"La plupart des auteurs se sont jusqu’ici, plus ou moins explicitement, rattachés théoriquement à l’un de ces deux pôles : d’un côté le pôle déterministe estimant que la société façonne les agents, de l’autre le pôle anti-déterministe insistant sur l’autonomie et la réflexivité des acteurs sociaux. Les uns – selon les autres –, à force de souligner le poids des contraintes sociales, réduisent le sujet à un simple « support de structures », déterminé par des forces sociales supérieures. Les autres – selon les uns – n’envisagent de sujets qu’autonomes, acteurs libres et rationnels capables de choisir l’action optimale hors de toute influence ou contrainte extérieure.
À ces représentations théoriques, correspondent souvent des positions méthodologiques tranchées : d’un côté le holisme estime qu’il faut partir du niveau macro-social et du collectif ; de l’autre, l’individualisme préconise une approche par le niveau micro-social et les actions individuelles. Ces positions induisent une attitude vis-à-vis des acteurs sociaux : d’un côté, les tenants d’un objectivisme considérant qu’il faut se méfier du discours des agents, expliquer leurs pratiques de façon extérieure ; de l’autre, les partisans d’un subjectivisme qui entend comprendre les actions, prendre en compte leur sens subjectif, les « bonnes raisons » que les acteurs se donnent. Elles influencent également le choix des techniques d’enquête : plutôt les statistiques et les méthodes quantitatives (notamment par questionnaires) pour l’objectivisme, plutôt les techniques dites qualitatives (notamment par entretiens) pour le subjectivisme.
À ces postures théoriques et méthodologiques s’ajoutent des interrogations épistémologiques. Le discours sociologique peut-il être scientifique, et si oui, à quelles conditions ? La plupart s’accordent sur une ambition scientifique, mais le consensus vole en éclats quand il s’agit de définir cette scientificité et les moyens d’y accéder. Pour la plupart, elle se définit en rapport avec l’objectivité et la question de la preuve ; pour beaucoup aussi, l’objectivité se conquiert en rupture avec les catégories du sens commun que mobilisent intuitivement les acteurs sociaux ou les sociologues. Mais d’autres estiment que cette quête de scientificité est un leurre et que la sociologie devrait assumer sa dimension critique (cf. École de Francfort) ou que les sociologues ne sont pas de meilleurs interprètes du social que les autres acteurs (cf. ethnométhodologie). Ce clivage est profond, mais il n’épuise pourtant pas les interrogations. Faut-il se référer au modèle de scientificité des sciences de la nature ? La réponse est liée à la conception théorique des phénomènes sociaux : s’ils sont aussi déterminés que les phénomènes naturels, la sociologie est une « physique sociale » (Comte) ; mais si les hommes ont une part d’autonomie ou de réflexivité, il faut alors envisager un modèle spécifique aux « sciences de l’esprit » (Dilthey)."
"Déterminisme et anti-déterminisme, holisme et individualisme méthodologique, objectivisme et subjectivisme, prétention ou non à l’objectivité, choix ou non du modèle des sciences de la nature, etc., ces clivages ne sont pas superposables."
"Selon [l]e critère poppérien de scientificité, la sociologie apparaît comme une pseudo-science, car l’expérience y est, sauf exception, impraticable. La vérification toutes choses égales par ailleurs n’est pas possible : si toutes les variables varient en même temps, on ne peut établir avec certitude laquelle est en cause ; jamais aucun test ne fournit de résultat indiscutable. Popper, conscient des difficultés de l’expérimentation dans certaines disciplines, va d’ailleurs préconiser un critère moins exigeant, une « méthode critique » appuyée sur des « tests » et une « logique essais-erreurs »."
