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    Raymond Polin, Le bien et le mal dans la philosophie de Hobbes

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Raymond Polin, Le bien et le mal dans la philosophie de Hobbes Empty Raymond Polin, Le bien et le mal dans la philosophie de Hobbes

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 24 Nov - 18:59



    "L'on se sent invité, à chaque instant, à établir un parallèle entre le rationalisme de Hobbes et celui de Descartes." (p.289)

    "Il n'y a pas de droite raison constituée et donnée dans la nature. La raison n'est rien d'autre qu'un ratiocination, c'est-à-dire une méthode de penser, ou mieux, de compter, suivant un certain ordre. Raisonner, c'est calculer selon un ordre donné, conformément à certains principes. C'est pourquoi la raison, purement formelle, ne révèle aucun des principes de la nature ; elle permet seulement, par analyse, c'est-à-dire par soustraction et décomposition du tout en ses éléments, de les trouver dans l'expérience. L'accord de la raison et de la nature s'opère sur un plan tout épistémologique ; on peut toujours connaître rationnellement le monde puisque, pour en faire l'expérience en se conformant à la raison, il suffit de le compter. Le rationalisme hobbien permet donc de faire appel à l'empirisme comme à son complément nécessaire, faute duquel il se trouverait dépourvu de contenu.

    Pourquoi chercher, dans ces conditions, à exiger de Hobbes le respect de l'ordre cartésien dans l'exposé ou dans la recherche philosophique ? Le souci de déduire les diverses sciences à partir des semina veritatis, selon un ordre à la fois ontologique et rationnel, entraîne sans doute- Descartes à la recherche d'une mathématique universelle. Pour lui, les premiers principes, qui sont à la fois des principes d'intelligibilité et des principes d'existence, ne peuvent être fournis que par la métaphysique, racine naturelle de l'arbre de la science. Mais pour Hobbes, au contraire, l'étude de n'importe quel fragment de la réalité permet de découvrir empiriquement les principes de sa génération et ceux de la succession de causes et d'effets qui constitue cette réalité : nous ne connaissons un corps en effet, que d'après les effets qui le manifestent, et l'expérience suffit à nous révéler tout ce que nous en pouvons connaître, c'est-à-dire des phénomènes, des apparences. La philosophie ne comporte donc, par elle-même, ni point de départ naturel, ni point de départ logique.

    L'ordre de la recherche philosophique ne découlera pas des exigences internes de la philosophie, mais, comme « la puissance constitue le but de savoir », des considérations pratiques, utilitaires, suffiront à justifier l'ordre choisi par le philosophe. [...] Les circonstances et les nécessités pratiques, ainsi que les conséquences de son empirisme rationaliste, vont ainsi incliner Hobbes vers l'étude des hommes et des cités." (pp.290-291)

    "L'évolution de la pensée de Hobbes, au cours de sa longue vie, est manifeste et Tönnies ou Dilthey en ont aisément déterminé les étapes. Pour ce dernier, Hobbes passe d'abord par une période exceptionnellement longue de culture surtout littéraire, qui dure jusqu'en 1629. Puis, sous l'influence décisive de la lecture des Éléments d'Euclide, il élabore une philosophie mécaniste qu'il applique d'abord aux phénomènes spirituels avant de l'appliquer aux phénomènes naturels. Cette période est close en 1655 par le De Corpore qui offre un exposé plus systématique de la pensée hobbienne dont le positivisme et le phénoménisme deviennent progressivement plus évidents et plus stricts. Les trente dernières années de sa vie seront absorbées par des disputes longues et stériles. Mais cette évolution de la philosophie de Hobbes n'a pas de conséquences sur les vingt années où il édifie son anthropologie et n'influe pas sur sa doctrine du bien et du mal.

