"Témoins directs, adversaires résolus et penseurs essentiels des deux grands totalitarismes modernes ; philosophes de l'agir instituant, de créativité historique et de la pluralité humaine ; théoriciens de la démocratie directe et de ses conditions de possibilité matérielles, politiques et anthropologiques ; acteurs ou spectacteurs enthousiastes des révoltes antibureaucratiques et des mouvements de contestation des années 60 : les parcours d'Arendt et de Castoriadis, sans pourtant jamais se croiser, se font indéniablement écho." (p.9-10)
"La catastrophe totalitaire [...] achève (dans tous les sens du terme) notre tradition en dévoilant la face monstrueuse du monde moderne." (p.10)
"(Création d'un véritable espace public, principes d'isonomie et d'autogouvernement direct, éducation permanente à la citoyenneté)." (p.13)
"Condamnation et refoulement, par Platon puis par tous ses successeurs, de l'expérience politique des Athéniens et plus généralement de l'imaginaire grec classique, au profit d'un discours théorique surplombant qui nie la créativité humaine et condamne d'avance tout projet d'autonomie collective -puisqu'il n'y aurait prétendument de liberté et de bonheur que dans la vita contemplativa du philosophe solitaire." (p.13)
"Pour Castoriadis comme pour Arendt, cette reconnaissance par les Grecs de ce que l'institution de la société relève, au moins en partie, du nomos (de la loi / convention humaine) et non pas de la phusis (de la nature) -et qu'en conséquence il ne saurait y avoir ultimement d'épistémè (de science) des affaires humaines mais seulement des doxai (opinions)- est absolument décisive. C'est grâce et à partir de cette reconnaissance première du caractère "contingent" (à la fois arbitraire et éphémère) des lois et plus généralement des "actions" humaines, que les Grecs en sont venus à instituer un espace, un lieu, une sphère spécifique (la sphère proprement politique) dans laquelle les membres de la communauté peuvent mettre temporairement de côté leurs différences naturelles et sociales (force, âge, richesse, aptitudes techniques, etc.) et se rencontrer, discuter, agir, se rapporter les uns aux autres sur un pied d'égalité, afin de déployer (via le débat et l'action, le lexis -la parole et la praxis- l'agir) leur faculté politique, leur aptitude à "juger et choisir", autrement dit leur liberté proprement humaine." (p.16)
"L'invention de la polis démocratique [...] ne découle pas de la "découverte" d'une égalité et d'une liberté "naturelle". C'est au contraire, explique Arendt, parce que les Grecs savaient qu'ils étaient, la plupart du temps, inégaux et soumis à la nécessité [...] qu'ils ont éprouvé le besoin d'instituer une sphère d'égalité et de liberté." (p.17)
"Arendt et Castoriadis s'opposent à toute une tradition philosophique: celle qui, de Hegel à Leo Strauss, fait de la cité grecque le modèle idéalisé d'une "belle totalité" harmonieuse dont les membres auraient été unis selon des liens "organiques" fondés sur la reconnaissance d'une hiérarchie immuable inscrite dans l'ordre naturel des choses (la phusis). Selon cette tradition, la modernité se caractériserait, à l'inverse, par la pleine reconnaissance de l'historicité et du caractère conventionnel de la loi. Arendt et Castoriadis prennent littéralement à rebours cette conception dominante qui oppose trompeusement Anciens et Modernes, en montrant non seulement que l'expérience politique grecque ancienne témoigne d'une pleine conscience de l' "historicité" (du fait que la cité relève du nomos et non de la phusis) mais, en outre, que c'est plutôt la pensée politique moderne, culminant dans l'hégélo-marxisme, qui, via l'idée délétère de "lois de l'histoire", tend à réintroduire une norme transcendante (rationnelle ou naturelle), extra-sociale et extra-historique, présidant ou devant idéalement présider aux affaires humaines -occultant par là même l'historicité fondamentale des sociétés, niant la créativité humaine et interdisant finalement toute expérience authentiquement "politique"." (p.19)
"L'espace public, par sa double fonction (faire apparaître les hommes comme sujets parlant et agissant, d'une part, faire apparaître le monde comme monde commun et partageable, d'autre part), est à la fois un lieu de "communion" et de "distanciation": il est, dit Arendt, un "entre-deux" qui "relie et sépare", il est "ce qui nous rassemble mais aussi nous empêche, pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres". Arendt, pour illustrer sa conception de l'espace public de son pouvoir de faire advenir un "monde commun", recourt à plusieurs reprises à la métaphore éclairante de la table, qui permet à la fois de réunir des individus et de les maintenir à distance: "Vivre ensemble dans le monde: c'est dire essentiellement qu'un monde d'objets se tient entre ceux qui l'ont en commun, comme une table est située entre ceux qui s'assoient autour d'elle"."(pp.21-22)
"L'espace public démocratique est donc non seulement un lieu de délibération collective et de "mise en commun des paroles et des actes", mais également un lieu où se "révèlent" les individus dans leur "unicité", un lieu où se manifeste ce qu'Arendt appelle la "pluralité humaine" dans "son double caractère de l'égalité et de la distinction".
