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    Louis Guillermit, Critique de la faculté de juger, esthétique de Kant

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Louis Guillermit, Critique de la faculté de juger, esthétique de Kant	 Empty Louis Guillermit, Critique de la faculté de juger, esthétique de Kant

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 24 Jan - 7:46



    "Quel que soit le caractère propre d'un jugement de goût, c'est encore un jugement, ce qui laisse à penser que ce sont toujours les mêmes facultés, l'une sensible, l'imagination, l'autre intellectuelle, l'entendement, qui y collaborent. Cependant comme la faculté de juger ne rapporte plus la représentation à l'objet pour la déterminer comme connaissance d'entendement, mais au sujet et à son sentiment, l'imagination, libérée de sa fonction de présentation sensible du concept, assume à elle seule celle d'une appréhension et d'une composition de la diversité sensible." (pp.66-67)

    "Les actes de la faculté de juger impliquent toujours une mise en rapport de deux facultés, l'une sensible (l'imagination), l'autre intellectuelle (l'entendement). Or si on peut considérer cette mise en rapport au point de vue objectif— comme c'était le cas dans la Critique de la raison pure qui, lorsqu'elle s'occupait du jugement logique de connaissance, constituait une doctrine de la faculté de juger en élaborant une théorie du « schématisme » - on peut aussi la considérer au point de vue subjectif comme le fait la critique de la faculté de juger : le jeu de ces facultés, rendu libre par le fait que l'entendement ne légifère plus par ses concepts, et que l'imagination n'a plus à schématiser ceux-ci, met l'esprit dans un certain état qui est senti dans un sentiment — de plaisir, si leur exercice s'en trouve mutuellement favorisé, de déplaisir, si celui-ci se révèle discordant." (p.70)

    "L'imagination se trouve mise en liberté : non seulement elle est affranchie des lois de l'association qui la régissent dans sa simple fonction d'imagination reproductrice, mais même, en tant qu'elle est productrice, elle n'est pas, dans le jugement réfléchissant, « au service » de l'entendement, astreinte à l'invention des schèmes qu'exigent les concepts de ce dernier. Assurément, elle n'accède pas à la liberté illimitée qui permettrait de la dire « poétique », c'est-à-dire véritablement créatrice, puisqu'elle conserve la tâche de saisir un objet des sens donné et que, de ce fait, elle demeure liée à la forme déterminée de cet objet. Mais du moins cette forme que l'objet lui fournit implique-t-elle une composition du divers sensible qui serait justement celle que cette imagination esquisserait en harmonie avec la légalité de l'entendement en général, si elle était entièrement libre et livrée à elle-même. En effet, en l'absence du concept, l'accord entre les deux facultés « ne peut consister que dans la subsomption de l'imagination elle-même (dans une représentation par laquelle un objet est donné) sous les conditions qui permettent à l'entendement de parvenir aux concepts à partir de l'intuition » et c'est en ce sens qu'on peut dire que « la liberté de l'imagination consiste précisément en ce qu'elle schématise sans concept », si paradoxale puisse paraître cette dernière expression." (p.102)

