"La pensée politique de Deleuze et Guattari est largement négligée. Elle est tantôt différée par une approche dite micropolitique, tantôt invoquée comme supplément d'âme spéculative pour d'autres penseurs contemporains qui n' en demandent pas tant, tels Foucault, Negri ou Rancière, tantôt encore éludée simplement au bénéfice d'étranges extrapolations qui supputent des implications politiques dans des énoncés métaphysiques, noétiques ou ontologiques de l'œuvre deleuzienne, au détriment de toute prise en compte de ses propositions sur les signifiants-clés autour desquels s' est polarisée et divisée la pensée politique moderne. [...]
L'œuvre commune de Deleuze et Guattari donne lieu, d'une façon directe, explicite, identifiable dans des textes parfaitement circonscriptibles, à un travail de réélaboration d'un certain nombre de problèmes nodaux de la pensée politique contemporaine: la forme-État, la question de la souveraineté et du rapport entre la violence et le droit, l' essor historique des formations nationa1es et des recombinaisons qu' elles ont ouvertes entre les concepts de peuple, de minorité, d'autonomie et de souveraineté, les rapports entre processus économiques et structures du pouvoir social et étatique, la question de la guerre, les intrications entre géo-économie et géopolitique, etc." (p.7)
"La philosophie française des décennies d' après-guerre, la réinscrivant dans le champ hautement problématique des décompositions et recompositions idéogico-politiques des années 1960-1970, où le rapport avec les marxismes inter rient de façon centrale (même quand, peut-être surtout quand il s'énonce de façon allusive ou oblique)." (p.9)
"Ce livre reprend les résultats d'une recherche doctorale réalisée à l'Université Lille 3 entre 2002 et 2006 sous la direction de Pierre Macherey." (p.13)
"En 1972,
au chapitre III de 'A nti- αd加, au cceur d'une vaste gé alogie
de la morale et du capitalisme, survient l'examen d'une machine
sociale << despotique )), et de l'豆tat qui lui correspond: <<豆tat despotique 川<< asiatique 川<< originaire )), Urstaat, <<id lité cérébrale))
et paradigme objectif, id << modèle de ce que tout Etat veut être
et désire ))1. Jouant d'une imagerie << orientaliste )) ancienne nourrie
aux récits des missionnaires, des voyageurs du Levant et des invités
des Grands Moghols, de telles formules ressuscitent une ambiguïté
que l' on rencontre souvent dans L'Anti-ædipe, et qui traverse plus
généralement toute la pensée deleuzo-guattarienne de l'État, telle
une zone d'indiscernabilité entre deux régimes d'énonciation. A-t-on
ire à une analyse des positivités historiques, ou s' agit-il de nous
faire entrevoir et sentir, par les ressources de l' écriture et de l' image,
la mani re dont l'histoire est désirée, constituti rement délirée sous
un investissement désirant qui, sui rant la thèse principielle de la
<< schizo-analyse entre dans sa détermination objective non moins
que sa positivité sociale ou structurale? Sommes-nous en train de lire
un prolongement des Formes antérieures à la production capitaliste de
Marx, ou bien une variation sur L'Homme Moïse et le monothéisme de
Freud? Une réécriture de L'Origine de la famille, de la propriété priz
et de l'État de Engels, ou une nouvelle variante de Totem et tabou?
Que la superposition des palimpsestes, la multiplication des sources et
des interlocuteurs, l' ench ssement du style argumentatif et de l'hypotypose rendent ces alternatives au demeurant indécidables, est déj un
indice de l' objectif de I'hypothèse de l' Urstaat, et de l' analyse de son
devenir dans 1'histoire des forrnations sociales: le refus de séparer de
l' objectivité historique un plan de désir << subjeαcti ou<< psychique
distinζct; subs盯剑tit饥川飞uer 缸川ux rapports d'intériorisa盯刊ion ou de projeζc tionl
qui présupposent l' ext 己白jorit r ciproque des termes, une relation de
co-constitution, de coωproduction du réel historique par les forrnations sociales et les forrnations désirantes. Cette hypothèse ouvre ainsi
sur ur héor.'ie d.eltlj
ti rit ée d'e Cωacit sirnlUltan白缸rnlenudans la produ1κζction so ci恒凶le dans
la production inconsciente. Cette forrne cornbine donc un appareil de
pouvoir et une position transindividuelle de désir, un système institutionnel cornplexe et un systèrne de subjecti ration collective.
