"Bachelard apporte un correctif à la plupart de ses controverses en retrouvant après coup le véritable sens de la démarche bergsonienne."
"Lorsqu'il utilise, abondamment d'ailleurs, dans la Philosophie du non, la dialectique bergsonienne du clos et de l'ouvert, il la rend d'emblée beaucoup plus compliquée. Les vraies dialectiques ne sont pas pour lui linéaires mais en quelque sorte centrifuges. Elles pratiquent la désintégration totale des noyaux et poussent les notions jusqu'au surgissement de leur propre vertige. On ne saurait donc les réduire à deux termes. On peut imaginer des dialectiques totalement éclatées à trois, quatre termes. Par exemple, on peut certes distinguer un moi profond et un moi superficiel mais entre la profondeur et la surface il y a une multiplicité d'alternatives. profond. « Du moins profond toujours moins profond au plus toujours plus profond la dialectique se déroule », dit-il dans la Poétique de la rêverie (p. 51). Dialectiser pour Bachelard implique donc une extrême variété d'axiomes et de démonstrations et l'on remarquera qu'il parle aussi bien d'une « philosophie dispersée » que d'une « poésie diversifiée »."
"L'intuition première de la durée permet de saisir le point de vue de la continuité et le point de vue de la discontinuité parce qu'elle contient indissociablement l'une et l'autre. La durée n'est pas leur synthèse a posteriori mais l'expérience réelle qui permet à la thèse et à l'antithèse de se forger comme points de vue."
-Marie Cariou, "Continuité ou discontinuité. Un faux problème ?", in Jean-Jacques Wunenburger & Frédéric Worms (dir.), Bachelard et Bergson. Continuité et discontinuité, PUF, 2008.
"Bergson et Bachelard renvoient originairement l'intelligibilité des phénomènes, externes et internes, à l'existence et au développement d'une force vitale qui pousse au changement, au devenir, à la mobilité mais aussi à l'accroissement, à l'augmentation de la puissance propre. Les formes et matières sont bien l'enveloppe externe de forces, qui non seulement persévèrent dans leur être mais tendent à la création d'états plus riches et plus complexes."
"L'antagonisme ainsi créé par le couple de la force et de la résistance ouvre chez Bergson sur différentes réactions de montée et de chute, transcrites dans des verbes comme rebondir, concentrer, éclater et disperser en gerbe, voire faire exploser en un mouvement de feu d'artifice ; la résistance instaure ainsi une diversification phénoménale, produit un spectre de processus créatifs, explosifs mais imprévisibles."
"Pour Bergson et Bachelard il existe donc bien un antagonisme élémentaire entre la manifestation d'une force et un état d'inertie extérieur, qui engendre une réaction qui renforce l'expérience et l'expression de la force initiale. Mais c'est précisément au sujet de cette relation antagoniste que les deux s'affrontent indirectement [...] Il s'agit en effet de savoir si l'obstacle qui engendre la réaction est extérieur à la force initiale, donc totalement lié à une contingence, ou au contraire s'il est solidaire, voire généré par elle, selon une sorte de finalité structurelle. Bachelard, dans ses analyses de La dialectique de la durée, semble reprocher à Bergson de penser l'obstacle de manière inappropriée. D'une part, il le considérerait comme « externe » : « La cause de l'échec, d'après M. Bergson, est toujours externe. C'est la matière qui s'oppose à la vie, qui retombe sur la vie élancée et en ralentit ou en courbe le jet… On a l'impression que la matière est pour M. Bergson, purement et simplement égale à l'échec qu'elle occasionne. » Reproche qui pourrait paraître injuste puisque Bergson semble bien faire de la résistance un mouvement d'auto-enroulement de la vie comme matière sur elle-même, résistant à la montée en puissance de la vie versus psychique : « Il fallait que la vie entrât ainsi dans les habitudes de la matière brute, pour entraîner peu à peu sur une autre voie cette matière magnétisée.. La vie est tendance, et l'essence d'une tendance est de se développer en forme de gerbe, créant, par le seul fait de sa croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera son élan. »
D'autre part, Bachelard reproche à Bergson de penser l'obstacle comme une substance opaque et rebelle (dotée d'une sorte d'antitypie), alors que lui-même soutient à l'opposé que l'« hésitation » créatrice de la vie et du temps réside dans un vide, dans une interruption, une suspension qui voit l'être affronté au néant. « Ce n'est pas la matière qui fait obstacle. Les choses ne sont que les occasions de nos tentations. » La vie expose à une alternance d'adhésion et de refus, de oui et de non, dont le rythme nous montre « la vie essayée, éphémère, refusée, reprise “où apparaît” la dialectique fondamentale de l'être et du néant ». Mais ce néant qui suspend le mouvement « est en nous-même, éparpillé le long de notre durée, brisant à chaque instant notre amour, notre foi, notre volonté, notre pensée. Notre hésitation temporelle est ontologique ».
