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    Sarah Kofman, Comment s'en sortir ?

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Sarah Kofman, Comment s'en sortir ? Empty Sarah Kofman, Comment s'en sortir ?

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 23 Jan - 11:00



    "La mer est le règne sans fin de la mouvance pur et l'espace le plus mobil, le plus changeant, le plus polymorphe, celui ou tout chemin sitôt tracé s'efface, transformant toute navigation en une exploration toujours nouvelle, dangereuse et incertaine. La mer, « veuve de routes », comme disent magnifiquement Detienne et Vernant, est l'analogue du Tartare hésiodique, l'image même du chaos où règnent des bourrasques qui mêlent dans leurs tourbillons désordonnés toutes les directions de l'espace, ou la gauche et la droite, le haut et le bas s'échangent sans jamais se fixer, ou l'on ne trouve ni repère ni trajet orienté. Dans cette confusion chaotique infernale, poros c'est l'issue, la ressource des marins et des navigateurs, le stratagème qui permet de sortir de l'impasse, de l'aporia et de l'angoisse, sa compagne." (pp.19-20)

    "C'est ainsi que certains textes opposent la mer et sa salure à l'eau douce du fleuve, comme ils opposent discours philosophiques et discours sophistiques, discours de gens nourris parmi les matelots : « J'aspire à un discours dont l'eau fluviale [...] lave ce que j'appellerai l'âpre salure [...] des propos entendus » (Phèdre, 243 b). Car la mer c'est aussi la meilleure image de la corruption du sensible et de sa stérilité. Le Phédon (109 eet sq.) compare les hommes à des poissons qui élèvent de temps en temps la tête hors de la mer pour voir les choses d'ici-bas tandis que la terre est dite une région ou tout est corrompu et mangé complètement « comme l'est par la salure ce que renferme la mer [...] ; la mer ou rien ne pousse qui mérite qu'on en parle [...] ou il n'y a pour ainsi dire rien d'accompli [...] mais des roches creuses, du sable, une quantité inimaginable de vase, des lagunes partout ou s'y mêle de la terre, bref des choses qui ne doivent pas le moins du monde être jugées en les rapportant aux beautés de chez nous »." (p.27)

    "Souplesse, polymorphie, duplicité, équivocité, ambigüité tortueuse et oblique, ces caractères du sophiste sont ceux-là mêmes de la métis, l'intelligence « technique » pleine de ressources, de tours et de détours : véritable aporie vivante, le sophiste, quelles que soient les situations, est toujours capable de tracer son propre poros et trouver une issue.

    Condamnés par Platon à cause de leur parenté avec le sensible, de leur duplicité, de leur oblicité (dans les Lois (823 d, 824 a), il dénonce, au nom de la vérité et de la morale, la pêche à l'hameçon et toutes les formes de chasse avec filets et pièges développant les qualités de ruse, les procédés sophistiques sont pourtant incorporés par le philosophe : comme Zeus avale Métis, l'intègre à sa propre souveraineté afin d'éviter que ne naissent d'elle des enfants très rusés qui le déposséderaient de sa puissance, ainsi le philosophe - dans le mythe du Phèdre, ne l'oublions pas, il s'efforce d'imiter Zeus." (p.36)

    "Aristote déclare que la sagesse de la sage-femme n'est pas différente de celle du politique, qu'elle détient un savoir conjectural ; approximatif ; type de savoir assimilé à un long voyage à travers le désert où les chemins ne sont plus tracés, où il faut deviner la route et viser un point à l'horizon, lointain ; où il faut savoir prendre des chemins obliques, détournés, accomplir des détours pour parvenir au but visé. Or la justesse du coup d'œil vivacité et l'acuité d'esprit sont, pour Platon, les qualités mêmes du véritable naturel philosophique (cf. Charmide, 16 a et Rép., IV, début), les qualités de l'accoucheur des esprits dont la techné, terme à terme, dans ses diverses fonctions, ses moyens et ses fins, les capacités qu'elle met en jeu, est assimilée à l'art de l'accoucheuse. Comme elle, Socrate a le coup d'oeil pour déceler le moment où entre en travail, où ressent les douleurs aporétiques, celui dont l'âme est sur le point d'accoucher." (p.56)

    "Le malheur de l'âme tyrannique, ce qui la voue malgré toutes ses ressources à une éternelle aporie, c'est qu'elle manque d'un compagnon de voyage qui consente à la suivre aux Enfers : elle demeure plongée dans un Tartare qui jamais ne la rejettera car une âme, même chargée de crimes, peut sortir de ce lieu infernal à condition d'appeler à son secours une autre âme et d'obtenir d'elle son pardon.

    L'âme qui n'est pas purifiée de ses crimes : « Personne ne consent à lui servir de compagnon de voyage [...] ni de guide. Elle erre donc dans une totale aporie (en aporia). ». « L'âme au contraire dont toute la vie s'est écoulée dans la pureté et la mesure, ayant trouvé des dieux pour lui servir de compagnon de route et de guide, sa résidence est aussitôt le refuge qui lui convient. »

    Les trépassés, incurables à cause de la grandeur de leurs fautes, auteurs de vols sacrilèges répétés, d'homicides en foule, ces âmes sont lancées dans le Tartare d'où jamais elles ne sortent. D'autres, les curables, sont précipités eux aussi dans le Tartare « mais après qu'il y aient fait leur temps la montée du flot les rejette et ils implorent le pardon de ceux contre lesquels ils ont commis des méfaits. Sinon ils sont rejetés de nouveau dans le Tartare. » (Phédon, 108 c et sq.)." (pp.67-68)

