"Quant à ceux qui ne pratiquent la vertu ni par connaissance vraie ni par obéissance à la foi, il a pour eux des paroles sévères et il les met en quelque sorte hors de l’humanité. « Il résulte de nos principes qu’un homme qui ne connait pas l’Écriture et n’est pas non plus éclairé sur les grands objets de la foi par la lumière naturelle, un tel homme est, je ne dis pas un impie, un esprit rebelle, mais quelque chose qui n’a rien d’humain, presque une brute, un être abandonné de Dieu. » Ainsi le philosophe et le croyant, par des chemins différents, arrivent au même résultat, l’un parce qu’il connaît avec évidence la vertu et le vrai bien, l’autre parce que, sans comprendre, mais par obéissance, il applique les mêmes préceptes."
"A y regarder de près, en effet, la religion révélée exprime sous une autre forme les mêmes vérités que la science découvre par la lumière naturelle. La plupart des hommes ne sauraient s’élever à la connaissance vraie, leur esprit est trop faible, les passions par lesquelles ils dépendent du reste de la nature ont trop d’ascendant sur leur âme pour qu’ils puissent se placer au véritable point de vue et apercevoir l’enchaînement des causes naturelles. Il fallait donc, ou les abandonner à eux-mêmes, ou, par un moyen détourné, les amener au même résultat. C’est pourquoi Dieu leur a révélé la religion. La religion présente comme des décrets édictés par un législateur ou un roi les vérités qui résultent nécessairement de l’essence de Dieu."
"Il n’y a dans sa pensée aucun scepticisme ; il ne considère pas les préceptes religieux comme des moyens de gouvernement inventés par les politiques. Il ne croit pas que les sévères maximes de la morale, prescrites par la religion, soient bonnes seulement pour les simples, et que les habiles puissent se mettre au-dessus d’elles et se dispenser de les observer. Ce ne sont pas les hommes qui ont inventé la religion, c’est Dieu lui-même qui la leur a révélée, parce qu’il a voulu mettre à la portée de tous et proportionner à la faiblesse d’esprit du vulgaire la vérité accessible seulement à un petit nombre d’intelligents."
"Dans la lettre à Albert Burgh : « Oui, je le répète avec Jean, c’est la justice et la charité qui sont le signe le plus certain, le signe unique de la vraie foi catholique : la justice et la charité, voilà les véritables fruits du Saint-Esprit. Partout où elles se rencontrent, là est le Christ, et le Christ ne peut être là où elles ne sont plus, car l’Esprit du Christ peut seul nous donner l’amour de la justice et de la charité. »."
"Il n’y a pas de différences essentielles entre l’amor Dei intellectualis, suprême élan de la sagesse humaine, et la dévotion ignorante de l’âme la plus humble : tous deux conduisent directement au salut éternel."
"Spinoza le répète à plusieurs reprises, il y a équivalence entre la doctrine qui déduit la vertu des vérités nécessaires et l’assertion que la même vertu est prescrite par un décret divin. C’est au fond la même chose présentée sous deux formes distinctes, l’une adéquate, l’autre inadéquate. Mais surtout il n’est pas contradictoire avec l’idée que Spinoza se fait de la divinité de supposer que cette croyance, malgré son inexactitude, a été enseignée par Dieu lui-même par l’intermédiaire des prophètes, de Moïse et de Jésus-Christ. Là est en effet l’originalité de la doctrine de Spinoza. Ce ne sont pas les hommes, qui, par impuissance, ont altéré ou transposé la vérité, c’est Dieu lui-même ; ou du moins il est possible que ce soit Dieu qui l’ait proportionnée et adaptée à la faiblesse et à l’impuissance de l’homme. S’il en est ainsi, il faut bien que ce Dieu même, tel que le conçoit la philosophie, ne soit pas uniquement la substance pensante et étendue que la raison connaît. Il faut qu’il y ait en lui des intentions, une volonté bienveillante et, comme dit Spinoza lui-même, également propice à tous les hommes. Il est capable de vouloir faire régner la justice et la charité. En d’autres termes, outre les attributs métaphysiques, il doit avoir des attributs moraux que notre raison ne peut découvrir, mais que l’expérience nous permet indirectement d’entrevoir. En dernière analyse, le Dieu de Spinoza est un Dieu personnel."
"Il est à peine besoin de remarquer que la substance une et infinie n’est pas l’être au sens général ou universel, l’être abstrait, le substrat ou le contenant de toutes les modalités. L’Être en général est, selon Spinoza, un terme transcendantal et ne correspondant à aucune réalité. Spinoza est très nettement nominaliste et adversaire déclaré des universaux. Seuls, suivant lui, les individus existent, même dans le monde que l’expérience nous fait connaître. A plus forte raison en est-il de même de l’Être par excellence, de l’Être parfait et infini. Le Dieu de Spinoza n’est pas la substance, il est une substance, et cette substance unique est déterminée par une infinité d’attributs infinis. La substance ne se conçoit pas plus sans les attributs que les attributs sans la substance. Entre la substance et l’attribut il n’y a en dernière analyse qu’une différence nominale. Il est vrai que toute détermination est une négation. Mais cela n’est rigoureusement exact qu’au regard de l’intelligence humaine, parce que en nommant un attribut à l’exclusion des autres nous négligeons ou nions tout ce qui n’est pas cet attribut. Mais, dans l’absolu, une infinité de déterminations constitue la détermination suprême ou la suprême réalité. Notre pensée ne peut atteindre que deux de ces attributs ; mais il est clair que cette impuissance de notre esprit n’empêche pas l’Être d’en posséder une infinité d’autres ; et peut-être, sans connaître ces attributs, pouvons-nous, par une autre voie, les entrevoir ou les deviner."
