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    Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vie

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vie	 Empty Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vie

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 16 Jan - 15:28

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Marielle_Mac%C3%A9

    [Chapitre 1: Pour une stylistique de l'existence]

    "Je crois qu’une vie est en effet inséparable de ses formes, de ses modalités, de ses régimes, de ses gestes, de ses façons, de ses allures… qui sont déjà des idées. Que pour un regard éthique, tout être est manière d’être. Et que le monde, tel que nous le partageons et lui donnons sens, ne se découpe pas seulement en individus, en classes ou en groupes, mais aussi en « styles », qui sont autant de phrasés du vivre. Mieux : qu’à certains égards il ne nous affecte et ne se laisse approprier qu’ainsi, animé de formes attirantes ou repoussantes, habitables ou inhabitables, c’est-à-dire de formes qualifiées : pas simplement des formes mais des formes qui comptent, investies de valeurs et de raisons d’y tenir, de s’y tenir, et aussi bien de les combattre.

    C’est sur ce plan des formes de la vie que se formulent aujourd’hui beaucoup de nos attentes, de nos revendications, et surtout de nos jugements. Une « forme de vie » en effet, c’est quelque chose que l’on juge, c’est même la seule chose que l’on s’accorde tous à juger : c’est toujours de formes de vie que l’on débat, et avec elles ce sont des idées complètes du vivre que l’on défend, que l’on accueille ou que l’on accuse. « Qui » l’on est s’y débat à la surface même de la vie sensible, à la surface du « comment » : comment on vit, comment on fait, comment on s’y prend pour vivre… Une forme de vie ne s’éprouve que sous l’espèce de l’engagement, là où toute existence, personnelle ou collective, risque son idée — non pas l’idée que l’on a d’elle, mais l’idée qu’elle est. Vouloir défendre sa forme de vie, sans tapage, en la vivant, mais aussi savoir en douter et en exiger de tout autres."

    "Cela m’encourage à étendre le domaine des formes bien au-delà du champ de l’art, et à proposer la construction critique d’une véritable « stylistique de l’existence(3) ». Viser une stylistique de l’existence suppose de s’intéresser sans préjugé à tout ce qu’engagent les variations formelles de la vie sur elle-même. Styles, manières, façons : voilà pourtant des mots aujourd’hui très simplifiés, et largement fétichisés ; ce sont des mots-clés du marketing, à la fois agressifs et complaisants, hantant et même polluant le discours public — ruinant l’analyse lorsqu’ils intimident et excluent, lorsqu’ils caressent le narcissisme des individus pour leur vendre des « styles de vie » en même temps que des produits, ou lorsqu’ils invitent chacun à se traiter soi-même comme une œuvre d’art, à « se distinguer » en faisant fond sur sa présumée singularité (increvable dandysme, qui étend ses violences et ses hâtes jusque dans une société d’égaux, ou plutôt d’égaux supposés…). Mais une stylistique de l’existence n’est pas une esthétisation du vivre, elle ne se superpose pas à une présentation de soi « en beau » ; non, une stylistique de l’existence est plus large, et surtout plus incertaine ; elle ne traite pas forcément de vies éclatantes, triomphantes, d’apparences prisées ou de corps élégants ; elle dit que toute vie s’engage dans des formes, toutes sortes de formes, que l’on ne peut pas préjuger de leur sens, et qu’il faut donc s’y rendre vraiment attentif, sans savoir d’emblée ce qui s’y joue ni ce qu’elles voudront dire. Une stylistique de l’existence prend en charge, autrement dit, la question foncièrement ouverte, requérante, et toujours réengagée, du « comment » de la vie."

    "Je suis une spécialiste de littérature mais la littérature ne sera pas ici mon objet ; elle sera plutôt mon allié, mon guide même, à chaque fois qu’elle s’interroge sur le sens de telle ou telle forme du vivre (elle est très bonne à cela : c’est son souci, sa vertu). Et je veux sur ces sujets la faire d’emblée dialoguer avec les sciences sociales — la sociologie, l’anthropologie —, qui explorent justement ce terrain des façons-de, des manières-de, des allures et des gestes où nous nous engageons quotidiennement ; car je suis convaincue que la tâche consistant à qualifier ces formes, à les décrire avec justesse et à les traiter avec justice (à les traiter avec égards, mais aussi avec colère lorsque l’on veut y changer quelque chose), cette tâche est la responsabilité véritablement commune à la littérature et aux sciences sociales (qui en ce sens sont, les unes comme les autres, des « sciences du style »)."