"Depuis les années 1960, avec ce que l’on a appelé la « querelle du positivisme » en Allemagne et la vague « relativiste » en épistémologie [...] la pertinence des approches de Popper et Kuhn a été mise en cause pour les sciences de la nature elles-mêmes. Elles aussi connaissent une pluralité de paradigmes et la neutralité des observations y a également été mise en doute, l’interprétation pouvant être guidée par des « valeurs », voire des intérêts. Leur objectivité est donc discutée, comme l’était celle des sciences sociales. Cette vague relativiste consacre aussi la mort du positivisme en sociologie : sans pour autant renoncer à toute confrontation empirique, plus aucun sociologue n’entend reproduire le modèle des sciences de la nature."
"Au même titre que les sciences de la nature, la sociologie peut faire des « découvertes » et établir des relations auxquelles on n’aurait pu aboutir par la simple réflexion. Durkheim a démontré la régularité du taux de suicide dans chaque société – avec une tendance à la hausse qui lui semblait pathologique –, mais aussi sa variation d’une catégorie sociale à l’autre : l’urbain plus que le rural, le vieux plus que le jeune, l’homme plus que la femme, le célibataire, le divorcé ou le veuf plus que l’homme marié, l’homme marié sans enfants plus que l’homme marié avec enfants, le protestant plus que le catholique, mais le catholique plus que le juif, etc. Cet ensemble de « faits sociaux » établis par la voie statistique, additionnés à l’observation d’une hausse avec la durée du jour (l’été plus que l’hiver) et l’intensité de la vie sociale (en semaine plus que le dimanche), le conduit à proposer un modèle théorique. Le suicide varie en raison inverse de l’intégration sociale (ou lien social) : plus un individu est rattaché à la société par des relations professionnelles et familiales, des responsabilités à l’égard d’autrui, plus la probabilité qu’il attente à ses jours est faible. Depuis lors, cette thèse a été confirmée par nombre de travaux."
"Le raisonnement sociologique permet parfois de contourner les présupposés et les préjugés de sens commun, comme l’illustre le célèbre test proposé par Paul Lazarsfeld pour inciter ses étudiants à se méfier des évidences à partir des résultats de l’énorme enquête menée, de 1941 à 1945, auprès de 500 000 soldats américains, et dirigée à Harvard par Samuel Andrew Stouffer (1900-1960). Il commence par énoncer une liste de propositions suivies d’une explication qui semble frappée du sceau du bon sens :
1. « Les individus dotés d’un niveau d’instruction élevé présentent plus de symptômes psychonévrotiques que ceux qui ont un faible niveau d’instruction.
On a souvent commenté l’instabilité mentale de l’intellectuel contrastant avec la psychologie moins sensible de l’homme de la rue.
2. Pendant leur service militaire, les ruraux ont d’ordinaire meilleur moral que les citadins.
Après tout, ils sont habitués à une vie plus dure.
3. Les soldats originaires du sud des États-Unis supportent mieux le climat chaud des îles du Pacifique que les soldats du nord.
Bien sûr, les habitants du Sud sont plus habitués à la chaleur.
4. Les simples soldats de race blanche sont davantage portés à devenir sous-officiers que les soldats de race noire.
Le manque d’ambition des Noirs est presque proverbial.
5. Les Noirs du Sud préfèrent les officiers blancs du Sud à ceux du Nord.
N’est-il pas bien connu que les Blancs du Sud ont une attitude plus paternelle envers les darkies ?
6. Les soldats américains étaient plus impatients d’être rapatriés pendant que l’on combattait qu’après la reddition allemande.
On ne peut blâmer les gens de ne pas avoir envie de se faire tuer. »
Puis Lazarsfeld commente [...]
« Chacune de ces propositions énonce exactement le contraire des résultats réels. […] Si nous avions mentionné au début les résultats réels de l’enquête, le lecteur les aurait également qualifiés d’“évidents”. Ce qui est évident, c’est que quelque chose ne va pas dans ce raisonnement sur l’“évidence”. En réalité, il faudrait le retourner : puisque toute espèce de réaction humaine est concevable, il est d’une grande importance de savoir quelles réactions se produisent, en fait, le plus fréquemment et dans quelles conditions. Alors seulement la science pourra aller plus loin. »."