Ainsi comprend-on également que l'espace public "n'est pas une simple affaire de dispositions juridiques garantissant à tous la même liberté de propos", il n'est pas, autrement dit, un simple dispositif institutionnel, formel ou procédural (à l'instar de "l'espace communicationnel" habermassien): il n'est pas "une entité créée une fois pour toutes et qui fonctionne d'elle-même une fois que l'on a octroyé quelques libertés d'expression". Au contraire, pour Castoriadis comme pour Arendt, la démocratie exige une éducation permanente (paideia) des citoyens aux vertus civiques (notamment la "franchise" et le "courage"), et cette éducation passe d'abord et surtout par la possibilité effective, pour chaque citoyen, de prendre part directement aux décisions." (pp.23-24)
"La définition audacieuse qu'Arendt propose du concept de "pouvoir", laquelle prend à revers toute la tradition philosophique (de Platon à Foucault en passant par Weber) semble exclure a priori l'idée de domination et même de violence [...] Le pouvoir au sens d'Arendt correspond ainsi à "l'aptitude de l'homme à agir, et à agir de façon concertée" [...] Ici Castoriadis se montre plus nuancé et sans doute, une fois n'est pas coutume, plus "nietzschéen" (ou plus "tragique") qu'Arendt: tout en faisant valoir lui aussi la possibilité d'un pouvoir sans domination, il n'oppose pourtant pas a priori les deux termes et, en outre, il reconnaît dans tout pouvoir (fût-il démocratique, c'est-à-dire débarrassé de l'opposition fixe et stable entre gouvernants et gouvernés) une dimension inéliminable de contrainte." (note 1 p.26)
" [Comme pour Arendt] La révolution hongroise et sa forme conseilliste revêtent également une importance capitale et même une "signification universelle"." (p.30)
"Platon apparaît [dans l'ouvrage de Castoriadis sur Le Politique de Platon] comme l'inventeur d'une pratique philosophique "démocratique" (la forme-dialogue rompant décisivement avec le dogmatisme des traités présocratiques)." (note 2 p.34)
"Tout citoyen athénien, quels que soient son activité, son statut, son rang social, ses occupations privées, etc., a la possibilité et même le devoir (sous peine de passer pour un citoyen "inutile", voire d'être frappé d' "atimie", autrement dit d'être privé totalement ou partiellement de ses droits politiques) de prendre part aux affaires publiques." (p.39)
"Périclès apparaît donc bel et bien, chez Castoriadis comme chez Arendt, comme le grand penseur politique de la démocratie." (pp.41-42)
"Ce qu'Arendt appelle "condition de pluralité" ou "pluralité humaine" correspond au fait que les êtres humains sont, en tant qu'humains (et non en tant qu'êtres vivants pouvant être inégalement forts, intelligents, grands, petits, etc.), tout à la fois égaux et distincts :
"Si les hommes n'étaient pas égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui les ont précédés ni préparer l'avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux. Si les hommes n'étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant de tout autre être présent, passé ou futur, ils n'auraient besoin ni de la parole ni de l'action pour se faire comprendre. Il suffirait de signes et de bruits pour communiquer des désirs et des besoins immédiats et identiques [...] Chez l'homme, l'altérité, qu'il partage avec tout ce qui existe, et l'individualité, qu'il partage avec tout ce qui vit, deviennent unicité, et la pluralité humaine est la paradoxale pluralité d'êtres uniques."
La condition de "natalité", quant à elle, correspond à la faculté qu'a l'homme (et seulement lui) de "commencer" ou d' "initier" quelque chose d'absolument nouveau, inattendu, imprévisible, "miraculeux". Selon Arendt, et cela constitue sans doute une première différence importante avec Castoriadis, cette faculté de "commencer", cette créativité spécifiquement humaine, a pour condition primordiale l' "unicité" de chaque individu." (pp.53-54)
"Si nos auteurs ont en commun la reconnaissance de la créativité humaine (niée par toute la tradition philosophique antérieure), Castoriadis identifie cette faculté créatrice de l'homme à deux niveaux ontologiques différents, dans les deux pôles, opposés et complémentaires, du psychique et du social-historique, de sorte que "l'individu" apparaît essentiellement (y compris en démocratie) comme une fabrication sociale, un "fragment ambulant" de sa société [...] Arendt, qui attribue la faculté créatrice au seul pôle "individuel" de l'humanité, manque le niveau, essentiel pour Castoriadis, du "collectif anonyme" (foyer de la créativité proprement sociale et historique): elle semble finalement considérer l'institution comme un simple cadre matériel permettant (plus ou moins) aux individus d'exprimer leur "liberté" (identifiée purement et simplement à leur créativité individuelle)." (note 1 p.54)
"Le caractère potentiellement "révélant" (identifiant, individualisant) de la parole et de l'action ne s'actualise que lorsque l'homme est parmi ses semblables, sous le regard des autres, dans un espace où ses discours peuvent être entendus de tous et où ses actions peuvent être vues, critiquées, évaluées et éventuellement transformées et "continuées" par d'autres. [...] Les facultés proprement humaines de l'homme ne peuvent se déployer qu'à condition qu'ait été instaurée dans la société une sphère spécifiquement publique -ce qui n'est assurément le cas ni partout ni toujours et n'existe à proprement parler que dans un régime démocratique. [...]
Ainsi apparaît ce qui constitue pour Arendt à la fois le motif premier et la finalité ultime de l'action citoyenne pour les Grecs anciens: le désir de "gloire", la volonté d'être reconnu (par l'ensemble de la collectivité et par les générations futures) comme l'auteur individuel, unique et identifiable, de faits glorieux (d' "exploits") et de paroles mémorables." (pp.55-56)
"Selon Arendt [à la suite de Jacob Burckhardt], le moteur essentiel de l'action politique est l'agôn (rivalité, émulation) et sa finalité ultime est la réalisation d'exploits glorieux permettant à leurs auteurs d'atteindre une sorte d' "immortalité" dans la mémoire collective. En conséquence [...] l'activité législative, la tâche de promulguer des lois pour la cité, apparaît en quelque sorte comme secondaire et instrumentale, elle est une simple condition de l'agir politique (en tant qu'elle délimite un "cadre", un espace dans lequel l'action pourra prendre place) mais ne lui appartient pas en propre [...]
