https://fr.wikisource.org/wiki/Auteur:Emmanuel_Kant
« Discipline autonome, la philosophies n’aspire qu’à former des esprits autonomes auxquels il serait impertinent de demander à quoi ils peuvent bien servir, puisqu’ils ont pour seul but ne pas servir, autrement dit de rester libres. »
« Kant naît en 1724 à Königsberg, port de Prusse orientale, dans la famille modeste d’un sellier. Trois composantes sont décelables dans sa formation : le piétisme, le rationalisme leibnizien, la physique newtonienne.
Le piétisme.
Ce mouvement, fondé par un pasteur alsacien, Spener (1635-1705), constitue une double réaction :
-Contre les tendances « mondaines » du protestantisme et la frivolité des classes dirigeantes, le piétisme propose de mettre au second plan les rites extérieurs et de réformer les mœurs. Il prêche la modération du boire, du manger, de l’habillement, le rejet du théatre, de la danse, des jeux, etc.
-Contre la priorité accordée par l’orthodoxie luthérienne à l’Écriture comme dogme, c’est-à-dire comme fondement objectif et historique de la religion, le piétisme veut en faire la source vivante de la foi personnelle : il met l’accent sur l’élément subjectif, la volonté intérieure de régénération et la méditation personnelle de l’Écriture. L’expression de Spener, « la tête dans le cœur », résume cette intention de donner à la bonne volonté et à la foi la préséance sur la connaissance. » (p.15)
-Michel Coudarcher, Kant pas à pas, Ellipses, 2008, 316 pages.
"A priori:
Est dit a priori ou pur ce qui ne dérive pas de l'expérience, par opposition à a posteriori, synonyme d'empirique. Sont a priori les formes de la sensibilité, espace et temps, qui sont les conditions sous lesquelles la sensibilité donne des objets à l'intuition, ainsi que les concepts de l'entendement, qui sont les règles permettant de penser l'objet." (p.17)
"Entendement:
Faculté de connaître non sensible, l'entendement est la spontanéité de la pensée comme faculté de produire des concepts, au moyen desquels il juge, c'est-à-dire pense. Les jugements sont des actes de l'entendement comme faculté de juger qui pense les objets que donne la sensibilité." (p.36)
"Expérience:
C'est ce que l'entendement obtient en élaborant la matière brute des sensations. Commencement de toute connaissance, elle ne suffit cependant pas à nous en livrer toute l'origine car, si elle nous dit bien ce qui est, elle ne nous permet pas d'en fonder l'universalité et la nécessité et ne donne aucune connaissance a priori.
Alors que l'expérience réelle est la perception commune des objets, l'expérience possible définit l'expérience au sens scientifique permettant que des objets soient pensés. La critique de la raison limite notre connaissance au seul champ de l'expérience possible. L'expérience ne saurait être une simple collection de données, mais suppose une activité de l'esprit: l'expérience que nous avons est donc aussi l'expérience que nous faisons et les catégories sont les conditions a priori de la possibilité de l'expérience. Connaissance empirique déterminant un objet par des perceptions, l'expérience est un acte de détermination du donné perceptif. Sous le terme de possibilité de l'expérience il faut alors entendre ce qui donne une réalité objective à nos concepts a priori.
L'expérience n'étant pas une simple association empirique, il y a à sa base des principes de sa forme a priori, c'est-à-dire des règles d'unité de la liaison des phénomènes. Alors que les jugements analytiques ont pour principe le principe logique de non contradiction, les jugements synthétiques ont pour principe que tout objet soit soumis aux conditions de l'unité synthétique du divers de l'intuition dans une expérience possible. On peut alors dire que "les conditions de possibilité de l'expérience sont en même temps les conditions de possibilité des objets de l'expérience". Ce principe suprême de tous les jugements synthétiques a priori signifie que ce qui vaut pour l'expérience possible vaut aussi pour les objets de l'expérience, qu'il y a identité entre la pensée et l'être et que, une fois établies les conditions de l'expérience possible, l'expérience réelle doit obéir à l'expérience possible. Le "en même temps" joue dans l'énoncé du principe un rôle essentiel: alors qu'en sa formulation rigoureuse de principe de la logique formelle, la non-contradiction exclut toute dimension de temps, en revanche les jugements synthétiques et a priori supposent une telle détermination, dans la mesure où la synthèse pure est aussi liaison de la forme temporelle des phénomènes." (p.39-41)
"Exposition:
L'espace et le temps font l'objet d'une exposition et non d'une déduction, car ce ne sont pas des concepts produits par l'entendement, mais des formes pures de la sensibilité qui le précèdent.
Il faut distinguer l'exposition métaphysique et l'exposition transcendantale. La première vise à établir le caractère a priori de ces formes: elles ne peuvent pas être tirées d'impressions, puisqu'elles sont la condition des impressions externes et internes. La seconde montre en quoi ces formes a priori ont une valeur objective, fondant la possibilité d'une connaissance mathématique comme connaissance synthétique a priori.
Espace et temps sont les conditions de possibilité de connaissances a priori. N'étant pas des concepts empiriques, ils sont a priori et sont représentés comme des grandeurs infinies, à l'intérieur desquelles il est possible de découper une portion d'espace ou de temps. Ils ne sont pas des choses, ni des propriétés des choses, mais des conditions subjectives de notre intuition sensible, qui se produit en tant que nous sommes affectés par des objets, et ne sont donc rien en soi en dehors du sujet." (p.41-42)
"Imagination
Kant distingue de la simple imagination empirique et reproductrice, comme faculté de se représenter un objet même en son absence et reposant sur les seules lois empiriques de l'association, l'imagination transcendantale et productrice, dont la fonction est d'assurer une médiation entre la réceptivité de la sensibilité et la spontanéité de l'entendement.
Les deux opérations de l'imagination transcendantale sont la synthèse et le schématisme. Toute appréhension du divers dans l'intuition s'effectuant selon la forme du temps, l'imagination doit en assurer la reproduction en faisant porter sa synthèse sur cette forme universelle des représentations qu'est le temps. Une telle liaison transcendantale de la forme temporelle du phénomène, en tant qu'elle est un effet de l'entendement sur la sensibilité, est également appelée synthèse figurée (synthesis speciosa) et se distingue de la synthèse intellectuelle qui est l'acte par lequel l'entendement confère une unité à la synthèse de l'imagination. Par ailleurs, la catégorie n'est applicable aux objets de l'expérience que pour autant que l'imagination la temporalise en la dotant d'un schème, qui est une détermination transcendantale de temps conférant à la catégorie une efficience cognitive. Les principes de l'entendement pur sont alors la mise en œuvre des catégories schématisées, telles qu'elles puissent s'appliquer à des objets spatiaux.
Faculté intermédiaire entre la sensibilité et l'entendement, l'imagination porte sur ces deux a priori que sont le temps et la catégorie. Synthétisant la forme des représentations, elle rend également les catégories représentables par la conscience en les temporalisant. Loin d'être une puissance trompeuse, elle devient une pièce essentielle dans la constitution de l'objectivité, à tel point que l'on a pu voir en elle la racine de la raison." (p.58-59)
"Nature
Il faut distinguer le monde comme ensemble mathématique des phénomènes, reposant sur l'agrégation homogène dans l'espace et dans le temps, et la nature qui est le monde considéré comme un tout dynamique hétérogène, reposant sur l'unité de l'existence des phénomènes. Il faut alors distinguer la nature formelle, qui est le système des règles fondant l'unité de l'objet de l'expérience, de la nature matérielle, qui est l'ensemble des choses qui peuvent être objets de nos sens et de l'expérience.
Puisqu'il existe une affinité transcendantale liant les phénomènes de manière nécessaire, les phénomènes ainsi liés constituent une nature. Comme nature formelle n'est rien d'autre que l'ordre et la régularité des phénomènes, c'est-à-dire un système de lois conditionnant l'objectivité. Ensemble de conditions, elle concerne l'expérience possible et non l'expérience réelle, ses lois s'effectuant dans ces jugements que sont les principes de l'entendement pur. Ce concept de nature formelle permet également de me servir de la loi universelle de la nature comme type du jugement pratique pur. La nature matérielle est l'ensemble des phénomènes s'enchaînant universellement pour former un tout subsistant et étant l'objet de cette science qu'est la physique. Son unité vient de ce qu'elle est soumise aux lois de la nature formelle, c'est-à-dire à la législation de l'entendement". (.71-72)
"Principes
Les principes de l'entendement pur sont les règles d'application des catégories schématisées au objets de l'expérience, fondant les jugements synthétiques a priori en déterminant leurs conditions d'usage et de validité. Les principes mathématiques de la quantité et de la qualité concernent l'essence des objets, alors que les principes dynamiques de la relation et de la modalité concernent leur existence.
Les axiomes de l'intuition sont les principes de la quantité, selon lesquels tous les phénomènes ont une grandeur extensive dans l'espace et dans le temps. Les anticipations de la perception sont les principes de la qualité selon lesquels tous les phénomènes ont une grandeur intensive, un degré d'intensité. Les analogies de l'expérience sont les principes de la relation selon lesquels tous les phénomènes sont, quand à leur existence, soumis a priori à des règles déterminant leurs relations intratemporelles. La première analogie pose le principe de la permanence de la substance, qui fait que tous les phénomènes contiennent quelque chose de permanent ; la deuxième analogie pose le principe selon lequel tous les changements se produisent suivant la loi de liaison de la cause et de l'effet dans l'ordre de la succession qui fait que le cours du temps est réglé ; la troisième analogie pose que toutes les substances en tant que simultanées sont dans une action réciproque universelle. Les postulats de la pensée empirique sont les principes de la modalité déterminant le mode de position de l'objet comme possible, effectif ou nécessaire.
Mise en œuvre du schématisme des catégories, les principes permettent de constituer les phénomènes en objets. On passe ainsi de l'objet = X à un objet déterminé selon des règles." (p.81-82)
"Schème:
Terme intermédiaire, produit par l'imagination transcendantale, homogène à la catégorie et aux phénomènes, qui rend possible l'application de la première aux seconds.
Il faut distinguer l'image, produit empirique de l'imagination empirique pouvant servir d'exemple pour illustrer un concept, du schème qui est un monogramme de l'imagination pure rendant possible des images. Il s'agit, pour les concepts empiriques, d'une image mentale pure adéquate au concept, alors qu'une image empirique ne peut l'être. C'est en mathématiques que le schématisme fonctionne de la façon la plus parfaite car, puisque nous construisons l'objet dans l'intuition pure, nous avons affaire à une opération adéquate à sa configuration, pensée et imagination pure s'identifiant. Le schème de la catégorie est une détermination transcendantale de temps, une méthode de temporalisation servant de médiation entre concept et intuition. En effet, le temps permet d'homogénéiser ces deux termes hétérogènes, puisque les phénomènes sont temporels et que les concepts doivent être temporalisés pour pouvoir se phénoménaliser." (p.95-96)
-Jean-Marie Vaysse, Le vocabulaire de Kant, Ellipses Édition, 2010, 120 pages.
« Âme :
Idée psychologique de la raison, l’âme a pour principe un syllogisme catégorique produisant un inconditionné de la synthèse catégorique comme substance absolument pensée. Une telle Idée n’a aucune réalité objective et ne peut donc constituer une connaissance.
L’âme ne peut pas nous être donnée comme un sujet absolu, car je ne puis m’appliquer à moi-même la catégorie de substance, sous peine de m’égarer dans une apparence transcendantale, donnant lieu aux paralogismes de la psychologie rationnelle. L’homme ne se connaît donc que comme objet du sens interne, tout en étant conscient de soi comme objet du sens externe, en tant qu’il a un corps uni à cet objet du sens interne que l’on appelle âme.
