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    Giorgio Israel, Le jardin au noyer. Pour un nouveau rationalisme

    Johnathan R. Razorback
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    Giorgio Israel, Le jardin au noyer. Pour un nouveau rationalisme	 Empty Giorgio Israel, Le jardin au noyer. Pour un nouveau rationalisme

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 6 Jan - 16:59



    "Le processus d'introduction de la technique et de la technologie dans la guerre a vu les scientifiques jouer un rôle de plus en plus important, jusqu'à en devenir les protagonistes au cours de la Deuxième Guerre mondiale.

    Déjà, depuis la fin du XVIIe siècle, l'application des méthodes géométriques à la construction des châteaux forts était un art répandu, dans lequel le maréchal de France Sébastien de Vauban, « commissaire général des fortifications», était maître.
    Au XVIIIe siècle, l'usage de la géométrie était largement répandu dans la conception de châteaux forts censés être, dans la mesure du possible, inattaquables, non seulement du point de vue de leurs techniques de construction, mais aussi en ce sens que l'ennemi, pour pouvoir les atteindre, était contraint de s'installer sur des positions où il devenait une cible aisée pour les assiégés.

    À la fin du XVIIIe siècle, une nouvelle branche de la géométrie était désormais constituée, la géométrie descriptive, qui s'était formée et se développait de pair, non seulement avec les techniques architectoniques et artistiques, mais aussi avec des techniques militaires. Et ce n'est pas un hasard si la géométrie descriptive, systématisée par le mathématicien français Gaspard Monge, représentant du mouvement révolutionnaire jacobin puis collaborateur influent de Napoléon, était l'une des matières fondamentales à l'École polytechnique de Paris, école supérieure militaire à la prestigieuse orientation scientifique. Bon nombre de scientifiques parmi les plus grands de l'époque enseignèrent au cours du XIXe siècle dans cette école, qui est encore l'une des plus prestigieuses institutions scientifiques mondiales. Elle a fourni un modèle pour les Écoles polytechniques qui se sont diffusées partout en Europe, institutions militaires par leur statut mais qui se consacraient à l'enseignement et à la recherche techniques, en s'appuyant sur les théories scientifiques les plus avancées.

    L'exemple des Écoles polytechniques est significatif. En effet, la Révolution française représente le premier cas historique d'une intervention de la science dans le progrès technique de la société en raison d'exigences militaires. La nécessité de défendre la nouvelle République contre la réaction des monarchies européennes entraîna une mobilisation directe des scientifiques qui s'impliquèrent frénétiquement dans les directions les plus variées.

    Nous avons fait mention de la géométrie descriptive et des théories concernant les fortifications et la balistique, mais les scientifiques français de l'époque de la Révolution travaillaient dans beaucoup d'autres domaines. De nouvelles techniques furent introduites pour l'extraction du salpêtre, qui sert à fabriquer la poudre à canon, et pour la production de l'acier. On peut même affirmer que l'industrie chimique moderne trouve son origine dans ces applications. L'emploi des montgolfières comme moyen d'observation et de communication conduisit à l'invention d'une nouvelle méthode de production du gaz hydrogène. On alla jusqu'à projeter un premier télégraphe rudimentaire." (pp.15-17)

    "Rappelons le cas du mathématicien Vito Volterra, sans doute le scientifique le plus illustre de cette époque. Avec l'entrée en guerre de l'Italie aux côtés des Alliés, Volterra, à l'âge de cinquante-cinq ans, s'engagea dans le corps des ingénieurs pour s'occuper de questions de calcul concernant le tir des canons portés par dirigeables, ainsi que d'autres problèmes techniques et scientifiques relatifs à la guerre aérienne et aux tirs d'artillerie. Les résultats concrets furent finalement insignifiants, mais ils donnèrent quand même l'idée de fonder un Bureau des inventions et recherches qui, dans un premier temps, ne s'occupa que des applications des résultats des recherches scientifiques à la guerre, et que Volterra présida. Ensuite, ce bureau fut transformé en un Comité de recherche qui devint le premier noyau du Centre national de recherche scientifique actuel, fondé en 1923." (p.19)

    "Un autre domaine de recherche fondamental a été la balistique, dont le but était avant tout de perfectionner le tir terrestre, aérien et surtout antiaérien. Dans ce domaine, le grand scientifique Norbert Wiener, le fondateur de la cybernétique, apporta une contribution importante en introduisant des techniques probabilistes pour optimiser le tir sur une cible en mouvement. Dans ces applications, le calcul numérique jouait un rôle important ; le perfectionnement des méthodes de calcul et surtout la création de grands ordinateurs par le mathématicien d'origine hongroise John von Neumann, ont représenté un vrai tournant. L'ordinateur a été le grand protagoniste des applications militaires de la science. Non seulement il était indispensable pour l'amélioration des techniques de tir, mais il devint aussi un instrument fondamental dans les prévisions météorologiques. L'importance de la météorologie pendant la Deuxième Guerre mondiale est bien connue : elle a été décisive pour le choix du jour du débarquement des Alliés en Normandie, le fameux « jour J ». Le calcul automatique s'avéra également très important pour bon nombre de questions d'organisation et de planification dans le cadre de la gestion administrative et industrielle et jusque dans des problèmes particuliers tels que l'optimisation de l'alimentation des troupes. Ces domaines sont, à leur tour, à l'origine d'une nouvelle branche de la recherche mathématique, la programmation linéaire, développée par George Dantzig et par von Neumann, qui trouva, après la fin de la guerre, de nombreuses applications dans le domaine de l'économie et de la gestion industrielle." (pp.21-22)