Tout le problème est de comprendre 1'articulation de ces deux
aspects, au point d'inter rence entre une approche anthropologique
et historique de l'État dans le devenir matériel des sociétés, et une
approche schizo-analytique de l' Urstaat comme fà.ntasme de groupe2 :
<< rno le de ce que tout État veut être et désire mais aussi désir des
sujets de l'État, subjecti ration d'un << désir du désir de 1'État ))3. Il y va
d'abord d'une reprise de la question de la souveraineté, dont Deleuze
et Guattari proposent une formulation permettant de penser le type
d'assujettissement qu'implique la constitution d'un pouvoir souverain
dans ses dimensions indissociablement socio-institutionnelles et
inconscientes. Reliant la question des organisations institutionnelles
et symboliques supportant la représentation d'un tel pouvoir,是 un
examen des formes de collectivisation des demandes, des représentations et des affects qu' re son instance, leur analyse du ph台lOmène
étatique se place sur le terrain d'un débat avec le freudo-marxisme
reichien et le Freud de chologie des masses et analyse du moi, mais
aussi dans le sillage du Traité théologico-politique de Spinoza. Elle
trouve son point culminant dans la construction de ce concept d'un
tat originaire opérateur d'une prise de pouvoir dans les productions transindividuelles de l'inconscient, qui réorganise les scénarios
fà.ntasmatiques dans lesquels se règlent les identifìcations collectives
et les modes de subjecti ration des individus sociaux. Dès lors, de cet opérateur, les effets d'après-coup, ou les incessants "retours" à travers l'histoire, rendent intelligible ce qui paraît constituer le roc d'irrationalité sur lequel butent tant les sciences juridiques et politiques que les approches sociologiques et psychologiques du pouvoir étatique : les formes paroxystiques ou "ultra-institutionnelles" que revêt la violence étatique, lorsqu'elle vient manifestement excéder toute fonctionnalité, sociale, économique ou politique du pouvoir répressif d'Etat, non moins que l'intentionnalité subjective de ses agents ou de ses représentants. C' est cette archi-violence que riendra expliciter
chez eux la thèse d'une paranoïa inhérente à la forme-Etat.
Deleuze et Guattari n' entendent par là ni psychologiser le
phénom étatique, ni substituer une psychana1yse appliquée
aux phénomènes politiques à un décryptage historique et mat ialiste des appareils d'État et des transformations du pouvoir d'État
dans les dia1ectiques des rapports sociaux et des luttes collectives.
Conformément à un concept immanent du désir, I'État ne de rient
pas un << complexe )) intérieur au désir, sans que le ir -même
suivant la thèse schizo-analytique princeps, ne devienne une
production immanente aux rapports économiques et politiques, et
aux identifìcations collectives historico-mondia1es qui les supportent.
Le freudo-marxisme sui generis de 'A nti- αd伊- un étrange lacanoa1thussérisme en vérité - reste un marxismé. Marxisme hétérodoxe,主
coup sûr, mais précisément au sens où ses décisions théoriques fondamenta1es concernant la théorie de I'État se trouvent déterminées par
les difficultés léguées par ce courant théorico-politique dont Deleuze
et Guattari cherchent à déplacer les termes. C' est pourquoi l' on
commencera par montrer que c' est à partir d'une refonte mat ialiste de la théorie de l'État et des apories qui lui sont propres, que
nos auteurs problématisent une forme-.État en excès par rapport à ses
propres appareils mat iels (chap. 1). A travers ce débat s'éclairera
la raison pour laquelle une théorie de la forme- tat doit nécessairement comprendre une théo de l'Etat com fantasme ce qui
impose en retour un moment fantasmatique de la théorie de l'豆tat
donc un moment-limite de l' écriture théorique elle même." (pp.16-18)
-Guillaume Sibertin-Blanc, Politique et Etat chez Deleuze et Guattari. Essai sur le matérialisme historico-machinique, PUF, 2013, 238 pages.
