabulation publique, entre mythologie et morale, que d’autres sociétés ont fait porter, à travers l’histoire, au ciel et à l’histoire. La ville est pour nous tous un corps tatoué d’images et d’écritures, de petits et de grands récits au centre desquels il n’y a toujours qu’une seule incarnation du Bien : la marchandise. [...]
La marchandise est aujourd’hui la seule forme qui nous permet de penser le Bien et d’en parler publiquement."
"Le chant des pierres ne se limite à la littérature épigraphique. C’est par leur forme même que les édifices « parlent »."
"La publicité, loin d’être un élément étranger et parasitaire qui aurait envahi nos villes, est la forme vernaculaire la plus répandue de ce symbolisme qui définit le mode d’existence régulier de toutes les choses qui existent en ville. Cela signifie, par exemple, qu’elle ne peut être considérée comme une conséquence naturelle du marché ou une invention du capitalisme tardif. La publicité n’est pas l’âme du marché : c’est une des voix infinies de la ville."
"Tout cela devrait nous conduire à penser autrement le rapport entre publicité et marchandises. On a l’habitude de considérer la publicité comme un effet secondaire de la production de marchandises et de ses excès, ou au contraire, comme l’instrument de qui voudrait favoriser leur consommation. Mais ce que nous avons établi devrait empêcher qu’on puisse se limiter à penser le rapport entre marchandises et publicité comme un rapport de cause à effet. Tout comme il n’y a pas d’antériorité chronologique entre une ville et le symbolisme dont elle fait l’objet et qu’elle pratique elle-même, de même, il n’y a aucun primat ontologique et chronologie des marchandises sur les publicités. Au contraire, la publicité semble un phénomène immédiatement et intrinsèquement lié à l’existence des marchandises : il appartient à la nature même des choses qu’en ville on parle d’elles. Vice versa, c’est précisément parce qu’il ne saurait y avoir de marchandises sans publicité –sans cette forme de rêve collectif qui les redouble en symboles–, que la vie des marchandises est intrinsèquement politique et n’est pas seulement un fait économique ou privé.
De ce point de vue, en effet, ce qu’on a voulu, après Marx, appeler fétichisme de la marchandise, semble perdre tous les traits théologiques et idéologiques qu’on a voulu lui prêter à tout prix. Le marché ne se trouve pas à l’origine de ce fait que les marchandises –les choses dont nous avons l’usage en ville, et que nous ne cessons de désirer, de fabriquer, de distribuer, de consommer, les choses dont nous ne cessons de parler– incarnent et représentent toujours quelque chose de plus que leur simple usage. Non, ce n’est pas le « capitalisme » qui transforme les choses en objets « sensiblement suprasensibles », porteurs d’une valeur et d’un symbolisme d’aucune manière déductibles de leur seule nature. Et cela parce que ce n’est pas grâce à la production –à ce processus par lequel se dépose et se cristallise dans les choses cette substance sociale commune appelée travail– que les marchandises acquièrent une forme sociale. La parole, le symbolisme, est la condition originaire et primordiale de toutes les choses en ville. En d’autres termes, le fétichisme n’est pas seulement un phénomène économique, mais aussi un phénomène politique."
"Nous avons besoin de signes et de symboles parce que seuls ces symboles nous permettent de vivre en ville. Seul ce symbolisme primaire nous permet de nous orienter et seul cet espace symbolique permet aux citadins de connaître leur ville : c’est grâce à ces symboles qu’il apprend le nom des rues, qu’il suit et mémorise leurs réseaux, qu’il apprend l’objectif et la fonction de tous les édifices, et qu’il se construit une image du lieu dans lequel il vit. Mais si le symbolisme urbain ne peut se réduire au système de la signalisation routière et à l’ensemble des enseignes, c’est parce que l’orientation dont chaque habitant ressent le besoin n’est pas seulement de nature physique ou géographique, mais avant tout moral et politique. Il ne s’agit pas d’un manteau extérieur qui serait comme l’apparence de la ville. C’est le corps d’un véritable savoir public. Cette peau est le savoir de la ville par excellence."
"Dans la publicité [...] la société entière [sic] exprime et chante ses propres objets-totems, certes, mais plus généralement les styles de vie, les émotions, les coutumes qu’elle entend considérer comme exemplaires d’un point de vue moral et anthropologique."
