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    Guillaume Sibertin-Blanc, Deleuze et l’Anti-Œdipe. La production du désir

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Guillaume Sibertin-Blanc, Deleuze et l’Anti-Œdipe. La production du désir Empty Guillaume Sibertin-Blanc, Deleuze et l’Anti-Œdipe. La production du désir

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 15 Jan - 20:37

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Guillaume_Sibertin-Blanc

    "Paru en 1972, réédité dès l’année suivante complété d’un appendice, L’Anti-Œdipe est accueilli par des réactions contrastées, non seulement par maints psychanalystes qui pouvaient à bon droit s’y voir visés en première ligne, mais aussi par des ethnologues, des sociologues, des philosophes, des essayistes militants. Peu d’années s’écoulent, pourtant, avant qu’il ne soit délaissé, bientôt déposé sous la vitrine des curiosités soixante-huitardes. La vivacité de ces réactions, ce relatif « oubli », témoignent communément de l’inscription indélébile de cet ouvrage dans son temps, c’est-à-dire dans la conjoncture théorique, idéologique et politique dans laquelle il fut rédigé et reçu, dans laquelle aussi il ambitionnait de produire des effets. Mais ils n’aident guère à rendre raison de sa singularité, sur laquelle cette présentation souhaite apporter quelques lumières, et qui ne réside pas où on l’a mise parfois : un romantisme du désir pur, un spontanéisme anarchique et inconséquent, une exaltation lyrique et hasardeuse de la schizophrénie, un style savoureux et agaçant affranchi des normes académiques de l’exposition théorique, sinon de toute règle élémentaire d’une argumentation rationnelle. Tout cela demeure bien trop hypothétique, et témoigne d’effets de leurre que ce brûlot, certes, a pu lui-même contribuer à nourrir, mais qui sont suffisamment exhibés (et parfois ouvertement récusés) dans son texte même, dont la verve rhétorique ne doit pas oblitérer du reste la minutieuse architecture argumentative, pour s’en tenir quitte. Hypothèse pour hypothèse, on proposera ici la suivante : la singularité de L’Anti-Œdipe, des problèmes précis qu’il pose et de l’effort théorique pour les résoudre, tient à la tentative de nouer trois lignes de questionnement fort différentes, dans une certaine mesure même incompatibles : une critique sociale d’un code familialiste d’enregistrement des individus et des conduites ; une critique à la fois externe et interne à la psychanalyse de l’œdipianisation de l’inconscient ; une critique politique des structures d’exploitation et de domination de la société capitaliste et des modes de subjectivation aménagés dans la reproduction de ces structures.

    L’Anti-Œdipe s’inscrit en premier lieu dans une lignée d’analyse critique du discours médical, de son fonctionnement dans les institutions de soin mais aussi de sa circulation dans le réseau des institutions sociales (familiale, pédagogique, judiciaire), et donc de ses articulations complexes avec d’autres codes sociaux que ceux censés régler les pratiques cliniques. Dans les perspectives ouvertes par L’histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault, bientôt approfondies par les recherches de ce dernier sur l’institution psychiatrique ainsi que par les travaux de sociologues comme Robert Castel et Jacques Donzelot [1] , Deleuze et Guattari portent leur attention sur l’un des principaux opérateurs de cette circulation et de cette articulation : le codage « familialiste ». Ce terme désigne l’ensemble des procédés par lesquels on fait intervenir un référent familial – combinaison historique de rôles et de valeurs, de modèles de comportement et de relations, de constellations mentales et affectives supposées typiques – dans l’enregistrement des comportements individuels et collectifs, dans la manière de les catégoriser, de les problématiser et de les expliquer, et partant, d’insérer les singularités existentielles dans des agencements pratiques et d’intervenir sur elles. Les auteurs de L’Anti-Œdipe s’accordent à voir en ce code familialiste un facteur déterminant du développement et de la configuration des savoirs psychopathologiques depuis le début du XIXe siècle, en particulier parce qu’il fait fonctionner l’institution psychiatrique comme un point de transaction de savoir et de pouvoir entre l’institution familiale et les institutions judiciaire et policière qui la promeuvent au rang d’instrument privilégié du contrôle social [2] . Ils retiennent en outre la thèse foucaldienne selon laquelle la nouveauté de la psychanalyse dans l’histoire de la pensée médicale et de la pratique thérapeutique, loin de rompre avec ce dispositif familial-médical-judiciaire, s’y insère partiellement et en intériorise les présupposés (AŒ, 58-59, 110-111, 323). La découverte du Complexe d’Œdipe, la place de plus en plus centrale accordée par Freud puis ses successeurs à ce complexe psychique dans la compréhension de la sexualité infantile, de la structuration subjective et de ses conflits inconscients, de l’étiologie et de l’issue des névroses, concentrent selon eux les effets de cette intériorisation du codage familialiste dans l’épistémologie et la pratique psychanalytiques.