    "Est sublime dynamiquement la Nature considérée dans le jugement esthétique comme une « puissance » (pouvoir supérieur à de grands obstacles) qui n'a sur nous aucun « empire » (c'est-à-dire aucune supériorité sur la résistance d'une autre puissance). Donc pour que la Nature soit traitée comme puissance et jugée dynamiquement sublime, il faut qu'elle soit objet de peur, c'est-à-dire qu'elle soit considérée comme un mal auquel nous nous efforçons de résister, mais dont le pouvoir est supérieur au nôtre. Toutefois si nous éprouvions réellement la peur, nous serions tout aussi incapables de juger sublime que nous le sommes de juger beau tant que l'inclination et l'appétit dominent en nous. Il suffit de penser le cas où nous voudrions offrir en vain une résistance à la Nature pour que nous la considérions comme capable de faire peur. Le spectacle d'une cataracte, d'un volcan en éruption, d'un ouragan est d'autant plus attrayant qu'il est effrayant, pourvu que nous soyons en sécurité. Si nous le disons sublime, c'est parce que, tout en ayant conscience que notre puissance de résistance se trouve réduite à l'insignifiance, « il dévoile en nous l'existence d'un pouvoir d'une tout autre espèce ». De même qu'avec le sublime mathématique nous trouvions dans notre esprit une supériorité sur la Nature jusqu'en son immensité, de même « l'irrésistibilité de sa puissance nous fait reconnaître, il est vrai, notre faiblesse physique en tant que nous sommes des êtres de la Nature, mais nous découvre en même temps une faculté de juger indépendante de la Nature et une supériorité sur cette dernière qui fonde une conservation de soi d'une tout autre espèce que celle qui est attaquée par la nature extérieure et qui peut être mise en danger : l'humanité en notre personne ne s'en trouve pas dégradée lors même que l'homme doit se soumettre à son empire ». Cette distinction entre l'homme et l'humanité doit nous permettre de comprendre que l'analyse de Kant n'est nullement de caractère anthropologique et n'a pas pour objet une simple expérience psychologique. Elle ne signifie pas que le dépassement d'une peur que je pourrais éprouver me permet d'accéder à une estime de moi-même, pas plus que l'échec de l'imagination devant l'immensité ne constitue la révélation de ma finitude. Le sentiment du sublime n'est proprement la révélation ni de notre faiblesse, ni de notre force. Il représente bien plutôt le moment d'un « passage à un autre genre », à quelque chose « d'une tout autre espèce », qui est essentiellement le moment d'un détachement par rapport à l'individualité vivante. Qualifier le sublime de « plaisir négatif » n'aurait évidemment aucun sens au point de vue psychologique. Toute la signification de cette négativité consiste dans la révélation de quelque chose de positif qui est d'un autre ordre : le supra-sensible. Il faut donc rapprocher cette analyse de celle du respect dans la Critique de la raison pratique qui montre que la loi morale exerce une action positive relativement au principe limitatif de la raison pratique dans la mesure même où elle exerce une action négative en excluant les inclinations sensibles et l'amour de soi qui est le penchant à en faire le mobile de l'action. Bien qu'on parle d'un sentiment de respect pour la loi morale, à vrai dire, « il n'existe pour cette loi aucun sentiment, mais dans le jugement de la raison, quand la loi écarte de la route une résistance, le fait d'écarter un obstacle est tenu pour l'équivalent d'une promotion positive de la causalité ». De façon tout à fait comparable, dans le cas du sublime, c'est par la carence d'une imagination « provoquée » par la raison que vient s'attester la présence du supra-sensible.

    Kant écarte alors deux objections. Selon la première, cette explication du sublime serait trop subtile et le principe en serait « cherché trop loin ». C'est pourtant bien ce principe, estime-t-il, qui permet d'expliquer ce fait d'observation commune que l'humanité à tous les degrés de sa civilisation a toujours apprécié la sublimité du courage guerrier qui surmonte la peur de la mort et même qu'elle reconnaît une sublimité à la guerre dans laquelle un peuple lutte selon le droit et pour son bon droit. La deuxième objection prétend faire valoir que les religions représentent la divinité comme un être redoutable, devant lequel il convient de se prosterner. Mais Kant conteste qu'une telle disposition d'esprit puisse être liée à la sublimité de la religion et de son objet. Tout au contraire, avoir peur de Dieu empêche de l'admirer et c'est la superstition qui installe la crainte de Dieu à la place d'une vénération de sa sublimité." (pp.118-120)

    "La Modalité du jugement sur le sublime, comme celle du jugement de goût, est la nécessité : dans les deux cas nous pensons que la relation à la satisfaction est nécessaire. De même que nous allons jusqu'à dénier le goût à celui qui nous refuse son assentiment, de même nous accusons celui qui ne partage pas notre jugement sur le sublime de manquer de sentiment, et ainsi nous exigeons de tout homme qu'il ait du goût et du sentiment. La spécificité du sublime se marque seulement en ceci que, l'imagination y étant en rapport avec la raison, il faut supposer que le sujet qui juge soit sensible aux Idées, et plus précisément capable du sentiment moral de respect. Or cela exige une certaine culture des facultés : ainsi un simple bon sens paysan ne trouvera rien de sublime à la haute montagne, dont les glaciers et les crevasses ne représenteront pour lui que des dangers.