Cette conception arendtienne [...] fait l'objet de critiques répétées de la part de Castoriadis. [...] Castoriadis reconnaît à Arendt le grand mérite de poser explicitement la question de 'l'objet" ou du contenu "substantif" de la démocratie, et, ce faisant, de ne pas céder à une approche "formaliste" ou "néo-kantienne" qui, à l'instar de celles proposées par Habermas ou Rawls, tend à réduire la démocratie à une "procédure" entièrement séparable du contenu et des fins (des "valeurs") de la société :
"Quel est l'objet de l'auto-institution autonome ? C'est une question que l'on peut refuser par avance si l'on pense que l'autonomie -la liberté collective et individuelle- est une fin en soi ; ou encore, qu'une fois établie une autonomie significative dans et par l'institution politique de la société, le reste n'est plus une question politique, mais un champ ouvert à la libre activité des individus, des groupes, et de la "société civile". Je ne partage pas ce point de vue. L'idée d'autonomie conçue comme fin en soi déboucherait sur une conception purement formelle - "kantienne". Nous voulons l'autonomie à la fois pour elle-même et afin d'être en mesure de faire. Mais de faire quoi ? Qui plus est, on ne saurait dissocier l'autonomie du "reste", ou de la "substance" de la vie en société. Enfin, pour une part très importante, cette vie a affaire avec des œuvres et des objectifs communs, dont il faut décider en commun et qui deviennent ainsi des objets de discussion et d'activités politiques." [Castoriadis, "La "polis" grecque et la création de la démocratie, p.379]
Castoriadis reconnaît donc à Arendt le mérite de ne pas séparer abstraitement, comme le font les néo-kantiens, le "système" démocratique de la "chair" de la société démocratique, ses valeurs, ses mœurs, ses objectifs ultimes [...]
Pourtant, il lui semble que la conception proposée par Arendt, selon laquelle la démocratie est le régime où les êtres humains peuvent "manifester ce qu'ils sont" (se "révéler") à travers l'action et la parole est à la fois fausse descriptivement (elle ne correspond pas à ce qui fait le propre du régime athénien) et inopérante voire dangereuse politiquement (elle ne permet pas de défendre la démocratie contre d'autres types de régimes).
Castoriadis commence par faire une objection logique ou "intrinsèque" à la conception arendtienne de la démocratie: si l'on l'identifie la possibilité de se "révéler" à celle de s' "immortaliser") (d'obtenir le kleos, la renommée et le kudos, la gloire) cela ne peut, par définition, que concerner une "minorité" et la démocratie se transforme ipso facto en aristocratie (pouvoir des aristos, des meilleurs) :
"[...] La gloire est bien rare et sa valeur pour celui qui y aspire est justement liée à sa rareté: si elle est à tout le monde, elle n'est à personne"." (pp.57-60)
"A l'inverse, "c'est parce que seule comptait, aux yeux de Cléon et Alcibiade, la "manifestation" en tant que telle, la simple "apparition dans l'espace public", qu'ils provoquèrent des catastrophes". La conception d'Arendt ne permet donc ultimement pas de distinguer entre "les bâtisseurs et les fossoyeurs de la démocratie" et manque ainsi l'essentiel. Quel est donc ce "contenu substantif" de l'action politique auquel les démocrates athéniens attribueraient, à en croire Castoriadis, plus d'importance qu'à leur propre gloire ? Ce contenu [se trouve formulé] [...] dans ce que Castoriadis estime être rien de moins que "le plus grand monument de la pensée politique qu'il [lui] ait été donné de lire": il s'agit bien sûr de l' "Oraison funèbre" de Périclès [...]
Le passage qui retient ici Castoriadis, et qui est également traduit et commenté par Arendt, est sans doute le plus célèbre de tout ce discours de Périclès. Il se situe au début du paragraphe 40 : "Philokaloumen gar met' euteleias kai philosophoumen aneu malakias", que Jacqueline de Romilly traduit par: "Nous cultivons le beau dans sa simplicité, et les choses de l'esprit sans manquer de fermeté". Arendt fait remarquer que "la phrase, parfaitement simple, défie presque la traduction". En effet, "ce que nous comprenons comme des états ou des qualités, tels que l'amour de la beauté ou l'amour de la sagesse (appelée philosophie) est décrit ici comme une activité, comme si "aimer les belles choses" n'était pas moins une activité que les faire". Castoriadis fait exactement la même remarque: la difficulté de traduire cette courte phrase dans une langue "moderne" réside dans le fait qu' "il n'y a pas d'extériorité du sujet par rapport à l'objet" et que "les verbes ne permettent pas cette séparation du "nous" et d'un "objet" -beauté ou sagesse- extérieurs à ce "nous"." Ainsi les deux verbes qui commencent par "philo" (aimer) - philokaloumen (qu'on serait tenté de traduire par "nous aimons le beau") et philosophoumen (qu'on serait tenté de traduire par "nous aimons la sagesse") - ne sont en réalité ni "transitifs" ni simplement "actifs" mais fonctionnent "en même temps", explique Castoriadis, comme des "verbes d'état": "comme le verbe vivre, ils désignent une "activité qui est en même temps une façon d'être ou plutôt la façon en vertu de laquelle le sujet du verbe est". Castoriadis, après avoir rendu hommage au "commentaire riche et pénétrant" d'Arendt, propos ainsi sa propre interprétation et sa propre traduction (qui, on le verra plus loin, diffère pourtant sensiblement de celle d'Arendt):
"Périclès ne dit pas: nous aimons les belles choses (et les plaçons dans les musées) ; nous aimons la sagesse (et payons des professeurs, ou achetons des livres). Il dit: nous sommes dans et par l'amour de la beauté et de la sagesse et l'activité que suscite cet amour ; nous vivons par, avec, et à travers elles -mais en fuyant les extravagances et la molesse."
