https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2011-2-page-397.htm?contenu=article
"Pour Simondon, rien n’aliène plus directement l’être humain que le fait de le traiter comme un individu constitué, un « être achevé ». Psychologisme et sociologisme illustrent une telle aliénation : la première tendance part de caractéristiques définies de l’individu pour en déduire la forme du groupe ; la seconde considère les contours du groupe pour déterminer ceux de l’individu. Dans le domaine du travail par exemple [Bidet, 2011b], l’une rabat les relations de travail sur la satisfaction des besoins d’un « individu pur et complet », l’autre sur le système social de classes que produit « l’exploitation de la nature par les hommes en société » [Simondon, 1989, p. 179-180 ; 190]. Qu’on tienne l’individu pour une substance donnée. Simondon oppose la « véritable relation » au « simple rapport »…), on méconnaît dans les deux cas « le problème de la relation de l’individu à lui-même » [ibid., p. 147]. On méconnaît, en particulier, la façon dont l’individu – qui est une entité essentiellement dynamique – peut ouvrir en lui-même l’espace d’une pratique de soi où rénover ses capacités, travailler ses contradictions, apprendre à s’orienter autrement dans ses propres possibles, à naviguer d’une disposition à une autre, et, si l’on peut dire, à se redisposer."
"Simondon distingue plusieurs domaines d’individuation : physique, biologique, psychosocial, et même technologique. La principale distinction passe toutefois entre les individus « physiques » et les individus « vivants ». Seuls ces derniers sont, au-delà de leur naissance (c’est-à-dire de leur individuation initiale), un « théâtre d’individuation » continuée, une « individuation perpétuée, qui est la vie même » [Simondon, 1964, p. 25]. La vie implique pour tout vivant trois individuations, d’importance inégale selon les espèces. La première individuation est la naissance comme être individué ; la deuxième la poursuit dans une individualisation ; et la troisième dans une personnalisation : « L’individuation est unique, l’individualisation continuelle, la personnalisation discontinue. » [ibid., p. 135]. À travers elles, l’être individué tend à aller au-delà de son état présent, à élargir sa puissance d’agir. Sa transformation ne lui arrive pas de l’extérieur. L’individuation est l’acte par excellence, si « le sens de la valeur est celui de l’autoconstitution du sujet par sa propre action » [Simondon, 1989, p. 255-256]. Elle est le processus par lequel l’homme, dans le mouvement par lequel il refuse de s’enfermer dans une identité, d’être ramené à un individu constitué, tout fait, se met en question lui-même. Dire qu’un être vivant « a besoin pour exister de pouvoir continuer à s’individualiser en résolvant les problèmes du milieu qui l’entoure et qui est son milieu » [ibid., p. 126], c’est dire qu’il ne peut s’individualiser qu’en rendant problématique son rapport au milieu, en se « déphasant."
"L’individu n’apparaît que comme le résultat provisoire d’une individuation : il conserve toujours une réserve de « préindividuel » susceptible d’individuations variées. Cette somme de tensions, de potentiels hétérogènes, de dispositions incompatibles (et il importe qu’elles soient incompatibles) opère comme une ressource interne de devenir, c’est-à-dire une possibilité ultérieure d’altération qui appartient à l’individu même. « On peut nommer nature, dit Simondon, cette charge d’indéterminé » qu’il faut concevoir comme une « véritable réalité chargée de potentiels actuellement existants comme potentiels, c’est-à-dire comme énergie d’un système métastable » [ibid., p. 210]. Il faut à vrai dire peu de choses pour que l’être individué éprouve une « incompatibilité de sa charge de nature et de sa réalité individuée [qui lui indique] qu’il est plus qu’être individué, et qu’il recèle en lui de l’énergie pour une individuation ultérieure » [ibid., p. 213]. Ensuite, l’individu n’est que le résultat partiel de l’opération qui l’a produit : cette opération produit aussi un « milieu », qui est son complément ; il ne lui préexiste pas comme un contexte mais se constitue avec lui. L’individuation est la coproduction d’un individu et d’un milieu, elle naît de leurs phasages et de leurs déphasages : quand ils composent un champ en tension, signe d’un conflit ou d’un problème d’incompatibilité entre l’individu et le monde dans lequel il existe, le moindre « germe structural », la moindre survenue d’une singularité peut déclencher une « prise de forme », qui correspond à la mise en relation de deux ordres de grandeur qui n’entretenaient jusqu’alors aucune communication."