    Ferdinand Tönnies, cependant, a essayé de résoudre le problème avec plus de précision ; dans les deux éditions successives de son Hobbes, il a esquissé l'hypothèse d'une évolution de l'anthropologie hobbienne entre 1640 et 1658. Le rénovateur des études hobbesiennes avait cru découvrir, en effet, les indices d'une « socialisation » progressive dans la pensée de Hobbes. Parti, dans les Elements of law, d'une philosophie politique absolutiste et traditionnellement monarchiste, Hobbes aurait évolué, de plus en plus nettement vers un « monarchisme social », « préfiguration du socialisme d'État » germanique, sinon bismarckien, dans lequel Tönnies est assez disposé à retrouver une forme de son propre socialisme communautaire. Les préférences monarchiques de Hobbes, très nettes flans le De Cive, s'atténueraient fortement dans le Léviathan ; des difficultés lui apparaîtraient dans le fonctionnement de la monarchie héréditaire ; le souverain serait défini d'une façon de plus en plus large, et, de plus en plus volontiers, comme une personne collective.

    Hobbes accorderait un intérêt croissant à la définition d'un pouvoir absolu appuyé sur l'élection, c'est-à-dire sur le symbole renouvelé de l'assemblée primitive, constitutive de l'État. Bien que Tönnies ne pousse pas l'analyse sur ce point, on parviendrait sans doute assez aisément à montrer comment, dans le cadre de cette évolution, les catégories du bien et du mal cesseraient d'être simplement des verdicts du souverain pour prendre la consistance de catégories sociales ; elles retrouveraient alors, par rapport au citoyen du Léviathan, le caractère objectif et impératif que le philosophe du De Cive leur avait dénié. Mais il ne s'agirait ici que de nuances d'interprétation -peut-être assez partiales, dans la mesure où Tönnies cherche en Hobbes un précurseur par rapport à ses propres idées- portant sur des tendances plus ou moins explicites de la pensée hobbienne. Elles ne suffiraient certainement pas à rendre légitime, ni même compréhensible, le triple travail de rédaction auquel Hobbes s'est livré en vingt ans.

    Dans une étude beaucoup plus récente, Leo Strauss, au contraire, étudie tout particulièrement la morale hobbienne et s'efforce de montrer que les publications de 1640-1642 et celles de 1651-1658, correspondent à deux moments bien distincts de l'évolution de Hobbes.
    En 1640, Hobbes se sent si étroitement lié au milieu aristocratique dans lequel il vit depuis près de vingt ans, aux côtés des comtes de Devonshire, qu'il estime sa sécurité menacée en Angleterre au moment où une « Grande Rébellion », qu'il prévoit, se prépare contre ses protecteurs et contre le Roi qu'ils servent. Dans le monde politique de 1640, il est un aristocrate et un monarchiste loyal. La culture hellénique, à laquelle il s'est adonné depuis 1636, le fortifie  dans son attitude. N'a-t-il pas traduit Thucydide tout au long et médité sa critique de la démocratie, son apologie de la monarchie plus favorable au développement des vertus aristocratiques ? Or, il trouve dans l'éthique d'Aristote, qu'il étudie minutieusement à cette époque, qu'il résume et qu'il annote, une description du courage, vertu cardinale du sage, qu'il assimile à la vertu la plus haute du gentilhomme. Car, à ses yeux, le courage, peu à peu sublimé et spiritualisé, se transpose en « honneur ». Il s'efforce, en effet, de transformer le courage aristotélicien, instrument des vertus dianoétiques, en vertu guerrière exercée dans la lutte des hommes les uns contre les autres. L'honneur d'un homme, d'après Hobbes, est identique à la reconnaissance, par les autres hommes, de la supériorité  cet homme sur eux. Lorsque la conscience de cette supériorité est bien fondée, elle suscite une nouvelle vertu aristotélicienne : la magnanimité. Mais, tandis qu'Aristote traitait la magnanimité comme une vertu parmi les autres, Hobbes en fait la source de toutes les vertus.