[...] Il n'y a donc pas de scission ici entre individu privé et citoyen, entre cultures, mœurs, "société civile" d'un côté et communauté politique de l'autre : c'est bien la polis qui permet et vise l'épanouissement de ces activités liées et à la sagesse et la beauté, et la citoyenneté athénienne serait incompréhensible ou incomplète sans elles.
"Sagesse et beauté, amour de la sagesse et de la beauté, ne sont pas ici des objectifs séparés de ou dans la vie de la cité, ni des moyens qui permettraient d' "enrichir" la vie des citoyens. Périclès n'est pas un scout humaniste. Il ne dit pas: nous aimons la sagesse, nous aimons la beauté parce que cela rend les gens meilleurs. Il ne dit même pas que cela rend les gens meilleurs. Il dit: nous les pratiquons, c'est notre façon d'être."
Ainsi, il apparaît à Castoriadis que Périclès nous livre ici une "réponse" à ce qui fait véritablement l'objet, la finalité, la "substance" positive de la citoyenneté démocratique, et que cette réponse contredit la lecture d'Arendt. En effet, "l'objet de la vie en commun des Athéniens est quelque chose qu'on ne saurait réduire à l'agôn, ni à l'expression de soi par l'acte et la parole":
"Un Périclès fidèle à l'image qu' [Arendt] donne du citoyen grec -c'est-à-dire essentiellement animé par la volonté d'être le premier- se serait borné à vanter la puissance et la gloire de la cité sans la relier à un contenu substantif. Non que cet aspect soit étranger à l' "Oraison funèbre", où l'on trouve cette très belle phrase: Athènes est, de toutes les cités contemporaines, la seule qui, mise à l'épreuve, est supérieure à sa réputation [...] Mais Périclès ne se contente pas de cela: il présente longuement le contenu positif de cette institution politique." (pp.64-67)
"Ce qui retient en premier lieu l'attention d'Arendt dans la Critique de la faculté de juger, et qui justifie à ses yeux d'élargir sa validité bien au-delà du champ étroit de l'esthétique, c'est que Kant s'y intéresse aux modalités spécifiques de notre rapport au "singulier" ou au "particulier" (qui, "comme tel, contient quelque chose de contingent par rapport au général"). En effet, si tout jugement tend d'une certaine manière à "subsumer le particulier sous un universel", le propre de ce que Kant appelle un "jugement réfléchissant" par contraste avec un "jugement déterminant") est qu'il tente d'abord de réaliser cette opération de généralisation/universalisation sans pourtant disposer à l'avance d'un principe, d'une loi, bref d'une "règle d'application" qui nous serait "déjà donnée": dans le jugement réfléchissant (paradigmatiquement, pour Kant, dans le jugement de goût) l'universel fait défaut et doit être trouvé "à partir du particulier". On comprend ainsi aisément qu'il ne saurait nullement procéder d'une "déduction logique": "si l'on dit "quelle belle rose !", on ne parvient pas à ce jugement en énonçant d'abord "toutes les roses sont belles, cette fleur est une rose, donc cette rose est belle". Ni inversement, "le Beau, ce sont les roses, cette fleur est une rose, donc elle est belle". Pourtant, et cela est sans doute plus difficile à comprendre à première vue, le jugement ne procède pas non plus, symétriquement, d'une simple "induction" consistant à remonter d'un fait particulier jusqu'à la "loi" qui le détermine, il ne consiste pas à "découvrir" la règle générale dont l'objet jugé ne s'avèrerait, au terme de l'opération, n'être qu'un "cas" ou un "exemplaire" parmi d'autres. Ni déductif ni inductif, donc, le jugement réfléchissant n'est tout simplement pas une opération "logique" ou "cognitive" qui aurait comme horizon une quelconque "connaissance" ou "vérité" universelle, et c'est pourquoi son effort de généralisation / universalisation ne tend nullement, même en dernière instance, à effacer ou noyer le particulier dans l'universel (à faire du singulier le simple "exemplaire" d'une généralité abstraite): son affaire reste [...] "de juger cette rose et ce n'est que par extension qu'il s'élargit en un jugement sur toutes les roses. Ce type de jugement a donc pour spécificité de "faire droit" au singulier, à l'inédit, au "sans précédent", et c'est pourquoi sa forme correspond tellement bien, aux yeux d'Arendt, à nos jugements politiques (ceux portant, par exemple, sur cet événement inouï qu'est le totalitarisme moderne, lequel ne se laisse pas réduire aux formes politiques anciennes et connues que sont la dictature ou le despotisme).