"La publicité intériorise et expose la totalité [sic] des modes de vie, des gestes, du savoir-faire de l’homme contemporain et qu’elle sait enregistrer en les appelant par leur nom [sic] toutes les choses de notre monde, et qu’elle le fait avec la plus grande précision possible : la publicité ne parle jamais des jupes ou des voitures, mais de cette jupe et de cette voiture."
"Le roman, cette grande école morale de la modernité, est certainement la forme qui permet de saisir au mieux la temporalité propre à l’existence humaine et de dépeindre les caractères, les émotions, la force des relations intersubjectives. Mais la publicité ajoute à tout cela, à la réflexion sur les coutumes, les styles et l’individuation, une théorie des choses du monde dans leur ensemble et de leur usage. Il s’agit d’une forme de pédagogie collective mais elle ne s’exerce pas seulement à travers la réflexion et l’introspection : elle devient tout de suite concrète dans une gymnastique, elle se réalise dans un monde peuplé d’objets et pas seulement d’états âme. Le façonnage social ne porte plus seulement sur les caractères et les capacités mais aussi et surtout sur de petits mondes portables. C’est peut-être ce réalisme extrême qui a fait de la publicité l’agence morale la plus diffusée et la plus écoutée dans le monde."
"Qu’il soit rapporté à un objet, à une personne, ou à la vie en commun, le bien semble une réalité plus qu’évidente, un synonyme presque de la réalité même des choses, la manifestation de leur aspect le plus authentique, plus parfait : le plus intense."
"[Selon Platon] La perfection des choses, leur valeur, a une seule et même cause, mais la source commune et universelle qui fait que toute chose peut être bonne ne peut qu’être distinguée du reste des choses : le prix de l’unité du bien est sa séparation. Réciproquement, précisément parce qu’il est séparé et abstrait, le bien peut se communiquer à toute chose. Mieux, il est ce qui est communicable par excellence : dans sa propre perfection, dans l’être-bonne, toute chose exprimera quelque chose de plus que sa propre nature, une intensité parfaitement partageable, que toutes les choses parfaites, bonnes et vraies, ont en commun. Le bien est une dimension extatique, qui porte les choses hors de leur propre nature, mais dans cette extase, toute chose communique avec la perfection et la vérité de toutes les choses. De ce point de vue, le bonheur humain, entendu comme perfection, n’a rien de spécifiquement humain : elle est participation à la perfection cosmique. Ainsi, quand nous pensons, à la suite des romanciers des deux siècles passés, au bonheur en termes d’épiphanie extatique, nous ne faisons que prolonger une réflexion d’origine platonicienne. Saisir le bonheur, c’est atteindre le point où toutes les choses s’accordent. [...]
Si la source de la perfection et de la valeur des choses est séparée des choses, elle se trouvera hors de portée de l’homme et il sera impossible d’y penser comme « quelque chose que l’homme pourrait réaliser pratiquement [prakton] et posséder ». Si jamais elle existe, notre perfection doit être en notre pouvoir [...] Elle doit être quelque chose que nous sommes à même de construire à partir de ce tissu fait de réalité, de temps et de soin, de gestes à travers lesquels nous nous rapportons à nous-mêmes pour faire et défaire notre identité et notre propre monde : l’action. S’il est quelque chose qui donne une perfection à nos vies, s’il se trouve une source de valeur pour nos vies d’homme, alors cette chose doit exister dans la praxis, elle doit pouvoir être rejointe à travers les rapports que chacun d’entre nous entretient avec l’ensemble de ses actions et avec lui-même. C’est Aristote le premier qui a pensé l’identité entre le bien, le bonheur et la praxis. C’est lui qui a objecté à Platon que le bien pour l’homme a par définition une dimension pratique, et c’est lui encore qui a découvert dans l’action le médium privilégié par lequel l’homme peut obtenir le bien, devenir parfait, être heureux. La « philosophie pratique » est justement le regard capable de penser au bien comme à une réalité que l’homme peut obtenir à travers et au cœur de l’action. En ce sens le rapport d’une chose (et en premier lieu de l’homme) avec son bien ne relève plus de l’être, mais du faire ou de l’agir."