    Strauss établit un remarquable parallèle entre l'honneur, décrit par Hobbes, et les vertus aristocratiques, telles que les expose, de façon classique au début du XVIe siècle, Balthazar Castiglione dans son Il Corlegiano. Pour celui-ci aussi, l'homme de cour, le gentilhomme, se distingue par une droite conduite en présence des honneurs et des malheurs petits ou grands de la vie ; en pratiquant l'art de mépriser les dangers aussi bien que la mort et d'apprécier les événements selon leur importance, il atteint à un noble sentiment de sa valeur, en un mot, à une « magnanimité » dont Castiglione emprunte le nom, comme Hobbes lui-même, à Aristote.

    Dans les œuvres postérieures à 1651, au contraire, se développe de plus en plus nettement, d'après Strauss, une « nouvelle moralité ». Les recherches personnelles de Hobbes l'ont incité à attacher moins de prix aux doctrines éthiques des philosophes et davantage à l'étude directe des passions humaines. Les idéaux célébrés par la philosophie classique conviennent, sans doute, aux périodes de lutte ; l'honneur est une vertu guerrière, comme "la force et la ruse", qui « sont à la guerre les deux vertus cardinales ». Mais l'honneur, vertu barbare ou, simplement, vertu d'une caste ou bien d'une profession, dégénère souvent en vanité, qui est la source de tous les maux. Le courage cesse d'être énuméré au nombre des vertus dans le Léviathan et, dans le De Homine, Hobbes en vient à ne considérer comme des vertus que les manières d'être qui écartent le danger d'une mort violente. La vie pacifique, qui constitue le but raisonnable des efforts humains est fondée sur la crainte, qui est bonne conseillère et source de tous les biens. A l'honneur, vertu selon la nature, vertu de hasard, Hobbes préfère la crainte, vertu selon la raison ; l'homme est soumis à une nature qui ne se préoccupe ni de son bien ni de son mal ; l'homme doit tenter de se rendre indépendant d'elle en pratiquant les vertus que la morale lui inspire, justice, charité, industrie, épargne. A la recherche de la puissance, de la domination sur les autres, succède le souci de l'accord avec les autres et de la sécurité pour le corps comme pour l'âme. La première morale de Hobbes était une morale aristocratique, e, sa nouvelle morale se présente comme une morale bourgeoise. Pour qualifier cette morale de « bourgeoise », Strauss s'appuie sur les analyses hégélienne de l'esprit bourgeois, centré autour de la crainte de la mort violente. Hobbes, en passant de la morale de l'honneur à la morale de la crainte, serait devenu le précurseur et le premier représentant de cette moralité nouvelle.

    Une telle interprétation, appuyée à la fois sur une connaissance très fine des œuvres hobbiennes et sur une présentation synthétique des idéaux en honneur à l'époque Renaissance et à l'époque Stuart, en Angleterre, est aussi captivante que brillante. On ne peut s'empêcher de se demander, néanmoins, si, d'un point de vue historique, la révélation de l'esprit bourgeois, en Angleterre, entre les années 1640 et 1650, n'est pas ou trop prématurée ou trop tardive. La Grande Rébellion exprime beaucoup moins une lutte de classes qu'un conflit sur des méthodes de gouvernement. Le pouvoir personnel du Roi est mis en question, et non pas la participation de l'aristocratie à la direction des affaires politiques. La maladresse de Charles Ier et de Charles II semble ici bien plus l'occasion que la cause d'une Révolution qui, tant qu'elle durera, ne cessera pas de se renier et de tenter de se supprimer. D'ailleurs, les conflits qui opposèrent le Roi au Parlement ont eu, en général, des motifs religieux et non pas politiques ou encore moins sociaux : ils naissent de la lutte des calvinistes d'Angleterre et des presbytériens d'Ecosse contre l'Église anglicane d'État ; la nomination des évêques ou l'introduction d'un « Livre des prières » obligatoire décident, à plusieurs reprises, du déclenchement des guerres et des révoltes les plus graves.

