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    Paola Marrati, Le nouveau en train de se faire. Sur le bergsonisme de Deleuze

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Paola Marrati, Le nouveau en train de se faire. Sur le bergsonisme de Deleuze Empty Paola Marrati, Le nouveau en train de se faire. Sur le bergsonisme de Deleuze

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 22 Déc - 12:12

    "Si la philosophie subit une transformation quand elle se pose la question du nouveau au lieu de celle de l’éternité, une telle transformation n’engage pas un seul concept – en l’occurrence celui du temps –, mais toute une manière de concevoir la pensée, ses problèmes, ses objets. Une des conséquences majeures de ce déplacement concerne la catégorie du possible qui fait l’objet, chez Bergson, d’une critique explicite et insistante que Deleuze reprendra et systématisera à travers son usage du concept de virtuel. Commençons par Bergson. A ses yeux, la conception tout autant philosophique que « naturelle » du possible est inconciliable avec l’idée d’une puissance créatrice du temps, d’où la nécessité de montrer en quoi cette conception est erronée et d’esquisser la généalogie d’une « illusion » aussi répandue que dangereuse."

    "Comme le remarque Bergson, de ce sens négatif du terme, du possible comme condition du réel en tant qu’absence d’obstacles insurmontables, qui n’est qu’un truisme, on glisse à un autre sens du terme, positif celui-ci. On en vient à penser que le possible précède la réalité en tant que « préexistence idéale » ou « préexistence sous forme d’idée », en impliquant ainsi que la condition de ce qui arrive est donnée d’avance, que la possibilité de ce qui se produit dans le temps ne lui appartient pas, mais le précède et le conditionne. En d’autres termes, qu’il n’y a pas de nouveau puisque tout ce qui apparaît, y compris pour la première fois, ne serait que le passage à l’existence d’une possibilité idéale. Ou encore, mais cela revient au même, que le temps n’a aucune réalité ontologique propre puisqu’il ne serait que le cadre où se déroulent des événements sur la possibilité desquels il n’a pas de prise, et si le temps ne fait rien, selon Bergson, il n’est rien. Bref, Bergson met en cause, et de manière radicale, l’idée même des conditions de possibilité de l’expérience : dans sa forme kantienne, bien sûr, mais – explicitement ou implicitement – dans toutes ses versions, de la théorie des idées de Platon à l’espace logique du possible du Wittgenstein du Tractatus."

    "Pourquoi le fait de penser que le possible précède le réel est-il, selon Bergson, absurde ? Parce qu’on renverse, sans s’en rendre compte, le rapport de cause à effet. Nous jugeons qu’une possibilité est indépendante de sa réalisation éventuelle et que celle-ci, quand elle se produit, ajoute quelque chose à la simple possibilité. Nous pensons en somme que le passage du possible au réel est, d’une part, contingent et, d’autre part, se fait par une « addition de réalité » dont la nature reste indéterminée : « (…) le possible aurait été là de tout temps, fantôme qui attend son heure; il serait donc devenu réalité par l’addition de quelque chose, par je ne sais quelle transfusion de sang ou de vie ».

    Alors que le possible est une construction et qu’au lieu de précéder la réalité qui lui correspond, il la présuppose : c’est à partir de l’existence que nous en imaginons la possibilité tout en la projetant en arrière. C’est pourquoi Bergson affirme qu’une possibilité ne contient donc pas moins mais plus que sa réalisation, qu’elle est « l’effet combiné de la réalité une fois apparue et d’un dispositif qui la rejette en arrière ». Et cela vaut pour tous les domaines et pas seulement pour celui de l’art. Pour n’importe quel événement, remarque Bergson, on peut toujours, une fois qu’il a eu lieu, l’expliquer après-coup par ses conditions de possibilité; l’ennui étant que ces mêmes conditions pourraient tout aussi bien expliquer un événement différent ou que le même événement pourrait tout aussi bien s’expliquer par d’autres conditions."