Kant met ainsi un terme au vieux problème métaphysique de l’union de l’âme et du corps. Le sujet est soit le Je pense comme sujet transcendantal ou unité transcendantale de l’aperception, qui doit pouvoir accompagner toutes mes représentations, soit l’objet du sens interne, qui est un sujet empirique donné dans l’expérience et dans la forme du temps. Dans le premier cas, nous avons un moi sujet qui est une forme logique et non une substance spirituelle, dans le second cas, nous avons un sujet empirique qui est un moi objet. Tel est le nerf de la critique du cogito, ergo sum où Descartes croit pouvoir déduire du Je pense l’existence d’une substance pensante. Or, si le Je pense est bien le déterminant qui déterminant le Je suis, Descartes a cependant oublié de voir que la forme de la détermination du déterminable, qui est l’existence, par le déterminant, qui est la pensée, est le temps. Si donc la détermination se fait dans le temps, la seule existence qui m’est donnée est l’existence empirique d’un moi objet intratemporel. » (p.11)
« Amphibologie :
Ce terme désigne communément le caractère ambigu ou équivoque de ce qui a un double sens. Kant appelle amphibologie transcendantale la confusion de l’objet de l’entendement pur avec le phénomène.
Kant nomme lieu transcendantal la place d’un concept soit dans la sensibilité soit dans l’entendement, et topique transcendantale la doctrine consistant à déterminer la faculté de connaissance à laquelle appartient un concept. » (p.12)
« Analogies de l’expérience :
Mettant en œuvre le schématisme de la relation, les analogies de l’expérience ont pour principe que l’existence des phénomènes est soumise a priori à des règles déterminant leurs relations intratemporelles. » (p.13)
« Anticipations de la perception :
Mettant en œuvre le schématisme de la qualité, les anticipations de la perception ont pour principe que, dans tous les phénomènes, le réel, comme objet de la sensation, a une grandeur intensive. » (p.18)
« Aperception
L’aperception transcendantale est l’unité formelle de la conscience pure, se distinguant de l’aperception empirique qui est le sujet empirique, c’est-à-dire le sens interne ou le temps comme auto-affection de soi par soi.
Synthèse originaire assurant la liaison des représentations et l’unité de la conscience, le « Je pense » est l’unité transcendantale de l’aperception, qui empêche l’esprit de se perdre en des représentations multiples discontinues. C’est la possession du Je qui élève l’homme au-dessus de tous les êtres vivants, car il est l’expression de l’entendement. Ce n’est que lorsque l’enfant dit « Je » qu’il se pense véritablement car, tant qu’il ne parle de lui qu’à la troisième personne, il ne fait que se sentir. Véhicule des catégories, le « Je pense » doit pouvoir accompagner toutes mes représentations, tous les phénomènes se rangeant sous l’unité d’une conscience transcendantale. Celle-ci n’est aucune conscience empirique particulière, mais elle est l’entendement comme pouvoir structurant constitué par l’ensemble des catégories.
Le sujet kantien est donc à la fois sujet empirique et sujet transcendantal. L’unité de la conscience étant purement logique, elle n’est jamais qu’une fonction, renvoyant à la spontanéité de l’entendement que Kant appelle aussi intelligence ou personnalité transcendantale. Le seul moi réellement existant est donc le moi empirique singulier, objet d’une psychologie empirique. Kant détruit ainsi le sujet substantiel de la métaphysique, dont il fait une illusion transcendantale, pour établir une connexion entre le sujet et le temps. » (p.26)
« Apparence :
Il faut distinguer le phénomène ou apparition (Erscheinung), comme objet de l’intuition empirique, de l’apparence (Schein). Comme la vérité, l’apparence n’est pas dans l’objet intuitionné, mais dans le jugement porté sur l’objet pensé. Elle ne vient pas des sens, qui ne trompent pas vraiment, car ils ne jugent pas, mais obéit à une logique propre nommée dialectique. Si l’apparence logique se contente d’imiter la formelle rationnelle de façon sophistique, l’apparence transcendantale est la démarche qui entraîne la raison au-delà de l’usage empirique des catégories. » (p.26)
« A priori
Est dit a priori ou pur ce qui ne dérive pas de l’expérience, par opposition à a posteriori, synonyme d’empirique. Sont a priori les formes de sensibilité, c’est-à-dire l’espace et le temps comme conditions sous lesquelles la sensibilité donne des objets à l’intuition, les concepts de l’entendement comme règles permettant de penser l’objet, ainsi que les principes de l’entendement pur et les Idées de la raison qui découlent des concepts de l’entendement. La loi morale est également a priori, au sens où la raison pratique se donne cette loi indépendamment des conditions de la sensibilité. De même, le sentiment de plaisir et de peine peut être déterminé a priori par la représentation du beau et du sublime. Kant distingue au sens strict le pur et l’a priori, au sens où ce qui est pur est ce à quoi rien d’empirique n’est mélangé : dire que toute modification a une cause est un énoncé a priori qui n’est pas pur, car la modification est un concept dérivé de l’expérience.
La notion d’a priori suppose une théorie du jugement. Les jugements analytiques sont des jugements explicatifs où le prédicat est inclus dans le sujet, alors que les jugements synthétiques sont des jugements extensifs et a posteriori où le prédicat ajoute quelque chose qui n’est pas contenu dans le sujet. Kant découvre toutefois l’existence de jugements synthétiques et a priori, extensifs mais non empiriques. Les jugements mathématiques et, par extension, les jugements de la physique sont synthétiques et a priori. Il s’agit de concevoir, contre Hume, une extension non empirique de la connaissance, sans pour autant réduire les vérités rationnelles à des tautologies, à la manière de Leibniz. Même si elle ne repose pas sur le seul principe d’identité, la mathématique n’est pas pour autant une science empirique, et la physique repose sur une application de concepts purs au champ de l’expérience.
A la notion d’innéité se substitue ainsi celle d’a priori pour fonder l’objectivité. A l’idée d’une harmonie du sujet et de l’objet, la révolution copernicienne substitue l’idée d’une soumission nécessaire de l’objet au sujet. Dire que nous ne connaissons des choses a priori que ce que nous y mettons nous-mêmes signifie que le sujet humain est législateur et constitue l’objectivité. On n’a donc plus besoin ni de la véracité divine, à la façon du rationalisme classique, ni d’une harmonie entre nature et principe de la nature humaine, à la façon de l’empirisme de Hume, pour fonder l’objectivité. Une démonstration n’est donc ni une simple reconduction à l’identité, ni une probabilité très forte, mais une construction ou législation par purs concepts soumise aux conditions de notre réceptivité. La science ne connaît, par conséquent, que des phénomènes, elle est une activité proprement humaine et ne requiert plus comme pour le rationalisme classique un fondement théologique, que Kant dénonce comme un deux ex machina. Cet athéisme de la connaissance permet donc en même temps de réfuter l’empirisme, en fondant une constitution transcendantale de l’objectivité. » (p.29)
« Kant élabore une théorie de l’art pour l’art, où celui-ci est à lui-même sa propre fin. » (p.31)
« Axiomes de l’intuition :
Mettant en œuvre le schématisme de la quantité, les axiomes de l’intuition ont pour principe que tous les phénomènes ont une grandeur extensive dans l’espace et le temps. » (p.31)
« Kant renvoie dos-à-dos l’empirisme qui réduit le beau à l’agréable et le rationalisme qui le conçoit comme perfection. Si le plaisir pris au beau est désintéressé, cela tient à la nature particulière du plaisir esthétique, qui n’est pas un simple plaisir sensible, un simple laisser-aller dans la consommation, mais un laisser-être dans la contemplation, donnant lieu à un plaisir pur à juger, résultant d’un usage supérieur du sentiment de plaisir et de peine. » (p.34)
« Bonheur :
Le bonheur est la satisfaction de tous nos penchants sensibles et n’est qu’un idéal de l’imagination.
On ne peut en aucun cas fonder la morale sur le bonheur, car il n’y a pas de loi universelle du bonheur et encore moins d’obligation possible. De plus, le bonheur n’est jamais assuré, car il est pour un être raisonnable la conscience d’un agrément de la vie qui accompagnerait toute son existence. Il constitue toutefois un élément du souverain Bien, lorsqu’il correspond à la moralité. Il ne peut donc sans la vertu constituer le bien complet. Aussi peut-il contredire le devoir dont l’accomplissement n’est pas forcément agréable. Toutefois, il s’agit aussi d’une aspiration légitime, et c’est un devoir que d’y travailler en tant qu’il peut favoriser la moralité sans jamais pouvoir la fonder.
Rompant avec toutes les morales eudémonistes depuis l’Antiquité, Kant montre que, du fait de l’existence d’une faculté de désirer supérieure, le désir d’être heureux n’est pas le seul désir de l’homme, ni son désir le plus profond. Les philosophies antiques avaient déjà fortement insisté sur le caractère aporétique de la notion de bonheur : nul n’est assuré du bonheur tant qu’il est en vie, le bonheur suprême serait peut-être même de ne pas avoir vu le jour et, par ailleurs, le bonheur dépend des individus et varie selon les situations concrètes. Les philosophies modernes ne donnent du bonheur qu’un concept empirique ou pragmatique. Kant tire les ultimes conséquences : si le bonheur est un bien mais si son concept reste toujours empirique, il ne peut être à lui seul le souverain Bien. Une loi pratique qui a pour mobile le bonheur ne peut être qu’une loi pragmatique, une règle de la prudence. » (p.34-35)
« Catégories :
Concepts purs de l’entendement, les catégories sont les règles de synthèse d’où résulte l’unité de l’expérience objective.
Elles sont les modes de liaison les plus universels présupposées par les jugements, la table des catégories se déduisant de celle des jugements, dans la mesure où l’on peut remonter de ces derniers aux concepts purs qui en fondent la possibilité. Selon la quantité, l’unité rend possible un jugement universel, la pluralité un jugement particulier, la totalité un jugement singulier. Selon la qualité, la réalité rend possible un jugement affirmatif, la négation un jugement négatif et la limitation un jugement indéfini. Selon la relation, la substance rend possible un jugement catégorique, la causalité un jugement hypothétique, la communauté ou action réciproque un jugement disjonctif. Selon la modalité, la possibilité rend possible un jugement problématique, l’existence ou effectivité un jugement assertorique, la nécessité un jugement apodictique. Kant emprunte ce terme à Aristote, à qui il reproche de n’avoir exposé ces concepts que de manière rhapsodique, au lieu d’en faire une déduction rigoureuse à partir de jugements. Alors que, chez Aristote, les catégories sont des traits de l’être, elles sont ici des déterminations de la pensée, des représentations d’un sujet transcendantal et des prédicats d’un objet transcendantal = X. Dans chaque classe il y a trois catégories, la troisième étant toujours l’unité de la première et de la deuxième. C’est ainsi que la totalité est la pluralité considérée comme unité, la limitation la réalité jointe à la négation, la communauté la causalité d’une substance déterminée par une autre, la nécessité l’existence unie à la possibilité.
La table des catégories régit l’ensemble du dispositif de la philosophie transcendantale. Les catégories se divisent en catégories mathématiques (quantité et qualité) et catégories dynamiques (relation et modalité). » (p.36-37)
« Chose en soi :
Dans la mesure où ce n’est plus le sujet qui se règle sur les objets tels qu’ils sont en eux-mêmes, mais les objets qui se règlent sur notre faculté de connaître, il faut distinguer entre les choses telles qu’elles nous apparaissent comme phénomènes selon nos conditions subjectives et les choses en soi.
Si le phénomène et la chose en soi sont en fait la même chose considérée sous deux aspects différents, cette distinction est cependant essentielle : nous ne connaissons que des phénomènes et non la chose en soi. Du point de vue de la sensibilité, la chose en soi est la face opaque et irreprésentable du phénomène que Kant n’hésite pas à assimiler à la matière, puisque la sensation n’est que l’affection de la chose en soi sur notre sensibilité. Nous pouvons cependant former de la chose en soi un concept vide qui est le noumène.