    Le grand problème politique du temps, c'est le problème des rapports de l'État et de l'Église ; la politique apparaît alors souvent comme une branche de la théologie. L'influence des luttes religieuses sera d'ailleurs beaucoup plus forte sur la position de Hobbes que celle des problèmes sociaux. Certes, il n'a jamais cessé de vivre dans un milieu aristocratique, mais il est toujours demeuré à l'écart du pouvoir aussi bien que de l'opposition militante. Son attitude envers la religion l'a rendu suspect auprès des puritains tout comme auprès des anglicans intransigeants. La fermeté de sa doctrine l'a sans cesse opposé, sur quelque point, aux uns ou aux autres. Dans la vie politique anglaise, il n'a jamais été ni un homme de parti, ni le philosophe d'un parti. On peut encore moins le soupçonner d'avoir mis sa philosophie au service d'une faction ou d'avoir cherché, par une accommodation opportune de ses publications au goût des puissants du jour, la satisfaction de ses intérêts personnels. Pour prétendre que, comme le suppose Strauss, il a été la conscience révélatrice de l'esprit bourgeois, il faudrait surtout savoir si cet esprit bourgeois était, d'ores et déjà, formé dans l'Angleterre de 1650.

    Accorderait-on à Strauss l'apparition, dans l'œuvre de Hobbes, d'une nouvelle moralité qui s'opposerait à la morale aristocratique traditionnelle, lui accorderait-on même que cette nouvelle moralité tendrait à se confondre avec l'esprit bourgeois victorien, encore faudrait-il observer que cette nouvelle morale n'est pas absente des œuvres de la période 1640-1642. Cette évolution d'une morale aristocratique vers une morale « bourgeoise » décrirait plutôt la genèse, la formation de la pensée personnelle de Hobbes jusqu'en 1640 et non pas sa transformation ultérieure. Comme Strauss l'écrit lui-même, « dans le passage du principe de l'honneur au principe de la crainte, la philosophie politique de Hobbes vient à l'existence ». Le Hobbes de 1640 manifeste déjà un mélange d'esprit aristocratique et d'esprit bourgeois. La question de l'évolution de la pensée hobbienne entre 1640 et 1658, le problème de la triple rédaction d'une philosophie du bien et du mal dans cette période demeurent entiers."(pp.292-297)

    "Dès 1640, en effet, Hobbes est parvenu au subjectivisme le plus immoraliste - et le moins « bourgeois », il faut le reconnaître - ; il retrouvera en 1658 les mêmes formules pour l'exprimer. « Chaque homme appelle Bon ce qui est agréable pour lui-même et appelle Mal -ce qui lui déplaît... il n'existe point une bonté absolue sans relation. » « Les mots Bon, Mauvais, et Méprisable sont... toujours employés relativement à la personne qui s'en sert ; il n'existe rien qui le soit purement et absolument. » « Un bien est relatif à la personne qui le pense, aussi ne peut-on parler absolument d'un bien. » Comment Hobbes pourrait-il définir, dans ces conditions, une doctrine unique du bien et du mal ?" (p.298)

    "Comprendre une constellation des valeurs, c'est retrouver la hiérarchie axiologique conformément à laquelle elle a été engendrée. Nous tenterons d'appliquer cette méthode de compréhension des valeurs à l'étude de la philosophie hobbienne du bien et du mal.