    "Deleuze en effet systématise cette critique bergsonienne en distinguant de manière rigoureuse deux couples des notions : celle, classique, du réel et du possible d’une part, et d’autre part, celle qu’il introduit du virtuel et de l’actuel. Où passe la différence entre les deux couples et quel en est l’enjeu ? Selon Deleuze, elle est cruciale et s’articule en deux points majeurs autour de la question de la réalité et de la ressemblance. Entre le réel et le possible, on l’a vu, il y a un rapport de ressemblance parfaite : l’un est à l’image de l’autre et aucune différence conceptuelle ne peut les distinguer. En revanche, ils se distinguent – et s’opposent – du point de vue l’existence : l’un en en étant doué et l’autre pas. C’est la raison même pour laquelle on nomme, dans le langage ordinaire tout comme en philosophie, le passage d’un possible à l’existence une « réalisation ». En sommes, l’opération de l’existence est de donner de la réalité, ce qui n’est pas rien. Mais cette conception a un effet paradoxal : dans la mesure où l’existence n’ajoute rien au concept de sa possibilité, elle reste conceptuellement inexplicable. L’existence, et la réalité qu’elle introduit, sont sans raison, ombres d’un possibilité pré-donné.

    Le couple du virtuel et de l’actuel, par contre, met en jeu une tout autre logique. D’abord, le virtuel a autant de réalité que l’actuel. La différence ne sépare plus la réalité de son autre, mais divise la réalité elle-même en « deux moitiés ». Ce qui est actuel – c’est-à-dire, dans un langage moins deleuzien mais qui ne lui est pas étranger, tous les objets constitués tels qu’ils se donnent dans le champ de l’expérience empirique – constitue une des deux moitiés du réel. Mais ce qui est ainsi donné, au présent, n’épuise ni la réalité, ni le champ de l’expérience : il plonge au contraire ses racines dans le virtuel, dans cette autre moitié de la réalité qui l’accompagne toujours et dont il provient. C’est une manière d’affirmer que l’existence n’est pas le tout du réel comme le présent n’est pas le tout du temps, et que ce qui n’existe pas actuellement, au présent, n’est pas pour autant dénué d’une consistance ontologique propre. Idée philosophique classique s’il en est, mais qui acquiert un aspect plus inédit si on considère que la consistance ontologique du virtuel, sa réalité propre, est celle du temps. L’existence plonge ses racines dans la réalité du temps. Le virtuel est une catégorie du temps."

    "Le virtuel et l’actuel, tels que Deleuze les conçoit, ne sont nullement l’un à l’image de l’autre, il n’y a entre eux aucune ressemblance : au contraire le processus d’actualisation qui conduit de l’un à l’autre est celui d’une différenciation. L’existence, au lieu de renvoyer d’une part à une possibilité conceptuelle qui la précède et à laquelle elle n’ajoute rien et, d’autre part, à un espace-temps neutre qui l’accueille en lui restant pour ainsi dire extérieur, se fait grâce à un processus créatif qui introduit une différence et implique un temps et un espace déterminés et singuliers.

    D’où l’importance décisive du thème des dynamismes…. Loin d’être conceptuellement inexplicable, elle appelle au contraire son concept propre puisqu’elle introduit du nouveau dans le monde. Encore une fois, la référence à Bergson ne pourrait être plus explicite, lorsque Deleuze écrit que « l’actualisation, la différenciation, en ce sens, est toujours une véritable création ». Et, plus précisément, il s’agit ici du Bergson de l’Evolution créatrice et de sa conception de l’élan vital. Ce qui fait l’intérêt de ce concept, ce qui permet de le comprendre autrement que comme l’invocation mystique – ou mythique – d’une force originaire et ineffable de la vie, est que Bergson ne le définit que comme une tendance à la divergence et à la différenciation. Certes, la vie est élan, ou trouve dans l’élan son unité, mais cette unité, ou cet élan, n’est qu’une tendance à se développer selon des lignes et dans des directions divergentes. L’« essence » de la vie n’est que cela : tendance à la différenciation, à la création de formes toujours nouvelles et imprévisibles. La tendance de la vie, qui est son essence même, n’est pas la venue à l’existence d’une possibilité pré-donnée, mais un mouvement d’actualisation créatrice.