La chose en soi est à la foi le fondement du criticisme et le titre d’une difficulté majeure, les post-kantiens y voyant un résidu de la métaphysique dogmatique. Elle joue un rôle essentiel dans l’Esthétique transcendantale, dans la mesure où la perception qui nous donne l’existence doit renvoyer à la présence de quelque chose, irreprésentable par la sensibilité dont le mode de représentation est l’intuition qui ne donne que des phénomènes. » (p.39-40)
« Concepts de la réflexion :
Si, par définition, tous les concepts sont des représentations réfléchies, il existe cependant des concepts, qui ne sont ni des concepts empiriques ni des catégories, dont la spécificité est d’être des concepts de comparaison de concepts déjà donnés, déterminant les rapports par lesquels se rattachent les uns aux autres dans un état de réflexion. » (p.42)
« Critique :
Kant conçoit son entreprise comme une critique de la raison pure, visant à déterminer la légitimité des prétentions de celle-ci tant dans le domaine théorique que dans le domaine pratique. La critique est conçue comme un tribunal où la raison est à la fois juge et partie : elle est l’activité de la raison accédant à la conscience de soi et s’assignant à elle-même ses limites. Il convient de distinguer les bornes imposées à la raison par une instance extérieure et relevant d’une censure, et les limites qui ouvrent à la raison l’horizon de son pouvoir légitime.
La critique comprend la métaphysique comme un champ de bataille, où s’affrontent dogmatiques et sceptiques. En prétendant à une connaissance du suprasensible par purs concepts, le rationalisme dogmatique transgresse les limites de l’expérience et rend ainsi possible l’empirisme sceptique, quand la raison découvre la vanité de ses prétentions dogmatiques. La structure de ce champ de bataille est donc un cercle vicieux où dogmatisme et scepticisme ne cessent de renaître et de s’affronter, chacun des partis renaissant des cendres de son adversaire. La critique n’est pas ici une critique des livres et des systèmes, mais la décision ou le jugement de la raison sur elle-même et la légitimité de son pouvoir. Son objet est d’abord la raison pure comme pouvoir de connaître par purs concepts. La critique est un projet de paix perpétuelle en philosophie qui met fin au conflit en évaluant le pouvoir de la raison, en décidant de la légitimité de son usage et en lui interdisant de s’aventurer au-delà du champ de l’expérience possible, tout en fondant la possibilité d’une connaissance a priori et en réfutant l’empirisme. » (p.46)
« Déduction :
Terme emprunté aux juriconsultes, qui distinguent la question de fait (quid facti) de la question de droit (quid juris), pour caractériser la deuxième en tant qu’elle doit démontrer la légitimité d’une prétention. Les catégories font l’objet d’une déduction métaphysique et d’une déduction transcendantale.
La première consiste à déduire les catégories des jugements, dans la mesure où ce sont les catégories qui rendent possibles les jugements. La seconde montre comment les conditions subjectives de la pensée peuvent avoir une valeur objective : il s’agit de prouver que nous avons le droit d’utiliser les catégories pour penser l’expérience et qu’elles nous donnent une connaissance vraie. Cette déduction transcendantale se décompose en déduction objective et déduction subjective. Dans la première, il s’agit d’établir la valeur objective des catégories pour les phénomènes, dans la seconde, il s’agit de montrer comment l’entendement peut faire d’une perception une connaissance objective, d’élucider le rapport entre l’entendement et l’intuition tel qu’il est assuré par l’imagination. » (p.48-49)
« Empirisme :
Au sens large, l’empirisme est la doctrine qui rejette la connaissance a priori et qui dérive toute connaissance de l’expérience. En un sens restreint, il s’agit de la position de l’antithèse dans les antinomies de la raison pure. Dans tous les cas, son destin est le scepticisme.
Hume est le représentant le plus fort de l’empirisme : Kant affirme qu’il l’a réveillé de son sommeil dogmatique. Le modèle de l’empirisme de Hume est la science expérimentale de Newton. C’est là ce qui fait l’intérêt de cette doctrine, qui satisfait la raison sur le plan de la connaissance positive, mais la déçoit au niveau de la philosophie pratique. Kant considère Aristote à la fois comme le chef de file des empiristes et comme le fondateur de la métaphysique. Il a été relayé à l’époque moderne par Locke, qui a entrepris une généalogie de l’entendement humain, en dérivant tous les concepts de l’expérience sans parvenir à réfuter le dogmatisme.
La force de Hume est d’avoir posé le problème de la connaissance en termes de synthèse entre des termes hétérogènes. Il a su porter un coup fatal à la métaphysique dogmatique en détruisant le fondement ontologique et théologique de la relation de causalité, réduite à un mécanisme d’habitude – attente. Par ailleurs, il a dégagé l’imagination comme lieu de la liaison de l’hétérogène. Toutefois, il n’a pas su discerner en quoi l’imagination empirique repose sur l’imagination pure, l’affinité du divers étant fondé sur une affinité transcendantale. Toute la Déduction transcendantale de la Critique de la raison pure est une reprise du problème de Hume, visant à en réfuter la solution, en fondant la possibilité d’une connaissance a priori. Kant dit de l’idéalisme transcendantal qu’il est un réalisme empirique, les choses n’étant réelles dans l’espace et le temps que comme phénomènes. » (p.60-61)
« Entendement :
Faculté de connaître non sensible, l’entendement humain est la spontanéité de la pensée comme faculté de produire des concepts, au moyen desquels il juge, c’est-à-dire pense. Les jugements sont des actes de l’entendement comme faculté de juger qui pense les objets que donne la sensibilité. Les catégories sont les concepts purs de l’entendement.
L’entendement humain est discursif : faculté de connaître non sensible, il produit des concepts qui reposent sur des fonctions comme unité de l’acte rangeant diverses représentations sous une représentation commune. Ces concepts servent à juger, le jugement étant la connaissance médiate d’un objet, la représentation d’une représentation. Ces concepts sont des règles a priori, lorsqu’ils sont tirés du seul entendement pur, ne devant rien à l’expérience. Kant dit également que l’entendement est l’unité transcendantale de l’aperception par rapport à la synthèse de l’imagination : il est donc le principe du rapport entre l’imagination et l’aperception. » (p.61)
« Épigenèse :
Le système de l’épigenèse de la raison pure consiste à affirmer que l’entendement est un pouvoir producteur de concepts.
Il n’y a en effet que deux façons de concevoir un accord entre l’expérience et les concepts : ou bien l’expérience fonde les concepts, ou bien les concepts fondent l’expérience. La première solution, qui est celle de l’empirisme, n’est pas tenable, puisqu’il existe des concepts a priori. Il ne reste donc que la seconde que l’on peut aussi appeler système de l’épigenèse de la raison pure, puisqu’il y a un pouvoir producteur de l’entendement. Ce terme est emprunté à la biologie : il s’agit de la théorie selon laquelle l’embryon se développe par prolifération cellulaire sous l’influence du milieu. Kant l’utilise à la fois contre Leibniz et Hume. Nos catégories ne sont certes pas de simples dérivations empiriques, mais ce ne sont pas non plus des germes ou des idées innées, et notre entendement n’est pas une partie de l’entendement divin (système de la préformation), mais un pouvoir structurant autonome. L’entendement est donc pleinement législateur et ne dépend ni de l’expérience, ni de Dieu. » (p.63-64)
« Espace :
L’espace est la forme pure du sens externe, nous permettant de nous représenter les objets hors de nous.
L’espace n’est pas un concept empirique, car sa représentation ne dérive pas de l’expérience des relations entre les phénomènes externes, mais c’est cette expérience qui est possible à partir de cette représentation. Il est une représentation nécessaire a priori servant de fondement à toutes nos intuitions externes, condition de possibilité des phénomènes extérieurs. […] [Il] n’est pas un concept discursif, mais une pure intuition. L’espace est unique et le divers qui est en lui repose sur des limitations, n’étant pas le résultat de parties qui s’ajouteraient les uns aux autres. Il est représenté comme une grandeur infinie, se laissant penser comme renfermant en soi une multitude infinie de représentations. […]
L’espace n’est pas une détermination des choses, inhérentes aux objets, mais la forme des phénomènes des sens extérieurs, c’est-à-dire la condition subjective de la sensibilité sous laquelle est possible pour nous une intuition externe. Dès que nous sortons de la condition subjective, qui fait que nous sommes affectés par des objets, l’espace n’a plus de sens, car il n’est attribué aux choses qu’en tant qu’elles nous apparaissent. » (p.65)
« Esthétique :
En un premier sens, est esthétique ce qui relève de la sensibilité, ce qui est purement subjectif dans l’intuition de l’objet et qui se rapporte au sentiment. L’esthétique transcendantale est la science des principes de la sensibilité a priori. […]
La grande thèse de Kant est qu’il y a du sensible non sensible, du sensible pur. En rejetant la thèse leibnizienne selon laquelle le sensible est de l’intelligible confus, Kant affirme la spécificité du sensible, irréductible à l’ordre logico-conceptuel, et qui tient à sa formalité. L’esthétique transcendantale expose ainsi l’espace et le temps comme étant les formes a priori de la sensibilité. […] Elle ne concerne que la forme pure de l’intuition, abstraction faite de sa matière empirique qui est la sensation. Ces formes sont des représentations a priori, qui sont la condition sous laquelle les objets nous sont donnés. » (p.67)
« État :
Un Etat est une communauté régie par des règles de droit. Si à l’état de nature s’oppose l’état civil, celui-ci est une constitution civile, rendant possible un état juridique soumis à une volonté unifiante, où les individus forment un Etat.
Tout Etat comporte trois pouvoirs, exprimant la volonté universelle unifiée en trois personnes : le pouvoir exécutif du souverain, le pouvoir législatif du gouvernant, le pouvoir judiciaire du juge. Si le chef de l’Etat est le peuple unifié, le contrat originaire est l’acte par lequel le peuple se constitue en Etat conformément au droit, abandonnant sa liberté extérieure pour la retrouver comme membre de l’Etat. Le pouvoir exécutif échoit au régent de l’Etat (prince ou roi), alors que le pouvoir exécutif revient à la volonté du peuple dont les membres sont les citoyens. Le pouvoir juridique n’est accordé au peuple que par l’intermédiaire de juges qu’il a lui-même choisis.
Les citoyens sont soit actifs, disposant du droit de vote, soit passifs. Les premiers sont les membres indépendants de la société civile, devant leur existence à leurs droits et à leur force, excluant ceux qui ne dépendent pas de leur exercice propre mais des dispositions prises par un autre, tout en bénéficiant de la protection de l’Etat, qui leur permet également de s’élever de l’état de citoyen actif par leur travail. Il n’y a pas de résistance ou de rébellion légale contre l’autorité de l’Etat, et l’exécution d’un roi est le pire des crimes. Une modification de la constitution ne peut venir que du souverain par une réforme et non du peuple par une révolution. Toutefois, lorsqu’une révolution réussit, l’illégalité de l’origine du nouveau pouvoir ne dispense nullement les citoyens de s’y soumettre. Kant admet donc l’existence d’une origine non juridique de l’ordre politique. L’idée selon laquelle tout pouvoir vient de Dieu signifie donc qu’on doit obéir au pouvoir actuellement existant, quelle qu’en soit l’origine. » (p.68-69)
« Etat de nature :
Caractérisé par l’absence de droit, l’Etat de nature est un état de guerre et, parce qu’il n’est pas tenable, il rend nécessaire un état de droit.
Kant reprend la thèse de Hobbes et rejette celle de Rousseau comme une chimère, considérant le processus de civilisation comme foncièrement positif. » (p.69)
« Expérience :
C’est ce que l’entendement obtient en élaborant la matière brute des sensations. Commencement de toute connaissance, elle ne suffit cependant pas à nous en livrer toute l’origine car, si elle nous dit bien ce qui est, elle ne nous permet pas d’en fonder l’universalité et la nécessité et ne donne aucune connaissance a priori.
Alors que l’expérience réelle est la perception commune des objets, l’expérience possible définit l’expérience au sens scientifique permettant que les objets soient pensés. La critique de la raison limite notre connaissance au seul champ de l’expérience possible. L’expérience ne saurait être une simple collection de données, mais suppose une activité de l’esprit : l’expérience que nous avons est aussi l’expérience que nous faisons, et les catégories sont les conditions a priori de la possibilité de l’expérience. » (p.71)
« Exposition :
L’espace et le temps font l’objet d’une exposition et non d’une déduction, car ce ne sont pas des concepts produits par l’entendement, mais des formes pures de la sensibilité qui le précèdent et selon lesquelles les phénomènes sont donnés conformément à notre constitution subjective. » (p.72)
« Forme :
Si la matière de la connaissance donnée par les sens est informe, le sujet lui donne une forme qui est une liaison et une unité.