    Les trois doctrines que nous pensons pouvoir relever chez Hobbes ou, pour utiliser le vocabulaire plus précis que nous avons proposé, les trois attitudes décrites alternativement par lui, engendrent trois constellations axiologiques qui s'appellent, s'équilibrent et se complètent comme s'appellent, s'équilibrent et se complètent les trois types d'hommes qui vivent dans ces trois univers étoiles de valeurs et que Hobbes définit comme les trois principaux types idéaux de l'homme dans le monde naturel et dans la société : l'homme de la nature, le souverain et le citoyen. Nous étudierons successivement ces trois attitudes humaines devant le bien et le mal." (p.299)

    "D'après Hobbes, la nature humaine, en effet, se définit essentiellement par le Désir, c'est-à-dire par un mouvement vital, un élan biologique, un conatus. Ne pas avoir de désir, c'est ne plus vivre. D'après le De Corpore, les désirs ont pour causes des objets extérieurs, si bien que l'être vivant se trouve ainsi encastré dans le système des causes et des effets qui composent la nature. Cependant, le désir est dénommé en 1655, comme dans les œuvres antérieures, conatus, et non pas simplement motus ; c'est un élan caractéristique de l'être vivant comme tel : il exprime une finalité spontanée, instinctive, qui ajoute une note originale au mécanisme des corps inertes.

    Le Léviathan met plus particulièrement en lumière ce deuxième aspect, car le désir y est présenté comme un principe autonome de finalité ; il transforme les objets en fins ou en moyens par rapport à des fins ultérieures. Il porte, par excellence, sur les objets qui peuvent servir de moyens universels par rapport à des fins quelconques : ainsi naîtra le désir de puissance. Car la puissance de quelqu'un consiste uniquement dans « ses moyens actuels de parvenir à quelque bien apparemment futur ». Le désir ne devient-il pas lui-même, dans ces conditions, le meilleur instrument de son propre et indéfini renouvellement ? En se prenant lui-même pour fin, en devenant le désir « d'assurer la route du désir futur », en un mot, en se concentrant dans le désir du désir, il acquiert un caractère spécifiquement humain. Car il suppose un caractère réfléchi de la finalité qu'il porte en lui et met en œuvre. Or, dans le passage de la finalité instinctive à la finalité réfléchie, intervient un calcul utilitaire des données naturelles, qui est le propre de la raison, apanage de l'homme. Mais la raison n'est pas, dans l'état de nature, le principe d'un choix : la raison naturelle demeure la servante des désirs naturels et l'instrument de leur satisfaction.

    Si le désir en tant que tel sert de définition à la nature de l'homme en général, en revanche chaque désir concret particulier exprime de la personnalité intime et subjective l'homme particulier qui l'éprouve, en opposant cet homme, ce sujet, au monde des objets sur lesquels porte son désir. Chaque désir est l'instrument de l'affirmation de soi en tant que personne subjective. En effet, avant même d'assigner une valeur à l'objet désiré et de le transformer en un bien, le désir affirme la valeur du sujet, du moi qui l'éprouve. Par le fait même qu'il est désir d'absorption de l'autre en soi-même, le désir est d'abord désir de soi. Il exprime ainsi la situation naturelle du moi et fait de lui un bien privilégié par rapport à tous les autres biens réels ; mais cette situation est conforme au principe mécanique de conservation. C'est pourquoi le désir implique, non pas un certain degré d'estime de soi, mais de l'inquiétude et de la crainte : « L'homme qui s'efforce continuellement de se préserver du mal qu'il craint et de se procurer le bien qu'il désire ne peut pas ne pas être dans une perpétuelle inquiétude de l'avenir. » La crainte, fille du désir, est bien la première des passions humaines fondamentales et le principe second de toutes les actions humaines naturelles ou civiles. Mais la crainte n'est que l'aspect négatif du « désir de soi » ; déjà, en l'homme de la nature, germe une manifestation positive du même désir : l'orgueil ou la gloire, la deuxième des passions fondamentales de l'homme. Cependant, aussi longtemps que se perpétue l'état de nature, la gloire conserve un rôle limité : elle n'atteint à sa pleine signification que dans la vie civile et par rapport aux autres hommes. Car elle mesure l'idée que nous nous faisons de notre propre pouvoir et manifeste notre désir de puissance : pour mieux assurer notre propre satisfaction, elle tend à nous permettre de dominer les autres et d'affirmer sur eux notre maîtrise. Ainsi délimité par la crainte et par la gloire, le moi peut être considéré, par chaque homme, comme le premier des biens et comme le point de référence de tous les autres.

