"Pourquoi ai-je accepté d’écrire pour Tempo la présente rubrique ? C’est plutôt une question que je me pose à moi-même, et non un prétexte pour répondre par avance à ceux qui, amis ou ennemis, me la poseront. Il y a plusieurs raisons : la première est le besoin personnel de bouder l’enseignement de Bouddha. Bouddha enseigne le détachement des choses (pour le dire à l’occidentale) et le désengagement (si je poursuis dans le gris langage occidental) : deux choses qui sont dans ma nature. Mais il y a précisément en moi un irrésistible besoin de contredire ma nature. Naturellement, ce besoin de me contredire a, lui aussi, besoin de justifications. Le pourvoyeur de ces justifications, c’est : l’ensemble de mon conformisme, lui-même, du reste, bien difficile à définir, étant un phénomène au caractère (maudit soit-il) composite et ambigu (son équivalent partiel le plus proche serait peut-être le conformisme communiste, tel qu’il a existé dans l’après-guerre : une chose, donc, presque aussi lointaine que mon enfance).
« Eh bien, nous y voilà : je me refuse, précisément, à adopter un comportement de personnes publiques. »
Les justifications, en tout cas, que me dicte mon énigmatique conformisme — concernant le présent engagement hebdomadaire auquel j’ai souscrit — sont toutefois très simples : je me justifie en invoquant la nécessité « civile » d’intervenir dans la petite monnaie de la lutte quotidienne afin de proclamer ce qui, selon moi, constitue une forme de vérité. Je précise tout de suite qu’il ne s’agit pas d’une vérité affirmative, mais plutôt d’une attitude, d’un sentiment, d’une dynamique, d’une praxis, presque d’une gestualité : celle-ci ne peut donc échapper à nombre d’erreurs, ni même peut-être à quelques sottises (sur cet aveu, je vois déjà le sourire ironique des journalistes, mes nouveaux collègues désormais). Je sais confusément que par mon œuvre littéraire et cinématographique je suis, pour ainsi dire, commis d’office dans le rang des personnes publiques. Eh bien, nous y voilà : je me refuse, précisément, à adopter un comportement de personnes publiques. Si j’ai obtenu quelque autorité, pour des raisons plus ou moins bonnes, à travers mon œuvre, je viens ici la remettre entièrement en discussion — comme, du reste, j’ai toujours cherché à le faire. On pourra dire que mes efforts sont vains, que certains types de pouvoir, une fois acquis, se doivent d’être conservés, qu’il est impossible d’en démissionner, et qu’en conséquence de quoi, ayant obtenu un certain pouvoir de prestige fût-il limité et discutable (à travers des poèmes, des romans, des films et des essais linguistiques et sémiologiques écrits en honnête homme), j’appartiens fatalement à l’ordre d’une « AUTORITÉ » indifférenciée ; ni plus ni moins que celui qui l’a recherchée volontairement : un bureaucrate, un homme politique, un colonel de gendarmerie, un professeur, un industriel. Un jeune homme qui découvre aujourd’hui le monde (culturel) ne peut pas ne pas me percevoir comme investi de cette espèce d’AUTORITÉ paternelle qui le surplombe. Eh bien, je me refuse à admettre cela.