Ce couple matière-forme qui a son origine dans la tradition aristotélicienne, est une pièce maîtresse de l’idéalisme transcendantal, également appelé idéalisme formel. Dès la Dissertation de 70, Kant affirme que la sensation ne donne que la matière et non la forme de la connaissance et que l’esprit doit synthétiser le divers donné par les sens. Si la matière est le déterminable, la forme est le déterminant, et ce sont là des concepts de la réflexion. Ce couple est d’abord appliqué à la sensibilité : la forme spatio-temporelle du phénomène est a priori, alors que sa matière est a posteriori. Condition a priori de la réceptivité, la forme est antérieure à la matière.
Par extension, la forme désigne la forme de la pensée, les catégories : il s’agit de la forme logique de la pensée, abstraction faite de son contenu. Les concepts eux-mêmes sont considérés comme des formes. Les catégories, en tant qu’elles renferment le pouvoir logique d’unir a priori le divers donné dans l’intuition, sont des formes subjectives de l’unité de l’entendement, constituant la forme de l’expérience possible. » (p.88)
« Idéalisme :
Kant appelle sa doctrine l’idéalisme transcendantal, car elle considère les phénomènes comme des représentations et non des choses en soi, l’espace et le temps étant des formes de notre intuition et non des réalités ou des propriétés des choses. Le principe de cette doctrine est la distinction entre phénomènes et choses en soi.
Cet idéalisme transcendantal est un réalisme empirique, admettant l’existence des choses extérieures hors de moi, car l’existence du moi et celle des choses extérieures sont immédiatement attestées par la conscience, la différence étant que la représentation du moi est référée au sens interne et celle des choses au sens externe. L’idéalisme transcendantal s’oppose au réalisme transcendantal qui est en même temps un idéalisme empirique. Celui-ci considère en effet l’espace et le temps comme donnés en soi indépendamment de notre sensibilité. En admettant que les objets des sens ne sont pas des phénomènes, mais existent en eux-mêmes comme des choses en soi, il est conduit à douter de la réalité du monde extérieur.
L’esthétique transcendantale permet de rejeter comme un faux problème non seulement le problème de l’union de l’âme et du corps, mais aussi celui de la réalité du monde extérieur, que Kant considère comme le scandale de la philosophie. Dans la 2ème édition de la Critique de la raison pure, il affirme, sous la forme solennelle d’un théorème, que la conscience simple et empiriquement déterminée de mon existence suffit à prouver l’existence des objets dans l’espace et hors de moi. C’est à partir de là qu’une réfutation de l’idéalisme est possible. De manière générale, l’idéalisme est la doctrine qui déclare l’existence des objets extérieurs soit douteuse et indémontrable, soit fausse et impossible, la première thèse étant l’idéalisme problématique de Descartes, la seconde l’idéalisme dogmatique de Berkeley. Si, selon Descartes, l’existence du moi est plus certaine que celle du monde, qui doit être établie médiatement, en fait il n’y a pas d’autre moi que le moi empirique et le moi ne peut pas être une substance. La vérité du cartésianisme est donc la doctrine de Berkeley qui, en définissant la nature par l’étendue, aboutit à l’immatérialisme, à l’idée qu’il n’existe rien en dehors de la pensée. L’idéalisme aboutit ainsi à l’empirisme, car faire de l’espace une propriété réelle des objets revient à les déréaliser, à en faire un système de relations. Il faut donc distinguer l’espace de ce qui apparaît en lui, de façon à ce que la déréalisation de l’espace n’affecte pas la réalité de l’objet. Or, l’idéalisme affirme que l’espace est une propriété comme les autres, concluant de son irréalité à celle des objets. Descartes ouvre la voie en identifiant matière et étendue et Berkeley tire les conséquences, en affirmant que l’étendue, qui n’est qu’un système de relations, n’est rien. Seule la nihilité de l’espace, son idéalité transcendantale, permet de dire que le monde extérieur existe de manière indubitable. La perception des phénomènes du sens interne suppose celle des phénomènes du sens externe, la réalité du sujet impliquant l’existence du monde sensible. La perception du moi ne peut donc s’effectuer que par rapport à des données spatiales, et il y a une nécessaire co-implication du sens interne et du sens externe, car la perception du phénomène temporel nous ramène à celle du phénomène spatial. Nous ne percevons donc l’intériorité intratemporelle que par rapport à un référent externe, ce qui signifie que la conscience est conscience de quelque chose, que sa structure est l’intentionnalité. » (p.102-104)
« Idée :
Une Idée est un concept de la raison. Le premier à avoir utilisé ce terme est Platon : les Idées désignent non seulement ce qui ne dérive pas de l’expérience, mais dépasse même les concepts de l’entendement, étant des archétypes des choses et non de simples clefs pour l’intelligibilité de l’expérience, comme le sont les catégories d’Aristote. Au sens strict, une Idée est un concept rationnel tiré de catégories et dépassant la possibilité de l’expérience. Les concepts purs de la raison sont des Idées transcendantales. » (p.104)
« Intuition :
Il s’agit du mode par lequel la connaissance se rapporte immédiatement aux objets et vers lequel tend toute pensée. L’intuition empirique est celle qui se rapporte à l’objet au moyen de la sensation.
Notre intuition est une intuition sensible (intuitus derivatus) et l’intuition intellectuelle (intuitus originarius) nous est refusée. Sans intuition empirique, un concept est vide et ne nous fait rien connaître, alors qu’une intuition sans concept est aveugle. Notre entendement ne peut donc rien intuitionner par lui-même et notre sensibilité ne peut rien penser par elle-même. Notre intuition n’est ainsi rien d’autre que la représentation des phénomènes, dépendant immédiatement de la présence de l’objet. Notre intuition repose sur l’affection de la sensibilité par une chose en soi, que nous ne pouvons intuitionner. L’intuition est donc dans tous les cas une connaissance immédiate et singulière d’un objet qui nous est donné. Cette donation est ce qui fait le privilège de l’intuition qui est, pour Kant comme pour toute la tradition, la forme éminente de la connaissance. Toutefois, notre intuition sensible est réceptive, reposant sur la réceptivité de la sensibilité, alors qu’une intuition intellectuelle est immédiatement causée par un entendement intuitif. Néanmoins, notre intuition peut être pure, lorsqu’elle est affranchie de la sensation et ne contient que les formes a priori de notre sensibilité : l’espace est la forme pure de l’intuition externe et le temps la forme pure de l’intuition interne.
Si la sensibilité est la réceptivité qui nous fournit les intuitions, elle n’est pas une simple passivité, car il ne s’agit pas de sentir, mais de connaître. La réceptivité est donc une opération de l’esprit, nommée sensibilité, car recevoir ce n’est pas être un réceptacle passif, mais c’est recueillir. L’homme ne se contente pas de sentir, il perçoit. Un animal, qui n’éprouve que des sensations, ne perçoit pas, car il ne pense pas, ne juge pas. L’homme perçoit parce qu’il pense, est doté d’un entendement. Le point de départ n’est donc pas la sensation, qui n’est qu’une abstraction, mais la perception. L’intuition empirique est ainsi le premier moment de la connaissance car, pour sentir, il faut déjà percevoir. L’intuition est donc déjà connaissance au sens fort de venue au monde, Kant parlant d’une synopsis du divers dans l’intuition. Or, dans la mesure où ils sont des perceptions et non de pures sensations, les phénomènes sont informés par l’espace et le temps. La forme est ce qui fait que le divers est coordonné : si la matière de la sensation brute est inintelligible, l’intuition, parce qu’elle est appréhension ou connaissance, est aussi forme. L’immédiat est donc déjà construit. La forme dans laquelle les sensations se coordonnent est a priori dans l’esprit, alors que la sensation est a posteriori. Le divers est donc toujours intuitionné selon certains rapports et la forme pure des intuitions sensibles se trouve a priori dans l’esprit, car ce que nous sentons comporte toujours une détermination formelle. Percevoir c’est appréhender que l’on sent dans un réseau de relations qui ne sont pas elles-mêmes sensibles. La forme est donc condition de l’intuition, mais n’est pas un moule qui préexiste. Elle désigne l’opération a priori d’une sensibilité qui n’est pas purement passive, mais qui met en forme l’objet senti. La perception est toujours conjonction et coordination : nous dépassons toujours ce que nous sentons vers un ensemble constituant une expérience. C’est pourquoi la perception est un acte de l’esprit et non un effet que subit le corps. Percevoir c’est se donner une impression et non se contenter de la subir. La sensation témoigne ainsi de notre asservissement au sensible que nous pouvons cependant dominer, en ne nous laissant plus envahir par nos impressions, mais en nous les donnant, en percevant. » (p.111-112)
« Jugement :
Un jugement est un acte de la pensée, au sens où penser c’est juger. Un jugement contient un concept valant pour plusieurs concepts en incluant une représentation, rapportée à un objet.
Tous les actes de l’entendement sont des jugements et l’entendement est donc un pouvoir de juger. Si Kant reprend la définition traditionnelle du jugement comme liaison d’un sujet et d’un prédicat au moyen de la copule, il conçoit le jugement comme une fonction d’unité, ne distinguant plus entre l’ordre représentatif des concepts et la liaison propre au jugement. Par sa fonction d’unification, le concept est une médiation. En tant que pouvoir de pensée, l’entendement est une connaissance par concept, celui-ci se rapportant comme prédicat de jugements possibles à la représentation d’un objet déterminé. On peut donc établir une table exhaustive de toutes ces fonctions d’unité que sont les jugements et remonter de celles-ci aux concepts a priori qui les rendent possibles et qui sont les catégories de l’entendement.
Les jugements explicatifs sont analytiques et a priori, les jugements d’expérience sont synthétiques et a posteriori, les jugements qui sont le principe de la possibilité de l’expérience sont synthétiques et a priori. La philosophie critique établit le système de ces derniers et montre qu’ils ne valent que pour les phénomènes et non pour le suprasensible. Tous les jugements de connaissance, en tant qu’ils sont considérés du point de vue de la faculté de juger comme médiation entre l’entendement et la raison, sont appelés déterminants, en ce sens qu’ils permettent de subsumer le particulier sous le général. Ils se distinguent des jugements réfléchissants où, seul le particulier étant donné, la faculté de juger doit trouver le général. » (p.113-114)
« Objet :
L’objet a la double signification de phénomène et de chose en soi, dans la mesure où il peut être considéré soit en lui-même indépendamment de la manière de l’intuitionner, de sorte que sa nature demeure problématique, soit eu égard à la forme de son intuition, qui doit être cherchée non dans l’objet lui-même, mais dans le sujet auquel il apparaît, tout en appartenant au phénomène de cet objet. Les seuls objets de l’expérience possible pour nous sont les phénomènes.
On peut, de manière générale, appeler objet toute chose, voire toute représentation dont nous sommes conscients. Toutefois, la signification de ce terme par rapport aux phénomènes considérés non plus comme des objets, mais comme désignant un objet, exige une recherche approfondie. La notion d’objet implique l’idée de quelque chose qui est donné et se tient en vis-à-vis par rapport à un sujet : l’objet est donc un référent doté d’une signification qui doit être constitué par le sujet connaissant. Or, si l’objet est donné, l’objectivité doit être constituée, le problème étant alors d’établir comment des conditions subjectives de la pensée peuvent avoir une valeur objective.
Le concept permet ainsi de penser l’objet, et le jugement est la forme de l’objectivité, dans la mesure où il est la manière d’amener des connaissances données à l’unité objective de l’aperception : les catégories rendent l’objet pensable et lui confèrent la forme de l’objectivité. Le jugement synthétique sort du sujet pour aller vers l’objet, représentant, à la différence du jugement analytique, outre le concept de l’objet, l’objet lui-même. On sort ainsi du concept pour représenter quelque chose d’autre et d’extérieur, qui n’est pas contenu dans le concept, mais donné dans l’intuition. Or, avec les jugements synthétiques a priori ce qui est donné est la forme pure de l’intuition, à partir de laquelle il est possible d’opérer une constitution transcendantale de l’objectivité, de sorte que les phénomènes puissent se soumettre aux catégories comme unité de synthèse de temps, qui peuvent à leur tour s’appliquer aux phénomènes. L’objet est donc quelque chose de déterminé se présentant comme une unité et on peut dire de lui qu’il est ce dont le concept réunit le divers d’une intuition donnée. Cette réunion exige l’unité de la conscience comme ce qui constitue le rapport des représentations à un ojet, c’est-à-dire aussi leur valeur objective. » (p.132-133)
« Objet transcendantal
L’objet transcendantal = X est l’objet en général auquel on rapporte le phénomène ; il est la pensée indéterminée de quelque chose en général.