Pourtant, et c'est là l'autre facette indispensable et complémentaire de cette "faculté" qui intéresse au plus au point Arendt, le jugement réfléchissant ne se contente pas de reconnaître le particulier en tant que tel (de l'affirmer ou de le confirmer comme particulier): il est bien une manière de "combiner de manière énigmatique le particulier et le général", autrement dit il porte bel et bien en lui-même, comme tout jugement, une exigence d'universalité. Lorsque je dis non seulement "je trouve ça beau" ou "cela me plaît" mais "ceci est beau" ou "ceci est bien", j'en appelle à l'adhésion et à l'approbation d'autrui (et même de "tout autre"), j'affirme et je revendique implicitement la "validité universelle" de mon jugement. Or cette prétention à l'universalité des jugements réfléchissants a ceci de spécifique qu'à la différence de l'universalité abstraite des énoncés scientifiques ou même "éthiques" (lesquels, à proprement parler, n'ont pas besoin des "autres" pour être vrais ou valides), elle fait intervenir activement le point de vue de l'autre "en tant qu'autre", elle mobilise "autrui" en tant que celui-ci est véritablement "un autre que moi" et non en tant qu'il est l'exemplification numérique identifie et indifférente d'une Humanité générique. En effet, en exprimant un jugement, je cherche toujours, au moins implicitement, à "persuader" les autres de sa validité (à "courtiser" ou "solliciter" l'assentiment des autres dit Arendt), et c'est précisément cet effort de "persuasion" (si important, comme on l'a vu, dans la vie démocratique comme, déjà, dans la maïeutique socratique) qui constitue la "raison d'être" [...] du jugement : cela tient [...] à ce qu' "il n'y a pas de procédure épistémologiquement solide pour établir la correspondance avec l'objet jugé, si ce n'est l'obtention du consensus dans le cours effectif de la communication à la recherche de la vérité". Ainsi, le jugement [...] s'adresse toujours à "une communauté figurée d'interlocuteurs potentiels", il fait constamment signe vers un "espace public" ou, à tout le moins, un "monde commun" -ce qui en fait précisément, aux yeux d'Arendt, la plus "politique" de nos facultés mentales.
On peut légitimement se demander, pourtant, sur quoi repose la possibilité que mon jugement soit "effectivement" partagé par d'autres que moi. La prétention à l'universalité des jugements réfléchissants ne serait-elle, finalement, qu'un simple fantasme du sujet, une projection utopique, un vœu pieu ? La réponse de Kant à cette question constitue assurément une innovation philosophique remarquable [...] s'il y a bien une "communicabilité" possible de nos jugements (y compris de nos jugements "de goût" réputés "privés" par excellence), c'est en raison du pouvoir proprement libérateur de l' "imagination" huaine qui, par sa capacité à "rendre présent ce qui est absent" (à "re-présenter"), offre à chacun la possibilité, pour peu qu'il s'en donne la peine, de "comparer son jugement aux jugements des autres" et ainsi de "se mettre à la place de tout autre" [...] L'actualisation de cette possibilité [...] témoigne [...] [d'] une "mentalité élargie" (par opposition à une mentalité étroite et étriquée), et correspond à l'une des trois maximes capitales du "sensus communis" -les deux autres, "penser par soi-même" et "penser toujours en accord avec soi-même", correspondant respectivement à la "pensée sans préjugés" et à la "pensée conséquente"." (pp.79-82)
" "splendide lever de soleil" (Hegel) que fut la Révolution française." (p.82)
"Il y aurait ainsi, si l'on suit bien Arendt, deux moments ou deux étapes distinctes dans toute activité de juger: un premier "choix" (qui n'en est pas vraiment un) découlant directement de mon "goût" (un "ça-me-plaît-ou-ça-me-déplaît" s'imposant irrésistiblement à moi comme c'est typiquement le cas dans l'expérience que je fais de ces deux "sens intérieurs" que sont le goût et l'odorat) et un deuxième choix, nécessitant la mise à distance de la "représentation", consistant à "approuver ou désapprouver" mon propre goût, le fait même que ceci ou cela "me plaise", et procurant comme un plaisir (ou déplaisir) supplémentaire [...] de sorte, va jusqu'à affirmer Kant, qu' "en matière de goût, il nous faut renoncer à nous-mêmes en faveur des autres". [...] Critère ultime de nos jugements [...] la "communicabilité", le fait de pouvoir rendre public, d'avouer ou d'assumer publiquement, telle ou telle de nos préférences." (pp.86-87)
"Castoriadis fait pertinemment remarquer que cet "autre" que postule Kant doit certes être "différent de moi" (sans quoi l'accord de nos jugements ne ferait pas grand mystère), mais qu'il doit en réalité l'être "ni trop ni trop peu": "Le jugement que je porte sur Œdipe Roi serait-il ébranlé si une masse de mandarins Tang, Song ou Ming extrêmement raffinés trouvaient la pièce répugnant ? Devrais-je penser du point de vue de Hokusai lorsque je regarde Les Demoiselles d'Avignon ?". La "solution" apparente de Kant réside dans la nécessité (en fait sinon en droit) d'une "éducation du goût" -mais Castoriadis montre bien que cette idée elle-même est proprement impensable (qu'elle pose des problèmes insolubles) dans le cadre d'une philosophie qui, précisément comme celle de Kant, d'une part n'accorde aucune place à l'existence et à la diversité des "institutions imaginaires de la société" (chaque "autre" appartient en réalité à "une communauté social-historique définie et concrète", a été "éduqué" en matière de goût comme en toute autre, par une "tradition" particulière), d'autre part ne reconnaît pas la spécificité de "notre" institution imaginaire, notre tradition et notre histoire (laquelle nous permet d' "apprécier la beauté des sculptures mayas, des peintures chinoises, ou de la musique et de la danse balinaises -tandis que la réciproque n'est pas vraie"). Bref, en l'absence d'une prise en compte conséquente de la dimension social-historique constitutive de toute humanité possible, le recours au point de vue de l'autre "flotte dangereusement entre la vacuité et la tautologie": "Il est vide, si l'autre en question est censé se trouver en n'importe quelle communauté. Il est tautologique, s'il est un appel à notre propre communauté: car alors il n'est jamais qu'un appel à continuer à juger beau ce que nous jugions déjà tel." Finalement, l'évocation kantienne d'une hypothétique "éducation au goût", incompréhensible chez Kant lui-même (car il lui faudrait postuler "a) que la beauté soit déjà là et b) qu'elle soit reconnue justement comme telle"), renvoie à ce que Castoriadis appelle la "clôture cognitive" des mondes social-historiques et nous reconduit, de proche en proche, au "cercle primitif et originaire de la création": "la création présuppose la création" (je ne peux en général juger "beau" ou "juste" ou "vrai" que ce que ma culture/mon éducation/ma société m'a conditionné à reconnaître comme tel)." (pp.99-100)
