"La ville, devenant de plus en plus artificielle, se révèle, dans son détachement et son éloignement du paysage, tellement compliquée et en même temps vulnérable qu'elle se voit menacée d'accidents de façon croissante dans la même proportion, telle qu'elle se construit sur des racines en quelque sorte aériennes, voire fabriquées de plus en plus synthétiquement. Chaque jour, chaque heure, il faut que la ville, grandement détachée, fort désorganisée, soit défendue contre les éléments, pareils à un ennemi affluant. Mais voici le plus important: ces éléments-là ne sont pas ceux, anciens, du hasard et de l'accident habituels; ils logent dans la complication du machinisme lui-même, dans une "nature" réduite à rien, dans cette nature de pur calcul qui est venue avec la machine et s'est établie de façon croissante dans des relations de moins en moins concrètes, dans des domaines de plus en plus "mathématisés". La machine est encore tellement bâtie par un entendement aliénant, encore tellement propulsée dans l'artificialité, voire par endroits dans l'abstraction pure et simple, qu'elle peuple alors un nouveau royaume de fantômesLe néant, derrière la mécanique ou le monde qu'aucune médiation ne relie à l'humain, n'est autre que la maison des morts, où l'homme est enterré vivant. (pp.15-16)
"Le sentiment du rien-derrière n'est-il pas déjà ancien dans la société bourgeoise ? Pensons à la scène du cimetière avec Yorick dans Hamlet, aux mots de conclusion anéantissant de Prospéro dans La Tempête, ledit sentiment n'a-t-il pas accompagné l'abstraction bourgeoise même en plein essor, et pas seulement à son époque tardive ?" (p.18)
"Non certes qu'il y aurait lieu ici de redresser, voire d'améliorer quelque chose par des mesures réactionnaires, par une bêtise aveugle comme la destruction des machines, par un romantisme subalterne comme le bonheur du colon ou le Klages de forêt primitive avec corne de taureau en plein salon. Au contraire: "L'Amérique" ne disparaîtra, selon un joli mot de Kracauer, qu'une fois découverte jusqu'au bout, c'est-à-dire que la révolution traverse précisément le capitalisme, approuve le déchaînement des forces de production machiniques, approuve - même sans aucune angoisse - le désensorcellement radical de l'éclat mythologique jusqu'au néant spécifique de celui-ci, à savoir la fin des illusions. Pour la conscience socialiste concrète, qui pourrait s'emplir d'un monde autre que celui jusqu'alors existant, le vide capitalo-technique est exactement le rien où elle espère trouver son tout. Ce que désigne ce tout, ce sont les réelles tendances et marges d'espoir qui s'ouvrent seulement lorsque les faux remplissages, illusionnistes, ont disparu et qu'apparaît un "espace en creux" sans effroi, à savoir plein d'une bénéfique fermentation, un espace en creux avec étincelles." (p.18)
"La technique travaille avec des forces partielles et des lois dégagées par l'analyse, et combinées à neuf rationnellement, elle travaille avant tout avec une nature de bout en bout quantifiée, à la différence de la dénommée magie, "fondée" qu'elle est dans une "correspondance d'ordre sympathique" des réalités qualitatives." (pp.23-24)
"Mauvaise conscience dans le rapport actuel à la nature, considéré comme trop fonctionnel, par conséquent trop abstrait." (p.29)
-Ernst Bloch, "L'angoisse de l'ingénieur", in L'angoisse de l'ingénieur, Éditions Allia, 2015 (1985 pour la première édition allemande), 69 pages.
"Que les apparitions d'esprits à proprement parler ne soient plus en vogue, on le doit sûrement aux Lumières en bonne part; mais plus décisif encore est l'apport de l'éclairage perfectionné qui brûle dans la pièce proprement tenue et dans les rues bien droites." (p.33)
"La solitude, dit Schopenhauer, est le véritable sol nourricier de toute fantasmagorie." (p.34)
"La crainte n'est pas sans histoire." (p.37)
-Ernst Bloch, "La technologie et les apparitions d'esprit", in L'angoisse de l'ingénieur, Éditions Allia, 2015 (1985 pour la première édition allemande), 69 pages.