"Seule une montée d’indétermination dans l’individu peut « l’incorporer dans le collectif »."
"Dans une situation « déphasante », c’est-à-dire dans une situation de tension ou de déséquilibre entre un « moment » de l’individu et du milieu, s’ouvre ainsi l’espace d’une relation à soi où l’individu s’arrache au déjà fait, sort de ses limites, et doit réinventer son mode d’insertion dans le monde. Déphasage, incompatibilité, désorientation : toute discordance appelle une nouvelle intégration, par « sauts brusques », où l’être individué se redispose, réoriente sa ligne de vie. L’acte d’individuation est la réplique par laquelle l’individu – s’il parvient à transformer la menace en promesse en se reconfigurant – peut entrer plus largement en relation avec le monde et avec lui-même. Milieu intérieur et milieu extérieur se trouvent simultanément redessinés dans cet effort de déliaison et de reliaison."
"Le pouvoir émancipant de toute conduite d’appropriation, ou d’incorporation, se manifeste par exemple dans l’expérience très significative de la lecture, c’est-à-dire dans l’entrée en relation avec un « milieu » de parole [Macé, 2011a]. Ni les phrases ni les personnages ne sont des objets placés sous les yeux du lecteur ; ce sont des propositions de formes avancées par les livres, c’est-à-dire « des manières d’êtres, des façons de répondre à la vie » d’autant plus propices à l’individuation que « notre pouvoir de formation a besoin de quelque chose contre quoi buter – on ne s’individue que devant des formes finies, qui nous altèrent, nous requièrent, nous devancent, et dans lesquelles nous nous exposons, par lesquelles nous nous instituons » [ibid., p. 263]. La lecture nous invite à nous reconnaître, à nous refigurer, c’est-à-dire « à nous réapproprier notre rapport à nous-mêmes dans un débat avec d’autres formes » : l’individu ne se désidentifie, ne se produit, ne se restitue à lui-même sa capacité d’autocréation, c’est-à-dire d’institution d’une façon d’être, qu’en se rendant sensible à des formes qui sont autant de « propositions de mondes » à habiter."
"Si l’individuation correspond à un effort rythmique d’unification, et même à une création rythmique [Bidet, 2007 ; 2011c], la production de dispositions à la liberté passe par l’entretien constant d’une hétérogénéité, c’est-à-dire de réserves de déphasages. Seul un effort pour maintenir du dissonant, du disparate, de l’inconfort permet en effet, en persistant « à construire une sensibilité quel que soit le contexte », de produire ce que Jacques Rancière appelle, dans un autre cadre, « des formes d’expérience qui sont des formes de transformations des régimes de perception, d’affect et de parole »."
"Nous sommes donc rappelés au pouvoir émancipant du dissonant dès lors qu’il s’agit de se réinventer en affirmant d’autres liens, c’est-à-dire en coïncidant autrement avec les autres. Thématiser ainsi l’individuation psychique et collective permet de penser l’émancipation hors de ces horizons classiques (solidaires malgré leur antagonisme apparent) que sont, d’un côté, la pure affirmation d’identités individuelles, et, de l’autre, la levée d’un grand corps collectif. L’émancipation, ici, se rapproche plutôt des expériences individuelles partageables dont J. Rancière voit le modèle dans le dérèglement des sens, la désadaptation et la « multiplication des formes d’expérience qui peuvent tisser une autre forme de communauté » en créant de nouvelles manières de dire, de voir et d’être. Mieux : elle prend modèle sur les expériences esthétiques."