    "Le champ du style, c’est ma conviction, vérifie par excellence cette loi de Nietzsche : il n’est pas de perception, pas d’aisthesis, qui ne soit pénétrée de valeurs."

    "Pasolini, poète civique, qui a osé un diagnostic d’une brutalité déconcertante sur son propre présent, sur ce qui le blessait et lui importait le plus : le sentiment, à la fois intime et risqué publiquement, d’une vaste crise de style, la crise des gestes, des modes relationnels, des manières et des pouvoirs du peuple (qui auparavant incarnait pour lui un espace de réalisation stylistique, c’est-à-dire humaine, exemplaire)."

    "Pasolini, un peu comme Hannah Arendt, considérait toute existence comme une promesse de rayonnement et voulait protéger les chances de l’« apparaître » humain."

    " [Pasolini] écrit par exemple : « L’importance de la télévision est énorme, parce qu’elle ne fait rien d’autre, elle aussi, qu’offrir une série d’ “exemples” de manière d’être et de comportement », dans un « langage maniériste » qui « n’admet pas de répliques, d’alternatives, de résistance. »."

    "Cette passion pour les manières d’être, conçues comme des puissances, ou justement perdues en tant que puissances, est le point vif. La question devient : comment chacun dirige-t-il, ou est-il mis en situation de diriger, l’élan stylistique, gestuel, rythmique, qui participe de son humanité ?"

    "Le « style », en cela, ne s’oppose ni au banal, ni au commun, mais à l’indifférence. C’est d’ailleurs la leçon de la littérature, dans son immanence : toute singularité compte, car elle peut être l’amorce d’un possible de la vie."

    "Le style est d’abord une affaire d’aspect, de phénoménalité. Il suppose que l’on s’intéresse à des qualités sensibles, apparentes, perceptibles : au « comment » ; et qu’on ne tienne donc pas ces phénomènes (les façons d’être et d’apparaître, les gestes, les décors, les conduites, les rythmes, les images, les tourments mais aussi les babioles et les futilités de la vie matérielle…) pour des aspects surajoutés à l’existence humaine ou à l’aventure sociale, mais pour l’un des plans où elles se qualifient, se débattent, et même se gagnent.

    Il s’agit non seulement d’un ensemble de qualités, mais d’un ensemble de qualités marquées, redondantes, saturées, qui pointent (comme les saints de l’iconographie chrétienne) un doigt sur elles-mêmes. Car le style ne regarde pas simplement l’aspect ; il suppose l’identification de schèmes dominants, adjectivables, qui attirent l’attention, font surgir des détails et ouvrent une vie de différences : des traits tranchent sur d’autres traits, certaines propriétés sont mises en relief, accentuées, et d’autres pas. C’est là un des enjeux majeurs de la question du style : il crée une forme-force, des reliefs dans l’apparence, des dynamiques d’écartement, des ponctuations, des « valeurs » (nous y voilà) — un « ceci-plutôt-que-cela » —, et donc potentiellement aussi des violences (c’était l’un des aspects du stylus, du stylet creusant comme une blessure sa signature dans la tablette de cire : le style, véritable « éperon » du sensible comme l’a souligné, à propos des styles de Nietzsche, Jacques Derrida, poignard d’une idée « plantée dans le cœur », comme le clamait aussi Pasolini). Dans ces mouvements ponctuants et ces saillances, un style s’impose comme un acte de différenciation, ou plutôt une « différenciation en acte » ; et c’est cette dynamique de ponctuation de la valeur qui en lui attire l’attention, suscite l’attirance ou la répulsion, affecte, saisit, requiert.

    Ces reliefs sont caractérisants ; ils permettent de reconnaître, d’identifier une forme dans la pluralité de ses occurrences (c’est, dans la pratique de l’histoire de l’art, toute la question de l’attribution). En ce sens, le style concerne toujours une chose individuée. Une chose « individuée », c’est-à-dire une forme dotée de bords, et non nécessairement une personne ; il importe de ne pas adosser a priori la question formelle et vitale de l’« individuation » à la catégorie psychique de la personne et au triomphe du « moi » : le style peut se rapporter à la fois à plus et à moins que quelqu’un, traverser un sujet, et constituer ce qui l’emporte très au-delà de lui-même.

