[Avant-Propos: Pensée philosophique et esprit scientifique]
"Si l'on tente d'éclairer les problèmes de la science par la réflexion métaphysique, si l'on prétend mêler les théorèmes et les philosophèmes, on se voit devant la nécessité d'appliquer une philosophie nécessairement finaliste et fermée, sur une pensée scientifique ouverte." (pp.1-2)
"Les savants jugent inutile une préparation métaphysique ; ils font profession d'accepter, de prime abord, les leçons de l'expérience s'ils travaillent dans les sciences expérimentales, les principes de l'évidence rationnelle s'ils travaillent dans les sciences mathématiques. Pour eux, l'heure de la philosophie ne sonne qu'après le travail effectif; ils conçoivent donc la philosophie des sciences comme un bilan de résultats généraux de la pensée scientifique, comme une collection de faits importants. Puisque la science est toujours inachevée, la philosophie des savants reste toujours plus ou moins éclectique, toujours ouverte, toujours précaire." (p.2)
"En se tenant en dehors de l'esprit scientifique, le philosophe croit que la philosophie des sciences peut se borner aux principes des sciences, aux thèmes généraux ou encore, en se limitant strictement aux principes, le philosophe pense que la philosophie des sciences a pour mission de relier les principes des sciences aux principes d'une pensée pure qui pourrait se désintéresser des problèmes de l'application effective. Pour le philosophe, la philosophie de la science n'est jamais totalement du règne des faits.
Ainsi la philosophie des sciences reste trop souvent cantonnée aux deux extrémités du savoir : dans l'étude des principes trop généraux par les philosophes, dans l'étude des résultats trop particuliers par les savants. Elle s'épuise contre les deux obstacles épistémologiques contraires qui bornent toute pensée : le général et l'immédiat. Elle valorise tantôt l'a priori, tantôt l'a posteriori, en méconnaissant les transmutations de valeurs épistémologiques que la pensée scientifique contemporaine opère sans cesse entre l'a priori et l'a posteriori, entre les valeurs expérimentales et les valeurs rationnelles." (pp.3-4)
"Il semble donc bien que nous manquions d'une philosophie des sciences qui nous montrerait dans quelles conditions -à la fois subjectives et objectives- des principes généraux conduisent à des résultats particuliers, à des fluctuations diverses ; dans quelles conditions aussi des résultats particuliers suggèrent des généralisations qui les complètent, des dialectiques qui produisent des principes nouveaux.
Si l'on pouvait alors traduire philosophiquement le double mouvement qui anime actuellement la pensée scientifique, on s'apercevrait que l'alternance de l'a priori et de l'a posteriori est obligatoire, que l'empirisme et le rationalisme sont liés, dans la pensée scientifique, par un étrange lien, aussi fort que celui qui unit le plaisir et la douleur. En effet, l'un triomphe en donnant raison à l'autre : l'empirisme a besoin d'être compris ; le rationalisme a besoin d'être appliqué. Un empirisme sans lois claires, sans lois coordonnées, sans lois déductives ne peut être ni pensé, ni enseigné ; un rationalisme sans preuves palpables, sans application à la réalité immédiate ne peut pleinement convaincre. On prouve la valeur d'une loi empirique en en faisant la base d'un raisonnement. On légitime un raisonnement en en faisant la base d'une expérience. La science, somme de preuves et d'expériences, somme de règles et de lois, somme d'évidences et de faits, a donc besoin d'une philosophie à double pôle. Plus exactement elle a besoin d'un développement dialectique, car chaque notion s'éclaire d'une manière complémentaire à deux points de vue philosophiques différents.
On nous comprendrait mal si l'on voyait là un simple aveu de dualisme. Au contraire, la polarité épistémologique est à nos yeux la preuve que chacune des doctrines philosophiques que nous avons schématisées par les mots empirisme et rationalisme est le complément effectif de l'autre. L'une achève l'autre. Penser scientifiquement, c'est se placer dans le champ épistémologique intermédiaire entre théorie et pratique, entre mathématiques et expérience. Connaitre scientifiquement une loi naturelle, c'est la connaitre à la fois comme phénomène et comme noumène." (pp.4-5)
-Gaston Bachelard, La philosophie du non. Essai d'une philosophie du nouvel esprit scientifique, PUF, 2012 (1940 pour la première édition), 147 pages.