Voilà pourquoi cette rubrique — selon mes intentions du moins — n’aura aucune autorité, et pourquoi je n’aurai aucun scrupule à l’écrire : je veux dire aucune crainte de me contredire ou de ne pas me protéger suffisamment. Cela étant dit, je suppose que se trouve clarifiée du même coup la raison pour laquelle j’ai voulu intituler ces pages hebdomadaires « Le Chaos », sous-titrées idéalement : « Contre la terreur ». De fait, l’autorité est toujours la terreur, même quand elle est douce. Un père dit avec douceur et en bon camarade à son cadet : « Ne marche pas sur les plates-bandes ! » : et bien, ce commandement négatif viendra s’ajouter à l’ensemble des commandements négatifs qui règlent le comportement de cet enfant ; si bien que la bonne éducation étant en grande partie fondée su une série de règles négatives est, par nature, terroriste ; en effet, celle-ci, pour indemniser en quelque sorte les sacrifices de l’obéissance, se transforme immédiatement en un droit au nom du quel l’enfant bien élevé, une fois grand, exercera ses propres chantages à la morale. J’ai tiré de mon exemple du livre Cœur, du Talmud du monde bourgeois : qui est, de quelque manière, le monde. Mais il existe des terrorismes, clérico-fascistes, à la droite de ce monde. Et des terrorismes à sa gauche. Je ne parle pas seulement du terrorisme stalinien (partage du « marxisme parfait » à la mode chez les jésuites rouges des années cinquante), mais aussi du terrorisme de la nouvelle gauche (le snobisme extrémiste de certains adeptes du PSIUP [Parti socialiste italien d’unité prolétarienne] est la pire des choses qu’ait produite la bourgeoisie italienne après le fascisme).
Je ne suis pas un qualunquiste [un indifférent, un individu dégagé, apolitique, ndlr], et je n’aime pas non plus la position de ceux qui se proclament (hypocritement) indépendants. Si je suis indépendant, je le suis avec colère, douleur et humiliation : non pas par apriorisme, avec la tranquille assurance des puissances, mais contraint et forcé. Et si donc je me prépare, dans cette rubrique à la marge de mon activité d’écrivain, à lutter comme je peux, avec toute mon énergie contre toute forme de terreur, c’est en réalité parce que je suis seul. Je ne suis ni apolitique ni indépendant : je suis seul. C’est cette solitude, d’ailleurs, qui me garantit une certaine objectivité, fût-elle extravagante et contradictoire. Il n’y a pas derrière moi quelqu’un pour me soutenir, quelqu’un avec qui j’aurais des intérêts communs à défendre. Le lecteur sait certainement que je suis communiste : mais il sait aussi que mes rapports de compagnons de route avec le PCI [Parti communiste d’Italie] n’impliquent aucun engagement réciproque (nos rapports sont même plutôt tendus : je compte autant d’adversaires parmi les communistes que parmi les bourgeois, etc.). Si j’ai quelques sympathies politiques (un certain radicalisme — mais pas vraiment celui de l’Espresso [périodique italien de gauche, ndlr] — d’un côté, et une certaine Nouvelle Gauche catholique, qui est en train de se profiler, beaucoup plus sous le signe de Don Milani [prêtre et éducateur catholique italien qui œuvrait pour les plus démunis, ndlr] que de Jean XXIII), ce sont là des sympathies qui n’impliquent aucun pacte ni aucun compromis.
Reste l’éditeur de ce journal qui, bien sûr, est un capitaliste. Mais pas plus tard qu’hier, grâces lui soient rendues, un étudiant marocain, un des chefs du mouvement du « 22 mai », m’a dit qu’il fallait profiter du type de production existant, tant qu’on n’en connaîtrait pas d’autre. Du reste, nous autres pouvons lire Marx et Lénine parce qu’ils sont publiés par des éditeurs capitalistes bourgeois. Personnellement, je me comporte donc avec Tofanelli, le directeur de ce journal, et Palazzi, l’éditeur, comme on se comporte avec des amis : en dehors des rapports personnels pourtant, je me réserve le droit de me comporter avec eux cyniquement. Un lecteur qui m’aurait suivi jusqu’ici avec un peu d’attention sera surpris par ce : « cyniquement », qui n’a rien à voir avec ce que j’ai dit jusqu’à maintenant, ni surtout avec le sentiment attaché à mes paroles. En effet, je ne suis pas cynique, en aucune manière : et ma volonté à être carrément cynique a quelque chose de comique tant elle est disproportionnée et incompatible avec ma personnalité.