-Alexandra Bidet & Marielle Macé, « S'individuer, s'émanciper, risquer un style (autour de Simondon) », Revue du MAUSS, 2011/2 (n° 38), p. 397-412. DOI : 10.3917/rdm.038.0397. URL : https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2011-2-page-397.htm
"Pour Simondon, rien n’aliène plus directement l’être humain que le fait de le traiter comme un individu constitué, un « être achevé ». Psychologisme et sociologisme illustrent une telle aliénation : la première tendance part de caractéristiques définies de l’individu pour en déduire la forme du groupe ; la seconde considère les contours du groupe pour déterminer ceux de l’individu. Dans le domaine du travail par exemple [Bidet, 2011b], l’une rabat les relations de travail sur la satisfaction des besoins d’un « individu pur et complet », l’autre sur le système social de classes que produit « l’exploitation de la nature par les hommes en société » [Simondon, 1989, p. 179-180 ; 190]. Qu’on tienne l’individu pour une substance donnée. Simondon oppose la « véritable relation » au « simple rapport »…), on méconnaît dans les deux cas « le problème de la relation de l’individu à lui-même » [ibid., p. 147]. On méconnaît, en particulier, la façon dont l’individu – qui est une entité essentiellement dynamique – peut ouvrir en lui-même l’espace d’une pratique de soi où rénover ses capacités, travailler ses contradictions, apprendre à s’orienter autrement dans ses propres possibles, à naviguer d’une disposition à une autre, et, si l’on peut dire, à se redisposer."
"Simondon distingue plusieurs domaines d’individuation : physique, biologique, psychosocial, et même technologique. La principale distinction passe toutefois entre les individus « physiques » et les individus « vivants ». Seuls ces derniers sont, au-delà de leur naissance (c’est-à-dire de leur individuation initiale), un « théâtre d’individuation » continuée, une « individuation perpétuée, qui est la vie même » [Simondon, 1964, p. 25]. La vie implique pour tout vivant trois individuations, d’importance inégale selon les espèces. La première individuation est la naissance comme être individué ; la deuxième la poursuit dans une individualisation ; et la troisième dans une personnalisation : « L’individuation est unique, l’individualisation continuelle, la personnalisation discontinue. » [ibid., p. 135]. À travers elles, l’être individué tend à aller au-delà de son état présent, à élargir sa puissance d’agir. Sa transformation ne lui arrive pas de l’extérieur. L’individuation est l’acte par excellence, si « le sens de la valeur est celui de l’autoconstitution du sujet par sa propre action » [Simondon, 1989, p. 255-256]. Elle est le processus par lequel l’homme, dans le mouvement par lequel il refuse de s’enfermer dans une identité, d’être ramené à un individu constitué, tout fait, se met en question lui-même. Dire qu’un être vivant « a besoin pour exister de pouvoir continuer à s’individualiser en résolvant les problèmes du milieu qui l’entoure et qui est son milieu » [ibid., p. 126], c’est dire qu’il ne peut s’individualiser qu’en rendant problématique son rapport au milieu, en se « déphasant."
"L’individu n’apparaît que comme le résultat provisoire d’une individuation : il conserve toujours une réserve de « préindividuel » susceptible d’individuations variées. Cette somme de tensions, de potentiels hétérogènes, de dispositions incompatibles (et il importe qu’elles soient incompatibles) opère comme une ressource interne de devenir, c’est-à-dire une possibilité ultérieure d’altération qui appartient à l’individu même. « On peut nommer nature, dit Simondon, cette charge d’indéterminé » qu’il faut concevoir comme une « véritable réalité chargée de potentiels actuellement existants comme potentiels, c’est-à-dire comme énergie d’un système métastable » [ibid., p. 210]. Il faut à vrai dire peu de choses pour que l’être individué éprouve une « incompatibilité de sa charge de nature et de sa réalité individuée [qui lui indique] qu’il est plus qu’être individué, et qu’il recèle en lui de l’énergie pour une individuation ultérieure » [ibid., p. 213]. Ensuite, l’individu n’est que le résultat partiel de l’opération qui l’a produit : cette opération produit aussi un « milieu », qui est son complément ; il ne lui préexiste pas comme un contexte mais se constitue avec lui. L’individuation est la coproduction d’un individu et d’un milieu, elle naît de leurs phasages et de leurs déphasages : quand ils composent un champ en tension, signe d’un conflit ou d’un problème d’incompatibilité entre l’individu et le monde dans lequel il existe, le moindre « germe structural », la moindre survenue d’une singularité peut déclencher une « prise de forme », qui correspond à la mise en relation de deux ordres de grandeur qui n’entretenaient jusqu’alors aucune communication."