"Il y a un caractère que Spinoza n’hésite pas à affirmer de la pensée divine, c’est la conscience : Dieu se connaît lui-même, se ipsum intelligit. Il y a en lui l’idée de son essence aussi bien que de tout ce qui en résulte nécessairement. Cette nécessité, pour Dieu, de se connaître lui-même est considérée par Spinoza comme une vérité accordée par tout le monde, et elle lui sert d’exemple pour montrer que la volonté est liée à l’essence de Dieu avec la même nécessité que la connaissance de soi. A maintes reprises Spinoza se sert du mot conscient appliqué à Dieu ; il le fait d’ailleurs sans insister et sans y prendre garde, comme s’il s’agissait d’une chose toute naturelle et qui va de soi. Il est difficile, en effet, de concevoir une intelligence, surtout une intelligence parfaite, qui ne se connaîtrait pas elle-même."
"Tout, dans la doctrine de notre philosophe, est précis, déterminé, individuel."
"Curieux passage d’une de ses lettres, écrite après la composition de l’Éthique : « N’allez pas croire que je nie l’utilité des prières ; car mon esprit est trop borné pour déterminer tous les moyens dont Dieu se sert pour amener les hommes à l’aimer, c’est-à-dire à faire leur salut. Mon sentiment n’a donc rien de nuisible, et tout au contraire il est pour tout homme, dégagé de superstition puérile et de préjugés, le seul moyen de parvenir au comble de la béatitude. » Dans la même lettre, Spinoza semble aussi faire une place à la certitude morale. « Si nous ne pouvions pas étendre notre volonté hors des limites si étroites de notre entendement, nous serions les plus malheureux des êtres, incapables de faire un pas, de manger un morceau de pain, de subsister deux instants de suite, car notre existence est entourée de périls et d’incertitudes. » Dans cette lettre, on le voit, Spinoza parle exactement le même langage que dans le Traité. D’autres passages de la correspondance attestent qu’il reste fidèle au même point de vue : « J’ai dit au chapitre IV que toute la substance de la loi divine et son précepte fondamental, c’est d’aimer Dieu à titre de souverain bien ; je dis à titre de souverain bien et non point par crainte de quelque supplice, l’amour ne pouvant naître de la crainte ; ou par amour pour tout autre objet que Dieu lui-même, car autrement ce n’est pas tant Dieu que nous aimerions que l’objet final de notre désir. J’ai montré dans ce même chapitre que cette loi divine a été renouvelée par Dieu aux prophètes ; et maintenant, soit que je prétende qu’elle a reçu de Dieu lui-même la forme d’une législation, soit que je la conçoive comme enveloppant, ainsi que tous les autres décrets de Dieu, une nécessité et une vérité éternelles, elle n’en reste pas moins un décret divin, un enseignement salutaire ; et après tout, que j’aime Dieu librement ou par nécessité du divin décret, toujours est-il que je l’aime et que je fais mon salut. » Dans une autre lettre, Spinoza se déclare incapable de démontrer mathématiquement que l’Écriture est la parole de Dieu révélée comme elle l’est, en effet. « Je ne puis donner de cette vérité une démonstration mathématique sans le secours d’une révélation divine ; c’est pourquoi je me suis exprimé de cette sorte. Je crois, mais je ne sais pas mathématiquement tout ce que Dieu a révélé aux prophètes. En effet, je crois fermement, mais sans le savoir d’une façon mathématique, que les prophètes ont été les conseillers intimes de Dieu et ses fidèles ambassadeurs. » Sans sortir de l’Éthique même, plusieurs passages nous montrent que la pensée du philosophe est au fond la même que dans le Traité théologico-politique. La doctrine du Traité théologico-politique sur le rôle des prophètes, de Moïse et de Jésus-Christ est expressément indiquée dans le Scholie de la Proposition LXVIII de la IVe partie. La définition qu’il donne de la religion et de la piété dans le Scholie I de la Proposition XXXVII, partie IV, s’accorde pleinement avec l’esprit et la lettre de ce dernier ouvrage. « Tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause, en tant que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion. J’appelle piété le désir de faire le bien dans une âme que la raison conduit. » Il fait d’ailleurs une place à la religion quand il dit : « Quant au moyen d’unir les hommes par l’amour, je le trouve surtout dans les actions qui se rapportent à la religion et à la piété ». Il en vient même à faire l’apologie de l’humilité et de la crainte comme moyens de gouvernement, et il loue les prophètes d’en avoir recommandé l’emploi. « Les hommes ne dirigeant que rarement leur vie d’après la raison, il arrive que ces deux passions de l’humilité et du repentir, comme aussi l’espérance et la crainte qui en dérivent, sont plus utiles que nuisibles, et puisque, enfin, les hommes doivent pécher, il vaut mieux qu’ils pèchent de cette manière. Car si les hommes dont l’âme est impuissante venaient tous à s’exalter également par l’orgueil, ils ne seraient plus réprimés par aucune honte, par aucune crainte, et on n’aurait aucun moyen de les tenir en bride et de les enchaîner. Le vulgaire devient terrible dès qu’il ne craint plus. Il ne faut donc point s’étonner que les prophètes, consultant l’utilité commune et non celle d’un petit nombre, aient si fortement recommandé l’humilité, le repentir, et la subordination ; car on doit convenir que les hommes dominés par ces passions sont plus aisés à conduire que les autres et plus disposés à mener une vie raisonnable, c’est-à-dire à devenir libres et à jouir de la vie des heureux. » Ce n’est point là un passage isolé. Spinoza revient sur la même idée à la fin de l’Éthique, et il montre que, loin d’être fausses ou dangereuses, la religion et la piété ont, aux yeux mêmes du philosophe soumis à la seule raison, leur légitimité et leur nécessité dans une société organisée."