"cette histoire est truffée de tentatives de composition entre approches individualistes et déterministes. On pense par exemple à la métaphore du filet proposée par le sociologue allemand Norbert Elias (1897-1990) qui considère la société indissociablement comme le produit des actions individuelles et comme leur matrice.
« Un filet est fait de multiples fils reliés entre eux. Toutefois ni l’ensemble de ce réseau ni la forme qu’y prend chacun des fils ne s’expliquent à partir d’un seul de ces fils, ni de tous les différents fils en eux-mêmes ; ils s’expliquent uniquement par leur association, leur relation entre eux. Cette relation crée un champ de forces dont l’ordre se communique à chacun des fils […]. La forme du filet se modifie lorsque se modifient la tension et la structure de l’ensemble du réseau. Et pourtant ce filet n’est rien d’autre que la réunion de différents fils ; et en même temps chaque fil forme à l’intérieur de ce tout une unité en soi ; il y occupe une place particulière et prend une forme spécifique […]
Pour employer une formule percutante : l’individu est à la fois la monnaie et le coin qui la frappe. […] Ce que l’on sépare si souvent par la pensée comme deux substances différentes ou deux niveaux différents chez l’homme, son “individualité” et son “conditionnement social”, ne sont en vérité rien d’autre que deux fonctions différentes des hommes dans leurs relations, dont aucune ne peut exister sans l’autre : elles sont l’expression de l’activité spécifique de l’individu dans sa relation à ses semblables et de sa malléabilité, de l’influence qu’exerce sur lui l’activité des autres, de la dépendance des autres, et de sa dépendance à l’égard des autres, de sa fonction d’estampage et de sa fonction de monnaie. »
-N. Elias, 1987, La société des individus, Librairie Arthème Fayard, 1991, p. 70-71, 97 et 103-104."
"Cette idée [aristotélicienne] de l’antériorité de la société sur les individus, du tout sur les parties, préfigure les conceptions organicistes et holistes en sociologie."
"Millénarisme : ensemble de croyances à un règne terrestre eschatologique (i. e. portant sur le sort ultime de l’homme et de l’univers) du Messie et de ses élus, censé devoir durer mille ans. Par extension, mouvement ou système de pensée contestant l’ordre social et politique existant, réputé décadent et perverti, et attendant la rédemption collective, le retour à un paradis perdu ou l’avènement d’un homme charismatique. Comme mouvements religieux, les millénarismes condamnent l’inégalité au nom de l’Évangile. L’Église aurait donc pour tâche de prendre le parti des pauvres contre les riches."
"Justice commutative. La justice commutative renvoie au principe d’équité dans une transaction (notamment marchande), elle est donc réalisée quand l’échange est équivalent (chacun a reçu son dû). Par extension, elle correspond à toute situation dans laquelle chacun a reçu en proportion de sa contribution. Par exemple, en théorie économique néo-classique, à l’équilibre, le salaire correspond à la productivité marginale du travail, l’intérêt à celle du capital, il n’y a donc aucune injustice. Autre exemple : dans un système d’assurance retraite, chacun reçoit une pension proportionnelle à ses cotisations, les hauts salaires, et ceux n’ayant pas connu le chômage (qui interrompt les cotisations) recevront donc plus car ils ont plus cotisé.
Justice distributive. La justice distributive est celle qui doit présider à toute répartition. Aristote y distinguait deux cas : dans la branche judiciaire, il s’agit de la proportionnalité des peines aux fautes, dans la branche corrective, il s’agit de la répartition des richesses au nom d’une norme morale ou politique (qui peut varier d’une société à l’autre). Quand Saint Thomas d’Aquin demande aux riches de renoncer au « superflu » et de distribuer aux pauvres ce qui excède le « nécessaire large », il énonce un principe de justice corrective (personne ne doit gagner au-delà de ses besoins), quand John Rawls préconise d’augmenter en priorité le revenu des plus pauvres, il en applique un autre (une inégalité juste procure le surcroît d’efficacité qui permet d’avantager les déshérités). Quand les « services publics à la française » (non marchands comme l’école ou l’hôpital, ou marchands comme le courrier postal) offrent à tous le même service (gratuit ou à prix unique) sans tenir compte des différences de coût ni du revenu des bénéficiaires, ils en appliquent un troisième (l’égalité), ce qui induit des « subventions croisées » de ceux qui consomment moins ou cotisent plus vers les autres, ce qui est inévitable quand on traite également des individus dont les conditions diffèrent."