"Seule une montée d’indétermination dans l’individu peut « l’incorporer dans le collectif »."
"Dans une situation « déphasante », c’est-à-dire dans une situation de tension ou de déséquilibre entre un « moment » de l’individu et du milieu, s’ouvre ainsi l’espace d’une relation à soi où l’individu s’arrache au déjà fait, sort de ses limites, et doit réinventer son mode d’insertion dans le monde. Déphasage, incompatibilité, désorientation : toute discordance appelle une nouvelle intégration, par « sauts brusques », où l’être individué se redispose, réoriente sa ligne de vie. L’acte d’individuation est la réplique par laquelle l’individu – s’il parvient à transformer la menace en promesse en se reconfigurant – peut entrer plus largement en relation avec le monde et avec lui-même. Milieu intérieur et milieu extérieur se trouvent simultanément redessinés dans cet effort de déliaison et de reliaison."
"Le pouvoir émancipant de toute conduite d’appropriation, ou d’incorporation, se manifeste par exemple dans l’expérience très significative de la lecture, c’est-à-dire dans l’entrée en relation avec un « milieu » de parole [Macé, 2011a]. Ni les phrases ni les personnages ne sont des objets placés sous les yeux du lecteur ; ce sont des propositions de formes avancées par les livres, c’est-à-dire « des manières d’êtres, des façons de répondre à la vie » d’autant plus propices à l’individuation que « notre pouvoir de formation a besoin de quelque chose contre quoi buter – on ne s’individue que devant des formes finies, qui nous altèrent, nous requièrent, nous devancent, et dans lesquelles nous nous exposons, par lesquelles nous nous instituons » [ibid., p. 263]. La lecture nous invite à nous reconnaître, à nous refigurer, c’est-à-dire « à nous réapproprier notre rapport à nous-mêmes dans un débat avec d’autres formes » : l’individu ne se désidentifie, ne se produit, ne se restitue à lui-même sa capacité d’autocréation, c’est-à-dire d’institution d’une façon d’être, qu’en se rendant sensible à des formes qui sont autant de « propositions de mondes » à habiter."
"Si l’individuation correspond à un effort rythmique d’unification, et même à une création rythmique [Bidet, 2007 ; 2011c], la production de dispositions à la liberté passe par l’entretien constant d’une hétérogénéité, c’est-à-dire de réserves de déphasages. Seul un effort pour maintenir du dissonant, du disparate, de l’inconfort permet en effet, en persistant « à construire une sensibilité quel que soit le contexte », de produire ce que Jacques Rancière appelle, dans un autre cadre, « des formes d’expérience qui sont des formes de transformations des régimes de perception, d’affect et de parole »."
"Nous sommes donc rappelés au pouvoir émancipant du dissonant dès lors qu’il s’agit de se réinventer en affirmant d’autres liens, c’est-à-dire en coïncidant autrement avec les autres. Thématiser ainsi l’individuation psychique et collective permet de penser l’émancipation hors de ces horizons classiques (solidaires malgré leur antagonisme apparent) que sont, d’un côté, la pure affirmation d’identités individuelles, et, de l’autre, la levée d’un grand corps collectif. L’émancipation, ici, se rapproche plutôt des expériences individuelles partageables dont J. Rancière voit le modèle dans le dérèglement des sens, la désadaptation et la « multiplication des formes d’expérience qui peuvent tisser une autre forme de communauté » en créant de nouvelles manières de dire, de voir et d’être. Mieux : elle prend modèle sur les expériences esthétiques."
-Alexandra Bidet & Marielle Macé, « S'individuer, s'émanciper, risquer un style (autour de Simondon) », Revue du MAUSS, 2011/2 (n° 38), p. 397-412. DOI : 10.3917/rdm.038.0397. URL : https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2011-2-page-397.htm