"S’il écrit la seconde partie du Théologico-politique et le Traité politique, c’est sans doute pour réclamer la liberté absolue de penser ; nais il ne réclame cette liberté elle-même qu’après avoir mis à part et exigé, comme une condition préalable et essentielle, la pureté des mœurs et l’amour du prochain. Si cette condition n’était pas remplie, on l’a vu ci-dessus, le même philosophe qui réclame la tolérance serait bien prés de devenir intolérant."
"D’autres philosophes avant lui, quoique, à la vérité, d’une manière fort différente, les Stoïciens par exemple, ont conçu la divinité comme inséparable de la nature et ne faisant qu’un avec elle. Les mêmes philosophes ont affirmé aussi la nécessité et l’ont étendue à toutes choses. Mais personne peut-être avant Spinoza ne s’était attaché avec autant de force à la négation de toute finalité."
"Les anciens philosophes grecs s’étaient représenté la divinité à la manière d’un artiste qui façonne une matière préexistante, lui donne la forme et s’efforce d’y réaliser la plus parfaite beauté. Il y a une sorte de dualisme dans toute la philosophie grecque primitive. Mais ce dualisme ne les embarrasse point, car ils ne considèrent pas Dieu comme infini. L’infini est à leurs yeux la forme la plus imparfaite de l’existence. Par suite, chez tous ces philosophes, Dieu est toujours considéré comme une intelligence souverainement parfaite, il est le bien ou le beau absolu. Cette perfection, qui est le dernier terme des choses, a été conçue de bien des manières différentes ; mais qu’on définisse Dieu avec Platon l’idée du bien, ou avec Aristote une pensée qui se pense elle-même, ou avec les Stoïciens une raison, un logos immanent au monde et travaillant à réaliser la plus grande beauté, toutes ces philosophies, si différentes qu’elles soient, s’accordent au moins en un point. C’est l’intelligence qui est l’attribut essentiel de la divinité.
Tout autre est la conception à laquelle s’était arrêté le peuple juif et qu’il devait finir par imposer au monde. D’abord Dieu est infini, et ce terme désigne la forme la plus parfaite de l’existence ; par suite il ne peut plus être question d’une matière existant par elle-même, à quelque titre que ce soit. Le monde est l’œuvre de Dieu, il est créé ex nihilo ; il est toujours devant lui comme s’il n’était pas. Dès lors Dieu n’est plus considéré comme une intelligence ou une pensée s’efforçant de réaliser un idéal, il est bien plutôt une force, une puissance infinie en tous sens, insaisissable à la raison humaine. On dirait une volonté, si ce mot n’impliquait d’ordinaire quelque rapport à l’intelligence. Tel fut le dieu jaloux des anciens Hébreux. Cette conception s’épura peu à peu par la suite ; mais le Dieu resta toujours une force ou une puissance, une volonté si l’on préfère, mais se déterminant elle-même et produisant par son action directe tout ce qui existe. Ce n’est pas une cause formelle ou finale ; il n’a point d’idéal. C’est essentiellement une cause efficiente ou antécédente qui tire d’elle-même la multiplicité infinie de ses effets.
Plotin paraît bien être le premier penseur qui ait introduit cette conception dans la philosophie grecque. A la vérité, Plotin se flatte de rester fidèle à l’esprit grec et de continuer la tradition des Platon et des Aristote ; mais malgré les efforts qu’il fait pour conserver la terminologie de ses devanciers, il est aisé de voir qu’il se fait illusion à lui-même. Il remarque avec une sorte d’ingénuité que le mot infini peut avoir deux sens, l’un positif, l’autre négatif, et il les adopte tous deux, attribuant l’infinité à l’unité que Platon avait conçue comme une pure idée. De même le mot puissance ne désigne plus seulement chez lui comme chez Aristote une simple possibilité, mais au sens positif une force active, une énergie toujours agissante. Il ne paraît pas se douter qu’en introduisant ces deux idées nouvelles dans la définition de Dieu, il transforme radicalement la conception des Anciens. Sans doute ce Dieu n’est pas à ses yeux une force aveugle et brutale, l’intelligence et l’âme sont ses premières manifestations, et par là le philosophe concilie la conception juive avec celle des Grecs, mais il reste fidèle pour l’essentiel à la première de ces deux idées. Son premier principe est avant tout une cause efficiente et antécédente. Bien que notre esprit ne puisse s’élever jusqu’à elle, qu’elle soit ineffable et qu’on ne puisse, strictement parlant, lui donner aucun attribut, le mot par lequel il la désigne le plus souvent est celui d’énergie ou d’acte, et ces mots n’ont plus pour lui le sens qu’ils avaient dans la philosophie d’Aristote. Malgré les efforts qu’il fait pour rester fidèle à la conception générale des Grecs et définir l’intelligence et l’âme comme donnant la forme à toutes les existences particulières, l’idée de finalité est absente de son œuvre.
