« Il ne faut jamais, en aucun cas, craindre l’immaturité des électeurs : cela est brutalement paternaliste ; c’est le même raisonnement que font les censeurs et les magistrats quand ils considèrent que le public n’est pas « mur » pour voir certaines œuvres. » (p.60)
« Toutes les religions du monde sont profondément semblables. » (p.64)
« La notion d’ « individu » est par essence contradictoire et inconciliable avec les exigences de la consommation. Il faut détruire l’individu. » (p.66)
« L’interprétation purement pragmatique (sans amour) des actions humaines dérive […] de cette absence de culture, ou, à tout le moins, de cette culture purement formelle et pratique. Une telle absence de culture devient, elle aussi, une offense à la dignité humaine quand elle se manifeste explicitement comme mépris de la culture moderne et, par ailleurs, n’exprime que la violence et l’ignorance d’un monde répressif comme totalité. » (p.68)
« Il y a toujours eu des élites. » (p.87)
p.94-95.
« N’est-ce pas le bonheur qui compte ? N’est-ce pas pour le bonheur qu’on fait la révolution ? » (p.96)
« Dans la vie publique, il y a des moments tragiques ou, pire encore, sérieux, dans lesquels il faut trouver la force de jouer. Il n’y a pas d’autre solution. » (p.108)
« Dans la tristesse de Paul VI (je me réfère à son discours historique de la fin de l’été à Castelgandolfo), j’ai senti la même chose : d’abord un accent de douleur et de désillusion « méritées », face au déclin d’une grandiose instance du pouvoir, et un autre, plus souterrain, de douleur vraie et sincère, c’est-à-dire religieuse et chargée de possibilités d’avenir.
Quelles sont ces possibilités d’avenir ?
Avant tout la distinction radicale entre Église et État. J’ai toujours été étonné et même, à vrai dire, profondément indigné par l’interprétation cléricale de cette phrase du Christ : « Donnez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu » : une interprétation dans laquelle se sont concentrées toute l’hypocrisie et toute l’aberration qui ont caractérisé l’Église de la Contre-Réforme. Elle a fait passer –quelque monstrueux que cela puisse sembler- pour modérée, cynique et réaliste une phrase du Christ qui, à l’évidence, était radicale, extrémiste et parfaitement religieuse. Le Christ ne pouvait en effet aucunement vouloir dire : « Fais plaisir aux uns et aux autres, ne t’occupe pas de politique, concilie les avantages de la vie sociale avec le caractère absolu de la vie religieuse, ménage la chèvre et le chou, etc. » Au contraire, le Christ –en parfaite cohérence avec toute sa prédication- ne pouvait que vouloir dire : « Distingue nettement César et Dieu ; ne les confonds pas ; ne les fais pas coexister dans ton cœur par indifférentisme, en prenant pour excuse de pouvoir ainsi mieux servir Dieu ; « ne les concilie pas » : souviens-toi bien que mon « et » est disjonctif, qu’il crée deux univers qui ne communiquent pas, ou, si c’est le cas, pour contraster l’un avec l’autre ; en somme, je le répète, ils sont « inconciliables ». » En posant cette dichotomie extrémiste, le Christ pousse et invite à une opposition éternelle à César, même si elle doit être non-violente (à la différence de celle des zélotes).
La seconde nouveauté religieuse qui s’annonce pour l’avenir est la suivante. Jusqu’à présent, l’Église a été l’Église d’un univers paysan, qui a enlevé au christianisme son seul aspect original par rapport à toutes les autres religions, le Christ. Dans l’univers paysan, le Christ a été assimilé à l’un des milles Adonis ou des mille Proserpine existants qui ignoraient le temps réel, c’est-à-dire l’histoire. Le temps des dieux agricoles semblables au Christ était un temps « sacré » ou « liturgique » dont comptait le caractère cyclique, l’éternel retour.
Le temps de leur naissance, de leur action, de leur mort, de leur descente aux enfers et de leur résurrection était un temps paradigmatique sur lequel, périodiquement, le temps de la vie se modelait en le réactualisant.
Tout au contraire, le Christ a accepté le temps « unilinéaire », c’est-à-dire ce que nous appelons l’histoire. Il a brisé la structure circulaire des vieilles religions et parlé d’une « fin » et non d’un « retour ». Mais, je le répète, pendant deux millénaires, le monde paysan a continué d’assimiler le Christ à ses vieux modèles mythiques ; il en a fait l’incarnation d’un principe axiologique qui donnait un sens au cycle des cultures. La prédication du Christ n’a pas eu beaucoup d’importance. Pendant des siècles, seules les élites vraiment religieuses de classe dominante ont compris la vraie signification du Christ. Mais l’Église –qui était l’Église officielle de la classe dominante- a toujours accepté l’équivoque, car elle ne pouvait pas exister en dehors des masses paysannes.