C’est que cet adverbe « cyniquement » renvoie à mon comportement public, et non personnel : il est une affirmation idéologique : je profite des structures capitalistes pour m’exprimer : et je le fais, donc, cyniquement (envers les figures publiques de mes « patrons », pas envers leur identité personnelle). L’autre chose que je voudrais ajouter en guise de préface à cette série d’interventions que je m’apprête à écrire est la suivante : mes paroles seront souvent violemment tournées contre la bourgeoisie ; cela constituera même le thème central de mon discours hebdomadaire. Et je sais très bien que le lecteur sera « déconcerté » (c’est comme cela qu’il faut dire ?) par une telle fureur de ma part ; en fait, les choses seront claires quand j’aurai précisé que par bourgeoisie je n’entends pas tant une classe sociale qu’une pure et simple maladie. Une maladie très contagieuse ; c’est si vrai qu’elle a contaminé presque tous ceux qui la combattent, des ouvriers du Nord aux ouvriers immigrés du Sud, en passant par les bourgeois d’opposition, et les « solitaires » (comme moi). Le bourgeois — disons-le par un mot d’esprit — est un vampire, qui n’est pas en paix tant qu’il n’a pas mordu le cou de sa victime pour le pur plaisir, naturel et familier, de la voir devenir pâle, triste, laide, sans vie, tordue, corrompue, inquiète, culpabilisée, calculatrice, agressive, terrorisante, comme lui.
Combien d’ouvriers, combien d’intellectuels, combien d’étudiants se sont fait mordre, pendant la nuit, par ce vampire et sont sur le point de devenir eux aussi, sans le savoir, des vampires ! Le moment est donc venu de reconnaître qu’il n’est pas suffisant de considérer la bourgeoisie comme une classe sociale, mais comme une maladie ; désormais, la considérer comme une classe sociale est même idéologiquement et politiquement une erreur (et cela même à travers les instruments du marxisme-léninisme le plus pur et le plus intelligent). De fait, l’histoire de la bourgeoisie — au travers d’une civilisation technologique, que ni Marx ni Lénine ne pouvaient prévoir — s’apprête aujourd’hui, concrètement, à coïncider avec la totalité de l’histoire mondiale. Est-ce un mal, est-ce un bien ? Ni l’un ni l’autre, me semble-t-il, je ne veux pas rendre d’oracles. C’est simplement une donnée de fait. Cependant, je pense qu’il est nécessaire de prendre conscience du mal bourgeois, afin d’intervenir efficacement sur ce fait, et de contribuer à le rendre plus positif que négatif.
Depuis ma solitude de citoyen, je chercherai donc à analyser cette bourgeoisie en tant que mal où qu’elle se trouve, autrement dit, désormais, presque partout (ceci étant une façon « vivante » de dire que le « mystère » bourgeois est en mesure d’absorber toute contradiction ; ou plutôt qu’il crée lui-même les contradictions, comme le dit Lukacs, pour survivre, en se dépassant). Un symptôme indiscutable de la présence du mal bourgeois est justement le terrorisme, moral et idéologique, y compris sous ses formes ingénues (par exemple, entre étudiants). Je me lance aussi, je le sais, dans une entreprise ingrate et désespérée ; mais il est naturel, il est fatal, par ailleurs, que, dans une civilisation dans laquelle un geste, une accusation, une prise de position compte plus qu’un travail littéraire de plusieurs années, un écrivain choisisse de ce comporter de cette façon. Il doit bien chercher à être présent au moins sur le mode pragmatique et existentiel si, dans sa ligne théorique, sa présence apparaît indémontrable !
Un très bel essai de Rossana Rossanda, L’Année des étudiants4, me renvoie en effet une image de l’intellectuel qui me coupe le souffle. Décrivant la différence qui, au moment de sa prise de conscience de l’injustice bourgeoise, sépare l’étudiant de l’intellectuel classique (autrement dit de l’humaniste qui a connu la Résistance), Rossanda observe comment les étudiants expérimentent dans leur propre personne, dans leur propre condition la misère de la marchandisation et de l’aliénation : à l’opposé, l’intellectuel, lui, se contente d’en être le témoin ; chez lui, simplement, « il s’agit de l’éveil d’une conscience aux raisons d’une classe qui n’est pas la sienne, d’où sa position de compagnon de route, avec ses marges de liberté et ses conflits, son irréductible altérité de témoin extérieur. » Chassé, en tant que traître, des centres de la bourgeoisie, témoin extérieur au monde ouvrier : où est l’intellectuel, pourquoi et comment existe-t-il ?"