"Avec Montesquieu (Charles Louis de Secondat, 1689-1755), la perspective change radicalement : il ne s’agit plus de juger de ce qui doit être mais de ce qui est. Dans De l’esprit des lois, Montesquieu étudie les sociétés existantes, ou ayant existé, et entend mettre en évidence les véritables lois sociales, comprises comme « des rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ». Ici, la loi est comprise dans son acception scientifique, sur le modèle de la physique : un rapport stable et constant entre des variables. C’est cette conception positive de la loi qui sera reprise par les sociologues, tels Comte ou Durkheim."
"Montesquieu [...] distingue trois [régimes] : républicain, monarchique et despotique.
1. Le gouvernement républicain
• nature : « le peuple en corps ( démocratie) ou seulement une partie du peuple (aristocratie) a la souveraine puissance. » ;
• principe : la vertu absolue pour la démocratie, modérée pour l’aristocratie : « amour des lois et de la patrie », « renoncement à soi-même », « sacrifice de ses plus chers intérêts »… ;
• exemples : Athènes, Rome.
2. Le gouvernement monarchique
• nature : « un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies » et grâce à des « pouvoirs intermédiaires subordonnés et dépendants » comme la noblesse et le clergé ;
principe : l’honneur : « obéissance aux volontés du prince », don de sa vie, respect du code de son rang ;
• exemples : pays d’Europe.
3. Le gouvernement despotique
• nature : « un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices » ;
• principe : la crainte, obéissance servile envers le tyran ;
• exemples : Turquie, Perse, Chine, Japon.
La fonction de l’éducation est d’apprendre les principes propres à chaque gouvernement : vertu, honneur ou crainte. Montesquieu est toutefois moins convaincant quand il recourt au climat, à la religion, à la taille géographique, à la nature du terrain, aux mœurs… et dérive vers le préjugé culturaliste."
"Sa préférence va à la monarchie, qu’il juge plus stable car à l’abri des révolutions et des guerres civiles. L’égalité des républiques lui semble inaccessible, trop difficile à mettre en œuvre car le peuple est peu apte à gérer les affaires publiques."
"[Comme] Smith (La théorie des sentiments moraux, 1759), Montesquieu [...] [estime que] le commerce renforce le lien social, il permet de passer des passions et des intérêts individuels à l’harmonie sociale. La différence est qu’en politique, il faut organiser ce lien, l’asseoir et le protéger par des lois, l’attribuer à un souverain et à des corps intermédiaires chargés de transformer l’individuel en collectif, alors qu’en économie, le marché naît et remplit ce rôle de façon spontanée, il ne résulte d’aucune action consciente."
"[La thèse de Robert Nisbet] selon laquelle la sociologie serait fille des deux révolutions, la démocratique et l’industrielle, est généralement admise. Les oppositions de ce siècle sont en effet brutales – régime politique, droit et mœurs, laïcité et école, bienfaits et méfaits de l’industrialisation et du capitalisme, condition ouvrière, etc. – et la pensée sociale est d’abord marquée par les conflits idéologiques liés au changement socio-économique."
"La figure de proue du courant réformiste est sans doute Frédéric Le Play (1806-1882). Lui aussi condamne la Révolution qui éloigne la société de sa « constitution essentielle », à savoir : « deux éléments fondamentaux et permanents, le décalogue éternel et l’autorité paternelle ; cinq éléments variables : les rites de la religion, l’organisation de la souveraineté et les trois formes de la propriété foncière (communauté, propriété individuelle et patronage) ». Dans Réforme sociale en France (1864), il préconise le retour à la stabilité sociale de l’Ancien Régime par des mesures conservatrices (renforcement de la famille, retour à la famille-souche, patronage, État minimal), et, en 1856, il crée à cet effet la Société d’Économie Sociale. Mais il est aussi l’un des fondateurs de la sociologie de terrain."