Ce qui est donc essentiel est sa relation au phénomène, dont il est l’horizon d’objectivité : se tenant au fondement des phénomènes externes, il n’est ni matière en soi (chose en soi) ni pensée (noumène), mais fondement indéterminé des phénomènes se spécifiant comme concept empirique d’un objet interne ou externe déterminé. En tant qu’il peut être considéré comme cause intelligible des phénomènes, il est le corrélat de la sensibilité comme réceptivité. L’objet transcendantal est donc un moment de la pensée, constitutif de l’objectivité de l’objet, c’est-à-dire de la forme de la transcendance horizontale de l’objet en tant que tel. Les catégories sont ainsi les représentations d’un sujet transcendantal et les prédicats d’un objet indéterminé = X.
Kant distingue l’objet transcendantal du noumène, car cet objet n’est pas un concept sinon celui d’un objet d’une intuition sensible en général, identique pour tous les phénomènes. Si, en effet, les phénomènes indiquent une relation à quelque chose dont la représentation est empirique, l’entendement les rapporte à un objet transcendantal, dont nous ne pouvons rien savoir, mais qui, à titre de corrélat du sujet transcendantal, permet d’unifier le divers de l’intuition dans le concept d’un objet. L’objet transcendantal est ainsi la représentation des phénomènes sous le concept d’un objet en général, procurant à nos concepts empiriques un rapport à un objet, une réalité objective. Comme le note H. Birault, cet objet n’est point tant noumène que noème au sens de Husserl. » (p.134)
« Phénomène :
Le phénomène est l’objet indéterminé d’une intuition empirique.
Distinct du noumène comme concept intellectuel et de la chose en soi, qui en est la face opaque, le phénomène n’est pas une simple apparence (Schein) mais une apparition (Erscheinung). Il a donc une réalité empirique, la chose en soi et le phénomène étant la même chose sous deux aspects différents. Il convient de distinguer la matière et la forme du phénomène. La première est ce qui correspond à la sensation et elle est a posteriori. La forme a priori est le mode de coordination du divers dans l’intuition selon des rapports spatio-temporels. » (p.143)
« Représentation :
Il s’agit d’un terme générique désignant aussi bien ce qui se présente comme donné que la synthèse du divers qui se présente.
Une représentation accompagnée de conscience est une perception. La sensation est une perception se rapportant au sujet comme simple modification de modification de son état. Une perception objective est une connaissance. La connaissance est une intuition lorsqu’elle se rapporte immédiatement à l’objet et est singulière. Elle est un concept lorsqu’elle s’y rapporte médiatement au moyen d’un signe exprimant l’universel. Un concept est soit empirique soit pur. Un concept pur se nomme notion ou catégorie. Une Idée est un concept de la raison tiré d’une notion de l’entendement et dépassant la possibilité de l’expérience. » (p.160)
« Sensation
Matière du phénomène, la sensation est l’affection de la chose en soi sur notre sensibilité.
Il s’agit donc d’une perception qui ne se rapporte qu’au sujet comme modification de son état et qui n’est consciente qu’en rapport à un objet, sans être une représentation objective. Si la qualité de la sensation est toujours empirique, nous pouvons cependant en anticiper a priori la qualité intensive, dans la mesure où elle a un degré susceptible de variations continues entre 0 et X.
Si les sensations constituent la qualité empirique des phénomènes, elles se réfèrent au corps et concernent également les animaux. Il faut toutefois distinguer les sens externes, où le corps est affecté par des choses corporelles, et le sens interne où il est affecté par l’âme. Une sensation est, de manière générale, une représentation sensible consciente où l’impression suscite une attention à l’état du sujet, et l’on peut distinguer, à ce niveau, une impression vitale vague et une impression organique fixe. » (p.169)
« Sensibilité
Faculté qui nous donne les objets, se caractérisant par sa réceptivité et s’opposant à l’entendement. Elle nous donne une représentation qui est une intuition empirique singulière se rapportant immédiatement à un objet d’expérience, qui est un phénomène.
Il convient de distinguer dans le phénomène la matière correspondant à la sensation a posteriori et la forme a priori coordonnant le divers matériel dans l’intuition comme synopsis de ce divers. Les formes pures de la sensibilité sont l’espace, comme forme du sens externe, et le temps comme forme du sens interne. L’espace et le temps n’étant ni des propriétés des choses, ni des relations, mais des formes a priori du phénomène, d’ordre sensible et non conceptuel, on peut affirmer à la fois leur idéalité transcendantale et leur réalité empirique. Elles ne sont en effet rien de perceptible en elles-mêmes, mais rendent possible une connaissance objective : si je perçois bien les choses dans l’espace et le temps, je ne perçois jamais ces formes elles-mêmes. » (p.169-170)
« Synthèse :
Acte d’ajouter l’une à l’autre diverses représentations pour en comprendre la diversité sous une connaissance. La représentation est une connaissance, dans la mesure où elle est synthèse ou liaison d’un divers donné. La synthèse peut être empirique (jugement a posteriori) ou pure (jugement synthétique a priori).
Toute synthèse empirique présuppose comme sa condition une synthèse pure et, en partant de la première, on peut remonter vers la seconde. L’intuition est déjà en elle-même une synthèse, car sa forme spatio-temporelle implique une coordination formelle de la matière du phénomène. Kant parle de synopsis du divers ou de synthèse de l’appréhension dans l’intuition pour désigner cette forme élémentaire de la liaison du présent, c’est-à-dire de l’accueil de la coprésence spatiale du donné dans une seccession temporelle. Or, un tel accueil suppose un recueil permettant d’en reproduire la forme temporelle en articulant le présent au passé : telle est la fonction de la synthèse de la reproduction dans l’imagination. L’association des phénomènes ne se fait pas au hasard et leur affinité empirique a pour condition une affinité transcendantale, de sorte que l’imagination transcendantale fasse porter sa synthèse non sur le contenu, mais sur sa forme temporelle. Enfin, une telle synthèse doit être unifiée par l’entendement, et elle est donc aussi une synthèse de la recognition dans le concept constituant l’avenir comme reproductibilité infinie de l’objectivité.
La synthèse est en fait opérée par l’imagination pure et porte sur le temps, l’entendement se contentant d’assurer l’unité de cette synthèse. Cette unité de la synthèse de temps est un concept permettant de construire les phénomènes. Le concept est ainsi lié à l’unité originairement synthétique de l’aperception qui est la conscience, c’est-à-dire l’ensemble des structures catégoriales de l’entendement dont le concept de l’acte. Les trois synthèses se supposent l’une l’autre et s’accomplissent dans l’unité synthétique de l’aperception. Par ailleurs, si l’imagination opère la synthèse et si l’entendement en assure l’unité, il appartient à la raison d’en penser la totalité en recherchant l’inconditionné des synthèses de la relation, celui de la synthèse catégorique, celui de la synthèse hypothétique et celui de la synthèse disjonctive, correspondant aux trois Idées. » (p.175-176)
« Discipline autonome, la philosophies n’aspire qu’à former des esprits autonomes auxquels il serait impertinent de demander à quoi ils peuvent bien servir, puisqu’ils ont pour seul but ne pas servir, autrement dit de rester libres. »
« Kant naît en 1724 à Königsberg, port de Prusse orientale, dans la famille modeste d’un sellier. Trois composantes sont décelables dans sa formation : le piétisme, le rationalisme leibnizien, la physique newtonienne.
Le piétisme.
Ce mouvement, fondé par un pasteur alsacien, Spener (1635-1705), constitue une double réaction :
-Contre les tendances « mondaines » du protestantisme et la frivolité des classes dirigeantes, le piétisme propose de mettre au second plan les rites extérieurs et de réformer les mœurs. Il prêche la modération du boire, du manger, de l’habillement, le rejet du théatre, de la danse, des jeux, etc.
-Contre la priorité accordée par l’orthodoxie luthérienne à l’Écriture comme dogme, c’est-à-dire comme fondement objectif et historique de la religion, le piétisme veut en faire la source vivante de la foi personnelle : il met l’accent sur l’élément subjectif, la volonté intérieure de régénération et la méditation personnelle de l’Écriture. L’expression de Spener, « la tête dans le cœur », résume cette intention de donner à la bonne volonté et à la foi la préséance sur la connaissance. » (p.15)
-Michel Coudarcher, Kant pas à pas, Ellipses, 2008, 316 pages.
"A priori:
Est dit a priori ou pur ce qui ne dérive pas de l'expérience, par opposition à a posteriori, synonyme d'empirique. Sont a priori les formes de la sensibilité, espace et temps, qui sont les conditions sous lesquelles la sensibilité donne des objets à l'intuition, ainsi que les concepts de l'entendement, qui sont les règles permettant de penser l'objet." (p.17)
"Entendement:
Faculté de connaître non sensible, l'entendement est la spontanéité de la pensée comme faculté de produire des concepts, au moyen desquels il juge, c'est-à-dire pense. Les jugements sont des actes de l'entendement comme faculté de juger qui pense les objets que donne la sensibilité." (p.36)
"Expérience:
C'est ce que l'entendement obtient en élaborant la matière brute des sensations. Commencement de toute connaissance, elle ne suffit cependant pas à nous en livrer toute l'origine car, si elle nous dit bien ce qui est, elle ne nous permet pas d'en fonder l'universalité et la nécessité et ne donne aucune connaissance a priori.
Alors que l'expérience réelle est la perception commune des objets, l'expérience possible définit l'expérience au sens scientifique permettant que des objets soient pensés. La critique de la raison limite notre connaissance au seul champ de l'expérience possible. L'expérience ne saurait être une simple collection de données, mais suppose une activité de l'esprit: l'expérience que nous avons est donc aussi l'expérience que nous faisons et les catégories sont les conditions a priori de la possibilité de l'expérience. Connaissance empirique déterminant un objet par des perceptions, l'expérience est un acte de détermination du donné perceptif. Sous le terme de possibilité de l'expérience il faut alors entendre ce qui donne une réalité objective à nos concepts a priori.
L'expérience n'étant pas une simple association empirique, il y a à sa base des principes de sa forme a priori, c'est-à-dire des règles d'unité de la liaison des phénomènes. Alors que les jugements analytiques ont pour principe le principe logique de non contradiction, les jugements synthétiques ont pour principe que tout objet soit soumis aux conditions de l'unité synthétique du divers de l'intuition dans une expérience possible. On peut alors dire que "les conditions de possibilité de l'expérience sont en même temps les conditions de possibilité des objets de l'expérience". Ce principe suprême de tous les jugements synthétiques a priori signifie que ce qui vaut pour l'expérience possible vaut aussi pour les objets de l'expérience, qu'il y a identité entre la pensée et l'être et que, une fois établies les conditions de l'expérience possible, l'expérience réelle doit obéir à l'expérience possible. Le "en même temps" joue dans l'énoncé du principe un rôle essentiel: alors qu'en sa formulation rigoureuse de principe de la logique formelle, la non-contradiction exclut toute dimension de temps, en revanche les jugements synthétiques et a priori supposent une telle détermination, dans la mesure où la synthèse pure est aussi liaison de la forme temporelle des phénomènes." (p.39-41)
"Exposition:
L'espace et le temps font l'objet d'une exposition et non d'une déduction, car ce ne sont pas des concepts produits par l'entendement, mais des formes pures de la sensibilité qui le précèdent.