Il ne semble pas que Spinoza ait jamais eu connaissance directement de la doctrine de Plotin ; mais les idées du penseur alexandrin ont été conservées dans toute son école ; elles s’étaient imposées à la pensée grecque, et, si on fait abstraction de quelques détails, elles ne furent pas modifiées en ce qu’elles avaient d’essentiel par la longue série de philosophes juifs ou arabes qui les transmirent en Occident. Parmi eux se trouvaient les maîtres que Spinoza a certainement lus, un Chasdaï Crescas, sans compter Giordano Bruno ou Léon l’Hébreu. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de cette filiation historique ni mesurer exactement l’influence que le penseur grec a exercée sur l’auteur de l’Éthique. Mais ce qui est certain, c’est que la conception spinoziste de la divinité présente avec celle de Plotin les plus remarquables analogies. Spinoza lui même, lorsqu’il cite, pour l’approuver la doctrine qui identifie en Dieu l’intelligence et l’intelligible, la rapporte aux anciens philosophes en même temps qu’aux Hébreux qui l’ont entrevue comme à travers un nuage. Le Dieu de Spinoza diffère sans doute de celui de Plotin sur des points essentiels. Nous connaissons clairement deux de ses attributs ; encore faut-il remarquer que si l’intelligence selon Plotin n’appartient pas à l’essence de Dieu, elle est du moins sa première manifestation. La plus grande nouveauté est d’avoir considéré l’étendue ou la matière elle-même comme un attribut de la divinité ; ici Spinoza est aux antipodes de la pensée de Plotin et, sans aucun doute, il faut reconnaître ici l’influence de la doctrine de Descartes ; mais les deux conceptions sont d’accord pour représenter Dieu comme une cause efficiente, une force ou une puissance qui tire d’elle-même par sa seule initiative la multiplicité de ses effets. C’est par son action continue que toutes choses subsistent, et si, par impossible, elle cessait un instant d’agir, le monde entier s’abîmerait dans le néant. Le Dieu de Spinoza est sans doute une volonté unie à une intelligence ; mais on voit bien par toute sa philosophie que c’est l’idée de force ou de puissance qui apparaît le plus souvent à son esprit. La vertu, à ses yeux, est une puissance, et la principale vertu est la force d’âme ou l’intrépidité et la générosité. La sagesse est la méditation de la vie et non de la mort. L’espérance et la crainte sont des maux parce qu’elles attestent notre impuissance. Plus le corps humain est capable d’un grand nombre de fonctions, plus grande est la partie de l’âme qui est éternelle. En tout cas le Dieu de Spinoza, ainsi qu’il résulte des textes que nous avons cité tout à l’heure, n’a point d’idéal, et la finalité est rigoureusement exclue de son système."
"Nous avons rappelé ci-dessus la théorie si curieuse de Spinoza sur l’éternité des âmes : les âmes font partie de l’entendement divin, elles y sont en acte, et il s’agit là, non pas de l’âme humaine en général, mais des âmes individuelles exprimant l’essence d’un corps déterminé. Or nous trouvons chez Plotin une théorie toute semblable. L’âme humaine procède de l’âme universelle, mais elle est en même temps contenue dans l’intelligence divine. La différence entre les deux modes d’existence, c’est que les âmes en tant qu’existantes sont séparées les unes des autres, tandis que dans l’intelligence divine elles se pénètrent toutes. Là aussi il s’agit bien d’âmes individuelles ; c’est, dit Plotin, l’âme de Socrate ou de Pythagore qui fait partie de la pensée divine. Plotin, en effet, malgré sa prétention de suivre en toutes choses Platon, a subi l’influence des Stoïciens ; il est nominaliste tout comme Spinoza, et si les âmes sont encore appelées des idées, ce sont du moins des idées particulières et individuelles. En outre, selon Spinoza, non seulement les âmes humaines font à la fois partie par leur essence de l’entendement divin, par leur existence de l’ordre de la nature, mais encore dans la vie présente nous avons le sentiment et la conscience de cette réalité supra-sensible : la vie supérieure est mêlée à notre vie actuelle. A la vérité, la mémoire et l’imagination étant liées à l’exercice des fonctions corporelles, nous ne pouvons nous souvenir de notre existence passée ; nous sommes cependant en communication avec ce qu’il faut bien appeler, d’un terme platonicien, le monde intelligible. La connaissance du troisième genre présente en effet les plus exactes ressemblances avec la [terme grec] platonicienne, à cela près qu’elle aperçoit intuitivement des essences particulières et non pas des idée universelles. Ici encore Spinoza est d’accord avec Plotin."
"La théorie d’après laquelle la connaissance des idées adéquates nous introduit en quelque sorte dans l’absolu et nous fait participer à la vie éternelle, nous rappelle naturellement le passage célèbre de l’Éthique de Nicomaque, où Aristote montre que, par l’acquisition de la vraie science, nous pouvons ressembler à Dieu et participer à l’immortalité [...] en lisant la définition de la béatitude et du salut, surtout la théorie de l’amour intellectuel de Dieu, comment ne pas penser aux pages de Plotin et de tous les alexandrins sur l’extase et la communication immédiate de l’âme avec Dieu ? L’ouvrage commence par une doctrine toute nouvelle et s’achève par une conception empruntée à la philosophie ancienne. Envisagé sous cet aspect, le spinozisme apparaît comme un édifice très ancien auquel on aurait ajouté un vestibule tout moderne. Ainsi, malgré le dédain avec lequel il parle quelquefois des philosophes grecs, Spinoza a subi leur influence beaucoup plus qu’il ne se l’avoue à lui-même. On a déjà montré que toute une partie de l’Éthique s’inspire directement du stoïcisme, et nous savons qu’en effet Spinoza avait lu Épictète et les lettres de Sénèque. Il faut, semble-t-il, ajouter à cette influence celle de la tradition néoplatonicienne qui a régné sur tout le moyen âge, à la fois sur la scolastique proprement dite et sur la philosophie juive et arabe. Spinoza cesse donc d’apparaître comme un penseur isolé, ainsi qu’on se l’est représenté quelquefois, qui aurait construit son système de toutes pièces, ou dont la pensée n’aurait subi que la seule influence cartésienne."