-Jean-Pierre Delas et Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Armand Collin, 2015 (1997 pour la première édition).
À ces représentations théoriques, correspondent souvent des positions méthodologiques tranchées : d’un côté le holisme estime qu’il faut partir du niveau macro-social et du collectif ; de l’autre, l’individualisme préconise une approche par le niveau micro-social et les actions individuelles. Ces positions induisent une attitude vis-à-vis des acteurs sociaux : d’un côté, les tenants d’un objectivisme considérant qu’il faut se méfier du discours des agents, expliquer leurs pratiques de façon extérieure ; de l’autre, les partisans d’un subjectivisme qui entend comprendre les actions, prendre en compte leur sens subjectif, les « bonnes raisons » que les acteurs se donnent. Elles influencent également le choix des techniques d’enquête : plutôt les statistiques et les méthodes quantitatives (notamment par questionnaires) pour l’objectivisme, plutôt les techniques dites qualitatives (notamment par entretiens) pour le subjectivisme.
À ces postures théoriques et méthodologiques s’ajoutent des interrogations épistémologiques. Le discours sociologique peut-il être scientifique, et si oui, à quelles conditions ? La plupart s’accordent sur une ambition scientifique, mais le consensus vole en éclats quand il s’agit de définir cette scientificité et les moyens d’y accéder. Pour la plupart, elle se définit en rapport avec l’objectivité et la question de la preuve ; pour beaucoup aussi, l’objectivité se conquiert en rupture avec les catégories du sens commun que mobilisent intuitivement les acteurs sociaux ou les sociologues. Mais d’autres estiment que cette quête de scientificité est un leurre et que la sociologie devrait assumer sa dimension critique (cf. École de Francfort) ou que les sociologues ne sont pas de meilleurs interprètes du social que les autres acteurs (cf. ethnométhodologie). Ce clivage est profond, mais il n’épuise pourtant pas les interrogations. Faut-il se référer au modèle de scientificité des sciences de la nature ? La réponse est liée à la conception théorique des phénomènes sociaux : s’ils sont aussi déterminés que les phénomènes naturels, la sociologie est une « physique sociale » (Comte) ; mais si les hommes ont une part d’autonomie ou de réflexivité, il faut alors envisager un modèle spécifique aux « sciences de l’esprit » (Dilthey)."
"Déterminisme et anti-déterminisme, holisme et individualisme méthodologique, objectivisme et subjectivisme, prétention ou non à l’objectivité, choix ou non du modèle des sciences de la nature, etc., ces clivages ne sont pas superposables."
"Selon [l]e critère poppérien de scientificité, la sociologie apparaît comme une pseudo-science, car l’expérience y est, sauf exception, impraticable. La vérification toutes choses égales par ailleurs n’est pas possible : si toutes les variables varient en même temps, on ne peut établir avec certitude laquelle est en cause ; jamais aucun test ne fournit de résultat indiscutable. Popper, conscient des difficultés de l’expérimentation dans certaines disciplines, va d’ailleurs préconiser un critère moins exigeant, une « méthode critique » appuyée sur des « tests » et une « logique essais-erreurs »."
"Depuis les années 1960, avec ce que l’on a appelé la « querelle du positivisme » en Allemagne et la vague « relativiste » en épistémologie [...] la pertinence des approches de Popper et Kuhn a été mise en cause pour les sciences de la nature elles-mêmes. Elles aussi connaissent une pluralité de paradigmes et la neutralité des observations y a également été mise en doute, l’interprétation pouvant être guidée par des « valeurs », voire des intérêts. Leur objectivité est donc discutée, comme l’était celle des sciences sociales. Cette vague relativiste consacre aussi la mort du positivisme en sociologie : sans pour autant renoncer à toute confrontation empirique, plus aucun sociologue n’entend reproduire le modèle des sciences de la nature."