    S’il implique cette reconnaissance, c’est que le style est répété, ou plutôt généralisé. Il est maintenu dans le mouvement, par le mouvement — comme une phrase s’avance, comme une silhouette se poursuit dans la marche, et même s’y prouve (« vera incessu patuit dea » : la déesse de Virgile se constatait à sa démarche, à sa façon de bouger). C’est cette force de maintien dans et par le mouvement qui permet d’identifier un style, et de l’identifier comme style : une forme se détache sur un fond, s’individualise et dure, car elle ne cesse de se re-détacher de l’indifférencié. Le style ne repose donc pas seulement sur une somme de traits, mais sur la façon dont une forme s’avance dans le sensible, existant dans et par les transformations. Cet effet de convergence est d’ailleurs ce qui, dans le style, engage la question du sens. Si un style est toujours à interpréter, c’est qu’une forme y risque un sens, engage une « idée », énonce une certaine pensée : un parti pris, comme disait Ponge, une certaine orientation du fait même de l’existence, une idée de forme qui a pris forme, un genre d’être et un régime d’expérience, un « possible »."

    "Cette ouverture à l’« idée » est enfin ce par quoi, dans le style, un singulier s’excède lui-même : il s’offre à la répétition (ce qui permet à un être de coïncider avec soi dans le temps) ; et il s’offre par conséquent aussi à une reprise par autrui, une reprise qui peut aller de l’appropriation jusqu’au pastiche ou au détournement. Autrement dit, il circule, s’abstrait, se partage, se généralise. Si les phénomènes stylistiques sont répétés, ils sont aussi répétables, appropriables, expropriables. [...] Un style n’est pas une chose, ou une personne, mais la manière caractéristique de cette chose, sa façon singulière de s’élancer, qui l’excède : c’est l’individuel (le « tel ») qui s’ouvre au partage, au commun, et donc aussi à l’expropriation ; la forme, réitérée et durable, y devient modus — genre d’être qui peut se transposer d’occurrence en occurrence, d’objet en objet, impropre infiniment appropriable et jamais tout à fait approprié. [...] Dans le style le singulier est avant tout en excès sur lui-même, en mouvement. En excès vers quoi, en mouvement vers quoi ? Vers une valeur du vivre, une proposition de sens qui peut se transporter d’individu à individu, de genre à genre, survivant à celui qui l’a risquée, s’infléchissant — parfois aussi se caricaturant, s’enkystant. L’individuel y constitue une puissance employable, mobile, « médiale » ; il n’est plus enfermé dans la prison d’un unique mais devient un possible, restitué à sa vibration, que d’autres pourront endosser, investir, élargir, gauchir."

    "On est aussi le sujet de formes de vie, anonymes et partageables, qui nous attachent et nous arrachent les uns aux autres bien autrement que les événements et les carrefours de nos biographies."

    "Tout ici encourage à étendre le domaine du style bien au-delà de la question de l’art, vers une compréhension des pratiques, des conduites, des ontologies, des régimes d’être et même des formes de la vie organique. Comme si l’on s’était mis, à un certain moment, à penser la vie à ses formes."

    "rares sont les penseurs qui hésitent à statuer sur ce qu’engagent ces formes prises par l’existence. Pour certains elles incarnent d’emblée un besoin de visibilité et de reconnaissance ; pour d’autres le terreau de l’inventivité humaine ; pour tel ou tel elles sont le lieu de libertés discrètes prises à l’égard des contraintes ; pour d’autres, tout à l’inverse, des gouffres d’aliénation. Je suis frappée par la vigueur avec laquelle chacun pose une anthropologie, une éthique, une politique dans sa seule façon de regarder les formes du vivre et d’envisager d’en parler ; frappée par l’évidence avec laquelle la perception se laisse ici pénétrer de jugements ; frappée aussi par le silence qui accompagne cette évidence, malgré l’assurance des décisions qui s’y prennent. En effet : autant de regards posés sur les gestes, les rythmes, les façons d’habiter un espace, un métier, un corps, autant d’idées de la vie. Ces décisions sur le style constituent en fait, et c’est ce qui m’importe, des champs de lutte (pour la pensée comme pour les pratiques). [...]

    Avec Nietzsche ou même Foucault, le style nomme un idéal d’accomplissement éthique et esthétique individuel, pris dans la longue tradition du dandysme, offert en partage. Chez Bourdieu, cette dynamique se retourne comme un gant : le style est le nom même de la violence sociale, de sa naturalisation et de sa diffusion jusque dans la vie sensible. À l’inverse, chez Certeau, Sahlins, Scott, c’est le moyen de comprendre les façons dont on échappe aux classements et dont on déjoue les forces de domination. Chez Canguilhem, Mauss, Uexküll, c’est l’adoption d’un regard modal sur la vie elle-même, sur sa variété intrinsèque, fondamentalement non distinctive et non classable : la vie comme espace d’institution continue de différences ; et chez Agamben l’égalisation de toute vie à des manières de vivre est le foyer d’une éthique encore à accomplir, une éthique non des identités mais des « manières impropres »… Dans chacun de ces cas, les mots du style sont de bons ou de mauvais mots, qui désignent ce à quoi l’on veut être attentif, et au-delà desquels on se situera dans le pur combat sur les valeurs.