A présent, d’un seul coup, la campagne a cessé d’être religieuse. Mais, par compensation, la ville commence à l’être. D’agricole, le christianisme se fait urbain. Une caractéristique de toutes les religions urbaines –et donc des élites des classes dominantes- est la substitution (chrétienne) de la fin au retour : du mysticisme sotériologique à la pietas rustique. Par conséquent, une religion urbaine est, en tant que schème, infiniment plus capable de recevoir le modèle du Christ que n’importe quelle religion paysanne. » (p.128)
« Je suis un intellectuel, un écrivain, qui s’efforce de suivre tout ce qui se passe, de connaître tout ce que l’on écrit à ce propos, d’imaginer tout ce que l’on ne sait pas ou que l’on tait ; qui met en relation des faits même éloignés, qui rassemble les morceaux désorganisés et fragmentaires de toute une situation politique cohérente et qui rétablit la logique là où semblent régner l’arbitraire, la folie et le mystère.
Tout cela fait partie de mon métier et de l’instinct de mon métier. » (p.133)
« Il n’y a pas que le pouvoir : il y a aussi une opposition au pouvoir. » (p.134)
« Je crois à la politique, aux principes « formels » de la démocratie, au parlement et aux partis. Le tout, naturellement, à travers mon optique particulière, qui est celle d’un communiste. » (p.137)
« Il faut se demander ce qui est le plus scandaleux : la provocante obstination à rester au pouvoir des dignitaires, ou l’apolitique passivité du pays qui accepte leur présence. » (p.197)
« Ce n’est pas un changement d’époque que nous vivons, mais une tragédie. Ce qui nous bouleverse, ce n’est pas la difficulté de nous adapter à une époque nouvelle, mais une inguérissable douleur semblable à celle qu’ont dû éprouver les mères qui voyaient leurs fils partir pour émigrer, en sachant qu’elles ne le reverraient jamais plus. La réalité nous lance un regard de victoire, intolérable : son verdict est que tout ce que nous avons aimé nous est enlevé à jamais. » (p.204)
« La quantité de choses que nous ne savons pas est immense, pratiquement illimitée ; on a l’habitude de poser sur ce manque une petite quantité de connaissances et d’informations que nous croyons être notre culture. » (p.232)
« On peut donner de l’Amour sans Foi ni Espérance. » (p.242)
-Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires, Flammarion, coll. champ.arts, 1976 (1975 pour la première édition italienne), 281 pages.
« Toutes les religions du monde sont profondément semblables. » (p.64)
« La notion d’ « individu » est par essence contradictoire et inconciliable avec les exigences de la consommation. Il faut détruire l’individu. » (p.66)
« L’interprétation purement pragmatique (sans amour) des actions humaines dérive […] de cette absence de culture, ou, à tout le moins, de cette culture purement formelle et pratique. Une telle absence de culture devient, elle aussi, une offense à la dignité humaine quand elle se manifeste explicitement comme mépris de la culture moderne et, par ailleurs, n’exprime que la violence et l’ignorance d’un monde répressif comme totalité. » (p.68)
« Il y a toujours eu des élites. » (p.87)
p.94-95.
« N’est-ce pas le bonheur qui compte ? N’est-ce pas pour le bonheur qu’on fait la révolution ? » (p.96)
« Dans la vie publique, il y a des moments tragiques ou, pire encore, sérieux, dans lesquels il faut trouver la force de jouer. Il n’y a pas d’autre solution. » (p.108)
« Dans la tristesse de Paul VI (je me réfère à son discours historique de la fin de l’été à Castelgandolfo), j’ai senti la même chose : d’abord un accent de douleur et de désillusion « méritées », face au déclin d’une grandiose instance du pouvoir, et un autre, plus souterrain, de douleur vraie et sincère, c’est-à-dire religieuse et chargée de possibilités d’avenir.
Quelles sont ces possibilités d’avenir ?
Avant tout la distinction radicale entre Église et État. J’ai toujours été étonné et même, à vrai dire, profondément indigné par l’interprétation cléricale de cette phrase du Christ : « Donnez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu » : une interprétation dans laquelle se sont concentrées toute l’hypocrisie et toute l’aberration qui ont caractérisé l’Église de la Contre-Réforme. Elle a fait passer –quelque monstrueux que cela puisse sembler- pour modérée, cynique et réaliste une phrase du Christ qui, à l’évidence, était radicale, extrémiste et parfaitement religieuse. Le Christ ne pouvait en effet aucunement vouloir dire : « Fais plaisir aux uns et aux autres, ne t’occupe pas de politique, concilie les avantages de la vie sociale avec le caractère absolu de la vie religieuse, ménage la chèvre et le chou, etc. » Au contraire, le Christ –en parfaite cohérence avec toute sa prédication- ne pouvait que vouloir dire : « Distingue nettement César et Dieu ; ne les confonds pas ; ne les fais pas coexister dans ton cœur par indifférentisme, en prenant pour excuse de pouvoir ainsi mieux servir Dieu ; « ne les concilie pas » : souviens-toi bien que mon « et » est disjonctif, qu’il crée deux univers qui ne communiquent pas, ou, si c’est le cas, pour contraster l’un avec l’autre ; en somme, je le répète, ils sont « inconciliables ». » En posant cette dichotomie extrémiste, le Christ pousse et invite à une opposition éternelle à César, même si elle doit être non-violente (à la différence de celle des zélotes).