"Penser le bien signifie penser une fêlure interne à toute chose, une fêlure qui sépare l’identité de quelque chose de sa perfection. Ce que nous appelons éthique n’est autre que le soin que nous prenons de cette tension propre à chaque chose, ou l’équation (plus ou moins dangereuse) qui permet de définir leur identité. Il s’agira, à chaque fois, de penser qu’elle est la réalité qui rend possible la conciliation de chaque nature avec sa perfection."
"C’est dans la relation aux marchandises –aux biens par excellence, aux choses bonnes, dotées de valeur– que se donne la relation à une perfection possible. Tel est le cri que la publicité ne cesse de faire retentir à travers toutes les villes occidentales. Ce message peut fatiguer, mais il a quelque chose de nécessaire, et d’indéniablement positif. Notre société est irrémédiablement sécularisée : elle a accepté une fois pour toutes la mort de Dieu ; elle vit dans un cosmos où la nature n’exprime aucun ordre éternel, immuable, vertueux, qui puisse constituer un modèle pour la praxis comme ce fut le cas dans l’Antiquité. Quant aux blessures les plus récentes que la mémoire n’a pu encore effacer, notre société ne peut plus croire que le bien pourrait émerger du tissu des actions humaines dans le temps – ce qu’on appelait autrefois l’histoire.
Penser le bien dans un tel horizon historique et métaphysique signifie cesser de le penser comme différent de ces réalités hors du monde qui seraient de purs objets de contemplation, mais aussi arrêter de le soumettre à la praxis et à l’action humaine : si le bien existe, il peut seulement être objet de production. Or, loin de la contemplation et loin de la praxis, le bien ne peut plus exister que comme chose. Le « bien » que les marchandises font exister n’est pas divin, mais il n’est pas non plus proprement humain."
"À première vue, il n’est pas facile de comprendre pourquoi un ordre moral devrait avoir besoin de choses, d’artefacts et d’objets d’usage quotidien. En quoi donc, en effet, une chose pourrait-elle contribuer moralement à la perfection de notre nature ? En quoi un objet peut-il être source ou forme d’une vie heureuse, source et fin d’un éthos ou d’une manière de vivre parfaite ? Ces doutes correspondent à deux ordres de problèmes. D’une part, en effet, l’obsession pour les marchandises de nos villes, leur poids dans l’espace et le temps de nos vies finissent par ébranler les certitudes les plus évidentes des savoirs moraux qui se sont élaborés pendant des siècles. Si ce sont les choses qui nous donnent à la fois perfection et bonheur, de quelle matière est donc faite notre existence morale ? Peut-on continuer à soutenir que nos mœurs n’existent qu’à même notre peau ? Et que ce sont seulement nos intentions, nos sentiments, nos aspirations qui déterminent la qualité morale de nos actions, de nos gestes, des moments de notre vie et de nos attitudes ?
Faire de la marchandise le dernier nom du Bien, c’est reconnaître que les limites de notre moralité ne coïncident pas parfaitement avec les contours de notre anatomie ni même avec le rayonnement spirituel de nos actes intentionnels. Si ce sont les choses qui nous rendent moralement parfaits, alors, soudainement, la technique et l’art deviennent des formes de connaissance éthique et c’est la technique et l’art qui doivent définir les catégories de ce nouvel ordre moral.
Et, d’autre part, si nous ne trouvons pas seulement dans les choses une utilité matérielle et un soutien pour notre vie biologique, mais le bien moral suprême, il ne sera plus possible d’y voir de simples moyens, ou seulement les écrans de projection d’une signification qui serait conservée ailleurs et dont elles constitueraient le laboratoire de déformation ou d’anamorphose. Dans la publicité, le statut de l’objet acquiert une dignité sans pareille qui doit être soumise au questionnement : c’est la forme d’existence d’un bien qui ne sait plus se donner ni comme action ni comme contemplation ni comme rapport à soi. Les choses n’ont plus une simple utilité économique ou biologique, elles ne sont plus définies seulement par leur valeur d’échange ou par un usage possible : elles sont des sources morales, des réalités qui permettent à ceux qui s’y soumettent d’entrer en contact ou de participer, d’une certaine manière, à un bien dont on ne peut faire l’expérience qu’à travers elles.