Il faut distinguer l'exposition métaphysique et l'exposition transcendantale. La première vise à établir le caractère a priori de ces formes: elles ne peuvent pas être tirées d'impressions, puisqu'elles sont la condition des impressions externes et internes. La seconde montre en quoi ces formes a priori ont une valeur objective, fondant la possibilité d'une connaissance mathématique comme connaissance synthétique a priori.
Espace et temps sont les conditions de possibilité de connaissances a priori. N'étant pas des concepts empiriques, ils sont a priori et sont représentés comme des grandeurs infinies, à l'intérieur desquelles il est possible de découper une portion d'espace ou de temps. Ils ne sont pas des choses, ni des propriétés des choses, mais des conditions subjectives de notre intuition sensible, qui se produit en tant que nous sommes affectés par des objets, et ne sont donc rien en soi en dehors du sujet." (p.41-42)
"Imagination
Kant distingue de la simple imagination empirique et reproductrice, comme faculté de se représenter un objet même en son absence et reposant sur les seules lois empiriques de l'association, l'imagination transcendantale et productrice, dont la fonction est d'assurer une médiation entre la réceptivité de la sensibilité et la spontanéité de l'entendement.
Les deux opérations de l'imagination transcendantale sont la synthèse et le schématisme. Toute appréhension du divers dans l'intuition s'effectuant selon la forme du temps, l'imagination doit en assurer la reproduction en faisant porter sa synthèse sur cette forme universelle des représentations qu'est le temps. Une telle liaison transcendantale de la forme temporelle du phénomène, en tant qu'elle est un effet de l'entendement sur la sensibilité, est également appelée synthèse figurée (synthesis speciosa) et se distingue de la synthèse intellectuelle qui est l'acte par lequel l'entendement confère une unité à la synthèse de l'imagination. Par ailleurs, la catégorie n'est applicable aux objets de l'expérience que pour autant que l'imagination la temporalise en la dotant d'un schème, qui est une détermination transcendantale de temps conférant à la catégorie une efficience cognitive. Les principes de l'entendement pur sont alors la mise en œuvre des catégories schématisées, telles qu'elles puissent s'appliquer à des objets spatiaux.
Faculté intermédiaire entre la sensibilité et l'entendement, l'imagination porte sur ces deux a priori que sont le temps et la catégorie. Synthétisant la forme des représentations, elle rend également les catégories représentables par la conscience en les temporalisant. Loin d'être une puissance trompeuse, elle devient une pièce essentielle dans la constitution de l'objectivité, à tel point que l'on a pu voir en elle la racine de la raison." (p.58-59)
"Nature
Il faut distinguer le monde comme ensemble mathématique des phénomènes, reposant sur l'agrégation homogène dans l'espace et dans le temps, et la nature qui est le monde considéré comme un tout dynamique hétérogène, reposant sur l'unité de l'existence des phénomènes. Il faut alors distinguer la nature formelle, qui est le système des règles fondant l'unité de l'objet de l'expérience, de la nature matérielle, qui est l'ensemble des choses qui peuvent être objets de nos sens et de l'expérience.
Puisqu'il existe une affinité transcendantale liant les phénomènes de manière nécessaire, les phénomènes ainsi liés constituent une nature. Comme nature formelle n'est rien d'autre que l'ordre et la régularité des phénomènes, c'est-à-dire un système de lois conditionnant l'objectivité. Ensemble de conditions, elle concerne l'expérience possible et non l'expérience réelle, ses lois s'effectuant dans ces jugements que sont les principes de l'entendement pur. Ce concept de nature formelle permet également de me servir de la loi universelle de la nature comme type du jugement pratique pur. La nature matérielle est l'ensemble des phénomènes s'enchaînant universellement pour former un tout subsistant et étant l'objet de cette science qu'est la physique. Son unité vient de ce qu'elle est soumise aux lois de la nature formelle, c'est-à-dire à la législation de l'entendement". (.71-72)
"Principes
Les principes de l'entendement pur sont les règles d'application des catégories schématisées au objets de l'expérience, fondant les jugements synthétiques a priori en déterminant leurs conditions d'usage et de validité. Les principes mathématiques de la quantité et de la qualité concernent l'essence des objets, alors que les principes dynamiques de la relation et de la modalité concernent leur existence.
Les axiomes de l'intuition sont les principes de la quantité, selon lesquels tous les phénomènes ont une grandeur extensive dans l'espace et dans le temps. Les anticipations de la perception sont les principes de la qualité selon lesquels tous les phénomènes ont une grandeur intensive, un degré d'intensité. Les analogies de l'expérience sont les principes de la relation selon lesquels tous les phénomènes sont, quand à leur existence, soumis a priori à des règles déterminant leurs relations intratemporelles. La première analogie pose le principe de la permanence de la substance, qui fait que tous les phénomènes contiennent quelque chose de permanent ; la deuxième analogie pose le principe selon lequel tous les changements se produisent suivant la loi de liaison de la cause et de l'effet dans l'ordre de la succession qui fait que le cours du temps est réglé ; la troisième analogie pose que toutes les substances en tant que simultanées sont dans une action réciproque universelle. Les postulats de la pensée empirique sont les principes de la modalité déterminant le mode de position de l'objet comme possible, effectif ou nécessaire.
Mise en œuvre du schématisme des catégories, les principes permettent de constituer les phénomènes en objets. On passe ainsi de l'objet = X à un objet déterminé selon des règles." (p.81-82)
"Schème:
Terme intermédiaire, produit par l'imagination transcendantale, homogène à la catégorie et aux phénomènes, qui rend possible l'application de la première aux seconds.
Il faut distinguer l'image, produit empirique de l'imagination empirique pouvant servir d'exemple pour illustrer un concept, du schème qui est un monogramme de l'imagination pure rendant possible des images. Il s'agit, pour les concepts empiriques, d'une image mentale pure adéquate au concept, alors qu'une image empirique ne peut l'être. C'est en mathématiques que le schématisme fonctionne de la façon la plus parfaite car, puisque nous construisons l'objet dans l'intuition pure, nous avons affaire à une opération adéquate à sa configuration, pensée et imagination pure s'identifiant. Le schème de la catégorie est une détermination transcendantale de temps, une méthode de temporalisation servant de médiation entre concept et intuition. En effet, le temps permet d'homogénéiser ces deux termes hétérogènes, puisque les phénomènes sont temporels et que les concepts doivent être temporalisés pour pouvoir se phénoménaliser." (p.95-96)
-Jean-Marie Vaysse, Le vocabulaire de Kant, Ellipses Édition, 2010, 120 pages.
« Âme :
Idée psychologique de la raison, l’âme a pour principe un syllogisme catégorique produisant un inconditionné de la synthèse catégorique comme substance absolument pensée. Une telle Idée n’a aucune réalité objective et ne peut donc constituer une connaissance.
L’âme ne peut pas nous être donnée comme un sujet absolu, car je ne puis m’appliquer à moi-même la catégorie de substance, sous peine de m’égarer dans une apparence transcendantale, donnant lieu aux paralogismes de la psychologie rationnelle. L’homme ne se connaît donc que comme objet du sens interne, tout en étant conscient de soi comme objet du sens externe, en tant qu’il a un corps uni à cet objet du sens interne que l’on appelle âme.
Kant met ainsi un terme au vieux problème métaphysique de l’union de l’âme et du corps. Le sujet est soit le Je pense comme sujet transcendantal ou unité transcendantale de l’aperception, qui doit pouvoir accompagner toutes mes représentations, soit l’objet du sens interne, qui est un sujet empirique donné dans l’expérience et dans la forme du temps. Dans le premier cas, nous avons un moi sujet qui est une forme logique et non une substance spirituelle, dans le second cas, nous avons un sujet empirique qui est un moi objet. Tel est le nerf de la critique du cogito, ergo sum où Descartes croit pouvoir déduire du Je pense l’existence d’une substance pensante. Or, si le Je pense est bien le déterminant qui déterminant le Je suis, Descartes a cependant oublié de voir que la forme de la détermination du déterminable, qui est l’existence, par le déterminant, qui est la pensée, est le temps. Si donc la détermination se fait dans le temps, la seule existence qui m’est donnée est l’existence empirique d’un moi objet intratemporel. » (p.11)
« Amphibologie :
Ce terme désigne communément le caractère ambigu ou équivoque de ce qui a un double sens. Kant appelle amphibologie transcendantale la confusion de l’objet de l’entendement pur avec le phénomène.
Kant nomme lieu transcendantal la place d’un concept soit dans la sensibilité soit dans l’entendement, et topique transcendantale la doctrine consistant à déterminer la faculté de connaissance à laquelle appartient un concept. » (p.12)
« Analogies de l’expérience :
Mettant en œuvre le schématisme de la relation, les analogies de l’expérience ont pour principe que l’existence des phénomènes est soumise a priori à des règles déterminant leurs relations intratemporelles. » (p.13)
« Anticipations de la perception :
Mettant en œuvre le schématisme de la qualité, les anticipations de la perception ont pour principe que, dans tous les phénomènes, le réel, comme objet de la sensation, a une grandeur intensive. » (p.18)
« Aperception
L’aperception transcendantale est l’unité formelle de la conscience pure, se distinguant de l’aperception empirique qui est le sujet empirique, c’est-à-dire le sens interne ou le temps comme auto-affection de soi par soi.
Synthèse originaire assurant la liaison des représentations et l’unité de la conscience, le « Je pense » est l’unité transcendantale de l’aperception, qui empêche l’esprit de se perdre en des représentations multiples discontinues. C’est la possession du Je qui élève l’homme au-dessus de tous les êtres vivants, car il est l’expression de l’entendement. Ce n’est que lorsque l’enfant dit « Je » qu’il se pense véritablement car, tant qu’il ne parle de lui qu’à la troisième personne, il ne fait que se sentir. Véhicule des catégories, le « Je pense » doit pouvoir accompagner toutes mes représentations, tous les phénomènes se rangeant sous l’unité d’une conscience transcendantale. Celle-ci n’est aucune conscience empirique particulière, mais elle est l’entendement comme pouvoir structurant constitué par l’ensemble des catégories.
Le sujet kantien est donc à la fois sujet empirique et sujet transcendantal. L’unité de la conscience étant purement logique, elle n’est jamais qu’une fonction, renvoyant à la spontanéité de l’entendement que Kant appelle aussi intelligence ou personnalité transcendantale. Le seul moi réellement existant est donc le moi empirique singulier, objet d’une psychologie empirique. Kant détruit ainsi le sujet substantiel de la métaphysique, dont il fait une illusion transcendantale, pour établir une connexion entre le sujet et le temps. » (p.26)
« Apparence :
Il faut distinguer le phénomène ou apparition (Erscheinung), comme objet de l’intuition empirique, de l’apparence (Schein). Comme la vérité, l’apparence n’est pas dans l’objet intuitionné, mais dans le jugement porté sur l’objet pensé. Elle ne vient pas des sens, qui ne trompent pas vraiment, car ils ne jugent pas, mais obéit à une logique propre nommée dialectique. Si l’apparence logique se contente d’imiter la formelle rationnelle de façon sophistique, l’apparence transcendantale est la démarche qui entraîne la raison au-delà de l’usage empirique des catégories. » (p.26)
« A priori
Est dit a priori ou pur ce qui ne dérive pas de l’expérience, par opposition à a posteriori, synonyme d’empirique. Sont a priori les formes de sensibilité, c’est-à-dire l’espace et le temps comme conditions sous lesquelles la sensibilité donne des objets à l’intuition, les concepts de l’entendement comme règles permettant de penser l’objet, ainsi que les principes de l’entendement pur et les Idées de la raison qui découlent des concepts de l’entendement. La loi morale est également a priori, au sens où la raison pratique se donne cette loi indépendamment des conditions de la sensibilité. De même, le sentiment de plaisir et de peine peut être déterminé a priori par la représentation du beau et du sublime. Kant distingue au sens strict le pur et l’a priori, au sens où ce qui est pur est ce à quoi rien d’empirique n’est mélangé : dire que toute modification a une cause est un énoncé a priori qui n’est pas pur, car la modification est un concept dérivé de l’expérience.