    Plusieurs facteurs, d’ailleurs étroitement liés entre eux, confèrent à l’examen critique de la place du complexe œdipien dans la psychanalyse, et des présupposés que cette place révèle dans les théories de l’inconscient issues de Freud, une urgence particulière. Le premier est l’institutionnalisation croissante, dans les décennies d’après-guerre, de schèmes d’intelligibilité psychanalytique dont les prétentions interprétatives s’étendent, non seulement aux œuvres de la culture (rites, mythes, religions, textes littéraires), mais aussi à un champ toujours plus étendu de relations sociales au sein desquelles les individus sont censés pouvoir être « œdipiennement » inscrits [3] . En même temps que l’institution familiale tend à se réduire à une projection du complexe psychique œdipien, l’extension de la matrice interprétative que fournit ce dernier tend à faire de toute situation sociale, institutionnelle, voire économique ou politique, la projection ou la transposition d’une situation familiale supposée. En second lieu, une telle généralisation est d’autant plus problématique qu’elle paraît partiellement motivée par deux soucis qui seront bien au cœur de L’Anti-Œdipe, mais qu’elle dévoie en les soumettant aux présupposés familialistes de la psychologie œdipienne. L’exigence de donner place à une étiologie sociale des maladies mentales d’une part, celle de comprendre positivement la résistance des psychoses à la psychanalyse d’autre part, conduisent « psychiatres et psychanalystes à redéployer dans des conditions ouvertes l’ordre d’une famille étendue, toujours censée détenir le secret de la maladie comme de la cure. Après avoir intériorisé la famille en Œdipe, on extériorise Œdipe dans l’ordre symbolique, dans l’ordre institutionnel, dans l’ordre communautaire, sectoriel, etc. » (AŒ, 431). Cette approche frappe d’ambiguïté, selon Deleuze et Guattari, la sociopathie des « familles schizophrènes » ouverte outre-Atlantique par les travaux de Grégory Bateson et le groupe de Palo Alto. Elle compromet également les perspectives critiques de l’antipsychiatrie anglo-saxonne qui, à la recherche d’une articulation entre aliénation mentale et aliénation sociale, en vient à identifier leur cause commune dans une institution familiale ainsi de nouveau érigée, à des degrés d’explicitation divers, en universelle médiation entre les processus de l’inconscient et le champ social (AŒ, 111-114, 100, 381-383, 430-432).