-Pier Paolo Pasolini, "Contre la terreur", Tempo, 6 août 1968: http://www.revue-ballast.fr/contre-la-terreur-par-p-p-pasolini/
http://www.revue-ballast.fr/gramsci-pasolini-recit-dune-fraternite/
« Eh bien, nous y voilà : je me refuse, précisément, à adopter un comportement de personnes publiques. »
Les justifications, en tout cas, que me dicte mon énigmatique conformisme — concernant le présent engagement hebdomadaire auquel j’ai souscrit — sont toutefois très simples : je me justifie en invoquant la nécessité « civile » d’intervenir dans la petite monnaie de la lutte quotidienne afin de proclamer ce qui, selon moi, constitue une forme de vérité. Je précise tout de suite qu’il ne s’agit pas d’une vérité affirmative, mais plutôt d’une attitude, d’un sentiment, d’une dynamique, d’une praxis, presque d’une gestualité : celle-ci ne peut donc échapper à nombre d’erreurs, ni même peut-être à quelques sottises (sur cet aveu, je vois déjà le sourire ironique des journalistes, mes nouveaux collègues désormais). Je sais confusément que par mon œuvre littéraire et cinématographique je suis, pour ainsi dire, commis d’office dans le rang des personnes publiques. Eh bien, nous y voilà : je me refuse, précisément, à adopter un comportement de personnes publiques. Si j’ai obtenu quelque autorité, pour des raisons plus ou moins bonnes, à travers mon œuvre, je viens ici la remettre entièrement en discussion — comme, du reste, j’ai toujours cherché à le faire. On pourra dire que mes efforts sont vains, que certains types de pouvoir, une fois acquis, se doivent d’être conservés, qu’il est impossible d’en démissionner, et qu’en conséquence de quoi, ayant obtenu un certain pouvoir de prestige fût-il limité et discutable (à travers des poèmes, des romans, des films et des essais linguistiques et sémiologiques écrits en honnête homme), j’appartiens fatalement à l’ordre d’une « AUTORITÉ » indifférenciée ; ni plus ni moins que celui qui l’a recherchée volontairement : un bureaucrate, un homme politique, un colonel de gendarmerie, un professeur, un industriel. Un jeune homme qui découvre aujourd’hui le monde (culturel) ne peut pas ne pas me percevoir comme investi de cette espèce d’AUTORITÉ paternelle qui le surplombe. Eh bien, je me refuse à admettre cela.
Voilà pourquoi cette rubrique — selon mes intentions du moins — n’aura aucune autorité, et pourquoi je n’aurai aucun scrupule à l’écrire : je veux dire aucune crainte de me contredire ou de ne pas me protéger suffisamment. Cela étant dit, je suppose que se trouve clarifiée du même coup la raison pour laquelle j’ai voulu intituler ces pages hebdomadaires « Le Chaos », sous-titrées idéalement : « Contre la terreur ». De fait, l’autorité est toujours la terreur, même quand elle est douce. Un père dit avec douceur et en bon camarade à son cadet : « Ne marche pas sur les plates-bandes ! » : et bien, ce commandement négatif viendra s’ajouter à l’ensemble des commandements négatifs qui règlent le comportement de cet enfant ; si bien que la bonne éducation étant en grande partie fondée su une série de règles négatives est, par nature, terroriste ; en effet, celle-ci, pour indemniser en quelque sorte les sacrifices de l’obéissance, se transforme immédiatement en un droit au nom du quel l’enfant bien élevé, une fois grand, exercera ses propres chantages à la morale. J’ai tiré de mon exemple du livre Cœur, du Talmud du monde bourgeois : qui est, de quelque manière, le monde. Mais il existe des terrorismes, clérico-fascistes, à la droite de ce monde. Et des terrorismes à sa gauche. Je ne parle pas seulement du terrorisme stalinien (partage du « marxisme parfait » à la mode chez les jésuites rouges des années cinquante), mais aussi du terrorisme de la nouvelle gauche (le snobisme extrémiste de certains adeptes du PSIUP [Parti socialiste italien d’unité prolétarienne] est la pire des choses qu’ait produite la bourgeoisie italienne après le fascisme).