    A vrai dire, la Modalité du jugement de goût était déjà celle d'une nécessité conditionnelle, puisqu'elle supposait le sens commun, et il n'est pas moins légitime de supposer et d'exiger en chacun la disposition au sentiment moral. Il faut cependant marquer la différence : « assurément, le plaisir qui est pris de façon immédiate au beau de la Nature présuppose et cultive une certaine libéralité de la manière de penser, c'est-à-dire une indépendance de la satisfaction à l'égard de la simple jouissance des sens; mais de cette manière la liberté est représentée plutôt dans le jeu que s'exerçant dans une activité légale qui est la nature authentique de la moralité humaine, où il faut que la raison fasse violence à la sensibilité » (bas de la p. 105). Ainsi dans le sublime, la raison fait de l'imagination l'instrument d'une violence comparable à celle qu'elle exerce directement par son concept de loi morale." (p.121)

    "En proposant d'appeler Idées esthétiques le moyen par lequel l'imagination obtient ce résultat, Kant introduit une innovation dans la terminologie de sa philosophie critique, qui réservait jusqu'alors le terme d'Idées aux concepts que forme la raison et auxquels, à la différence de ceux que forme l'entendement, aucun objet correspondant ne peut être donné concrètement dans les sens. Innovation ainsi justifiée : si l'Idée de la raison est un concept auquel aucune intuition n'est adéquate, réciproquement, l'Idée esthétique est une intuition à laquelle aucun concept n'est adéquat. D'une part, la représentation de l'imagination tend ainsi à quelque chose qui se situe au-delà des limites de l'expérience, visant à donner aux Idées intellectuelles, c'est-à-dire aux concepts de la raison, l'apparence d'une réalité objective (ce ne peut être qu'une apparence puisqu'en toute rigueur les Idées de la raison ne peuvent, par définitions être présentées dans l'intuition) ; d'autre part, plus essentiellement, l'Idée esthétique est une « intuition interne » à laquelle aucun concept ne peut être adéquat, une « matière » qui est précisément le moyen par lequel « l'âme » imprime un élan aux facultés de l'esprit.

    Ainsi se complète l'analyse du génie : après y avoir vu un principe formel et régulateur, en ce sens que, loin d'être une faculté supplémentaire, il consiste seulement en une exaltation exceptionnelle, bien que naturelle, du pouvoir de l'imagination, (« l'âme désigne le principe vivifiant en l'esprit »), nous y découvrons également un principe matériel et constitutif, dans la mesure où la Nature y conduit l'imagination à la création d'une autre Nature (« ce par quoi ce principe anime l'esprit, la matière qu'il applique à cet effet, est ce qui donne de manière finale un élan aux facultés de l'esprit »). Principe agissant dans l'esprit, il faut bien que tout en lui demeurant intérieur, il soit autre que l'esprit. De fait, la solution de l'antinomie du goût nous permettra ultérieurement d'y voir (bas de la p. 167) « ce qui dans le sujet n'est que nature... c'est-à-dire le substrat supra-sensible de toutes les facultés (inaccessible à aucun concept de l'entendement), cela même en rapport à quoi c'est la fin dernière donnée par l'intelligible à notre nature d'harmoniser toutes nos facultés de connaître ». Mais nous pouvons dès maintenant concevoir qu'un talent particulier, don de la Nature, puisse rendre l'imagination transcendante (c'est-à-dire douée d'une puissance de présentation capable de déborder tout concept de l'entendement) et l'élargir à ce point que l'excès de matière sensible que comporte sa présentation demande à être pensé par un concept de la raison.

    Or cela peut se produire de deux manières, soit que l'imagination, se situant d'abord au niveau de concepts d'entendement dont on trouve des exemples dans l'expérience (par exemple : l'amour, la mort, la gloire, les vices, etc.), parvienne à en proposer des présentations sensibles dont la Nature ne donne aucun exemple, de sorte qu'en ce cas l'imagination rivalise avec la raison ; soit qu'elle s'attache d'emblée à donner une présentation sensible d'Idées de la raison, telles que la Création, l'Eternité, etc. Kant propose d'appeler « attribut esthétique » cet excès de la présentation sensible relativement au concept, et d'y voir une sorte de représentation « marginale », qui n'exprime pas les concepts eux-mêmes, mais ce qui s'ensuit, ou ce qui présente de l'affinité avec d'autres concepts : ainsi l'aigle tenant la foudre dans ses serres devient l'attribut de Jupiter tout-puissant. L'attribut n'a pas pour fonction d'illustrer une abstraction, telle que la majesté d'un pouvoir souverain, mais d'évoquer des représentations que nous associons à un tel concept, bien qu'elles lui demeurent irréductibles. Cette extension à d'autres représentations uniquement par une affinité a pour effet de « donner à penser » beaucoup plus que la signification que procure un concept déterminé par le recours aux mots du langage, car la pensée se voit ainsi imprimer un élan qui la porte vers un implicite défiant toute expression linguistique. La fonction propre de l'imagination est de « rendre sensible », et c'est celle qu'elle assume ordinairement en apportant au concept un contenu et un sens. Mais lorsqu'elle se montre productive, c'est-à-dire capable de créer une autre Nature à partir de la matière que la Nature lui donne, elle devient par elle-même signification, fabrication de ces signes que sont les Idées esthétiques, où il faut voir, par delà toute discursivité, véritablement un nouveau langage." (pp.145-147)