"Le terme "ensidique" est une contradiction de "ensembliste-identitaire", concept original de Castoriadis qui désigne (en référence à la théorie des ensembles de Cantor) une dimension inéliminable, mais non exclusive, de toute réalité en tant que celle-ci se prête à un traitement de type logico-mathématique: "Par logique ensidique, j'entends la logique qui ne connaît comme relations que l'appartenance, l'inclusion, l'implication entre propositions, la logique des prédicats du premier ordre." (Les Carrefours du Labyrinthe, 5, p.211) ; "Seul l'effort de distinguer à la fois et de penser ensemble la dimension ensidique et la dimension propre imaginaire, ou poïetique, de l'être [...] permet de résoudre certaines apories relatives au temps [...] seul il permet aussi d'élucider l'origine et la situation de la pensée dans la société et l'histoire effectives." (note 1 p.101)
"Après avoir [...] montré les apories insolubles auxquelles conduit la tentative arendtienne de tirer une "philosophie politique" de la théorie kantienne des jugements réfléchissants (ou jugements de goût), Castoriadis en vient à ce qui constitue à ses yeux l'aspect le plus important (et pour ainsi dire le plus prometteur) de la troisième Critique, aspect singulièrement négligé (ou du moins minimisé) dans le commentaire d'Arendt: il s'agit de la "découverte" que "les beaux-arts sont les arts du génie" et que "l'œuvre du génie est une création -bien que Kant lui-même n'emploie pas ce terme". Kant a en effet l'intuition que l'œuvre d'art (en tout cas quand elle procède du "génie") est proprement "nouvelle", et ce non pas "numériquement" mais "essentiellement": elle est un nouvel "eidos" [...] Elle peut pourtant apparaître comme un genre de prototype de deux autres points de vues: 1) "elle se propose en exemple non pas à imiter [...] mais qui appelle une "succession" ou une "continuation" [...] pour que se rejouent le fait et l'exploit de la création" ; 2) elle sert en quelque sorte de "modèle" pour "l'éducation du goût". Dans les deux cas [...] on retrouve le "cercle de la création historique", et "nulle construction "logique" ou "analytique" ne nous permet de sortir de cette situation paradoxale":
"Le chef-d'oeuvre ne peut servir de modèle pour l'éducation du goût que si le goût est assez développé pour reconnaître en lui un chef-d'oeuvre. Et il ne peut servir de modèle pour une reprise de l'acte créateur que s'il est déjà reconnu comme l'incarnation d'un tel acte."
[...] [Kant] reconnaît confusément que la création artistique, comme la réception de la grande oeuvre d'art, ne saurait nullement être "expliquée", que "la fonction "éducative" du nouveau et de l'original est tout à la fois un fait et un paradoxe" et qu'elle est finalement "un exemple du fait et du paradoxe de toute création historique". Bref, la théorie esthétique de Kant l'oblige à aller "au-delà de son approche strictement dualiste" et il est alors au plus près (en reconnaissant à demi-mot que "la beauté est créée") de reconnaître "la création dans l'histoire". Pourtant, deux indices sont tout à fait significatifs et révélateurs du fait que le seuil de cette découverte est certes approché mais non point franchi: 1) Kant, loin d'affirmer que "l'histoire est création", se fait "une idée "exceptionnaliste" de la création: seul le génie crée -et il le fait "comme nature"("nature n'étant ici qu'un "pseudonyme gêné en lieu et place de "Dieu" [...] : 2) la création, à peine reconnue, est "restreinte au domaine -ontologiquement privé de poids- de l'art"."(pp.102-104)
"C'est pourtant avec "l'âge moderne" que vont se déployer toutes les conséquences catastrophiques de l' "oubli" de la politique, et que l'on va assister, selon Arendt, à une véritable "substitution du faire à l'agir" -laquelle plonge encore une fois ses racines dans la philosophie politique platonicienne qui, bien avant l'effondrement "réel" de la polis, substitue déjà "en théorie" le "gouvernement" à l'action et, pensant l'organisation politique "idéale" sur le modèle de la famille, anticipe en quelque sorte l'élargissement moderne du régime de l'oikos à la société entière. En effet, la modernité peut être caractérisée selon Arendt comme "avènement du social" ou de "la société", et cet avènement peut lui-même être compris comme extension progressive, à l'ensemble de la vie humaine, des règles et des objectifs qui présidaient jadis aux seules activités de la sphère privée." (p.113)
"L'extension progressive du domaine "social", la transformation tendanciellement de toutes les activités humaines en "travail", le culte capitaliste de la "productivité" et de la "croissance" illimitée, affectent décisivement le contenu et l'orientation de la "politique" moderne et semblent condamner d'avance les aspirations à une égalité et à une liberté véritables. [...] La "liberté", dans une société de travail, ne peut être qu'une liberté illusoire en tant qu'elle reste localisée "dans un domaine où il est question de choses qui par nature ne peuvent absolument pas être communes à tous, où il est question de vie et de propriété, donc de ce qui est le plus propre à chacun". Cette inaptitude principielle de l'animal laborans à la politique au sens fort semble être confirmée, dit Arendt, "par l'absence remarquable de graves révoltes d'esclaves dans l'Antiquité comme aux temps modernes".