L'œuvre commune de Deleuze et Guattari donne lieu, d'une façon directe, explicite, identifiable dans des textes parfaitement circonscriptibles, à un travail de réélaboration d'un certain nombre de problèmes nodaux de la pensée politique contemporaine: la forme-État, la question de la souveraineté et du rapport entre la violence et le droit, l' essor historique des formations nationa1es et des recombinaisons qu' elles ont ouvertes entre les concepts de peuple, de minorité, d'autonomie et de souveraineté, les rapports entre processus économiques et structures du pouvoir social et étatique, la question de la guerre, les intrications entre géo-économie et géopolitique, etc." (p.7)
"La philosophie française des décennies d' après-guerre, la réinscrivant dans le champ hautement problématique des décompositions et recompositions idéogico-politiques des années 1960-1970, où le rapport avec les marxismes inter rient de façon centrale (même quand, peut-être surtout quand il s'énonce de façon allusive ou oblique)." (p.9)
"Ce livre reprend les résultats d'une recherche doctorale réalisée à l'Université Lille 3 entre 2002 et 2006 sous la direction de Pierre Macherey." (p.13)
"En 1972,
au chapitre III de 'A nti- αd加, au cceur d'une vaste gé alogie
de la morale et du capitalisme, survient l'examen d'une machine
sociale << despotique )), et de l'豆tat qui lui correspond: <<豆tat despotique 川<< asiatique 川<< originaire )), Urstaat, <<id lité cérébrale))
et paradigme objectif, id << modèle de ce que tout Etat veut être
et désire ))1. Jouant d'une imagerie << orientaliste )) ancienne nourrie
aux récits des missionnaires, des voyageurs du Levant et des invités
des Grands Moghols, de telles formules ressuscitent une ambiguïté
que l' on rencontre souvent dans L'Anti-ædipe, et qui traverse plus
généralement toute la pensée deleuzo-guattarienne de l'État, telle
une zone d'indiscernabilité entre deux régimes d'énonciation. A-t-on
ire à une analyse des positivités historiques, ou s' agit-il de nous
faire entrevoir et sentir, par les ressources de l' écriture et de l' image,
la mani re dont l'histoire est désirée, constituti rement délirée sous
un investissement désirant qui, sui rant la thèse principielle de la
<< schizo-analyse entre dans sa détermination objective non moins
que sa positivité sociale ou structurale? Sommes-nous en train de lire
un prolongement des Formes antérieures à la production capitaliste de
Marx, ou bien une variation sur L'Homme Moïse et le monothéisme de
Freud? Une réécriture de L'Origine de la famille, de la propriété priz
et de l'État de Engels, ou une nouvelle variante de Totem et tabou?
Que la superposition des palimpsestes, la multiplication des sources et
des interlocuteurs, l' ench ssement du style argumentatif et de l'hypotypose rendent ces alternatives au demeurant indécidables, est déj un
indice de l' objectif de I'hypothèse de l' Urstaat, et de l' analyse de son
devenir dans 1'histoire des forrnations sociales: le refus de séparer de
l' objectivité historique un plan de désir << subjeαcti ou<< psychique
distinζct; subs盯剑tit饥川飞uer 缸川ux rapports d'intériorisa盯刊ion ou de projeζc tionl
qui présupposent l' ext 己白jorit r ciproque des termes, une relation de
co-constitution, de coωproduction du réel historique par les forrnations sociales et les forrnations désirantes. Cette hypothèse ouvre ainsi
sur ur héor.'ie d.eltlj
ti rit ée d'e Cωacit sirnlUltan白缸rnlenudans la produ1κζction so ci恒凶le dans
la production inconsciente. Cette forrne cornbine donc un appareil de
pouvoir et une position transindividuelle de désir, un système institutionnel cornplexe et un systèrne de subjecti ration collective.