"Au même titre que les sciences de la nature, la sociologie peut faire des « découvertes » et établir des relations auxquelles on n’aurait pu aboutir par la simple réflexion. Durkheim a démontré la régularité du taux de suicide dans chaque société – avec une tendance à la hausse qui lui semblait pathologique –, mais aussi sa variation d’une catégorie sociale à l’autre : l’urbain plus que le rural, le vieux plus que le jeune, l’homme plus que la femme, le célibataire, le divorcé ou le veuf plus que l’homme marié, l’homme marié sans enfants plus que l’homme marié avec enfants, le protestant plus que le catholique, mais le catholique plus que le juif, etc. Cet ensemble de « faits sociaux » établis par la voie statistique, additionnés à l’observation d’une hausse avec la durée du jour (l’été plus que l’hiver) et l’intensité de la vie sociale (en semaine plus que le dimanche), le conduit à proposer un modèle théorique. Le suicide varie en raison inverse de l’intégration sociale (ou lien social) : plus un individu est rattaché à la société par des relations professionnelles et familiales, des responsabilités à l’égard d’autrui, plus la probabilité qu’il attente à ses jours est faible. Depuis lors, cette thèse a été confirmée par nombre de travaux."
"Le raisonnement sociologique permet parfois de contourner les présupposés et les préjugés de sens commun, comme l’illustre le célèbre test proposé par Paul Lazarsfeld pour inciter ses étudiants à se méfier des évidences à partir des résultats de l’énorme enquête menée, de 1941 à 1945, auprès de 500 000 soldats américains, et dirigée à Harvard par Samuel Andrew Stouffer (1900-1960). Il commence par énoncer une liste de propositions suivies d’une explication qui semble frappée du sceau du bon sens :
1. « Les individus dotés d’un niveau d’instruction élevé présentent plus de symptômes psychonévrotiques que ceux qui ont un faible niveau d’instruction.
On a souvent commenté l’instabilité mentale de l’intellectuel contrastant avec la psychologie moins sensible de l’homme de la rue.
2. Pendant leur service militaire, les ruraux ont d’ordinaire meilleur moral que les citadins.
Après tout, ils sont habitués à une vie plus dure.
3. Les soldats originaires du sud des États-Unis supportent mieux le climat chaud des îles du Pacifique que les soldats du nord.
Bien sûr, les habitants du Sud sont plus habitués à la chaleur.
4. Les simples soldats de race blanche sont davantage portés à devenir sous-officiers que les soldats de race noire.
Le manque d’ambition des Noirs est presque proverbial.
5. Les Noirs du Sud préfèrent les officiers blancs du Sud à ceux du Nord.
N’est-il pas bien connu que les Blancs du Sud ont une attitude plus paternelle envers les darkies ?
6. Les soldats américains étaient plus impatients d’être rapatriés pendant que l’on combattait qu’après la reddition allemande.
On ne peut blâmer les gens de ne pas avoir envie de se faire tuer. »
Puis Lazarsfeld commente [...]
« Chacune de ces propositions énonce exactement le contraire des résultats réels. […] Si nous avions mentionné au début les résultats réels de l’enquête, le lecteur les aurait également qualifiés d’“évidents”. Ce qui est évident, c’est que quelque chose ne va pas dans ce raisonnement sur l’“évidence”. En réalité, il faudrait le retourner : puisque toute espèce de réaction humaine est concevable, il est d’une grande importance de savoir quelles réactions se produisent, en fait, le plus fréquemment et dans quelles conditions. Alors seulement la science pourra aller plus loin. »."
"cette histoire est truffée de tentatives de composition entre approches individualistes et déterministes. On pense par exemple à la métaphore du filet proposée par le sociologue allemand Norbert Elias (1897-1990) qui considère la société indissociablement comme le produit des actions individuelles et comme leur matrice.