La seconde nouveauté religieuse qui s’annonce pour l’avenir est la suivante. Jusqu’à présent, l’Église a été l’Église d’un univers paysan, qui a enlevé au christianisme son seul aspect original par rapport à toutes les autres religions, le Christ. Dans l’univers paysan, le Christ a été assimilé à l’un des milles Adonis ou des mille Proserpine existants qui ignoraient le temps réel, c’est-à-dire l’histoire. Le temps des dieux agricoles semblables au Christ était un temps « sacré » ou « liturgique » dont comptait le caractère cyclique, l’éternel retour.
Le temps de leur naissance, de leur action, de leur mort, de leur descente aux enfers et de leur résurrection était un temps paradigmatique sur lequel, périodiquement, le temps de la vie se modelait en le réactualisant.
Tout au contraire, le Christ a accepté le temps « unilinéaire », c’est-à-dire ce que nous appelons l’histoire. Il a brisé la structure circulaire des vieilles religions et parlé d’une « fin » et non d’un « retour ». Mais, je le répète, pendant deux millénaires, le monde paysan a continué d’assimiler le Christ à ses vieux modèles mythiques ; il en a fait l’incarnation d’un principe axiologique qui donnait un sens au cycle des cultures. La prédication du Christ n’a pas eu beaucoup d’importance. Pendant des siècles, seules les élites vraiment religieuses de classe dominante ont compris la vraie signification du Christ. Mais l’Église –qui était l’Église officielle de la classe dominante- a toujours accepté l’équivoque, car elle ne pouvait pas exister en dehors des masses paysannes.
A présent, d’un seul coup, la campagne a cessé d’être religieuse. Mais, par compensation, la ville commence à l’être. D’agricole, le christianisme se fait urbain. Une caractéristique de toutes les religions urbaines –et donc des élites des classes dominantes- est la substitution (chrétienne) de la fin au retour : du mysticisme sotériologique à la pietas rustique. Par conséquent, une religion urbaine est, en tant que schème, infiniment plus capable de recevoir le modèle du Christ que n’importe quelle religion paysanne. » (p.128)
« Je suis un intellectuel, un écrivain, qui s’efforce de suivre tout ce qui se passe, de connaître tout ce que l’on écrit à ce propos, d’imaginer tout ce que l’on ne sait pas ou que l’on tait ; qui met en relation des faits même éloignés, qui rassemble les morceaux désorganisés et fragmentaires de toute une situation politique cohérente et qui rétablit la logique là où semblent régner l’arbitraire, la folie et le mystère.
Tout cela fait partie de mon métier et de l’instinct de mon métier. » (p.133)
« Il n’y a pas que le pouvoir : il y a aussi une opposition au pouvoir. » (p.134)
« Je crois à la politique, aux principes « formels » de la démocratie, au parlement et aux partis. Le tout, naturellement, à travers mon optique particulière, qui est celle d’un communiste. » (p.137)
« Il faut se demander ce qui est le plus scandaleux : la provocante obstination à rester au pouvoir des dignitaires, ou l’apolitique passivité du pays qui accepte leur présence. » (p.197)
« Ce n’est pas un changement d’époque que nous vivons, mais une tragédie. Ce qui nous bouleverse, ce n’est pas la difficulté de nous adapter à une époque nouvelle, mais une inguérissable douleur semblable à celle qu’ont dû éprouver les mères qui voyaient leurs fils partir pour émigrer, en sachant qu’elles ne le reverraient jamais plus. La réalité nous lance un regard de victoire, intolérable : son verdict est que tout ce que nous avons aimé nous est enlevé à jamais. » (p.204)
« La quantité de choses que nous ne savons pas est immense, pratiquement illimitée ; on a l’habitude de poser sur ce manque une petite quantité de connaissances et d’informations que nous croyons être notre culture. » (p.232)
« On peut donner de l’Amour sans Foi ni Espérance. » (p.242)
-Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires, Flammarion, coll. champ.arts, 1976 (1975 pour la première édition italienne), 281 pages.