    Ce caractère polémique n’est pas un obstacle (une impasse, qui discréditerait la question du style et l’empêcherait d’accéder au statut de concept) ; il m’apparaît comme l’essentiel de ce qu’est la question même du style : un lieu de décision sur les formes qui valent la peine, la peine que l’on s’y intéresse et que l’on s’engage à leur égard, la peine qu’on les soutienne ou qu’on les combatte. Le vocabulaire du style est un vocabulaire de la valeur, et c’est même l’un des plus inaperçus dans les échanges savants. Il indique non pas que l’on est en train de parler « simplement » de formes, mais que l’on est en train de parler des formes qui comptent, des formes auxquelles les sujets, et ceux qui les observent, peuvent tenir et se tenir. Les affaires de style ne constituent pas un domaine de savoir pacifiable sur lequel nous aurions à nous mettre d’accord, mais un terrain où s’opposent nécessairement des décisions sur la vie."

    "Les valeurs engagées par les formes sont infinies ; mais les partis pris morphologiques, c’est-à-dire les décisions sur ce qu’est une forme, sur ce que l’on est prêt à recevoir comme une forme (à tenir pour un geste, un ethos…) persévèrent, se répètent, se modulent, s’offrant ainsi à l’analyse. C’est ce qui m’est apparu en avançant dans ces questions : ce n’est pas du tout sur le même terrain anthropologique ou éthique que l’on s’engage selon ce que l’on est prêt à identifier comme une « forme ». Je rassemblerai ces engagements morphologiques sous trois orientations majeures, que je propose d’identifier comme autant de logiques du style — autant de styles du style — qui me semblent courir tout au long des pensées et des pratiques modernes de l’existence : le style comme modalité ; le style comme distinction ; le style comme individuation."

    "Concevoir le style comme modalité, variation modale de la vie sur elle-même, oriente vers ce genre particulier d’attention et de description qui consiste à reconnaître dans tout être l’engagement d’un mode d’être, dans tout faire l’engagement d’une manière de faire. Cela conduit à considérer la vie elle-même comme la dynamique d’institution d’une multiplicité de formes, ou plutôt de modes, de tons (modus, tonus, dira Marcel Mauss) : le réel y est fondamentalement compris comme une foule de modes d’être (le social comme une foule de gestes possibles, le vivant comme une foule d’allures possibles), et c’est la multiplicité de ces modes qui constitue ici, en tant que telle, une valeur — une valeur non relative, non comparative, non taxinomique, une valeur qui s’égale à l’inventivité de la vie elle-même. Tout l’enjeu ici consiste à ne pas regarder ces petites expressions (modes de, façons de, manières de…) comme des formules inertes ou de simples chevilles grammaticales, mais comme l’acquiescement à la connaissance, et même à la protection, d’une puissance fondamentale de variance, d’une force de possibilisation inhérente à la vie même. Il y a non seulement une syntaxe, mais une ontologie, une anthropologie et une morale sous-jacentes à l’usage de ces expressions. De Mauss à Ponge, de Rancière à Latour et de l’ethnologie aux sciences du vivant et de l’environnement, je m’efforcerai de faire droit à cette conviction que l’on peut découper l’être en modes d’être et la vie en puissances de formes. Ce partage modal du sensible est l’ouverture, toutes portes battantes, de l’attention stylistique à la vie elle-même.

    La logique de la distinction, qui domine concrètement les sciences sociales, est une certaine interprétation de la manière dont ces variations modales prennent sens (variations de gestes, d’allures, d’ethos…) ; pour elle, ces différences valent oppositivement (pas seulement relationnellement, mais oppositivement) : un fait de style signifie par le réseau d’oppositions qu’il ouvre avec d’autres faits de style, par les effets de classement qui en résultent, et surtout par les violences que cela tend à maintenir dans le monde social. Cela engage toute une anthropologie des formes — une vision des formes comme marques statutaires, du social comme scène de visibilité, des semblables comme public, et du vivre comme exposition. Les gestes, les conduites, les apparences y acquièrent une signification bien particulière, dans une topologie des rôles sociaux assimilés à des stigmates ou à des « signaux signalisés ». La distinction saisit par conséquent un certain « genre de formes », où elle engage toute une herméneutique. En sociologie, elle constitue le maître-mot de la pensée critique, et Bourdieu a instruit pour toujours grâce à elle le procès des formes naturalisées de domination (le procès de la violence insinuée jusque dans les manières d’être). Pourtant, on verra que c’est dans une pensée distinctive — dans un préjugé distinctif même — que se rejoignent aujourd’hui les positions hyper-critiques et les slogans a-critiques sur le style, la haine du style et sa fétichisation, la vigueur accusatoire héritée de Bourdieu et les invitations les plus bâclées au management de soi. Car la logique distinctive ne se connaît pas elle-même comme parti pris sur les formes, et tend à confisquer la réflexion sur le style.