    "Les arts de la parole sont l'éloquence et la poésie. La première fait passer pour un jeu de l'imagination une tâche qui revient à l'entendement; la seconde, à l'inverse, conduit un libre jeu de l'imagination comme une activité de l'entendement. De sorte que l'une et l'autre donnent plus qu'elles ne promettent, mais avec un succès bien différent. L'éloquence donne plus qu'elle ne promet, puisqu'elle procure un jeu divertissant de l'imagination, alors qu'elle annonce une intention d'instruire. Mais elle s'expose ainsi à ne pas tenir sa promesse : en se présentant comme un art de persuader, elle risque toujours de devenir un art de tromper, de prévenir les esprits et de leur ôter la liberté du jugement — au lieu de réussir à demeurer un art de bien dire, c'est-à-dire de trouver les termes qui conviennent à l'expression des Idées de la raison et d'articuler harmonieusement les mots du langage. A l'inverse, la poésie, à laquelle Kant accorde le premier rang parmi les beaux-arts, n'annonce qu'un jeu d'Idées, mais procure en fait bien davantage : non seulement elle incite l'entendement à penser, mais elle vivifie sa formation des concepts grâce à l'imagination. Celle-ci s'y montre capable de donner à l'âme tout à la fois de l'extension et de la force, car non seulement elle ouvre un champ illimité à des formes propres à s'accorder à des concepts, tout en débordant les limites de leur expression linguistique, mais elle se hausse à une véritable transfiguration de la nature dont elle fait une allusion au supra-sensible." (pp.149-150)

    "[De façon générale, la fonction de] l'imagination est de rendre sensibles les concepts. Si le concept est empirique, il lui suffit de l'illustrer par un exemple; s'il s'agit d'un concept pur de l'entendement (catégorie), elle le rend applicable à l'expérience au moyen d'un schème, détermination du temps, forme du sens interne.

    Mais lorsqu'elle a affaire à un concept de la raison, c'est-à-dire à une Idée, celle-ci est par nature indémontrable : il est impossible de trouver une intuition sensible qui lui convienne. Dès lors, tout ce que l'imagination peut faire, c'est de lui soumettre une intuition propre à permettre à la faculté de juger d'user d'un procédé analogue à celui qu'elle met en œuvre lorsqu'elle schématise les concepts de l'entendement. Ainsi ce n'est plus à l'intuition, au contenu, que ce procédé s'accorde, mais à la règle de la réflexion.

    Le symbole est donc le mode de présentation, d'exhibition sensible, qui convient à un concept de la raison, mode indirect, puisqu'il recourt à une analogie, c'est-à-dire à un procédé qui s'appuie sur l'identité dans la différence. Si je dis, par exemple, que le moulin à bras est le symbole d'un Etat despotique, tandis que l'organisme vivant est celui d'un Etat monarchique, dans les deux cas je mets en relation deux rapports : le despote est au peuple ce que le bras est au moulin, le roi est à son peuple ce que le principe de vie est à l'organisme. Il n'y a évidemment aucune relation directe de convenance entre le concept et l'intuition : un peuple ne ressemble ni à un moulin ni à un organisme, un despote ne ressemble pas à un bras, ni un roi à un principe de vie ; mais malgré la différence, ce qui vient assurer une identité, c'est que la règle de la réflexion sur la causalité, externe dans un cas, interne dans l'autre, est la même et ainsi l'analogie permet de transférer la réflexion de l'intuition au concept." (pp.163-164)
    -Louis Guillermit, Critique de la faculté de juger, esthétique de Kant. Commentaire, Éditions Pédagogie Moderne, 1981, 190 pages.




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