Pourtant, un fait historique massif semble à première vue contredire ce diagnostic: c'est "le rôle soudain et souvent extraordinairement productif qu'ont joué les mouvements ouvriers dans la politique moderne". En effet, écrit Arendt, "depuis les révolutions de 1848 jusqu'à la révolution hongroise de 1956, la classe ouvrière en Europe, formant le seul secteur organisé et par conséquent le secteur dirigeant du peuple, a écrit l'un des chapitres les plus glorieux et sans doute les plus riches de promesses de l'histoire récente". Cependant, ajoute immédiatement la philosophe américaine, il convient de soigneusement distinguer, dans ce qu'on appelle le mouvement ouvrier moderne, "entre objectifs politiques et revendications économiques, entre organisations politiques et syndicales": en bref, les syndicats et les partis traditionnels de la classe ouvrière, en défendant uniquement ses intérêts "économiques", ont toujours cherché (et sont effectivement parvenus) à "incorporer cette classe dans la société moderne" et à ce titre "n'ont jamais été révolutionnaires" ; tandis que les revendications proprement politiques n'ont fait leur apparition qu'en des "moments rares mais décisifs", les moments révolutionnaires eux-mêmes, où "il est apparu brusquement que le peuple, s'il n'était pas mené par les instructions et idéologies officielles d'un parti, avait ses idées sur les possibilités d'un gouvernement démocratique dans les conditions modernes". Ainsi il serait tout à fait trompeur, selon Arendt, d'interpréter les "révolutions" modernes (y compris les révolutions "ouvrières") comme des moments où les "revendications économiques et sociales" sont poussées à "l'extrême": elles incarnent au contraire des moments où la "question sociale" a cédé la place aux questions authentiquement politiques, où les travailleurs ont cessé d'agir comme travailleurs et se sont mis à agir comme citoyens, faisant valoir, à l'instar des conseils révolutionnaires hongrois de 1956, une "proposition politique en vue d'une forme nouvelle de gouvernement". Ainsi Arendt distingue et même oppose le sens et le destin des "syndicats" ouvriers d'une -représentants de "la classe ouvrière en tant que l'une des classes de la société moderne", et qui sont allés "de victoire en victoire" -et du "mouvement politiques du peuple", ayant été systématiquement et tragiquement "vaincu chaque fois qu'il a osé présenter ses revendications propres, distinctes des programmes de parti et des réformes économiques". [...] C'est la contamination funeste des mouvements révolutionnaires par la "question sociale" (qui trouvera son expression idéologique achevée dans le marxisme et l'idéal "socialiste") qui, depuis la révolution française jusqu'à la révolution hongroise, a systématiquement fait obstacle aux aspirations authentiques politiques et démocratiques de la modernité." (pp.117-119)
"Cette opposition arendtienne du social et du politique [est radicalement rejetée par Castoriadis] [...] Si Castoriadis reconnaît que la hiérarchisation des activités humaines proposée par Arendt correspond bel et bien à l' "état d'esprit" des Grecs anciens (qui dévalorisaient effectivement les activités purement productives et considéraient que la liberté ne pouvait s'acquérir qu' "en dehors" du travail proprement dit), il montre d'une part que la démocratie athénienne s'est établie en partie contre cet état d'esprit (en s'autorisant ponctuellement à transformer la matière socio-économique, et ce en vue de permettre une égalité effective dans la sphère politique) et d'autre part que les mouvements démocratiques modernes [...] témoignent d'une radicalisation et d'un élargissement du projet d'autonomie (qui désormais ne s'arrête plus aux limites étroites de la "politique" grecque)." (p.120)
"C'est ce qui ressort [...] des "mesures concrètes" prises par la cité athénienne dès le milieu du Ve siècle, notamment sous l'influence de Périclès, "pour compenser le désavantage des classes les plus pauvres en ce qui concerne la participation à la vie politique: les salaires "dicastiques" puis (au IVe siècle) "ecclésiastiques', c'est-à-dire une indemnité journalière perçue par les citoyens pour participer à un tribunal ou à l'Ekklèsia". Cette indemnité permettait ainsi aux citoyens les plus pauvres, artisans et paysans, de "compenser" la perte financière que représentait pour eux la participation aux assemblées et aux tribunaux. [...] Les démocrates ont cherché explicitement à "corriger" ou "compenser" les inégalités socio-économiques afin que celles-ci ne fassent pas obstacle à la participation politique du plus grand nombre. [...] Ils ont, autrement dit, fait en sorte que l'égalité "formelle" de la démocratie devienne, ou tende à devenir, une égalité "réelle"." (p.123)
"Ainsi, la prise en compte spécifiquement moderne des questions socio-économiques (mais également culturelles, familiales, sexuelles, générationnelles, etc.), l'apparition sur la scène politique de nouveaux acteurs et groupes sociaux naguère exclus de la vie politique (ouvriers, femmes, jeunes, étrangers, etc.) constitue aux yeux de Castoriadis un véritable progrès et doit être interprété, non comme un dévoiement, mais au contraire comme une radicalisation et un élargissement considérable du projet d'autonomie apparu en Grèce il y a vingt-cinq siècles. [...] S'efforçant ainsi de distinguer les deux significations imaginaires centrales de la modernité (autonomie et capitalisme), sans toutefois négliger leur contamination réciproque, Castoriadis parvient à éviter les deux écueils symétriques du progressisme et du déclinisme, auquel n'échappe pas toujours Arendt." (pp.128-129)
-Romain Karsenty, Le germe grec de la démocratie. Castoriadis et Arendt en dialogue, Éditions Kimé, 2022, 139 pages.