« Un filet est fait de multiples fils reliés entre eux. Toutefois ni l’ensemble de ce réseau ni la forme qu’y prend chacun des fils ne s’expliquent à partir d’un seul de ces fils, ni de tous les différents fils en eux-mêmes ; ils s’expliquent uniquement par leur association, leur relation entre eux. Cette relation crée un champ de forces dont l’ordre se communique à chacun des fils […]. La forme du filet se modifie lorsque se modifient la tension et la structure de l’ensemble du réseau. Et pourtant ce filet n’est rien d’autre que la réunion de différents fils ; et en même temps chaque fil forme à l’intérieur de ce tout une unité en soi ; il y occupe une place particulière et prend une forme spécifique […]
Pour employer une formule percutante : l’individu est à la fois la monnaie et le coin qui la frappe. […] Ce que l’on sépare si souvent par la pensée comme deux substances différentes ou deux niveaux différents chez l’homme, son “individualité” et son “conditionnement social”, ne sont en vérité rien d’autre que deux fonctions différentes des hommes dans leurs relations, dont aucune ne peut exister sans l’autre : elles sont l’expression de l’activité spécifique de l’individu dans sa relation à ses semblables et de sa malléabilité, de l’influence qu’exerce sur lui l’activité des autres, de la dépendance des autres, et de sa dépendance à l’égard des autres, de sa fonction d’estampage et de sa fonction de monnaie. »
-N. Elias, 1987, La société des individus, Librairie Arthème Fayard, 1991, p. 70-71, 97 et 103-104."
"Cette idée [aristotélicienne] de l’antériorité de la société sur les individus, du tout sur les parties, préfigure les conceptions organicistes et holistes en sociologie."
"Millénarisme : ensemble de croyances à un règne terrestre eschatologique (i. e. portant sur le sort ultime de l’homme et de l’univers) du Messie et de ses élus, censé devoir durer mille ans. Par extension, mouvement ou système de pensée contestant l’ordre social et politique existant, réputé décadent et perverti, et attendant la rédemption collective, le retour à un paradis perdu ou l’avènement d’un homme charismatique. Comme mouvements religieux, les millénarismes condamnent l’inégalité au nom de l’Évangile. L’Église aurait donc pour tâche de prendre le parti des pauvres contre les riches."
"Justice commutative. La justice commutative renvoie au principe d’équité dans une transaction (notamment marchande), elle est donc réalisée quand l’échange est équivalent (chacun a reçu son dû). Par extension, elle correspond à toute situation dans laquelle chacun a reçu en proportion de sa contribution. Par exemple, en théorie économique néo-classique, à l’équilibre, le salaire correspond à la productivité marginale du travail, l’intérêt à celle du capital, il n’y a donc aucune injustice. Autre exemple : dans un système d’assurance retraite, chacun reçoit une pension proportionnelle à ses cotisations, les hauts salaires, et ceux n’ayant pas connu le chômage (qui interrompt les cotisations) recevront donc plus car ils ont plus cotisé.
Justice distributive. La justice distributive est celle qui doit présider à toute répartition. Aristote y distinguait deux cas : dans la branche judiciaire, il s’agit de la proportionnalité des peines aux fautes, dans la branche corrective, il s’agit de la répartition des richesses au nom d’une norme morale ou politique (qui peut varier d’une société à l’autre). Quand Saint Thomas d’Aquin demande aux riches de renoncer au « superflu » et de distribuer aux pauvres ce qui excède le « nécessaire large », il énonce un principe de justice corrective (personne ne doit gagner au-delà de ses besoins), quand John Rawls préconise d’augmenter en priorité le revenu des plus pauvres, il en applique un autre (une inégalité juste procure le surcroît d’efficacité qui permet d’avantager les déshérités). Quand les « services publics à la française » (non marchands comme l’école ou l’hôpital, ou marchands comme le courrier postal) offrent à tous le même service (gratuit ou à prix unique) sans tenir compte des différences de coût ni du revenu des bénéficiaires, ils en appliquent un troisième (l’égalité), ce qui induit des « subventions croisées » de ceux qui consomment moins ou cotisent plus vers les autres, ce qui est inévitable quand on traite également des individus dont les conditions diffèrent."