-Victor Brochard, "Le Dieu de Spinoza", in Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne, Éditions F. Alcan, 1912.
"A y regarder de près, en effet, la religion révélée exprime sous une autre forme les mêmes vérités que la science découvre par la lumière naturelle. La plupart des hommes ne sauraient s’élever à la connaissance vraie, leur esprit est trop faible, les passions par lesquelles ils dépendent du reste de la nature ont trop d’ascendant sur leur âme pour qu’ils puissent se placer au véritable point de vue et apercevoir l’enchaînement des causes naturelles. Il fallait donc, ou les abandonner à eux-mêmes, ou, par un moyen détourné, les amener au même résultat. C’est pourquoi Dieu leur a révélé la religion. La religion présente comme des décrets édictés par un législateur ou un roi les vérités qui résultent nécessairement de l’essence de Dieu."
"Il n’y a dans sa pensée aucun scepticisme ; il ne considère pas les préceptes religieux comme des moyens de gouvernement inventés par les politiques. Il ne croit pas que les sévères maximes de la morale, prescrites par la religion, soient bonnes seulement pour les simples, et que les habiles puissent se mettre au-dessus d’elles et se dispenser de les observer. Ce ne sont pas les hommes qui ont inventé la religion, c’est Dieu lui-même qui la leur a révélée, parce qu’il a voulu mettre à la portée de tous et proportionner à la faiblesse d’esprit du vulgaire la vérité accessible seulement à un petit nombre d’intelligents."
"Dans la lettre à Albert Burgh : « Oui, je le répète avec Jean, c’est la justice et la charité qui sont le signe le plus certain, le signe unique de la vraie foi catholique : la justice et la charité, voilà les véritables fruits du Saint-Esprit. Partout où elles se rencontrent, là est le Christ, et le Christ ne peut être là où elles ne sont plus, car l’Esprit du Christ peut seul nous donner l’amour de la justice et de la charité. »."
"Il n’y a pas de différences essentielles entre l’amor Dei intellectualis, suprême élan de la sagesse humaine, et la dévotion ignorante de l’âme la plus humble : tous deux conduisent directement au salut éternel."
"Spinoza le répète à plusieurs reprises, il y a équivalence entre la doctrine qui déduit la vertu des vérités nécessaires et l’assertion que la même vertu est prescrite par un décret divin. C’est au fond la même chose présentée sous deux formes distinctes, l’une adéquate, l’autre inadéquate. Mais surtout il n’est pas contradictoire avec l’idée que Spinoza se fait de la divinité de supposer que cette croyance, malgré son inexactitude, a été enseignée par Dieu lui-même par l’intermédiaire des prophètes, de Moïse et de Jésus-Christ. Là est en effet l’originalité de la doctrine de Spinoza. Ce ne sont pas les hommes, qui, par impuissance, ont altéré ou transposé la vérité, c’est Dieu lui-même ; ou du moins il est possible que ce soit Dieu qui l’ait proportionnée et adaptée à la faiblesse et à l’impuissance de l’homme. S’il en est ainsi, il faut bien que ce Dieu même, tel que le conçoit la philosophie, ne soit pas uniquement la substance pensante et étendue que la raison connaît. Il faut qu’il y ait en lui des intentions, une volonté bienveillante et, comme dit Spinoza lui-même, également propice à tous les hommes. Il est capable de vouloir faire régner la justice et la charité. En d’autres termes, outre les attributs métaphysiques, il doit avoir des attributs moraux que notre raison ne peut découvrir, mais que l’expérience nous permet indirectement d’entrevoir. En dernière analyse, le Dieu de Spinoza est un Dieu personnel."
"Il est à peine besoin de remarquer que la substance une et infinie n’est pas l’être au sens général ou universel, l’être abstrait, le substrat ou le contenant de toutes les modalités. L’Être en général est, selon Spinoza, un terme transcendantal et ne correspondant à aucune réalité. Spinoza est très nettement nominaliste et adversaire déclaré des universaux. Seuls, suivant lui, les individus existent, même dans le monde que l’expérience nous fait connaître. A plus forte raison en est-il de même de l’Être par excellence, de l’Être parfait et infini. Le Dieu de Spinoza n’est pas la substance, il est une substance, et cette substance unique est déterminée par une infinité d’attributs infinis. La substance ne se conçoit pas plus sans les attributs que les attributs sans la substance. Entre la substance et l’attribut il n’y a en dernière analyse qu’une différence nominale. Il est vrai que toute détermination est une négation. Mais cela n’est rigoureusement exact qu’au regard de l’intelligence humaine, parce que en nommant un attribut à l’exclusion des autres nous négligeons ou nions tout ce qui n’est pas cet attribut. Mais, dans l’absolu, une infinité de déterminations constitue la détermination suprême ou la suprême réalité. Notre pensée ne peut atteindre que deux de ces attributs ; mais il est clair que cette impuissance de notre esprit n’empêche pas l’Être d’en posséder une infinité d’autres ; et peut-être, sans connaître ces attributs, pouvons-nous, par une autre voie, les entrevoir ou les deviner."