Un bien qui ne peut exister que comme objet produit ou échangé permet de faire coïncider l’interrogation technique et le questionnement moral. D’un côté, se demander comment nous pouvons devenir parfaits, signifiera se demander ce que nous faisons des choses et ce que les choses font du monde où nous vivons. D’un autre côté, s’interroger sur la technique et sa signification dans la vie contemporaine conduira à s’interroger sur les raisons qui ont poussé la société contemporaine à construire un ordre moral (dont elle a besoin pour son propre bonheur) d’une forme si différente des formes traditionnelles de la contemplation, du rapport à soi, d’une sociabilité bien tempérée et ordonnée : pourquoi donc avons-nous eu besoin de cette extension de la vie morale ? Pourquoi avons-nous dû finir par étendre la vie morale à une sphère qui en avait été traditionnellement exclue ?
En intensifiant la production, l’échange, la consommation ou la publicisation des marchandises, on a ainsi pu créer une nouvelle forme d’objectivité morale qui transforme la réalité et le statut de l’existence des choses, mais aussi et surtout la vie humaine elle-même. Les marchandises, en effet, constituent une nouvelle objectivité morale qui fait exister le bien dans des formes que le corps, la praxis et la vie sociale dans leurs formes les plus pures ne parviennent pas à produire. Elles prolongent la vie morale dans des milieux que la pure socialité ne saurait atteindre. De ce point de vue, une marchandise, bien plus qu’un simple besoin de consommation, est un organe qui permet de faire l’expérience de cette nouvelle forme de bien. Pour le comprendre, il suffit de penser à la nature spécifique des objets techniques : loin qu’ils soient de simples prolongements de nos organes corporels ou une simple amplification d’activités naturellement et organiquement propres à l’homme, ils nous permettent au contraire d’accomplir des opérations impossibles sans eux et de transformer radicalement l’espace et le temps de l’existence humaine. C’est grâce à la technique que l’homme habite un monde et qu’il n’est pas simplement enfermé dans un milieu: un aéroplane, un téléphone, amplifie radicalement les limites de l’univers spatio-temporel propre à l’homme, modifie non seulement sa vie, mais le monde même où elle se déroule en l’arrachant à toute forme d’essence ou de nature. Grâce à la technique, le monde des hommes se remplit de possibles, dépasse sa consistance objective et gagne pour cette raison en indétermination. Les marchandises ont une fonction analogue dans la sphère de la moralité : elles ouvrent l’homme à une dimension morale qui ne lui appartient pas par nature, elles portent le monde moral au-delà de sa consistance ordinaire, elles le rendent plus vaste, plus indéterminé, plus inquiétant. À travers les marchandises, la vie morale s’étend outre les limites de la praxis, de la contemplation et de la socialité, elle peut transformer en sources de son développement tous les objets avec lesquels elle entre en contact. La moralité perd alors sa nature purement humaine. Elle gagne une plasticité infinie. [...]
Et si le bien a perdu son unité, il a aussi perdu tout lien avec la substance, au point de ne plus être immédiatement déductible de l’essence du sujet auquel il se réfère : le bonheur le plus profond est celui qui vient « pour nous surprendre de l’extérieur » [Charles Larmore, Les Pratiques du moi]. « Le bonheur que nous accorde la vie est moins souvent le bien que nous avons raison de poursuivre que le bien imprévu qui nous arrive lorsque nous ne nous y attendons pas » et que « seule la fortune peut nous découvrir. »
Le système des marchandises ne fait que prolonger ce mouvement en multipliant les sources morales de la valeur au point de les faire coïncider avec la totalité des choses, au point de faire de la chose la plus banale, la plus éphémère, la moins durable, une incarnation du bien, au point de faire coïncider bien et matière. Il y a une obstination métaphysique extrême qui porte à faire coïncider bien et matière et à extraire le bien de la matière sous toutes ses formes possibles. En ce sens, on ne saurait dire que le capitalisme a fait disparaître la moralité, ni même qu’il a conduit à sa diminution, mais, tout au contraire, qu’il a produit son extension la plus radicale jusqu’à le pousser aux limites mêmes de ce qui est et du réel lui-même. Stylos, chaussures, téléviseurs, mais aussi maisons, bateaux ou parfums : désormais, le bien est partout."
-Emanuele Coccia, Le bien dans les choses, Paris, Payot & Rivages, 2013.
Coccia post-moderne ?
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mar 1 Oct - 11:38, édité 1 fois