La notion d’a priori suppose une théorie du jugement. Les jugements analytiques sont des jugements explicatifs où le prédicat est inclus dans le sujet, alors que les jugements synthétiques sont des jugements extensifs et a posteriori où le prédicat ajoute quelque chose qui n’est pas contenu dans le sujet. Kant découvre toutefois l’existence de jugements synthétiques et a priori, extensifs mais non empiriques. Les jugements mathématiques et, par extension, les jugements de la physique sont synthétiques et a priori. Il s’agit de concevoir, contre Hume, une extension non empirique de la connaissance, sans pour autant réduire les vérités rationnelles à des tautologies, à la manière de Leibniz. Même si elle ne repose pas sur le seul principe d’identité, la mathématique n’est pas pour autant une science empirique, et la physique repose sur une application de concepts purs au champ de l’expérience.
A la notion d’innéité se substitue ainsi celle d’a priori pour fonder l’objectivité. A l’idée d’une harmonie du sujet et de l’objet, la révolution copernicienne substitue l’idée d’une soumission nécessaire de l’objet au sujet. Dire que nous ne connaissons des choses a priori que ce que nous y mettons nous-mêmes signifie que le sujet humain est législateur et constitue l’objectivité. On n’a donc plus besoin ni de la véracité divine, à la façon du rationalisme classique, ni d’une harmonie entre nature et principe de la nature humaine, à la façon de l’empirisme de Hume, pour fonder l’objectivité. Une démonstration n’est donc ni une simple reconduction à l’identité, ni une probabilité très forte, mais une construction ou législation par purs concepts soumise aux conditions de notre réceptivité. La science ne connaît, par conséquent, que des phénomènes, elle est une activité proprement humaine et ne requiert plus comme pour le rationalisme classique un fondement théologique, que Kant dénonce comme un deux ex machina. Cet athéisme de la connaissance permet donc en même temps de réfuter l’empirisme, en fondant une constitution transcendantale de l’objectivité. » (p.29)
« Kant élabore une théorie de l’art pour l’art, où celui-ci est à lui-même sa propre fin. » (p.31)
« Axiomes de l’intuition :
Mettant en œuvre le schématisme de la quantité, les axiomes de l’intuition ont pour principe que tous les phénomènes ont une grandeur extensive dans l’espace et le temps. » (p.31)
« Kant renvoie dos-à-dos l’empirisme qui réduit le beau à l’agréable et le rationalisme qui le conçoit comme perfection. Si le plaisir pris au beau est désintéressé, cela tient à la nature particulière du plaisir esthétique, qui n’est pas un simple plaisir sensible, un simple laisser-aller dans la consommation, mais un laisser-être dans la contemplation, donnant lieu à un plaisir pur à juger, résultant d’un usage supérieur du sentiment de plaisir et de peine. » (p.34)
« Bonheur :
Le bonheur est la satisfaction de tous nos penchants sensibles et n’est qu’un idéal de l’imagination.
On ne peut en aucun cas fonder la morale sur le bonheur, car il n’y a pas de loi universelle du bonheur et encore moins d’obligation possible. De plus, le bonheur n’est jamais assuré, car il est pour un être raisonnable la conscience d’un agrément de la vie qui accompagnerait toute son existence. Il constitue toutefois un élément du souverain Bien, lorsqu’il correspond à la moralité. Il ne peut donc sans la vertu constituer le bien complet. Aussi peut-il contredire le devoir dont l’accomplissement n’est pas forcément agréable. Toutefois, il s’agit aussi d’une aspiration légitime, et c’est un devoir que d’y travailler en tant qu’il peut favoriser la moralité sans jamais pouvoir la fonder.
Rompant avec toutes les morales eudémonistes depuis l’Antiquité, Kant montre que, du fait de l’existence d’une faculté de désirer supérieure, le désir d’être heureux n’est pas le seul désir de l’homme, ni son désir le plus profond. Les philosophies antiques avaient déjà fortement insisté sur le caractère aporétique de la notion de bonheur : nul n’est assuré du bonheur tant qu’il est en vie, le bonheur suprême serait peut-être même de ne pas avoir vu le jour et, par ailleurs, le bonheur dépend des individus et varie selon les situations concrètes. Les philosophies modernes ne donnent du bonheur qu’un concept empirique ou pragmatique. Kant tire les ultimes conséquences : si le bonheur est un bien mais si son concept reste toujours empirique, il ne peut être à lui seul le souverain Bien. Une loi pratique qui a pour mobile le bonheur ne peut être qu’une loi pragmatique, une règle de la prudence. » (p.34-35)
« Catégories :
Concepts purs de l’entendement, les catégories sont les règles de synthèse d’où résulte l’unité de l’expérience objective.
Elles sont les modes de liaison les plus universels présupposées par les jugements, la table des catégories se déduisant de celle des jugements, dans la mesure où l’on peut remonter de ces derniers aux concepts purs qui en fondent la possibilité. Selon la quantité, l’unité rend possible un jugement universel, la pluralité un jugement particulier, la totalité un jugement singulier. Selon la qualité, la réalité rend possible un jugement affirmatif, la négation un jugement négatif et la limitation un jugement indéfini. Selon la relation, la substance rend possible un jugement catégorique, la causalité un jugement hypothétique, la communauté ou action réciproque un jugement disjonctif. Selon la modalité, la possibilité rend possible un jugement problématique, l’existence ou effectivité un jugement assertorique, la nécessité un jugement apodictique. Kant emprunte ce terme à Aristote, à qui il reproche de n’avoir exposé ces concepts que de manière rhapsodique, au lieu d’en faire une déduction rigoureuse à partir de jugements. Alors que, chez Aristote, les catégories sont des traits de l’être, elles sont ici des déterminations de la pensée, des représentations d’un sujet transcendantal et des prédicats d’un objet transcendantal = X. Dans chaque classe il y a trois catégories, la troisième étant toujours l’unité de la première et de la deuxième. C’est ainsi que la totalité est la pluralité considérée comme unité, la limitation la réalité jointe à la négation, la communauté la causalité d’une substance déterminée par une autre, la nécessité l’existence unie à la possibilité.
La table des catégories régit l’ensemble du dispositif de la philosophie transcendantale. Les catégories se divisent en catégories mathématiques (quantité et qualité) et catégories dynamiques (relation et modalité). » (p.36-37)
« Chose en soi :
Dans la mesure où ce n’est plus le sujet qui se règle sur les objets tels qu’ils sont en eux-mêmes, mais les objets qui se règlent sur notre faculté de connaître, il faut distinguer entre les choses telles qu’elles nous apparaissent comme phénomènes selon nos conditions subjectives et les choses en soi.
Si le phénomène et la chose en soi sont en fait la même chose considérée sous deux aspects différents, cette distinction est cependant essentielle : nous ne connaissons que des phénomènes et non la chose en soi. Du point de vue de la sensibilité, la chose en soi est la face opaque et irreprésentable du phénomène que Kant n’hésite pas à assimiler à la matière, puisque la sensation n’est que l’affection de la chose en soi sur notre sensibilité. Nous pouvons cependant former de la chose en soi un concept vide qui est le noumène.
La chose en soi est à la foi le fondement du criticisme et le titre d’une difficulté majeure, les post-kantiens y voyant un résidu de la métaphysique dogmatique. Elle joue un rôle essentiel dans l’Esthétique transcendantale, dans la mesure où la perception qui nous donne l’existence doit renvoyer à la présence de quelque chose, irreprésentable par la sensibilité dont le mode de représentation est l’intuition qui ne donne que des phénomènes. » (p.39-40)
« Concepts de la réflexion :
Si, par définition, tous les concepts sont des représentations réfléchies, il existe cependant des concepts, qui ne sont ni des concepts empiriques ni des catégories, dont la spécificité est d’être des concepts de comparaison de concepts déjà donnés, déterminant les rapports par lesquels se rattachent les uns aux autres dans un état de réflexion. » (p.42)
« Critique :
Kant conçoit son entreprise comme une critique de la raison pure, visant à déterminer la légitimité des prétentions de celle-ci tant dans le domaine théorique que dans le domaine pratique. La critique est conçue comme un tribunal où la raison est à la fois juge et partie : elle est l’activité de la raison accédant à la conscience de soi et s’assignant à elle-même ses limites. Il convient de distinguer les bornes imposées à la raison par une instance extérieure et relevant d’une censure, et les limites qui ouvrent à la raison l’horizon de son pouvoir légitime.
La critique comprend la métaphysique comme un champ de bataille, où s’affrontent dogmatiques et sceptiques. En prétendant à une connaissance du suprasensible par purs concepts, le rationalisme dogmatique transgresse les limites de l’expérience et rend ainsi possible l’empirisme sceptique, quand la raison découvre la vanité de ses prétentions dogmatiques. La structure de ce champ de bataille est donc un cercle vicieux où dogmatisme et scepticisme ne cessent de renaître et de s’affronter, chacun des partis renaissant des cendres de son adversaire. La critique n’est pas ici une critique des livres et des systèmes, mais la décision ou le jugement de la raison sur elle-même et la légitimité de son pouvoir. Son objet est d’abord la raison pure comme pouvoir de connaître par purs concepts. La critique est un projet de paix perpétuelle en philosophie qui met fin au conflit en évaluant le pouvoir de la raison, en décidant de la légitimité de son usage et en lui interdisant de s’aventurer au-delà du champ de l’expérience possible, tout en fondant la possibilité d’une connaissance a priori et en réfutant l’empirisme. » (p.46)
« Déduction :
Terme emprunté aux juriconsultes, qui distinguent la question de fait (quid facti) de la question de droit (quid juris), pour caractériser la deuxième en tant qu’elle doit démontrer la légitimité d’une prétention. Les catégories font l’objet d’une déduction métaphysique et d’une déduction transcendantale.
La première consiste à déduire les catégories des jugements, dans la mesure où ce sont les catégories qui rendent possibles les jugements. La seconde montre comment les conditions subjectives de la pensée peuvent avoir une valeur objective : il s’agit de prouver que nous avons le droit d’utiliser les catégories pour penser l’expérience et qu’elles nous donnent une connaissance vraie. Cette déduction transcendantale se décompose en déduction objective et déduction subjective. Dans la première, il s’agit d’établir la valeur objective des catégories pour les phénomènes, dans la seconde, il s’agit de montrer comment l’entendement peut faire d’une perception une connaissance objective, d’élucider le rapport entre l’entendement et l’intuition tel qu’il est assuré par l’imagination. » (p.48-49)
« Empirisme :
Au sens large, l’empirisme est la doctrine qui rejette la connaissance a priori et qui dérive toute connaissance de l’expérience. En un sens restreint, il s’agit de la position de l’antithèse dans les antinomies de la raison pure. Dans tous les cas, son destin est le scepticisme.
Hume est le représentant le plus fort de l’empirisme : Kant affirme qu’il l’a réveillé de son sommeil dogmatique. Le modèle de l’empirisme de Hume est la science expérimentale de Newton. C’est là ce qui fait l’intérêt de cette doctrine, qui satisfait la raison sur le plan de la connaissance positive, mais la déçoit au niveau de la philosophie pratique. Kant considère Aristote à la fois comme le chef de file des empiristes et comme le fondateur de la métaphysique. Il a été relayé à l’époque moderne par Locke, qui a entrepris une généalogie de l’entendement humain, en dérivant tous les concepts de l’expérience sans parvenir à réfuter le dogmatisme.
La force de Hume est d’avoir posé le problème de la connaissance en termes de synthèse entre des termes hétérogènes. Il a su porter un coup fatal à la métaphysique dogmatique en détruisant le fondement ontologique et théologique de la relation de causalité, réduite à un mécanisme d’habitude – attente. Par ailleurs, il a dégagé l’imagination comme lieu de la liaison de l’hétérogène. Toutefois, il n’a pas su discerner en quoi l’imagination empirique repose sur l’imagination pure, l’affinité du divers étant fondé sur une affinité transcendantale. Toute la Déduction transcendantale de la Critique de la raison pure est une reprise du problème de Hume, visant à en réfuter la solution, en fondant la possibilité d’une connaissance a priori. Kant dit de l’idéalisme transcendantal qu’il est un réalisme empirique, les choses n’étant réelles dans l’espace et le temps que comme phénomènes. » (p.60-61)
« Entendement :
Faculté de connaître non sensible, l’entendement humain est la spontanéité de la pensée comme faculté de produire des concepts, au moyen desquels il juge, c’est-à-dire pense. Les jugements sont des actes de l’entendement comme faculté de juger qui pense les objets que donne la sensibilité. Les catégories sont les concepts purs de l’entendement.