"L'individu venu à raison découvre que, à la différence de la légende, le conte a une origine sociale tout à fait autre que le mythe des maîtres. Né majoritairement dans le peuple des pauvres, il fut narré par lui et parmi les siens, dans les chambres des fileuses, le soir après le travail, durant le long hiver. Lorsque cet art de conter se relâcha dans des villages de moins en moins reculés, lorsque les frères Grimm eurent consigné presque au dernier moment le matériau qui avait rétréci, les petits d'un autre genre, les enfants tenus pour mineurs, fournirent le public des contes. Parce qu'ils nourrissent également le rêve, le préservent et ont besoin de lui, de ce rêve voulant que le chenapan trouve une issue contre le grand. Un rêve multicolore, s'entend, richement éclairé par l'imagination, où ruse et raison des petits n'étaient pas brisées. Il y a donc précisément très peu d'un endormissement, très peu d'un conte de nourrice dans ces histoires aussi rebelles qu' éveillées, partant avec énergie tenter leur chance, visant constamment le bonheur, incitant à sa recherche. Hansel et Gretel, Cendrillon, le vaillant petit tailleur, et encore le Kasperl du jeu de marionnettes, qui provient en droite ligne du conte, tous affichent sur leur maison de rêve éveillé l'inscription suivante: aucun être humain n'est serf, aucun n'est né dans la classe devenue sienne, qui lui a été dictée en d'innombrables mythes de maîtres." (pp.59-60)
"La musique de Wagner, qui a pourtant si souvent partie liée avec le mythe étranger, montre tout autant, comme une particularité propre, des traits empruntés au conte, chez sa Senta, son Sigmund, ou encore chez Siegfried et ensuite Parsifal, sur un fond parfaitement hétéronome de malédiction et d'envoûtement coupable. Partout donc est tangible la différence entre conte et légende et non moins à vrai dire de ce genre de mythe duquel tous voulaient nous faire sortir. Contes merveilleux, qui disent: n'ayez pas peur !" (p.61)
"Néanmoins ce conte n'aurait pas son site propre s'il n'y avait aussi le lieu saint, susceptible de se voir refonctionnalisé, où furent racontées des fables hautement explosives du désir et du vouloir. Mais plus ancien, et pur, le mythe souverain de Zeus même ne contient-il pas aussi Prométhée, en dehors de l'Olympe et du trône de nuages ? Et n'y a-t-il pas en général, dans les images de révolution, un élément archétypique, ne serait-ce que la danse sur les ruines de la Bastille, qui rappellerait, avec un ajout fortement prométhéen, les vieux mythes de l'aurore, voire du printemps, les recueillant en elle en les re-fonctionnalisant ? Y aurait-il dans une tout autre couche, à savoir dans la nature elle-même, face à ses matins de printemps, mais aussi à toutes ses beautés, à tout son sublime, un saisissement et un bouleversement exprimables, si la destruction du mythique par la lumière était pour la lumière elle-même le mot de la fin ? Y aurait-il toujours l'Arcadie encore antique ? Organe de la nature, si les dieux de la Grèce de Schiller, et combien plus profondément de Hölderlin, ne gardaient en latence les archétypes de la qualité, au lieu et en dehors des concepts totalement démythologisés de la mécanique ? L'art tout du moins possède toujours l'aspect qualitatif des images mythiques de la nature -ce, dans un sens plus large que celui de Marx- tel le sol qui est le sien et il ne s'en sort pas sans cela. Avec la gamme des ondes électromagnétiques, il est impossible de peindre, de poétiser jusqu'au bout, ni non plus de philosopher jusqu'au bout." (pp.62-63)
"Mythes subversifs comme de manger à l'arbre de la connaissance, comme la construction de la tour de Babel ou encore la révolte des anges , si proches de Prométhée. Mais revenons au conte ; étant donné qu'il confère à tout sauvetage du mythe sa dimension amicale, le plus tranquille de même que le plus enchanteur peut bien aussi servir de conclusion à titre de véritable désensorcellement. On pense ici à l'histoire d'Andersen, le vilain petit canard, qui est en vérité un cygne. Ce conte est en même temps, et cela sans qu'il y ait besoin d'y sauver quelque chose à part nous-mêmes, le mythe le plus humain, qui attend réellement son accomplissement." (p.65)
-Ernst Bloch, "Destruction, sauvetage du mythe par la lumière", in L'angoisse de l'ingénieur, Éditions Allia, 2015 (1985 pour la première édition allemande), 69 pages.
"Le troisième essai, passé par le feu de la Seconde Guerre mondiale, dialectise la question de l'élément mythique dans l'inconscient collectif." (p.69)
-Philippe Ivernel, notice de présentation de Ernst Bloch, L'angoisse de l'ingénieur, Éditions Allia, 2015 (1985 pour la première édition allemande), 69 pages.
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-Ernst Bloch, Aesthetics and politics,