"L’Automobiliste est isolé par la carrosserie qui le protège dans sa bulle microclimatisée, au sein d’un univers sonore renfermé sur lui-même. Il écoute son talk-show quotidien (Rush Limbaugh aux États-Unis, Éric Zemmour en France) pendant qu’il est bloqué dans les bouchons de son va-et-vient pendulaire. Comment ne serait-il pas viscéralement xénophobe ? De par la situation objective dans laquelle il se trouve concrètement (et nécessairement), plusieurs heures par jour, tout autre humain lui apparaît fatalement comme une nuisance inerte faisant obstacle à son désir d’avancer, comme un être étranger à son petit cocon personnalisé, comme un concurrent en quête de la dernière place de parking, comme une menace toujours susceptible de l’annihiler (ou de rayer sa carrosserie) par une manœuvre inconsidérée. [...]
Front national (France), Union démocratique du Centre (Suisse), Pegida (Allemagne), FPO (Autriche), Vlaams Belang (Belgique), Parti pour la Liberté (Pays-Bas), UKIP (Royaume Uni), Tea Party (USA) ne font que décliner sous divers drapeaux cette éthologie viscérale de l’animal Automobiliste que donc je suis. Le réfugié, le migrant, l’immigré, tous sont perçus comme autant d’automobiles – ils bougent tout seuls, en direction de nos modes de vie privilégiés – qui nous menacent parce qu’ils nous suivent de trop près : ils vont nous ravir nos dernières places de parking, nos derniers emplois, nos derniers mètres carrés de surface habitable (loués ou vendus à des prix toujours plus vertigineux).
[...] Le « populisme » xénophobe qui gagne tellement en ampleur dans les joutes électorales des dernières décennies ne saurait en effet être identifié à une tendance inhérente à un « peuple », dont le principal défaut serait d’être irréfléchi, insuffisamment éduqué, immature ou intellectuellement paresseux. Ce ne sont pas les lumières de la raison qui dissiperont les spectres des petits fascismes quotidiens – mais des transformations d’infrastructures dans ce qui constitue (et retisse quotidiennement) nos milieux d’existence. Les détestations xénophobes, les replis individualistes, les frustrations existentielles sont malheureusement assez « rationnelles », au sens étymologique de la ratio-proportion : à l’échelle de l’embouteillage dans lequel je suis empêché et agacé par celui que je suis, il est finalement assez rationnel de considérer l’autre comme mon rival et mon ennemi. Moins il y en aura, mieux (et plus rapidement) je me porterai (là où je souhaite aller). Dans l’espace concret du bouchon, notre rapport-ratio est tel que mon bien-être est inversement proportionnel à la présence des autres. C’est cette infrastructure spatiale de l’embouteillage, génératrice de frustrations difficiles à ignorer, qui nourrit les affects et les idéologies de l’Automobilisme.
Il est bien entendu vrai et nécessaire de rappeler que je ne pourrais aucunement être celui que je veux être sans avoir à suivre ceux que donc je suis. Il suffirait d’y réfléchir un peu, ou de poser les bonnes questions, pour constater que celui qui me bouche présentement la route va travailler dans la centrale électrique qui me permettra d’éclairer ma maison ce soir. Ou que, si j’étais seul au monde, je pourrais sans doute faire du 120 km/h sur le périphérique, mais je ne saurais ni comment cuire mon pain, ni comment réparer ma connexion à internet, ni où trouver de l’essence pour continuer longtemps à jouir de la vitesse. Les moralistes ont bien sûr raison de dire « je peux être ce que je suis seulement grâce à la médiation de tous ceux que donc je suis ».
Tout cela est sans doute vrai, mais reste terriblement abstrait. Ces autres dont j’ai besoin, parce qu’ils collaborent à produire mes conditions de vie, je ne les vois nulle part comme tels dans mon bouchon. Ce que j’ai sous les yeux, ce ne sont que des automobiles embouteillées – et m’embouteillant. L’idéologie Automobiliste n’émane ni d’une mauvaise volonté ni d’une bêtise inhérente au bas peuple, mais bien de ce qui tombe sous nos sens."
-Yves Citton, Contre-courants politiques, Fayard, 2018, 240 pages.
Front national (France), Union démocratique du Centre (Suisse), Pegida (Allemagne), FPO (Autriche), Vlaams Belang (Belgique), Parti pour la Liberté (Pays-Bas), UKIP (Royaume Uni), Tea Party (USA) ne font que décliner sous divers drapeaux cette éthologie viscérale de l’animal Automobiliste que donc je suis. Le réfugié, le migrant, l’immigré, tous sont perçus comme autant d’automobiles – ils bougent tout seuls, en direction de nos modes de vie privilégiés – qui nous menacent parce qu’ils nous suivent de trop près : ils vont nous ravir nos dernières places de parking, nos derniers emplois, nos derniers mètres carrés de surface habitable (loués ou vendus à des prix toujours plus vertigineux).
[...] Le « populisme » xénophobe qui gagne tellement en ampleur dans les joutes électorales des dernières décennies ne saurait en effet être identifié à une tendance inhérente à un « peuple », dont le principal défaut serait d’être irréfléchi, insuffisamment éduqué, immature ou intellectuellement paresseux. Ce ne sont pas les lumières de la raison qui dissiperont les spectres des petits fascismes quotidiens – mais des transformations d’infrastructures dans ce qui constitue (et retisse quotidiennement) nos milieux d’existence. Les détestations xénophobes, les replis individualistes, les frustrations existentielles sont malheureusement assez « rationnelles », au sens étymologique de la ratio-proportion : à l’échelle de l’embouteillage dans lequel je suis empêché et agacé par celui que je suis, il est finalement assez rationnel de considérer l’autre comme mon rival et mon ennemi. Moins il y en aura, mieux (et plus rapidement) je me porterai (là où je souhaite aller). Dans l’espace concret du bouchon, notre rapport-ratio est tel que mon bien-être est inversement proportionnel à la présence des autres. C’est cette infrastructure spatiale de l’embouteillage, génératrice de frustrations difficiles à ignorer, qui nourrit les affects et les idéologies de l’Automobilisme.
Il est bien entendu vrai et nécessaire de rappeler que je ne pourrais aucunement être celui que je veux être sans avoir à suivre ceux que donc je suis. Il suffirait d’y réfléchir un peu, ou de poser les bonnes questions, pour constater que celui qui me bouche présentement la route va travailler dans la centrale électrique qui me permettra d’éclairer ma maison ce soir. Ou que, si j’étais seul au monde, je pourrais sans doute faire du 120 km/h sur le périphérique, mais je ne saurais ni comment cuire mon pain, ni comment réparer ma connexion à internet, ni où trouver de l’essence pour continuer longtemps à jouir de la vitesse. Les moralistes ont bien sûr raison de dire « je peux être ce que je suis seulement grâce à la médiation de tous ceux que donc je suis ».
Tout cela est sans doute vrai, mais reste terriblement abstrait. Ces autres dont j’ai besoin, parce qu’ils collaborent à produire mes conditions de vie, je ne les vois nulle part comme tels dans mon bouchon. Ce que j’ai sous les yeux, ce ne sont que des automobiles embouteillées – et m’embouteillant. L’idéologie Automobiliste n’émane ni d’une mauvaise volonté ni d’une bêtise inhérente au bas peuple, mais bien de ce qui tombe sous nos sens."
-Yves Citton, Contre-courants politiques, Fayard, 2018, 240 pages.