    Un dernier facteur déterminant pour l’orientation argumentative de L’Anti-Œdipe, tient plus spécifiquement au parcours de Félix Guattari, psychanalyste, disciple hétérodoxe de Jacques Lacan, et clinicien engagé dans le développement de la « psychothérapie institutionnelle » dont il est, aux côtés de Jean Oury à la clinique de La Borde, l’un des principaux initiateurs. Suivant assidûment le séminaire de Lacan depuis le début des années 1950, il contribue aussitôt à en diffuser les recherches au sein de ce mouvement de renouvellement de la clinique psychiatrique soucieux de mettre en question les effets des rapports internes à l’institution sur les processus pathologiques. Guattari lui-même résume ainsi ce souci directeur : « On ne peut envisager une cure psychothérapique pour des malades graves sans prendre en charge l’analyse de l’institution. » [4]  S’ouvre ainsi une nouvelle approche in situ du problème de l’institution, des rapports de pouvoir qu’elle génère, des difficultés et des impasses qu’elle suscite par sa structure et son fonctionnement mêmes, de la porosité de cette structure et de ce fonctionnement avec les fonctions sociales qu’on lui demande de remplir, des contradictions qui s’instaurent entre ces fonctions sociales et le souci thérapeutique… Autant de tensions permanentes qui engagent à coupler les pratiques thérapeutiques existantes à une « thérapie institutionnelle » apte à prendre en charge les effets des structures et des événements de l’institution sur les formations symptomatiques. Que l’on intervienne sur les règlements et la gestion de l’espace et du temps dans l’enceinte clinique, sur l’organisation des activités de soin et des activités « paramédicales », sur les rapports intersubjectifs entre les différentes catégories du personnel soignant, entre le corps médical et les patients, entre les familles et les agents sociaux, il s’agit de conquérir une relative plasticité du milieu institutionnel permettant de faire de ce milieu même un objet et un opérateur d’analyse. Ce nouveau champ d’expérimentation engage ainsi les coordonnées structurales et imaginaires dans lesquelles s’articulent, au croisement des facteurs psychobiographiques individuels et des facteurs actuels de la vie collective en institution, les chaînes signifiantes et les formations fantasmatiques des sujets. Les recherches de Lacan y tiennent alors une portée particulièrement opératoire et stimulante, sans qu’y soit cependant questionnée pour elle-même la persistance implicite du codage familialiste [5] . L’Anti-Œdipe entend fournir précisément le lieu de ce questionnement. Guattari et Deleuze trouvent chez Lacan le plus puissant effort théorique pour reconduire le complexe d’Œdipe à son véritable statut, celui d’un fantasme inconscient qui n’a aucune universalité en droit, et dont on ne peut rendre compte sans relier le plan des identifications « imaginaires » dans lesquelles se construit le moi à un ordre « symbolique » qui en commande les différenciations et les articulations [6] . Mais cet effort leur paraît cependant grevé d’une ambiguïté lisible dans les appropriations qui en sont faites dans les recherches psychanalytiques, alimentant une extension diffuse de l’œdipianisme et des postulats idéologiques qu’il véhicule dans la pratique et la théorie analytiques, l’étendant à la prime enfance, aux psychoses, à la psychothérapie institutionnelle, à l’anthropologie psychanalytique et à l’ethnopsychiatrie [7] . Ce leitmotiv traverse tout le livre : « Même une tentative aussi profonde que celle de Lacan pour secouer le joug d’Œdipe a été interprétée comme un moyen inespéré de l’alourdir encore, et de le refermer sur le bébé et le schizo » (AŒ, 206-207). Et cette interprétation œdipianisante du lacanisme ne peut être imputée à des dévoiements extrinsèques d’une doctrine mal comprise. Elle doit au contraire servir de fil conducteur pour instruire dans cette doctrine les ambivalences et les hésitations souterraines par lesquelles elle a d’une manière ou d’une autre donné prise à une telle interprétation.

    L’ensemble de ces facteurs expliquent que L’Anti-Œdipe ne puisse pas davantage se satisfaire d’une sociologie critique de la psychologie clinique que d’une dénonciation d’une « psychanalyse appliquée » épistémologiquement incontrôlée. Cet ouvrage s’atèle à une critique interne à la psychanalyse, c’est-à-dire une critique qui se déploie à l’intérieur d’un certain nombre de ses élaborations théoriques, à commencer par celles de Freud, pour en mettre en question les présupposés et, rivalisant sur son terrain, pour proposer une nouvelle théorie de la causalité du désir corrélative d’un remaniement du concept de l’inconscient. La portée critique du livre s’en trouve dédoublée et complexifiée. Elle ne vise pas seulement des formations de discours ou de savoirs, mais des ensembles pratiques constitutifs de formes de subjectivité, ensembles dont ces discours font bien sûr partie, mais cette fois en tant qu’ils sont déterminés à produire des effets assignables dans des systèmes de causalité complexe institutionnelle et inconsciente, sociale et libidinale. Elle ne se préoccupe donc pas seulement des représentations théoriques de l’inconscient, de ses structures, de ses dynamiques et de ses « complexes ». Elle vise des pratiques de l’inconscient – dont l’œdipianisation de l’activité du désir fait partie – et en appelle à une transformation de ces pratiques.