"Avec Montesquieu (Charles Louis de Secondat, 1689-1755), la perspective change radicalement : il ne s’agit plus de juger de ce qui doit être mais de ce qui est. Dans De l’esprit des lois, Montesquieu étudie les sociétés existantes, ou ayant existé, et entend mettre en évidence les véritables lois sociales, comprises comme « des rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ». Ici, la loi est comprise dans son acception scientifique, sur le modèle de la physique : un rapport stable et constant entre des variables. C’est cette conception positive de la loi qui sera reprise par les sociologues, tels Comte ou Durkheim."
"Montesquieu [...] distingue trois [régimes] : républicain, monarchique et despotique.
1. Le gouvernement républicain
• nature : « le peuple en corps ( démocratie) ou seulement une partie du peuple (aristocratie) a la souveraine puissance. » ;
• principe : la vertu absolue pour la démocratie, modérée pour l’aristocratie : « amour des lois et de la patrie », « renoncement à soi-même », « sacrifice de ses plus chers intérêts »… ;
• exemples : Athènes, Rome.
2. Le gouvernement monarchique
• nature : « un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies » et grâce à des « pouvoirs intermédiaires subordonnés et dépendants » comme la noblesse et le clergé ;
principe : l’honneur : « obéissance aux volontés du prince », don de sa vie, respect du code de son rang ;
• exemples : pays d’Europe.
3. Le gouvernement despotique
• nature : « un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices » ;
• principe : la crainte, obéissance servile envers le tyran ;
• exemples : Turquie, Perse, Chine, Japon.
La fonction de l’éducation est d’apprendre les principes propres à chaque gouvernement : vertu, honneur ou crainte. Montesquieu est toutefois moins convaincant quand il recourt au climat, à la religion, à la taille géographique, à la nature du terrain, aux mœurs… et dérive vers le préjugé culturaliste."
"Sa préférence va à la monarchie, qu’il juge plus stable car à l’abri des révolutions et des guerres civiles. L’égalité des républiques lui semble inaccessible, trop difficile à mettre en œuvre car le peuple est peu apte à gérer les affaires publiques."
"[Comme] Smith (La théorie des sentiments moraux, 1759), Montesquieu [...] [estime que] le commerce renforce le lien social, il permet de passer des passions et des intérêts individuels à l’harmonie sociale. La différence est qu’en politique, il faut organiser ce lien, l’asseoir et le protéger par des lois, l’attribuer à un souverain et à des corps intermédiaires chargés de transformer l’individuel en collectif, alors qu’en économie, le marché naît et remplit ce rôle de façon spontanée, il ne résulte d’aucune action consciente."
"[La thèse de Robert Nisbet] selon laquelle la sociologie serait fille des deux révolutions, la démocratique et l’industrielle, est généralement admise. Les oppositions de ce siècle sont en effet brutales – régime politique, droit et mœurs, laïcité et école, bienfaits et méfaits de l’industrialisation et du capitalisme, condition ouvrière, etc. – et la pensée sociale est d’abord marquée par les conflits idéologiques liés au changement socio-économique."
"La figure de proue du courant réformiste est sans doute Frédéric Le Play (1806-1882). Lui aussi condamne la Révolution qui éloigne la société de sa « constitution essentielle », à savoir : « deux éléments fondamentaux et permanents, le décalogue éternel et l’autorité paternelle ; cinq éléments variables : les rites de la religion, l’organisation de la souveraineté et les trois formes de la propriété foncière (communauté, propriété individuelle et patronage) ». Dans Réforme sociale en France (1864), il préconise le retour à la stabilité sociale de l’Ancien Régime par des mesures conservatrices (renforcement de la famille, retour à la famille-souche, patronage, État minimal), et, en 1856, il crée à cet effet la Société d’Économie Sociale. Mais il est aussi l’un des fondateurs de la sociologie de terrain."
-Jean-Pierre Delas et Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Armand Collin, 2015 (1997 pour la première édition).