"Il y a un caractère que Spinoza n’hésite pas à affirmer de la pensée divine, c’est la conscience : Dieu se connaît lui-même, se ipsum intelligit. Il y a en lui l’idée de son essence aussi bien que de tout ce qui en résulte nécessairement. Cette nécessité, pour Dieu, de se connaître lui-même est considérée par Spinoza comme une vérité accordée par tout le monde, et elle lui sert d’exemple pour montrer que la volonté est liée à l’essence de Dieu avec la même nécessité que la connaissance de soi. A maintes reprises Spinoza se sert du mot conscient appliqué à Dieu ; il le fait d’ailleurs sans insister et sans y prendre garde, comme s’il s’agissait d’une chose toute naturelle et qui va de soi. Il est difficile, en effet, de concevoir une intelligence, surtout une intelligence parfaite, qui ne se connaîtrait pas elle-même."
"Tout, dans la doctrine de notre philosophe, est précis, déterminé, individuel."
"Curieux passage d’une de ses lettres, écrite après la composition de l’Éthique : « N’allez pas croire que je nie l’utilité des prières ; car mon esprit est trop borné pour déterminer tous les moyens dont Dieu se sert pour amener les hommes à l’aimer, c’est-à-dire à faire leur salut. Mon sentiment n’a donc rien de nuisible, et tout au contraire il est pour tout homme, dégagé de superstition puérile et de préjugés, le seul moyen de parvenir au comble de la béatitude. » Dans la même lettre, Spinoza semble aussi faire une place à la certitude morale. « Si nous ne pouvions pas étendre notre volonté hors des limites si étroites de notre entendement, nous serions les plus malheureux des êtres, incapables de faire un pas, de manger un morceau de pain, de subsister deux instants de suite, car notre existence est entourée de périls et d’incertitudes. » Dans cette lettre, on le voit, Spinoza parle exactement le même langage que dans le Traité. D’autres passages de la correspondance attestent qu’il reste fidèle au même point de vue : « J’ai dit au chapitre IV que toute la substance de la loi divine et son précepte fondamental, c’est d’aimer Dieu à titre de souverain bien ; je dis à titre de souverain bien et non point par crainte de quelque supplice, l’amour ne pouvant naître de la crainte ; ou par amour pour tout autre objet que Dieu lui-même, car autrement ce n’est pas tant Dieu que nous aimerions que l’objet final de notre désir. J’ai montré dans ce même chapitre que cette loi divine a été renouvelée par Dieu aux prophètes ; et maintenant, soit que je prétende qu’elle a reçu de Dieu lui-même la forme d’une législation, soit que je la conçoive comme enveloppant, ainsi que tous les autres décrets de Dieu, une nécessité et une vérité éternelles, elle n’en reste pas moins un décret divin, un enseignement salutaire ; et après tout, que j’aime Dieu librement ou par nécessité du divin décret, toujours est-il que je l’aime et que je fais mon salut. » Dans une autre lettre, Spinoza se déclare incapable de démontrer mathématiquement que l’Écriture est la parole de Dieu révélée comme elle l’est, en effet. « Je ne puis donner de cette vérité une démonstration mathématique sans le secours d’une révélation divine ; c’est pourquoi je me suis exprimé de cette sorte. Je crois, mais je ne sais pas mathématiquement tout ce que Dieu a révélé aux prophètes. En effet, je crois fermement, mais sans le savoir d’une façon mathématique, que les prophètes ont été les conseillers intimes de Dieu et ses fidèles ambassadeurs. » Sans sortir de l’Éthique même, plusieurs passages nous montrent que la pensée du philosophe est au fond la même que dans le Traité théologico-politique. La doctrine du Traité théologico-politique sur le rôle des prophètes, de Moïse et de Jésus-Christ est expressément indiquée dans le Scholie de la Proposition LXVIII de la IVe partie. La définition qu’il donne de la religion et de la piété dans le Scholie I de la Proposition XXXVII, partie IV, s’accorde pleinement avec l’esprit et la lettre de ce dernier ouvrage. « Tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause, en tant que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion. J’appelle piété le désir de faire le bien dans une âme que la raison conduit. » Il fait d’ailleurs une place à la religion quand il dit : « Quant au moyen d’unir les hommes par l’amour, je le trouve surtout dans les actions qui se rapportent à la religion et à la piété ». Il en vient même à faire l’apologie de l’humilité et de la crainte comme moyens de gouvernement, et il loue les prophètes d’en avoir recommandé l’emploi. « Les hommes ne dirigeant que rarement leur vie d’après la raison, il arrive que ces deux passions de l’humilité et du repentir, comme aussi l’espérance et la crainte qui en dérivent, sont plus utiles que nuisibles, et puisque, enfin, les hommes doivent pécher, il vaut mieux qu’ils pèchent de cette manière. Car si les hommes dont l’âme est impuissante venaient tous à s’exalter également par l’orgueil, ils ne seraient plus réprimés par aucune honte, par aucune crainte, et on n’aurait aucun moyen de les tenir en bride et de les enchaîner. Le vulgaire devient terrible dès qu’il ne craint plus. Il ne faut donc point s’étonner que les prophètes, consultant l’utilité commune et non celle d’un petit nombre, aient si fortement recommandé l’humilité, le repentir, et la subordination ; car on doit convenir que les hommes dominés par ces passions sont plus aisés à conduire que les autres et plus disposés à mener une vie raisonnable, c’est-à-dire à devenir libres et à jouir de la vie des heureux. » Ce n’est point là un passage isolé. Spinoza revient sur la même idée à la fin de l’Éthique, et il montre que, loin d’être fausses ou dangereuses, la religion et la piété ont, aux yeux mêmes du philosophe soumis à la seule raison, leur légitimité et leur nécessité dans une société organisée."
