"Le monde s'affirme dans la négation. [...]
On peut éradiquer la croyance en l'existence d'un commencement absolu du savoir. Commencer signifie assurément se confronter aux acquis et aux habitudes de la culture de son époque, par conséquent aussi aux événements et travaux qui les déstabilisent. Chaque commencement prodigue à nouveau sa vigueur à la pensée, promeut une culture grâce à l'intelligence entreprise des événements ou des phénomènes qui contredisent les vérités reconnues. En réfléchissant les ébranlements engendrés au cœur de son époque, Bachelard se passionne d'emblée pour les pratiques des sciences modernes et les conditions techniques qui les renouvellent." (pp.9-10)
"Citons les principaux [mythes]
Le primat d'un sujet pur de la connaissance, lançant une lumière instantanée sur les choses qui l'entourent: si la connaissance procédait ainsi, l'autorité de la pensée serait dévolue à un sujet individuel, baignant dans la vérité qu'il produit: un sujet impérial, déjà pourvu des catégories indispensables pour comprendre le réel.
Un objet de connaissance donné d'avance, comme un fragment de substance dont les propriétés seraient énonçables en les apercevant: il serait posé dans toute sa teneur, sans requérir de construction.
Un désir de connaissance rendant à l'homme le service de relier le sujet et l'objet grâce à des règles générales de raisonnement. Connaître consisterait à constater des faits (détachés de leurs conditions techniques d'examen et d'investigation) à partir d'hypothèses qui ressembleraient à de simples suppositions vagues. Le savant déploierait une vision adéquate des choses, en les regardant platement. Somme toute. il bâtirait son discours à partir d'un voir contingent. Ses concepts seraient des êtres déterminés une fois pour toutes.
Une loi qui viserait à énoncer l'essence des choses, laissant de côté les détails inutiles ainsi que les variations possibles. Elle poserait l'identité rationnelle des choses en s'interdisant de penser une prospection ou un élargissement des recherches, en fermant la porte à des modifications théoriques essentielles qui pourraient propulser les travaux du comment ? à un pourquoi pas ?
Un modèle unique d'universalité, centré sur les fonctions du sujet de la connaissance. De lui découlerait une seule norme de raison, absolue et définitive, assurant aux science leur unité dans la Science. Que ce modèle prenne, le plus souvent, le nom de « méthode », de « catégorie » ou d'« expérience » le rôle à lui attribué demeure identique favoriser l'adhésion à l'image d'une systématique de l'ordre expérimental. Que ce modèle finisse par faire croire que les sciences sont réductibles au seul langage, à une langue bien faite [comme chez Carnap], et ce sont les conditions expérimentales de la connaissance qui se trouvent vidées de leur force épistémologique !
Même brossée à grands traits, l'évocation de ces mythes épistémologiques suffit à souligner que les solutions philosophiques anciennes placent la philosophie en posture de dicter ses critères aux sciences. Ces solutions posent l'objet de la connaissance avant la connaissance." (pp.13-14)
"Cessons de croire en une raison constituée avant tout effort de rationalité." (p.17)
"Un rationalisme ouvert, et par conséquent joyeux, trace les contours d'une raison qui se rectifie sans croire disparaître parce qu'elle révise ses objets et ses procédures." (p.20)
"Le sujet de la connaissance ne relève pas plus d'une quelconque pureté indifférente aux risques induits par sa mise à l'épreuve dans ses réalisations. On voit même le peu d'intérêt qu'il y a à laisser persister la figure d'un sujet pur, absent de toute confrontation et dont les idées générales ne sont que des idées fixes. Il n'est de sujet envisageable du savoir que celui qui apprend à se déformer, se réviser, se mettre en cause. Le sujet se trouve sans cesse placé dans l'horizon d'une formation. à charge pour lui de savoir se maintenir dans le double rapport au dynamisme de l'expérimentation et aux échanges avec les autres. S'il n'est pas un sujet constitué, c'est qu'il est sujet constituant de soi au cours de la construction des phénomènes par expérimentation et dans l'acte d'échanger des raisons." (pp.20-21)