Je ne suis pas un qualunquiste [un indifférent, un individu dégagé, apolitique, ndlr], et je n’aime pas non plus la position de ceux qui se proclament (hypocritement) indépendants. Si je suis indépendant, je le suis avec colère, douleur et humiliation : non pas par apriorisme, avec la tranquille assurance des puissances, mais contraint et forcé. Et si donc je me prépare, dans cette rubrique à la marge de mon activité d’écrivain, à lutter comme je peux, avec toute mon énergie contre toute forme de terreur, c’est en réalité parce que je suis seul. Je ne suis ni apolitique ni indépendant : je suis seul. C’est cette solitude, d’ailleurs, qui me garantit une certaine objectivité, fût-elle extravagante et contradictoire. Il n’y a pas derrière moi quelqu’un pour me soutenir, quelqu’un avec qui j’aurais des intérêts communs à défendre. Le lecteur sait certainement que je suis communiste : mais il sait aussi que mes rapports de compagnons de route avec le PCI [Parti communiste d’Italie] n’impliquent aucun engagement réciproque (nos rapports sont même plutôt tendus : je compte autant d’adversaires parmi les communistes que parmi les bourgeois, etc.). Si j’ai quelques sympathies politiques (un certain radicalisme — mais pas vraiment celui de l’Espresso [périodique italien de gauche, ndlr] — d’un côté, et une certaine Nouvelle Gauche catholique, qui est en train de se profiler, beaucoup plus sous le signe de Don Milani [prêtre et éducateur catholique italien qui œuvrait pour les plus démunis, ndlr] que de Jean XXIII), ce sont là des sympathies qui n’impliquent aucun pacte ni aucun compromis.
Reste l’éditeur de ce journal qui, bien sûr, est un capitaliste. Mais pas plus tard qu’hier, grâces lui soient rendues, un étudiant marocain, un des chefs du mouvement du « 22 mai », m’a dit qu’il fallait profiter du type de production existant, tant qu’on n’en connaîtrait pas d’autre. Du reste, nous autres pouvons lire Marx et Lénine parce qu’ils sont publiés par des éditeurs capitalistes bourgeois. Personnellement, je me comporte donc avec Tofanelli, le directeur de ce journal, et Palazzi, l’éditeur, comme on se comporte avec des amis : en dehors des rapports personnels pourtant, je me réserve le droit de me comporter avec eux cyniquement. Un lecteur qui m’aurait suivi jusqu’ici avec un peu d’attention sera surpris par ce : « cyniquement », qui n’a rien à voir avec ce que j’ai dit jusqu’à maintenant, ni surtout avec le sentiment attaché à mes paroles. En effet, je ne suis pas cynique, en aucune manière : et ma volonté à être carrément cynique a quelque chose de comique tant elle est disproportionnée et incompatible avec ma personnalité.
C’est que cet adverbe « cyniquement » renvoie à mon comportement public, et non personnel : il est une affirmation idéologique : je profite des structures capitalistes pour m’exprimer : et je le fais, donc, cyniquement (envers les figures publiques de mes « patrons », pas envers leur identité personnelle). L’autre chose que je voudrais ajouter en guise de préface à cette série d’interventions que je m’apprête à écrire est la suivante : mes paroles seront souvent violemment tournées contre la bourgeoisie ; cela constituera même le thème central de mon discours hebdomadaire. Et je sais très bien que le lecteur sera « déconcerté » (c’est comme cela qu’il faut dire ?) par une telle fureur de ma part ; en fait, les choses seront claires quand j’aurai précisé que par bourgeoisie je n’entends pas tant une classe sociale qu’une pure et simple maladie. Une maladie très contagieuse ; c’est si vrai qu’elle a contaminé presque tous ceux qui la combattent, des ouvriers du Nord aux ouvriers immigrés du Sud, en passant par les bourgeois d’opposition, et les « solitaires » (comme moi). Le bourgeois — disons-le par un mot d’esprit — est un vampire, qui n’est pas en paix tant qu’il n’a pas mordu le cou de sa victime pour le pur plaisir, naturel et familier, de la voir devenir pâle, triste, laide, sans vie, tordue, corrompue, inquiète, culpabilisée, calculatrice, agressive, terrorisante, comme lui.