    Tous les biens et tous les maux suivent, comme tels, la même règle et, en acquérant un sens par rapport aux passions, témoignent de leur relativité par rapport au désir, principe premier de toutes les passions. Nul, avant Hobbes, n'avait affirmé cette thèse avec plus de force. Les biens et les maux ne sont ni bons ni mauvais en eux-mêmes ; il n'existe pas de réalités « absolument bonnes ou mauvaises ». Une chose n'est bonne ou mauvaise que par rapport au désir qu'elle satisfait ou contrarie. « Quel que soit l'objet de l'appétit ou du désir de quelqu'un, c'est, en ce qui le concerne, ce qu'il appelle le Bien... On ne peut, » par conséquent, « fonder une Mesure commune du Bien et du Mal sur la nature des objets eux-mêmes, mais bien... sur la personne de celui qui parle ». « Évaluer, c'est aimer ou craindre. » C'est pourquoi « rien n'est bon que les biens sensibles et la manière de les acquérir ». En d'autres termes, les biens ne sont tels que parce qu'ils servent de buts aux mouvements du désir et des passions, c'est-à-dire aux mouvements vitaux et animaux. Ils sont des biens parce qu'ils sont mécaniquement intégrés dans un système naturel et spontané de fins et de moyens. « Le bien et la fin sont la même chose envisagée diversement. » II n'existe pas, à proprement parler, de biens et de maux, il n'existe que des moyens et des fins par rapport à des désirs." (pp.299-302)

    "Dans la condition de nature, les notions de juste et d'injuste n'ont donc point de place, car le juste et l'injuste ne sont définis que par des conventions établies entre les hommes, c'est-à-dire par des mots. Ou plutôt, tout peut être réputé juste, dans la mesure où tout peut être désiré par l'homme jugé utile à sa conservation. Il n'y a pas d'injustice naturelle. Par nature, cependant, le premier des biens et le premier des maux qui peuvent affecter la nature humaine font exception et s'imposent à tous les hommes. La mort, en effet, n'est-elle pas, pour l'homme vivant, le mal suprême, puisqu'elle entraîne la négation de tous les biens ? Échapper à la mort violente constitue le but de tous les hommes et la condition sans laquelle ils ne peuvent satisfaire aucun de leurs désirs. La crainte inspirée par la mort, surtout, par la mort dans les souffrances physiques, est le premier moyen de la satisfaction du désir. Désirer, c'est vivre, en effet, et le désir du désir, en portant, avant toute chose, sur la vie, fait de celle-ci le bien souverain et universel. Dans l'état de nature, cependant, nulle hiérarchie n'apparaît entre les autres biens et les autres maux. Chaque réalité estimée bonne adhère à la particularité de chaque désir, sans qu'il puisse y avoir de comparaison possible de jouissance à jouissance. L'homme de la nature vit dans l'instantané, dans un présent de jouissance immédiate au sein duquel même les hiérarchies de moyens à fins ne s'esquissent que de manière sommaire et contingente. Dans ces conditions, l'idée d'un bonheur suprême est absurde, et ce bonheur n'existe point dans le monde, puisque l'homme est désir, c'est-à-dire insatisfaction. Le plus grand des biens est toujours un progrès vers un but plus lointain. Si un homme pouvait jamais jouir de la béatitude, il arriverait au delà des biens et au delà des jouissances. L'idée d'une valeur suprême parce qu'elle serait sacrée, divine, n'est autre, dans ces conditions, que le symbole mystérieux de tous les périls possibles auxquels l'homme de la nature est en butte ; elle n'a en lui -Hobbes retrouve ici la critique épicurienne de la religion - d'autre source que la crainte." (pp.303-304)