"« La » connaissance ne cerne pas une faculté uniforme et applicable à n'importe quel objet. Si tel était le cas, l'analyse n'aurait besoin de procéder qu'au dépouillement des critères abstraits d'un savoir homogène du concret; elle devrait se cantonner aux conditions de possibilités formelles de la saisie d'un réel unique, donné en soi, ou à la manière dont le sujet se rapporte à l'objet dont il est abstraitement séparé: voire à la recherche des fondements philosophiques qui permettent de garantir (de l'extérieur) la validité permanente de cette connaissance. Or, Bachelard se désintéresse totalement de ces orientations philosophiques traditionnelles au nom des pratiques scientifiques elles mêmes, qui procèdent d'elles-mêmes à leur validation et leur réorganisation. Pour lui, l'ensemble des manières philosophiques de raisonner sur la connaissance relève de fausses pistes. Ces manières manifestent trop peu de respect pour les pratiques, puisqu'elles tentent de les enfermer dans des carcans définitifs ; surtout, elles prétendent fixer, une bonne fois pour toutes, les critères infaillibles du vrai, critères qu'il n'y aurait plus qu'à imposer immédiatement, pensent la plupart des philosophes, ou après s'être battu contre les préjugés., affirment quelques autres." (p.23)
"La vérité y devient processus d'erreurs rectifiées. La vérité et l'erreur n'y sont plus ni réifiées ni placées en situation symétrique. L'erreur ne correspond plus à un accident fortuit arrivé sur le parcours rectiligne de la connaissance. Elle devient un moment de la connaissance." (p.25)
"Connaître, ce n'est pas voir, mais concevoir, des problèmes afin de surmonter des obstacles." (p.28)
"Ce n'est que par la constitution d'une expérimentation que la connaissance commune, sensible. peut être contredite. [...] Bachelard procède à des analyses minutieuses de l'expérience scientifique, distinguant au passage les termes « expérience » et « expérimentation ». Le premier est confié au seul registre de la connaissance sensible, l'expérience se donne toujours dans le pittoresque, le frivole, et ne saurait obtenir de positivité du point de vue qui nous intéresse. Le second formule les conditions mêmes du travail scientifique articulées autour d'un projet déduit des connaissances antérieures, d'instruments qui ne sont rien d'autre que des théories matérialisées, et de corps de concepts. Par l'expérimentation, la recherche scientifique suscite des mondes, produit des phénomènes inédits. se développe dans l'ordre du concept." (p.32)
"L'imagination. [...] n'adhère plus, comme l'opinion, immédiatement à un objet concret - « l'imagination n'est pas la faculté de former des images de la réalité: elle est la faculté de former des images qui dépassent la réalité, qui changent la réalité » [...] elle vient renforcer l'animation de l'esprit dans la rectification de ses démarches." (p.33)
"Ce n'est ni un rationalisme tout court enfermé dans sa célébration d'une raison pure ni un matérialisme tout court (à la manière de Diderot ou du matérialisme dialectique)." (p.39)
"Si dialectique il y a, elle appartient en propre à Bachelard, ne retenant rien de la dialectique hégélienne ou de la dialectique marxiste, de l'attrait pour les contradictions internes. Disons que la dialectique construite par le philosophe couvre les phénomènes de succession dans l'ordre de la connaissance, en respectant au passage les critères classiques de rationalité à l'intérieur des ensembles démonstratifs. Si l'on voulait faire un détour par l'histoire de la philosophie, il conviendrait d'aller chercher du côté d'Octave Hamelin et de Stéphane Lupasco, cités par Bachelard, pour donner corps historique à cette dialectique. Mais peu importe, ici. En ce qui la concerne, précisons plutôt que, par bien des côtés, elle dessine un monde de généralisation par une négation qui se situe, cependant, à l'extérieur de ce qui est nié." (pp.42-43)