Il n'en reste pas moins que chez Bergson, la résistance matérielle dans l'évolution générale de la vie finit bien par s'autonomiser au point d'échapper à la vie, ce qui résiste devenant vraiment « autre » ; alors que chez Bachelard, l'obstacle opposé par les matières à la volonté créatrice ne se réduit pas à une discontinuité temporelle, mais devient une source d'adversité forte et violente que le sujet s'impose de lui-même et à lui-même, de manière quasi masochiste, pour se dépasser. « La vie s'oppose à la vie, le corps se dévore lui-même et l'âme se ronge. » « L'imagination qui se complaît à de telles images d'opposition radicale enracine en soi l'ambivalence du sadisme et du masochisme… L'imagination détermine un matérialisme manichéen, où la substance de toute chose devient le lieu d'une lutte serrée, d'une fermentation d'hostilité. L'imagination aborde une ontologie de la lutte où l'être se formule en un contre-soi, en totalisant le bourreau et la victime. »
Le débat ainsi ouvert porte donc sur le fait de savoir si la résistance que rencontre un énergie, un élan, est déjà virtuellement inscrite en elle et si cet obstacle est de l'ordre du plein (comme la matière contre l'esprit, chez Bergson) ou du vide (sous forme d'intervalle, d'instantané temporel chez Bachelard). Dans ce cas, l'expansion de la force se heurte à des interruptions, qui ne sont pas virtuellement inscrites dans la logique immanente de la force. Il n'est pas sûr que, malgré leur divergence proclamée, Bachelard et Bergson aient échappé à une même ambiguïté fondamentale, qui vient de ce que l'altérité qui participe à l'autodéveloppement d'une identité doit être à la fois connaturelle et radicalement hétérogène."
"On trouve ce schème tensoriel depuis les Présocratiques. Il revient en force dans le romantisme allemand, dans la Naturphilosophie, de Goethe et F. von Baader et de Schelling."
"Cette commune pensée d'un devenir contrarié rend possible, par son mécanisme même, une philosophie de la complexification de la réalité physique et psychique, puisque l'arrêt que rencontre l'expansion linéaire d'une force lui permet de s'auto-organiser autrement en faisant apparaître une configuration nouvelle, qui enrichit le plan phénoménal. Il est remarquable d'ailleurs, qu'à la différence de Bergson, Bachelard a introduit ce même binôme flux-résistance dans le devenir de la raison abstraite, puisque le devenir de la raison exige précisément un jeu dynamique d'oppositions logiques, de contrariété et même de contradiction qui reproduisent sur un plan conceptuel l'antagonisme des forces. Enfin, par ce jeu de la résistance, il apparaît que les processus d'évolution et de transformation ne relèvent chez Bergson et Bachelard, ni d'un mécanisme répétitif linéaire, ni d'un hasard généralisé, ni d'une finalité englobante. Il existe bien dans la vie des orientations virtuelles (à certains égards inconscientes chez les deux), mais qui ne s'actualisent qu'au contact d'obstacles qui peuvent produire aléatoirement des bifurcations, des innovations, des enchaînements imprévus."
-Jean-Jacques Wunenburger, "Force et résistance, le rythme de la vie", in Jean-Jacques Wunenburger & Frédéric Worms (dir.), Bachelard et Bergson. Continuité et discontinuité, PUF, 2008.
"Livres dirigés par leurs titres même contre Bergson (les deux seuls livres, en outre, explicitement métaphysiques. [...]
En intitulant en effet successivement L'intuition de l'instant et La dialectique de la durée ces deux ouvrages de 1932 et de 1936, Bachelard ne fait pas qu'écarteler, pour ainsi dire, ce qui chez Bergson s'appellerait sans aucun doute l'intuition de la durée, et la dialectique de l'instant ! Il ne se contente pas même de souligner, déjà, que sa contestation ne portera pas seulement sur un problème, aussi central soit-il celui du temps, mais aussi sur la méthode, le passage de l'« intuition » à la « dialectique » ayant autant d'importance que celui du temps à l'instant."
"Il s'agit bien d'abord, pour Bachelard, de la réalité discontinue de l'instant. Bergson est critiqué, et finalement abandonné, au nom d'une expérience de l'instant qui s'impose, selon Bachelard, aussi bien dans l'existence que dans la science, et qui impose à l'une et à l'autre une tâche difficile. Il est encore celui qui a méconnu la réalité de l'instant et non pas, comme il le sera ensuite dans La dialectique de la durée, celui qui a ignoré, les « puissances négatrices de l'esprit »."
-Frédéric Worms, "La rupture de Bachelard avec Bergson comme point d'unité de la philosophie du XXe siècle en France", in Jean-Jacques Wunenburger & Frédéric Worms (dir.), Bachelard et Bergson. Continuité et discontinuité, PUF, 2008.