["Analytique du sublime, §40 "Du goût comme une sorte de sensus communis"]
"Sous l'expression de sensus communis, il faut entendre l'Idée d'un sens commun à tous, c'est-à-dire un pouvoir de juger qui, dans sa réflexion, tient compte en pensée
(a priori) du mode de représentation de tout autre, pour en quelque sorte comparer son jugement à la raison humaine tout entière et se défaire ainsi de l'illusion qui, procédant de conditions subjectives particulières aisément susceptibles d'être tenues pour objectives, exercerait une influence néfaste sur le jugement. (294) C'est là ce qui s'accomplit quand on compare son jugement moins aux jugements réels des autres qu'à leurs jugements simplement possibles et que l'on se met à la place de tout autre en faisant simplement abstraction des limitations qui s'attachent de façon contingente à notre appréciation -ce qui, à son tour, se produit quand on écarte autant que possible ce qui, dans l'état représentatif, est matière, c'est-à-dire sensation, et quand on prête exclusivement attention aux caractéristiques formelles de sa représentation ou de son état
représentatif. Or, cette opération de la réflexion semble peut-être bien trop technique pour que l'on puisse l'attribuer à ce pouvoir que l'on nomme le sens commun ; seulement, elle ne prend cette apparence que lorsqu'on l'exprime dans des formules abstraites ; en soi, il n'est rien de plus naturel que de faire abstraction de l'attrait et de l'émotion quand on recherche un jugement qui doit servir de règle universelle." (pp.278-279)
"L'aptitude des hommes à se communiquer leurs pensées requiert aussi une relation intervenant entre l'imagination et l'entendement, pour associer aux concepts des intuitions et à celles-ci, inversement, des concepts, de telle manière qu'ils convergent dans une connaissance; mais, dès lors, l'accord des deux facultés de l'esprit obéit à une loi et se trouve soumis à la contrainte de concepts déterminés. (296) Ce n'est que là où l'imagination en sa liberté éveille l'entendement, et que celui-ci engage sans concepts l'imagination à un jeu régulier, que la représentation se communique, non comme pensée, mais comme sentiment intérieur d'un état de l'esprit qui apparaît comme correspondant à une fin.
Le goût est donc le pouvoir de juger a priori de la communicabilité des sentiments qui sont associés à une représentation donnée (sans médiation d'un concept).
Si l'on se trouvait autorisé à admettre que la simple communicabilité universelle de son sentiment devrait déjà véhiculer avec elle un intérêt pour nous (ce que, toutefois, l'on n'est pas en droit de conclure à partir de la nature d'une faculté de juger simplement réfléchissante), on pourrait s'expliquer d'où vient que le sentiment, dans le jugement de goût, est exigé de tous pour ainsi dire comme un devoir." (p.281)
-Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. Alain Renaut, GF Flammarion, 2015, 540 pages.