"L'expérimentation diffère de l'expérience en ce qu'elle se fonde sur une théorie, est précédée d'un projet et procède des instruments qui sont eux-mêmes, de véritables théories matérialisées." (p.43)
"L'objet de la connaissance n'est pas donné et l'objectivité., au lieu d'être considérée comme un fait constatable, doit être conçue comme une tâche à accomplir. Sous une autre forme, disons que l'objet de connaissance est le commentaire théorique du monde produit par l'expérimentation." (p.44)
"C'est une philosophie de l'effort prométhéen, qui contredit ce qui désespère un Camus : non, recommencer est toujours positif !" (p.46)
"Un rationalisme ouvert doit aussi être un rationalisme régional ; il doit saisir les régions du savoir, les sphères de rationalité, sans chercher à les réduire à une unité absolue et factice de la raison, en analysant plutôt les rapports entre ces régions ; en un mot, s'il n'est pas d'état stable et définitif des sciences (seul le mouvement est absolu), il n'est pas non plus d'unité de la science, et donc pas d'épistémologie totale." (p.47)
"L'homme ne peut être précisément proclamé homme que grâce à sa puissance de culture, à sa capacité à s'imposer des règles de recherche et de renouvellement de soi." (p.49)
"Avoir raison consiste à apprendre à produire des raisons. Alors se réalise une intersubjectivité de la connaissance objective, une manière d'appeler les esprits à la convergence. Bachelard la nomme un cogito d'obligations mutuelles." (p.53)
"Employé des Postes avant-guerre [...] il passe le concours d'ingénieur des Télégraphes, achève une licence de mathématiques (1912), devient professeur de physique. puis en 1920 passe une licence de philosophie, et en 1927 sa thèse (dédiée à Abel Rey) . Si entre 1929 et 1934 (de Bar-sur-Aube à Dijon, où il remplace Henri Gouhier qui assumait la tâche depuis Troyes,où il était professeur), ses recherches cernent l'ensemble des difficultés et des obstacles philosophiques (le rationalisme, le positivisme, la psychologie) opposés à la pensée scientifique, elles font naître de multiples notions qui portent encore largement les traces de la culture philosophique acquise. C'est en 1934 (Dijon) que s'affirment les notions les plus probantes de l'épistémologie bachelardienne [...]
Puis, entre 1940 et 1951 (de Dijon à Paris-Sorbonne, où il succède à Abel Rey, à la chaire d'histoire et de philosophie des sciences), le travail subit une nouvelle orientation, qui associe, cette fois, épistémologie et histoire des sciences, il est d'ailleurs nommé, à cette époque, directeur de l'Institut d'histoire des sciences et des techniques (fondé en 1932, par l'Université de Paris), avant d'entrer à l'Académie des sciences morales et politiques (1955)." (p.57)
"Augmentation du nombre d'ouvrages commentant les travaux de Bachelard (avec des pointes très nettes en 1938. 1956 et 1962)." (p.58)
"Rôle historique positif que l'œuvre de Bachelard a pu remplir auprès de nombreux philosophes marxistes pendant une période qui couvre en gros les années 1945-1953." (p.59)
"Si Bachelard n'est pas particulièrement intéressé par la question des sciences sociales (à peine effleurée et encore négativement dans quelques textes), il a tout de même considéré que la sociologie, le droit, l'histoire étaient des sciences constituées. On ne s'étonnera pas de voir de nombreux chercheurs, dans ces champs du savoir. tenter de mettre les notions de l'épistémologie bachelardienne au service de la défense de ces sciences. Pour un Pierre Bourdieu qui utilise abondamment Bachelard dans l'exposé des règles du Métier de sociologue il faut compter des ethnologues., et des épistémologues de toutes sortes." (p.59)
"Roland Barthes, dans les Essais critiques (Seuil, Paris 1964), raconte comment il en est venu à utiliser l'épistémologie de Bachelard." (p.60)
-Christian Ruby, Bachelard, Paris, Éditions Quintette, 1998, 63 pages.