"Les Grecs savent très tôt que l'être humain sera ce qu'en feront les nomoï de la polis [...] Ils savent donc qu'il n'y a pas d'être humain qui vaille sans une polis qui vaille."
-C. Castoriadis, "Pouvoir, politique, autonomie", in Le monde morcelé. Les Carrefours du labyrinthe 3, Seuil, Paris, 2000, p.157.
"Platon se retire de la cité, c'est à ses portes qu'il établit une école pour des disciples choisis. [...] Il ne fournit à la cité qui l'a nourri et l'a fait être ce qu'il est rien de ce que tout citoyen lui doit: ni service militaire, ni enfants, ni acceptation des responsabilités publiques. Il calomnie Athènes au degré le plus extrême [...] Il falsifie sciemment l'histoire [...] Il veut établir une cité soustraite au temps et à l'histoire, et gouvernée non pas par son peuple, mais par les "philosophes". Mais il est aussi -et contrairement à toute l'expérience grecque précédente, où les philosophes avaient montré une phronésis, une sagesse dans l'agir, exemplaire- le premier à exhiber cette ineptie essentielle qui depuis lors caractérisa si souvent philosophes et intellectuels face à la réalité politique. Il se veut conseiller du prince, en fait du tyran -cela n'a pas cessé depuis-, et il échoue lamentablement parce que lui, le fin psychologue et l'admirable portraitiste, prend les vessies pour des lanternes et le tyran Denys de Syracuse pour un roi-philosophe en puissance, comme, vingt-trois siècles plus tard, Heidegger prendra Hitler et le nazisme pour les incarnations de l'esprit du peuple allemand et de la résistance historiale contre le règne de la technique. C'est Platon qui inaugure l'ère des philosophes qui s'extraient de la cité mais, en même temps, possesseurs de la vérité, veulent lui dicter des lois en pleine méconnaissance de la créativité instituante du peuple, et, qui, impuissants politiquement, ont pour suprême ambition de devenir conseillers du prince."
-C. Castoriadis, "Les intellectuels et l'histoire", in Les Carrefours du labyrinthe 3, pp.130-131.
"Tout homme a sa propre doxa, sa propre ouverture au monde, et Socrate par conséquent doit toujours commencer par interroger ; il ne peut pas savoir à l'avance quelle sorte de dokei moi, c'est-à-dire quelle sorte de ce-qui-m'apparaît, l'autre détient. Il doit s'assurer de la position de l'autre dans le monde commun. Toutefois, de même que personne ne peut savoir à l'avance la doxa, de même personne ne peut-il savoir par soi-même et sans un surcroît d'effort la vérité inhérente à sa propre opinion. Socrate voulait faire ressortir cette vérité que chacun détient potentiellement. Pour filer sa propre métaphore de la maïeutique, nous pourrions dire : Socrate voulait rendre la cité plus véridique en accouchant chacune de ses vérités. La méthode pour y parvenir est dialegsthai, discuter d'une question en allant au fond des choses, mais cette dialectique produisait la vérité non pas en détruisant la doxa ou opinion, mais au contraire en révélant la doxa dans sa propre véracité. Le rôle du philosophe alors n'est pas d'être roi dans la cité, mais d'être son "taon", pas plus qu'il ne consiste à dire des vérités philosophiques aux citoyens, mais bien plutôt à faire en sorte de rendre les citoyens plus véridiques. La différence avec Platon est décisive: Socrate eut moins la volonté d'éduquer les citoyens que celle d'améliorer leurs doxai, qui constituaient la vie politique à laquelle il prenait part lui aussi. Pour Socrate, la maïeutique était une activité politique, une recherche de concessions mutuelles, fondées sur un principe de stricte égalité, mais dont les fruits ne pouvaient être mesurés à l'aune du résultat consistant à aboutir à telle ou telle vérité générale. Et c'est donc de toute évidence toujours dans la tradition socratique que les premiers dialogues de Platon s'achèvent souvent de manière aporétique, sans résultat net. Le fait d'avoir discuté de quelque chose de fond en comble, d'avoir parlé de quelque chose, soit de la doxa de quelque citoyen, semblait constituer en soi un résultat suffisant." (p.45)
-H. Arendt, "Socrate", in Qu'est-ce que la politique ?, pp.64-65.