se faisant ; commencer en philosophie par le milieu ;
"Si l'on tente d'éclairer les problèmes de la science par la réflexion métaphysique, si l'on prétend mêler les théorèmes et les philosophèmes, on se voit devant la nécessité d'appliquer une philosophie nécessairement finaliste et fermée, sur une pensée scientifique ouverte." (pp.1-2)
"Les savants jugent inutile une préparation métaphysique ; ils font profession d'accepter, de prime abord, les leçons de l'expérience s'ils travaillent dans les sciences expérimentales, les principes de l'évidence rationnelle s'ils travaillent dans les sciences mathématiques. Pour eux, l'heure de la philosophie ne sonne qu'après le travail effectif; ils conçoivent donc la philosophie des sciences comme un bilan de résultats généraux de la pensée scientifique, comme une collection de faits importants. Puisque la science est toujours inachevée, la philosophie des savants reste toujours plus ou moins éclectique, toujours ouverte, toujours précaire." (p.2)
"En se tenant en dehors de l'esprit scientifique, le philosophe croit que la philosophie des sciences peut se borner aux principes des sciences, aux thèmes généraux ou encore, en se limitant strictement aux principes, le philosophe pense que la philosophie des sciences a pour mission de relier les principes des sciences aux principes d'une pensée pure qui pourrait se désintéresser des problèmes de l'application effective. Pour le philosophe, la philosophie de la science n'est jamais totalement du règne des faits.
Ainsi la philosophie des sciences reste trop souvent cantonnée aux deux extrémités du savoir : dans l'étude des principes trop généraux par les philosophes, dans l'étude des résultats trop particuliers par les savants. Elle s'épuise contre les deux obstacles épistémologiques contraires qui bornent toute pensée : le général et l'immédiat. Elle valorise tantôt l'a priori, tantôt l'a posteriori, en méconnaissant les transmutations de valeurs épistémologiques que la pensée scientifique contemporaine opère sans cesse entre l'a priori et l'a posteriori, entre les valeurs expérimentales et les valeurs rationnelles." (pp.3-4)
"Il semble donc bien que nous manquions d'une philosophie des sciences qui nous montrerait dans quelles conditions -à la fois subjectives et objectives- des principes généraux conduisent à des résultats particuliers, à des fluctuations diverses ; dans quelles conditions aussi des résultats particuliers suggèrent des généralisations qui les complètent, des dialectiques qui produisent des principes nouveaux.
Si l'on pouvait alors traduire philosophiquement le double mouvement qui anime actuellement la pensée scientifique, on s'apercevrait que l'alternance de l'a priori et de l'a posteriori est obligatoire, que l'empirisme et le rationalisme sont liés, dans la pensée scientifique, par un étrange lien, aussi fort que celui qui unit le plaisir et la douleur. En effet, l'un triomphe en donnant raison à l'autre : l'empirisme a besoin d'être compris ; le rationalisme a besoin d'être appliqué. Un empirisme sans lois claires, sans lois coordonnées, sans lois déductives ne peut être ni pensé, ni enseigné ; un rationalisme sans preuves palpables, sans application à la réalité immédiate ne peut pleinement convaincre. On prouve la valeur d'une loi empirique en en faisant la base d'un raisonnement. On légitime un raisonnement en en faisant la base d'une expérience. La science, somme de preuves et d'expériences, somme de règles et de lois, somme d'évidences et de faits, a donc besoin d'une philosophie à double pôle. Plus exactement elle a besoin d'un développement dialectique, car chaque notion s'éclaire d'une manière complémentaire à deux points de vue philosophiques différents.
On nous comprendrait mal si l'on voyait là un simple aveu de dualisme. Au contraire, la polarité épistémologique est à nos yeux la preuve que chacune des doctrines philosophiques que nous avons schématisées par les mots empirisme et rationalisme est le complément effectif de l'autre. L'une achève l'autre. Penser scientifiquement, c'est se placer dans le champ épistémologique intermédiaire entre théorie et pratique, entre mathématiques et expérience. Connaitre scientifiquement une loi naturelle, c'est la connaitre à la fois comme phénomène et comme noumène." (pp.4-5)
-Gaston Bachelard, La philosophie du non. Essai d'une philosophie du nouvel esprit scientifique, PUF, 2012 (1940 pour la première édition), 147 pages.
se faisant ; commencer en philosophie par le milieu ;