    "Le scénario proposé par le même Stanley Kubrick quelques années plus tard, en 1968, dans 2001: l'Odyssée de l'espace, est très différent. Les thèmes de ce superbe film sont nombreux, mais nous intéresse ici celui de la technologie. L'os manié comme un bâton, par lequel un anthropoïde découvre la possibilité de tuer plus facilement ses semblables, se transforme en un vaisseau spatial, en symbolisant ainsi le processus de transformation des objets matériels par les hommes, jusqu'aux découvertes techniques les plus avancées. Le film raconte l'histoire d'un vaisseau lancé dans un très long voyage interplanétaire et doté d'un ordinateur, HAL 9 000, tellement puissant et sophistiqué qu'il a des réactions psychologiques et caractérielles de type humain. Mais bientôt l'appareil, planifié à l'origine pour servir les astronautes de la manière la plus efficace et la plus « intelligente » qui soit, fait un usage imprévu des capacités psychologiques dont il est doué, en manifestant des « sentiments » (envie, jalousie, orgueil) qui le mènent à une véritable insoumission, et jusqu'à tuer presque tous les astronautes.

    Ici, la nature profonde de la catastrophe est très différente de celle décrite dans Le Docteur Folamour. Elle n'est pas provoquée par un appareil destructif inventé par l'homme ou par un usage pervers de cet appareil, mais plutôt par la direction totalement imprévue prise par son fonctionnement. Le thème nouveau est celui de la perte du contrôle, le cauchemar d'une technologie qui se révèle capable d'entraîner des effets imprévus et contraires à ceux, exclusivement bénéfiques, en vue desquels elle avait été planifiée. Le risque apparaît que la science et la technologie engendrent des effets potentiellement pervers et nocifs pour l'homme. Certes, c'est toujours l'homme qui est accusé, pour avoir planifié et mis en œuvre le processus, mais en un sens très différent et de manière plus subtile: l'homme n'agit pas ici comme un criminel irresponsable et brutal, mais plutôt comme un apprenti sorcier, à savoir comme quelqu'un qui a déchaîné des forces trop grandes et incontrôlables, et dont il croyait superficiellement connaître et pouvoir maîtriser les effets au moyen de sa science. Mais cette science se révèle insuffisante et se transforme par là en un facteur de destruction, pour des raisons et par des mécanismes inconnus ou mal compris.

    C'est ce même thème, présenté sans être pleinement développé dans ce film, qui revient de manière beaucoup plus claire et plus explicite dans le roman de Michael Crichton Jurassic Park, et dans le film que Steven Spielberg en a tiré. Les scientifiques qui ont régénéré les dinosaures à travers d'adroites manipulations génétiques, et qui croient avoir prévenu le risque qu'ils se reproduisent en n'utilisant que du matériel génétique féminin, n'ont pas prévu que les ruses de la vie sont infinies : le processus leur échappe et devient tout à fait incontrôlable. Comme dans Le Docteur Folamour, il y a dans Jurassic Park un personnage « irresponsable » qui engage le processus catastrophique - dans le premier cas en appuyant sur le bouton atomique, dans le deuxième en désactivant le filet électrique qui bloque les monstres - mais les événements sont d'une nature très différente. Dans le premier film, il existe au moins quelqu'un, le [Docteur Folamour, qui est heureux d'assister à la réalisation de ce que sa science avait rigoureusement planifié et prévu. Dans Jurassic Park, le déclenchement des événements catastrophiques donne avant tout l'occasion de comprendre que la nature et la vie sont trop complexes et imprévisibles pour pouvoir être ramenées à des lois simples et déterminées et pour pouvoir, à partir de là, être contrôlées.

    D'ailleurs, ce thème est un leitmotiv du livre de Crichton. [...] Il insiste sur le fait que l'idée d'un univers-machine, régi par des lois simples qui permettent une prévision parfaite de son comportement, est un idéal ancien et rassurant qui se trouve à la base de la science depuis Galilée et Newton mais qui est maintenant usé jusqu'à la corde. Comme le remarque Crichton, la prétention de la science à pouvoir maîtriser n'importe quel phénomène du cosmos, au motif qu'il est régi par des lois simples et universelles, « s'est inexorablement effondrée » dans notre siècle et c'est de là que naissent les cauchemars de catastrophe qui nous empoisonnent la vie dans cette fin de millénaire. Il accuse explicitement la prétention du contrôle, considérée comme un trait distinctif de l'idéologie scientiste ou plutôt de la science tout court, et il suggère que, par rapport aux problèmes contemporains, elle joue à peu près le même rôle négatif qu'avaient joué les visions médiévales pendant la période de leur déclin." (pp.28-30)
    -Giorgio Israel, Le jardin au noyer. Pour un nouveau rationalisme, Seuil, 2000, 280 pages.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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