Combien d’ouvriers, combien d’intellectuels, combien d’étudiants se sont fait mordre, pendant la nuit, par ce vampire et sont sur le point de devenir eux aussi, sans le savoir, des vampires ! Le moment est donc venu de reconnaître qu’il n’est pas suffisant de considérer la bourgeoisie comme une classe sociale, mais comme une maladie ; désormais, la considérer comme une classe sociale est même idéologiquement et politiquement une erreur (et cela même à travers les instruments du marxisme-léninisme le plus pur et le plus intelligent). De fait, l’histoire de la bourgeoisie — au travers d’une civilisation technologique, que ni Marx ni Lénine ne pouvaient prévoir — s’apprête aujourd’hui, concrètement, à coïncider avec la totalité de l’histoire mondiale. Est-ce un mal, est-ce un bien ? Ni l’un ni l’autre, me semble-t-il, je ne veux pas rendre d’oracles. C’est simplement une donnée de fait. Cependant, je pense qu’il est nécessaire de prendre conscience du mal bourgeois, afin d’intervenir efficacement sur ce fait, et de contribuer à le rendre plus positif que négatif.
Depuis ma solitude de citoyen, je chercherai donc à analyser cette bourgeoisie en tant que mal où qu’elle se trouve, autrement dit, désormais, presque partout (ceci étant une façon « vivante » de dire que le « mystère » bourgeois est en mesure d’absorber toute contradiction ; ou plutôt qu’il crée lui-même les contradictions, comme le dit Lukacs, pour survivre, en se dépassant). Un symptôme indiscutable de la présence du mal bourgeois est justement le terrorisme, moral et idéologique, y compris sous ses formes ingénues (par exemple, entre étudiants). Je me lance aussi, je le sais, dans une entreprise ingrate et désespérée ; mais il est naturel, il est fatal, par ailleurs, que, dans une civilisation dans laquelle un geste, une accusation, une prise de position compte plus qu’un travail littéraire de plusieurs années, un écrivain choisisse de ce comporter de cette façon. Il doit bien chercher à être présent au moins sur le mode pragmatique et existentiel si, dans sa ligne théorique, sa présence apparaît indémontrable !
Un très bel essai de Rossana Rossanda, L’Année des étudiants4, me renvoie en effet une image de l’intellectuel qui me coupe le souffle. Décrivant la différence qui, au moment de sa prise de conscience de l’injustice bourgeoise, sépare l’étudiant de l’intellectuel classique (autrement dit de l’humaniste qui a connu la Résistance), Rossanda observe comment les étudiants expérimentent dans leur propre personne, dans leur propre condition la misère de la marchandisation et de l’aliénation : à l’opposé, l’intellectuel, lui, se contente d’en être le témoin ; chez lui, simplement, « il s’agit de l’éveil d’une conscience aux raisons d’une classe qui n’est pas la sienne, d’où sa position de compagnon de route, avec ses marges de liberté et ses conflits, son irréductible altérité de témoin extérieur. » Chassé, en tant que traître, des centres de la bourgeoisie, témoin extérieur au monde ouvrier : où est l’intellectuel, pourquoi et comment existe-t-il ?"
-Pier Paolo Pasolini, "Contre la terreur", Tempo, 6 août 1968: http://www.revue-ballast.fr/contre-la-terreur-par-p-p-pasolini/
http://www.revue-ballast.fr/gramsci-pasolini-recit-dune-fraternite/