"S’il écrit la seconde partie du Théologico-politique et le Traité politique, c’est sans doute pour réclamer la liberté absolue de penser ; nais il ne réclame cette liberté elle-même qu’après avoir mis à part et exigé, comme une condition préalable et essentielle, la pureté des mœurs et l’amour du prochain. Si cette condition n’était pas remplie, on l’a vu ci-dessus, le même philosophe qui réclame la tolérance serait bien prés de devenir intolérant."
"D’autres philosophes avant lui, quoique, à la vérité, d’une manière fort différente, les Stoïciens par exemple, ont conçu la divinité comme inséparable de la nature et ne faisant qu’un avec elle. Les mêmes philosophes ont affirmé aussi la nécessité et l’ont étendue à toutes choses. Mais personne peut-être avant Spinoza ne s’était attaché avec autant de force à la négation de toute finalité."
"Les anciens philosophes grecs s’étaient représenté la divinité à la manière d’un artiste qui façonne une matière préexistante, lui donne la forme et s’efforce d’y réaliser la plus parfaite beauté. Il y a une sorte de dualisme dans toute la philosophie grecque primitive. Mais ce dualisme ne les embarrasse point, car ils ne considèrent pas Dieu comme infini. L’infini est à leurs yeux la forme la plus imparfaite de l’existence. Par suite, chez tous ces philosophes, Dieu est toujours considéré comme une intelligence souverainement parfaite, il est le bien ou le beau absolu. Cette perfection, qui est le dernier terme des choses, a été conçue de bien des manières différentes ; mais qu’on définisse Dieu avec Platon l’idée du bien, ou avec Aristote une pensée qui se pense elle-même, ou avec les Stoïciens une raison, un logos immanent au monde et travaillant à réaliser la plus grande beauté, toutes ces philosophies, si différentes qu’elles soient, s’accordent au moins en un point. C’est l’intelligence qui est l’attribut essentiel de la divinité.
Tout autre est la conception à laquelle s’était arrêté le peuple juif et qu’il devait finir par imposer au monde. D’abord Dieu est infini, et ce terme désigne la forme la plus parfaite de l’existence ; par suite il ne peut plus être question d’une matière existant par elle-même, à quelque titre que ce soit. Le monde est l’œuvre de Dieu, il est créé ex nihilo ; il est toujours devant lui comme s’il n’était pas. Dès lors Dieu n’est plus considéré comme une intelligence ou une pensée s’efforçant de réaliser un idéal, il est bien plutôt une force, une puissance infinie en tous sens, insaisissable à la raison humaine. On dirait une volonté, si ce mot n’impliquait d’ordinaire quelque rapport à l’intelligence. Tel fut le dieu jaloux des anciens Hébreux. Cette conception s’épura peu à peu par la suite ; mais le Dieu resta toujours une force ou une puissance, une volonté si l’on préfère, mais se déterminant elle-même et produisant par son action directe tout ce qui existe. Ce n’est pas une cause formelle ou finale ; il n’a point d’idéal. C’est essentiellement une cause efficiente ou antécédente qui tire d’elle-même la multiplicité infinie de ses effets.
Plotin paraît bien être le premier penseur qui ait introduit cette conception dans la philosophie grecque. A la vérité, Plotin se flatte de rester fidèle à l’esprit grec et de continuer la tradition des Platon et des Aristote ; mais malgré les efforts qu’il fait pour conserver la terminologie de ses devanciers, il est aisé de voir qu’il se fait illusion à lui-même. Il remarque avec une sorte d’ingénuité que le mot infini peut avoir deux sens, l’un positif, l’autre négatif, et il les adopte tous deux, attribuant l’infinité à l’unité que Platon avait conçue comme une pure idée. De même le mot puissance ne désigne plus seulement chez lui comme chez Aristote une simple possibilité, mais au sens positif une force active, une énergie toujours agissante. Il ne paraît pas se douter qu’en introduisant ces deux idées nouvelles dans la définition de Dieu, il transforme radicalement la conception des Anciens. Sans doute ce Dieu n’est pas à ses yeux une force aveugle et brutale, l’intelligence et l’âme sont ses premières manifestations, et par là le philosophe concilie la conception juive avec celle des Grecs, mais il reste fidèle pour l’essentiel à la première de ces deux idées. Son premier principe est avant tout une cause efficiente et antécédente. Bien que notre esprit ne puisse s’élever jusqu’à elle, qu’elle soit ineffable et qu’on ne puisse, strictement parlant, lui donner aucun attribut, le mot par lequel il la désigne le plus souvent est celui d’énergie ou d’acte, et ces mots n’ont plus pour lui le sens qu’ils avaient dans la philosophie d’Aristote. Malgré les efforts qu’il fait pour rester fidèle à la conception générale des Grecs et définir l’intelligence et l’âme comme donnant la forme à toutes les existences particulières, l’idée de finalité est absente de son œuvre.