    "Cette volonté [platonicienne] de rupture dissimule la continuité stricte de la finalité philosophique avec celle de toute techné, de toute inventivité : trouver des expédients, des poroi, pour sortir l'homme de l'aporie la plus redoutable, la mort. Elle camoufle le caractère prométhéen de l'entreprise philosophique." (p.73)

    "Pour Eschyle, [Prométhée]  est celui qui apprend aux hommes à soumettre les animaux en les liant sous le joug et le harnais. Cette maitrise des liens, il la doit à son intelligence retorse, à son astuce, à sa métis à multiples facettes, à son sens de la prévision. L'art des pièges, des attrapes, des projets frauduleux est le propre de ce héros plein de ressources, pantoporos, capable de frayer pour chaque situation nouvelle un nouveau poros. « A l'inextricable même », dit le Prométhée enchainé, « il est capable de trouver une issue » ; son astuce extrême lui donne prise sur toutes choses, même sur le temps. C'est dire que Prométhée est, par sa métis, le rival direct de Zeus; par ailleurs, il aide celui-ci lors de l'accouchement d'Athéna, la fille de Métis qu'il s'était incorporé." (p.74)

    "Si Prométhée a pêché par démesure, c'est pour faire don aux hommes de la mesure. Ce don leur évite de faire « un » trop vite ou trop lentement, de poser tout de suite après l'un l'indéfini, leur fait respecter les intermédiaires entre l'un et le multiple et leur permet de les nombrer de façon précise. C'est ce respect des intermédiaires qui distingue le discours dialectique du discours éristique. Or la dialectique, entendue comme art de la division nombrée et science des intermédiaires, est affirmée être à l'origine de « tout ce qu'on a jamais pu inventer dans le domaine de l'art (techné) », et ce sont deux techné qui lui servent de paradigme ; deux techné qui, comme elle, sont capables dans une unité d'analyser, de nombrer et de spécifier la diversité ; de distinguer et de hiérarchiser les intermédiaires en espèces et sous-espèces : l'art musical, et l'art de la grammatique. Dans ce premier art, en effet, il s'agit, dans « l'infinité » qui constitue la variété confuse des sons, de distinguer l'aigu et le grave, de savoir quel nombre précis d'intervalles les sépare, quelles limites comportent ces intervalles et de quelles combinaisons ou harmonies ils sont capables, toutes mesurables par des nombres (17 d). Il s'agit de mesurer de même façon les nombres ou les rythmes dont sont susceptibles les mouvements du corps. Seule la connaissance du nombre fait de l'art de la musique une science véritable et de celui qui possède cet art un véritable sophos, un homme compétent. De même, ce qui constitue la grammatique comme art véritable, c'est de savoir déceler dans l'indéfini du son articulé le nombre précis et les multiples combinaisons des voyelles et des non-voyelles. Pour savoir lire, être un sophos dans le domaine des lettres, il ne suffit pas de connaitre le son comme indéfini, ni comme un, mais bel et bien de connaître quelle quantité et quelles différences il enferme." (pp.84-85)

    "Platon distingue donc [dans les arts] tous ceux qui comme la musique manquent d'exactitude, et ceux qui se rattachent à l'art de la construction, plus exacts : au premier rang de la hiérarchie « technique » sont placés l'arithmétique, les sciences ou arts de la mesure et de la pesée. Les arts du calcul et de la mesure sont à leur tour subdivisés en deux, en fonction du critère de l'usage : celui du vulgaire qui s'en sert pour le commerce et la bâtisse est distingué de l'usage philosophique et scientifique, infiniment supérieur en exactitude, en certitude et en pureté.

    Sous l'unité d'un nom commun, il faut donc distinguer deux sciences du nombre, deux sciences de la mesure. Enfin, au-dessus encore de la plus exacte de ces deux sciences se trouve placée la faculté dialectique [...] Il est remarquable que cette division dichotomique hiérarchisante n'introduit aucune solution de continuité entre les techné et les
    épistemé : celles-ci sont simplement déclarées être parmi les arts, des techné plus exactes, plus précises. Le partage établi par Platon n'est pas entre techné et épistemé (et il use dans tout ce passage indifféremment des deux termes) mais entre ce qui relève ou non de la mesure et du nombre. Et c'est encore ce critère qu'il prend pour décerner la première place à la faculté dialectique. Pourtant c'est seulement au prix d'un certain glissement que la dialectique peut être déclarée la science suprême, la plus exacte de toutes : d'une part, Platon abandonne la définition « prométhéenne » de la dialectique comme art de la division nombrée (définition qui avait pourtant permis d'établir entre elle, les sciences et les arts, une parfaite continuité) au profit d'une définition plus ancienne, celle de La République, la dialectique comme science de l'Etre, de la réalité véritable et perpétuellement identique à elle-même; d'autre part, la supériorité de la dialectique, ainsi définie, est cette fois référée à la supériorité, non plus de ses instruments plus ou moins exacts, mais à celle de son objet, le plus exact, le plus précis, le plus vrai, le plus ferme et le plus pur." (pp.89-90)

    "La dialectique comme art de la division nombrée, impliquait une tout autre conception de l'Etre -l'Etre comme système de différences." (p.92)
    -Sarah Kofman, Comment s'en sortir ?, Éditions Galilée, 1983, 104 pages.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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