Tout le problème est de comprendre 1'articulation de ces deux
aspects, au point d'inter rence entre une approche anthropologique
et historique de l'État dans le devenir matériel des sociétés, et une
approche schizo-analytique de l' Urstaat comme fà.ntasme de groupe2 :
<< rno le de ce que tout État veut être et désire mais aussi désir des
sujets de l'État, subjecti ration d'un << désir du désir de 1'État ))3. Il y va
d'abord d'une reprise de la question de la souveraineté, dont Deleuze
et Guattari proposent une formulation permettant de penser le type
d'assujettissement qu'implique la constitution d'un pouvoir souverain
dans ses dimensions indissociablement socio-institutionnelles et
inconscientes. Reliant la question des organisations institutionnelles
et symboliques supportant la représentation d'un tel pouvoir,是 un
examen des formes de collectivisation des demandes, des représentations et des affects qu' re son instance, leur analyse du ph台lOmène
étatique se place sur le terrain d'un débat avec le freudo-marxisme
reichien et le Freud de chologie des masses et analyse du moi, mais
aussi dans le sillage du Traité théologico-politique de Spinoza. Elle
trouve son point culminant dans la construction de ce concept d'un
tat originaire opérateur d'une prise de pouvoir dans les productions transindividuelles de l'inconscient, qui réorganise les scénarios
fà.ntasmatiques dans lesquels se règlent les identifìcations collectives
et les modes de subjecti ration des individus sociaux. Dès lors, de cet opérateur, les effets d'après-coup, ou les incessants "retours" à travers l'histoire, rendent intelligible ce qui paraît constituer le roc d'irrationalité sur lequel butent tant les sciences juridiques et politiques que les approches sociologiques et psychologiques du pouvoir étatique : les formes paroxystiques ou "ultra-institutionnelles" que revêt la violence étatique, lorsqu'elle vient manifestement excéder toute fonctionnalité, sociale, économique ou politique du pouvoir répressif d'Etat, non moins que l'intentionnalité subjective de ses agents ou de ses représentants. C' est cette archi-violence que riendra expliciter
chez eux la thèse d'une paranoïa inhérente à la forme-Etat.
Deleuze et Guattari n' entendent par là ni psychologiser le
phénom étatique, ni substituer une psychana1yse appliquée
aux phénomènes politiques à un décryptage historique et mat ialiste des appareils d'État et des transformations du pouvoir d'État
dans les dia1ectiques des rapports sociaux et des luttes collectives.
Conformément à un concept immanent du désir, I'État ne de rient
pas un << complexe )) intérieur au désir, sans que le ir -même
suivant la thèse schizo-analytique princeps, ne devienne une
production immanente aux rapports économiques et politiques, et
aux identifìcations collectives historico-mondia1es qui les supportent.
Le freudo-marxisme sui generis de 'A nti- αd伊- un étrange lacanoa1thussérisme en vérité - reste un marxismé. Marxisme hétérodoxe,主
coup sûr, mais précisément au sens où ses décisions théoriques fondamenta1es concernant la théorie de I'État se trouvent déterminées par
les difficultés léguées par ce courant théorico-politique dont Deleuze
et Guattari cherchent à déplacer les termes. C' est pourquoi l' on
commencera par montrer que c' est à partir d'une refonte mat ialiste de la théorie de l'État et des apories qui lui sont propres, que
nos auteurs problématisent une forme-.État en excès par rapport à ses
propres appareils mat iels (chap. 1). A travers ce débat s'éclairera
la raison pour laquelle une théorie de la forme- tat doit nécessairement comprendre une théo de l'Etat com fantasme ce qui
impose en retour un moment fantasmatique de la théorie de l'豆tat
donc un moment-limite de l' écriture théorique elle même." (pp.16-18)
-Guillaume Sibertin-Blanc, Politique et Etat chez Deleuze et Guattari. Essai sur le matérialisme historico-machinique, PUF, 2013, 238 pages.