Il ne semble pas que Spinoza ait jamais eu connaissance directement de la doctrine de Plotin ; mais les idées du penseur alexandrin ont été conservées dans toute son école ; elles s’étaient imposées à la pensée grecque, et, si on fait abstraction de quelques détails, elles ne furent pas modifiées en ce qu’elles avaient d’essentiel par la longue série de philosophes juifs ou arabes qui les transmirent en Occident. Parmi eux se trouvaient les maîtres que Spinoza a certainement lus, un Chasdaï Crescas, sans compter Giordano Bruno ou Léon l’Hébreu. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de cette filiation historique ni mesurer exactement l’influence que le penseur grec a exercée sur l’auteur de l’Éthique. Mais ce qui est certain, c’est que la conception spinoziste de la divinité présente avec celle de Plotin les plus remarquables analogies. Spinoza lui même, lorsqu’il cite, pour l’approuver la doctrine qui identifie en Dieu l’intelligence et l’intelligible, la rapporte aux anciens philosophes en même temps qu’aux Hébreux qui l’ont entrevue comme à travers un nuage. Le Dieu de Spinoza diffère sans doute de celui de Plotin sur des points essentiels. Nous connaissons clairement deux de ses attributs ; encore faut-il remarquer que si l’intelligence selon Plotin n’appartient pas à l’essence de Dieu, elle est du moins sa première manifestation. La plus grande nouveauté est d’avoir considéré l’étendue ou la matière elle-même comme un attribut de la divinité ; ici Spinoza est aux antipodes de la pensée de Plotin et, sans aucun doute, il faut reconnaître ici l’influence de la doctrine de Descartes ; mais les deux conceptions sont d’accord pour représenter Dieu comme une cause efficiente, une force ou une puissance qui tire d’elle-même par sa seule initiative la multiplicité de ses effets. C’est par son action continue que toutes choses subsistent, et si, par impossible, elle cessait un instant d’agir, le monde entier s’abîmerait dans le néant. Le Dieu de Spinoza est sans doute une volonté unie à une intelligence ; mais on voit bien par toute sa philosophie que c’est l’idée de force ou de puissance qui apparaît le plus souvent à son esprit. La vertu, à ses yeux, est une puissance, et la principale vertu est la force d’âme ou l’intrépidité et la générosité. La sagesse est la méditation de la vie et non de la mort. L’espérance et la crainte sont des maux parce qu’elles attestent notre impuissance. Plus le corps humain est capable d’un grand nombre de fonctions, plus grande est la partie de l’âme qui est éternelle. En tout cas le Dieu de Spinoza, ainsi qu’il résulte des textes que nous avons cité tout à l’heure, n’a point d’idéal, et la finalité est rigoureusement exclue de son système."
"Nous avons rappelé ci-dessus la théorie si curieuse de Spinoza sur l’éternité des âmes : les âmes font partie de l’entendement divin, elles y sont en acte, et il s’agit là, non pas de l’âme humaine en général, mais des âmes individuelles exprimant l’essence d’un corps déterminé. Or nous trouvons chez Plotin une théorie toute semblable. L’âme humaine procède de l’âme universelle, mais elle est en même temps contenue dans l’intelligence divine. La différence entre les deux modes d’existence, c’est que les âmes en tant qu’existantes sont séparées les unes des autres, tandis que dans l’intelligence divine elles se pénètrent toutes. Là aussi il s’agit bien d’âmes individuelles ; c’est, dit Plotin, l’âme de Socrate ou de Pythagore qui fait partie de la pensée divine. Plotin, en effet, malgré sa prétention de suivre en toutes choses Platon, a subi l’influence des Stoïciens ; il est nominaliste tout comme Spinoza, et si les âmes sont encore appelées des idées, ce sont du moins des idées particulières et individuelles. En outre, selon Spinoza, non seulement les âmes humaines font à la fois partie par leur essence de l’entendement divin, par leur existence de l’ordre de la nature, mais encore dans la vie présente nous avons le sentiment et la conscience de cette réalité supra-sensible : la vie supérieure est mêlée à notre vie actuelle. A la vérité, la mémoire et l’imagination étant liées à l’exercice des fonctions corporelles, nous ne pouvons nous souvenir de notre existence passée ; nous sommes cependant en communication avec ce qu’il faut bien appeler, d’un terme platonicien, le monde intelligible. La connaissance du troisième genre présente en effet les plus exactes ressemblances avec la [terme grec] platonicienne, à cela près qu’elle aperçoit intuitivement des essences particulières et non pas des idée universelles. Ici encore Spinoza est d’accord avec Plotin."
"La théorie d’après laquelle la connaissance des idées adéquates nous introduit en quelque sorte dans l’absolu et nous fait participer à la vie éternelle, nous rappelle naturellement le passage célèbre de l’Éthique de Nicomaque, où Aristote montre que, par l’acquisition de la vraie science, nous pouvons ressembler à Dieu et participer à l’immortalité [...] en lisant la définition de la béatitude et du salut, surtout la théorie de l’amour intellectuel de Dieu, comment ne pas penser aux pages de Plotin et de tous les alexandrins sur l’extase et la communication immédiate de l’âme avec Dieu ? L’ouvrage commence par une doctrine toute nouvelle et s’achève par une conception empruntée à la philosophie ancienne. Envisagé sous cet aspect, le spinozisme apparaît comme un édifice très ancien auquel on aurait ajouté un vestibule tout moderne. Ainsi, malgré le dédain avec lequel il parle quelquefois des philosophes grecs, Spinoza a subi leur influence beaucoup plus qu’il ne se l’avoue à lui-même. On a déjà montré que toute une partie de l’Éthique s’inspire directement du stoïcisme, et nous savons qu’en effet Spinoza avait lu Épictète et les lettres de Sénèque. Il faut, semble-t-il, ajouter à cette influence celle de la tradition néoplatonicienne qui a régné sur tout le moyen âge, à la fois sur la scolastique proprement dite et sur la philosophie juive et arabe. Spinoza cesse donc d’apparaître comme un penseur isolé, ainsi qu’on se l’est représenté quelquefois, qui aurait construit son système de toutes pièces, ou dont la pensée n’aurait subi que la seule influence cartésienne."
-Victor Brochard, "Le Dieu de Spinoza", in Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne, Éditions F. Alcan, 1912.