    À la logique distinctive se sont enfin opposés de longue date, en esthétique, en ontologie et en anthropologie, les éléments d’une logique d’individuation qui attend encore son unification théorique. Logique distinctive et logique individuante sont exclusives l’une de l’autre (en sorte qu’elles peuvent aussi être les interprétants concurrents des mêmes phénomènes). Leur opposition ne tient pas d’abord à l’échelle considérée (les groupes vs les personnes), mais à l’approche morphologique engagée, c’est-à-dire au « genre de forme » dont il est question. Si le style consiste avant tout, dans la logique distinctive, en un écart, en un prix accordé à l’écart et en un prix à payer pour l’écart ; s’il consiste, dans une logique modale, en la reconnaissance d’une variation intrinsèque de la vie sur elle-même, et en une attention fondamentale à son pluriel ; dans une logique individuante en revanche il regarde le sens de l’unification d’une configuration autour de reliefs singuliers, porteurs de disruption et d’altération, intéressant le réel en tant que tels : la valeur de la différence n’y est pas oppositive mais intégrative, et une singularité y est considérée en tant que singularité, pour la « valeur de forme » qu’elle risque dans le réel — l’intensité qu’elle pose, la pensée qu’elle énonce, la configuration qu’elle institue.

    L’individuation, comme catégorie morphologique, doit être fortement dissociée de la notion de personne : l’« individu » ici n’est pas la personne, c’est le nom que l’on donne à toute singularité, qui peut consister à la fois en « plus que quelqu’un » et en « moins que quelqu’un » ; on peut dire par exemple que Canguilhem a une conception individuante de la maladie (parce que chaque état physiologique lui apparaît comme « une allure de la vie », hors de toute tentation taxinomique), et que Marshall Sahlins ou Eduardo Viveiros de Castro ont une approche individuante des cultures (puisqu’ils ne veulent pas décrire la façon dont les cultures se distinguent entre elles, mais le rapport que chacune entretient avec soi, notamment dans ses propres exclusions, traitant par conséquent « moins d’identités que de singularités »). Cette compréhension du style comme individuation débouche d’ailleurs, quant aux sujets, sur une attention aux dynamiques de désidentification qui intéressent tant la philosophie contemporaine, à ces « manières impropres » qui traversent les sujets (sujets singuliers, mais « singularités quelconques », traversées par des formes de vie qui les animent plus qu’elles ne les définissent). Gestes, rythmes, manière d’être n’y sont pas identifiants, propres, mais constituent autant de façons de plier vers autre chose qu’un « soi ». La question de l’individuation encourage alors moins une pratique du « soi » qu’une pratique du monde, et une interrogation sur ce qu’au fond il en est du « soi » qui se laisse vraiment atteindre par la force disruptive des singularités."

    "Il y a en fait dans l’écriture et la façon dont on la reçoit une morale en acte du formel de la vie, du problème (ressource et réquisition) qu’est le formel de la vie."

    "Ce qu’il entre dans nos vies de rythmicité, de lutte rythmique, c’est-à-dire de prises de formes dans le temps."

    "On ne critique rien d’autre que des formes de vie. Les formes de vie sont précisément ce qui se critique, ce dont on débat, ce qui se soutient ou se combat, ce qui n’existe que débattu. [...]
    Vouloir voir les formes, c’est tenir ce plan pour un terrain d’action, de désirs, d’utopie (fût-elle en miettes), de souffrances et de joie. Vouloir voir les formes, c’est forcément en réclamer d’autres, en imaginer d’autres, s’il est vrai que la politique requiert de l’imagination. [...]
    Dans ses formes en effet la vie se débat. Oui, elle se débat ; entendons toutes les valeurs de ce pronominal : la vie, dans les formes, se démène, lutte pour se libérer, s’engage pour se dégager."
    -Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vie, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2016.




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