    Le « vitalisme » de Bergson et sa pensée du temps trouvent ici leur inspiration commune. L’intérêt profond de Bergson pour Darwin et toutes les théories de l’évolution de la vie tient au fait que celle-ci montre l’irréductibilité de la succession temporelle, l’émergence des formes de vie nouvelles et imprévisibles qui témoignent de l’efficacité ontologique du temps, de sa puissance créatrice. Certes, Bergson critique les versions du néodarwinisme et du néo-lamarckisme de son époque, mais parce qu’à ses yeux elles ne font qu’appliquer à l’évolution de la vie des conceptions philosophiques et scientifiques inadéquates, élaborées à d’autres fins et pour d’autres objets. Or l’ambition de l’Evolution Créatrice est précisément de produire une nouvelle philosophie à la hauteur d’une nouvelle science.

    Le néodarwinisme propose un modèle d’explication mécaniste du vivant, le néo-lamarckisme un modèle finaliste. Mais, derrière l’antagonisme apparent, ils partagent, sans le savoir, un présupposé commun et ruineux. Le mécanisme voit la cause de l’évolution dans des facteurs pré-donnés, le finalisme, en revanche, explique l’évolution des formes de vie en termes téléologiques. Mais dans les deux cas la succession des espèces est réduite à un phénomène de surface, au déploiement d’un programme donné à l’avance ou à l’accomplissement d’une finalité préétablie. Le finalisme n’est que l’image renversée du mécanisme, comme l’écrit Bergson « il substitue l’attraction du futur à l’impulsion du passé ». Dans les deux cas, on présuppose, à tort, que « tout est donné », selon une autre formule de Bergson chère à Deleuze."

    " [Deleuze] crédite Kant d’avoir découvert « le prodigieux domaine du transcendantal », mais lui reproche de s’être arrêté pour ainsi dire à mi-chemin, sans être allé au bout de sa propre découverte. Kant aurait « décalqué », c’est le mot de Deleuze, les structures transcendantales sur les actes d’une conscience empirique. Il n’aurait donc pas compris que ce qui fonde le donné ne peut pas être à son image, qu’entre le fondement et le donné – ou le transcendantal et l’empirique –, le rapport ne peut pas être de ressemblance. Une telle ressemblance, selon Deleuze, compromet irrémédiablement tout le projet d’une philosophie véritablement critique : elle réduit le transcendantal à un double de l’empirique et elle est impuissante à comprendre la production du donné.

    Ce défaut d’origine de la Critique de la raison pure, Deleuze le lit dans la formulation même du projet kantien en termes de recherche des conditions de possibilité de l’expérience. Selon Deleuze, dans la philosophie il s’agit, certes, des conditions de l’expérience, mais celles-ci doivent être les conditions de l’expérience réelle et non les conditions d’une expérience seulement possible. Et cela pour deux raisons. D’une part, « tout n’est pas donné », la prétention d’établir d’emblée la loi sinon de ce qui arrive du moins de ce qui peut – ou pas – arriver, nie la puissance d’invention du temps. Nie donc, pour le bergsonien que Deleuze a toujours été, le temps comme tel, ce qui n’est qu’une des versions modernes du désir philosophique d’éternité. Ensuite, mais c’est l’autre visage du même problème, les conditions de l’expérience possible ne peuvent pas rendre compte du donné puisqu’elles sont trop larges pour lui, elles sont des conditions extrinsèques au donné. Elles expliquent à la fois trop – pouvant s’appliquer à d’autres faits et événements – et pas assez, puisque leur généralité même les empêche de cerner ce qui fait la singularité du donné, sa différence interne. Elles ne donnent que l’illusion d’un fondement au lieu de saisir le mouvement de production toujours singulier d’une expérience réelle."

    "Il faudrait que la philosophie cesse de désirer l’éternel, pour croire au nouveau malgré, ou même contre, le présent."
    -Paola Marrati,  « Le nouveau en train de se faire. Sur le bergsonisme de Deleuze », Revue internationale de philosophie, 2007/3 (n° 241), p. 261-271. DOI : 10.3917/rip.241.0261. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2007-3-page-261.htm




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