    L’Anti-Œdipe rejoint par là le problème fondateur du freudo-marxisme : celui de l’intégration des contradictions du capitalisme et des antagonismes de classe dans les complexes inconscients de la libido, et dans ce que Wilhelm Reich appelait l’ « armature émotionnelle » des masses. Deleuze et Guattari émettent, nous le verrons, de vives réserves sur la tentative reichienne de renouvellement d’une psychologie des masses, qui repose à leurs yeux sur une insuffisante compréhension de l’immanence du désir inconscient aux structures socio économiques. Il reste que le matérialisme historique forme bien l’horizon théorique dans lequel se déploient leurs argumentations, et dans lequel ils entreprennent de redéfinir la causalité du désir inconscient. Les difficultés soulevées par une telle entreprise ont deux versants. Du point de vue d’un diagnostic critique des sociétés capitalistes, des rapports d’inégalité et de domination qui s’y structurent, il s’agit de comprendre comment les contradictions de ce mode de production, intériorisées par les institutions sociales du capitalisme, agissent dans la constitution des sujets sociaux. Le problème est alors d’analyser la façon dont les formes de subjectivité incorporent les mécanismes conflictuels de la reproduction de la force de travail et des rapports d’exploitation. Mais du point de vue d’une politique critique, se pose corrélativement le problème des effets de cette incorporation dans la construction politique des agents collectifs de la lutte de classe. La tâche est alors de rendre analysables les conflictualités libidinales et inconscientes qui traversent inévitablement les mouvements révolutionnaires eux-mêmes. Par là, L’Anti-Œdipe n’est pas seulement un livre de philosophie politique ; il est un livre de pratique politique, qui se donne pour fonction militante de nouer les trois lignes d’intervention restées jusqu’alors disjointes – le champ social, l’activité analytique, le désir inconscient –, au titre d’une « effective politisation de la psychiatrie » ou « schizo-analyse » ajustée à la productivité réelle du désir dans l’ordre historique et aux effets sociopolitiques de son processus propre. « La schizo-analyse ne se cache donc pas d’être une psychanalyse politique et sociale, une analyse militante… » (AŒ, 117). C’est pourquoi ce livre adresse en retour à la psychanalyse la question de sa politique, et de la manière dont elle s’insère, sous des formes plus ou moins conflictuelles, dans les mécanismes de la reproduction sociale, et spécifiquement dans la fonction qu’y remplit l’agencement de subjectivation œdipien.

    Une telle perspective doit éveiller une vigilance quant aux effets de symétrie trompeurs que risque d’induire, vis-à-vis de ce à quoi ils s’opposent, la posture critique de Deleuze et Guattari. Au nom d’une « psychiatrie matérialiste », ils s’emploient à cartographier simultanément un nouveau champ problématique pour la pensée du désir, et un nouveau champ analytique pour les processus inconscients du désir. En nommant « schizo-analyse » la jonction théorico-pratique de ces deux ambitions, en consacrant l’intégralité du dernier chapitre au répertoire des « tâches » qui en ébauchent programmatiquement le contenu, ce livre n’appelle pas simplement à une réforme interne de la psychanalyse ou des écoles dans lesquelles est institutionnalisée la reproduction de ses savoirs et de ses pratiques, mais à un changement de terrain plus radical. L’objectif est d’opérer une transformation dans la psychanalyse pour créer de nouvelles connexions hors de la psychanalyse. Autrement dit, il s’agit de modifier le champ analytique des processus inconscients de désir de manière à l’ouvrir et le rendre connectable au champ de l’histoire et des luttes sociales – et ce non pour dissoudre le premier dans le second, mais au contraire pour y redéfinir sa singularité et affronter pour eux-mêmes les problèmes soulevés par la prise en charge théorico-pratique d’une telle connexion. C’est un tel changement de terrain que l’on commencera par expliciter, en exposant les nouveaux présupposés sous lesquels des opérateurs théoriques et des types d’interventions pratiques sont censés rendre possible un tel champ analytique matérialiste. On pourra sur cette base revenir sur la mise en question de la psychologie œdipienne et la rapporter à la critique qui la fonde : celle d’un mode de subjectivation spécifique suscité dans les mécanismes de reproduction de la formation sociale capitaliste. La troisième partie approfondira ce diagnostic critique en précisant la place que vient y occuper selon Deleuze et Guattari l’État, et en en mesurant, au point de connexion problématique entre clinique et politique, les conséquences pour les tâches pratiques d’une schizo-analyse au sein des mouvements révolutionnaires et de la lutte des classes. Quel doit y être son rôle ? Quelle est la portée précise de ses tâches ? Quelle est la modalité prescriptive de son programme et quel en est exactement le destinataire extra-théorique ? Quel est en somme le rapport entre L’Anti-Œdipe et le champ historique où il ambitionne, en 1972, d’intervenir et produire ses effets ?"
    -Guillaume Sibertin-Blanc, Deleuze et l’Anti-Œdipe. La production du désir, PUF, 2014 (2010 pour la première édition).




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