    "Il n'y a pas plus de hiérarchie légitime entre les hommes qu'il n'y en a entre les biens. L'homme ne représente, par nature, pour l'autre homme, ni un bien, ni un mal. Infidèle, une fois de plus, aux leçons d'Aristote, Hobbes affirme volontiers, en effet, que la sociabilité n'est pas naturelle à l'homme. Ce serait, sans doute, un malheur pour chaque homme de vivre solitaire, mais chacun ne cherche pas cependant à s'assembler avec d'autres hommes en vertu d'une disposition nécessaire de sa nature. L'état spontané, c'est l'état de nature. Or, dans l'état de nature, tous les hommes se valent ; aucune différence n'est assez grande entre eux pour que l'un puisse réclamer un avantage auquel un autre ne puisse prétendre tout aussi bien. Par nature, tous les hommes sont égaux, puisque n'importe quel homme peut également accomplir l'acte  qui témoigne de la puissance suprême, à savoir, ôter la vie à un autre homme. Tous les hommes sont égaux en puissance, donc tous le sont en droits ; pour chacun, tout ce qu'il peut désirer et tout ce qu'il peut faire est juste. Tous les hommes ont un droit égal sur toutes choses. Chacun a, en particulier, le droit de conserver sa vie, c'est-à-dire le droit de se servir librement de son pouvoir et de sa force naturelle pour satisfaire n'importe lequel de ses désirs. Il suffit -et comme tous les hommes sont de même nature, il en  ira généralement ainsi- qu'un homme désire la même chose qu'un autre, ou même, il suffit qu'un homme éprouve le désir d'imposer sa puissance à d'autres hommes, pour que chaque homme devienne, pour les autres hommes, le péril le plus grand et le mal le plus dangereux. L'état de nature, c'est aussi l'état de la guerre de tous contre tous, guerre perpétuelle, puisqu'elle résulte de l'équilibre de puissances naturellement égales, guerre raisonnable, puisque l'homme est naturellement l'ennemi de l'homme. Chacun mènera, solitaire, une pauvre vie, menacée, apeurée, abêtie, courte, la vie animale d'un loup.

    Ainsi achève de se dessiner, dans un pessimisme plein de misanthropie, l'attitude de l'homme de la nature par rapport aux biens et aux maux. L'univers des valeurs dans lequel il vit correspond à une nette hiérarchie entre les valeurs fondamentales : avant tout, prédominance des valeurs accordées à la réalité, à la nature et, plus particulièrement, à la nature biologique de l'homme. Parmi ces réalités, le moi acquiert une valeur privilégiée qui sert de référence à la valeur de tous les autres biens. Les valeurs, considérées en elles-mêmes, n'ont guère de place dans un pareil univers : l'homme de la nature vit sans idéaux, sans conscience réfléchie de ses droits, sans souci de normes à respecter ou à imposer. (L'action par excellence, c'est, pour lui, le meurtre, et non pas la domination.) S'il poursuit des fins, il le fait d'instinct et sans calcul. Les biens et les maux sont la traduction affective des rapports de convenance ou de disconvenance qui régnent entre la nature et l'un de ses éléments : le moi. Les autres hommes sont traités comme des réalités naturelles parmi les autres réalités naturelles ; le danger que représente leur mortelle puissance, et la similitude de leurs désirs, font d'eux, les uns pour les autres, les pires des maux. L'homme de la nature mène ainsi une vie toute spontanée et immédiate, à la recherche de provisoires jouissances. Ce dernier terme caractérise son attitude par rapport aux biens et aux maux, mieux que tous les autres : l'homme de la nature, c'est un homme de la jouissance." (pp.304-305)
    -Raymond Polin, "Le bien et le mal dans la philosophie de Hobbes", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 136, No. 7/9 (Juillet-Sept. 1946), pp.289-321.

    [Critiquer Hobbes avec Rienzi / Nietzsche sur l'oubli + l'épicurisme]



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