L’entendement humain est discursif : faculté de connaître non sensible, il produit des concepts qui reposent sur des fonctions comme unité de l’acte rangeant diverses représentations sous une représentation commune. Ces concepts servent à juger, le jugement étant la connaissance médiate d’un objet, la représentation d’une représentation. Ces concepts sont des règles a priori, lorsqu’ils sont tirés du seul entendement pur, ne devant rien à l’expérience. Kant dit également que l’entendement est l’unité transcendantale de l’aperception par rapport à la synthèse de l’imagination : il est donc le principe du rapport entre l’imagination et l’aperception. » (p.61)
« Épigenèse :
Le système de l’épigenèse de la raison pure consiste à affirmer que l’entendement est un pouvoir producteur de concepts.
Il n’y a en effet que deux façons de concevoir un accord entre l’expérience et les concepts : ou bien l’expérience fonde les concepts, ou bien les concepts fondent l’expérience. La première solution, qui est celle de l’empirisme, n’est pas tenable, puisqu’il existe des concepts a priori. Il ne reste donc que la seconde que l’on peut aussi appeler système de l’épigenèse de la raison pure, puisqu’il y a un pouvoir producteur de l’entendement. Ce terme est emprunté à la biologie : il s’agit de la théorie selon laquelle l’embryon se développe par prolifération cellulaire sous l’influence du milieu. Kant l’utilise à la fois contre Leibniz et Hume. Nos catégories ne sont certes pas de simples dérivations empiriques, mais ce ne sont pas non plus des germes ou des idées innées, et notre entendement n’est pas une partie de l’entendement divin (système de la préformation), mais un pouvoir structurant autonome. L’entendement est donc pleinement législateur et ne dépend ni de l’expérience, ni de Dieu. » (p.63-64)
« Espace :
L’espace est la forme pure du sens externe, nous permettant de nous représenter les objets hors de nous.
L’espace n’est pas un concept empirique, car sa représentation ne dérive pas de l’expérience des relations entre les phénomènes externes, mais c’est cette expérience qui est possible à partir de cette représentation. Il est une représentation nécessaire a priori servant de fondement à toutes nos intuitions externes, condition de possibilité des phénomènes extérieurs. […] [Il] n’est pas un concept discursif, mais une pure intuition. L’espace est unique et le divers qui est en lui repose sur des limitations, n’étant pas le résultat de parties qui s’ajouteraient les uns aux autres. Il est représenté comme une grandeur infinie, se laissant penser comme renfermant en soi une multitude infinie de représentations. […]
L’espace n’est pas une détermination des choses, inhérentes aux objets, mais la forme des phénomènes des sens extérieurs, c’est-à-dire la condition subjective de la sensibilité sous laquelle est possible pour nous une intuition externe. Dès que nous sortons de la condition subjective, qui fait que nous sommes affectés par des objets, l’espace n’a plus de sens, car il n’est attribué aux choses qu’en tant qu’elles nous apparaissent. » (p.65)
« Esthétique :
En un premier sens, est esthétique ce qui relève de la sensibilité, ce qui est purement subjectif dans l’intuition de l’objet et qui se rapporte au sentiment. L’esthétique transcendantale est la science des principes de la sensibilité a priori. […]
La grande thèse de Kant est qu’il y a du sensible non sensible, du sensible pur. En rejetant la thèse leibnizienne selon laquelle le sensible est de l’intelligible confus, Kant affirme la spécificité du sensible, irréductible à l’ordre logico-conceptuel, et qui tient à sa formalité. L’esthétique transcendantale expose ainsi l’espace et le temps comme étant les formes a priori de la sensibilité. […] Elle ne concerne que la forme pure de l’intuition, abstraction faite de sa matière empirique qui est la sensation. Ces formes sont des représentations a priori, qui sont la condition sous laquelle les objets nous sont donnés. » (p.67)
« État :
Un Etat est une communauté régie par des règles de droit. Si à l’état de nature s’oppose l’état civil, celui-ci est une constitution civile, rendant possible un état juridique soumis à une volonté unifiante, où les individus forment un Etat.
Tout Etat comporte trois pouvoirs, exprimant la volonté universelle unifiée en trois personnes : le pouvoir exécutif du souverain, le pouvoir législatif du gouvernant, le pouvoir judiciaire du juge. Si le chef de l’Etat est le peuple unifié, le contrat originaire est l’acte par lequel le peuple se constitue en Etat conformément au droit, abandonnant sa liberté extérieure pour la retrouver comme membre de l’Etat. Le pouvoir exécutif échoit au régent de l’Etat (prince ou roi), alors que le pouvoir exécutif revient à la volonté du peuple dont les membres sont les citoyens. Le pouvoir juridique n’est accordé au peuple que par l’intermédiaire de juges qu’il a lui-même choisis.
Les citoyens sont soit actifs, disposant du droit de vote, soit passifs. Les premiers sont les membres indépendants de la société civile, devant leur existence à leurs droits et à leur force, excluant ceux qui ne dépendent pas de leur exercice propre mais des dispositions prises par un autre, tout en bénéficiant de la protection de l’Etat, qui leur permet également de s’élever de l’état de citoyen actif par leur travail. Il n’y a pas de résistance ou de rébellion légale contre l’autorité de l’Etat, et l’exécution d’un roi est le pire des crimes. Une modification de la constitution ne peut venir que du souverain par une réforme et non du peuple par une révolution. Toutefois, lorsqu’une révolution réussit, l’illégalité de l’origine du nouveau pouvoir ne dispense nullement les citoyens de s’y soumettre. Kant admet donc l’existence d’une origine non juridique de l’ordre politique. L’idée selon laquelle tout pouvoir vient de Dieu signifie donc qu’on doit obéir au pouvoir actuellement existant, quelle qu’en soit l’origine. » (p.68-69)
« Etat de nature :
Caractérisé par l’absence de droit, l’Etat de nature est un état de guerre et, parce qu’il n’est pas tenable, il rend nécessaire un état de droit.
Kant reprend la thèse de Hobbes et rejette celle de Rousseau comme une chimère, considérant le processus de civilisation comme foncièrement positif. » (p.69)
« Expérience :
C’est ce que l’entendement obtient en élaborant la matière brute des sensations. Commencement de toute connaissance, elle ne suffit cependant pas à nous en livrer toute l’origine car, si elle nous dit bien ce qui est, elle ne nous permet pas d’en fonder l’universalité et la nécessité et ne donne aucune connaissance a priori.
Alors que l’expérience réelle est la perception commune des objets, l’expérience possible définit l’expérience au sens scientifique permettant que les objets soient pensés. La critique de la raison limite notre connaissance au seul champ de l’expérience possible. L’expérience ne saurait être une simple collection de données, mais suppose une activité de l’esprit : l’expérience que nous avons est aussi l’expérience que nous faisons, et les catégories sont les conditions a priori de la possibilité de l’expérience. » (p.71)
« Exposition :
L’espace et le temps font l’objet d’une exposition et non d’une déduction, car ce ne sont pas des concepts produits par l’entendement, mais des formes pures de la sensibilité qui le précèdent et selon lesquelles les phénomènes sont donnés conformément à notre constitution subjective. » (p.72)
« Forme :
Si la matière de la connaissance donnée par les sens est informe, le sujet lui donne une forme qui est une liaison et une unité.
Ce couple matière-forme qui a son origine dans la tradition aristotélicienne, est une pièce maîtresse de l’idéalisme transcendantal, également appelé idéalisme formel. Dès la Dissertation de 70, Kant affirme que la sensation ne donne que la matière et non la forme de la connaissance et que l’esprit doit synthétiser le divers donné par les sens. Si la matière est le déterminable, la forme est le déterminant, et ce sont là des concepts de la réflexion. Ce couple est d’abord appliqué à la sensibilité : la forme spatio-temporelle du phénomène est a priori, alors que sa matière est a posteriori. Condition a priori de la réceptivité, la forme est antérieure à la matière.
Par extension, la forme désigne la forme de la pensée, les catégories : il s’agit de la forme logique de la pensée, abstraction faite de son contenu. Les concepts eux-mêmes sont considérés comme des formes. Les catégories, en tant qu’elles renferment le pouvoir logique d’unir a priori le divers donné dans l’intuition, sont des formes subjectives de l’unité de l’entendement, constituant la forme de l’expérience possible. » (p.88)
« Idéalisme :
Kant appelle sa doctrine l’idéalisme transcendantal, car elle considère les phénomènes comme des représentations et non des choses en soi, l’espace et le temps étant des formes de notre intuition et non des réalités ou des propriétés des choses. Le principe de cette doctrine est la distinction entre phénomènes et choses en soi.
Cet idéalisme transcendantal est un réalisme empirique, admettant l’existence des choses extérieures hors de moi, car l’existence du moi et celle des choses extérieures sont immédiatement attestées par la conscience, la différence étant que la représentation du moi est référée au sens interne et celle des choses au sens externe. L’idéalisme transcendantal s’oppose au réalisme transcendantal qui est en même temps un idéalisme empirique. Celui-ci considère en effet l’espace et le temps comme donnés en soi indépendamment de notre sensibilité. En admettant que les objets des sens ne sont pas des phénomènes, mais existent en eux-mêmes comme des choses en soi, il est conduit à douter de la réalité du monde extérieur.
L’esthétique transcendantale permet de rejeter comme un faux problème non seulement le problème de l’union de l’âme et du corps, mais aussi celui de la réalité du monde extérieur, que Kant considère comme le scandale de la philosophie. Dans la 2ème édition de la Critique de la raison pure, il affirme, sous la forme solennelle d’un théorème, que la conscience simple et empiriquement déterminée de mon existence suffit à prouver l’existence des objets dans l’espace et hors de moi. C’est à partir de là qu’une réfutation de l’idéalisme est possible. De manière générale, l’idéalisme est la doctrine qui déclare l’existence des objets extérieurs soit douteuse et indémontrable, soit fausse et impossible, la première thèse étant l’idéalisme problématique de Descartes, la seconde l’idéalisme dogmatique de Berkeley. Si, selon Descartes, l’existence du moi est plus certaine que celle du monde, qui doit être établie médiatement, en fait il n’y a pas d’autre moi que le moi empirique et le moi ne peut pas être une substance. La vérité du cartésianisme est donc la doctrine de Berkeley qui, en définissant la nature par l’étendue, aboutit à l’immatérialisme, à l’idée qu’il n’existe rien en dehors de la pensée. L’idéalisme aboutit ainsi à l’empirisme, car faire de l’espace une propriété réelle des objets revient à les déréaliser, à en faire un système de relations. Il faut donc distinguer l’espace de ce qui apparaît en lui, de façon à ce que la déréalisation de l’espace n’affecte pas la réalité de l’objet. Or, l’idéalisme affirme que l’espace est une propriété comme les autres, concluant de son irréalité à celle des objets. Descartes ouvre la voie en identifiant matière et étendue et Berkeley tire les conséquences, en affirmant que l’étendue, qui n’est qu’un système de relations, n’est rien. Seule la nihilité de l’espace, son idéalité transcendantale, permet de dire que le monde extérieur existe de manière indubitable. La perception des phénomènes du sens interne suppose celle des phénomènes du sens externe, la réalité du sujet impliquant l’existence du monde sensible. La perception du moi ne peut donc s’effectuer que par rapport à des données spatiales, et il y a une nécessaire co-implication du sens interne et du sens externe, car la perception du phénomène temporel nous ramène à celle du phénomène spatial. Nous ne percevons donc l’intériorité intratemporelle que par rapport à un référent externe, ce qui signifie que la conscience est conscience de quelque chose, que sa structure est l’intentionnalité. » (p.102-104)
« Idée :
Une Idée est un concept de la raison. Le premier à avoir utilisé ce terme est Platon : les Idées désignent non seulement ce qui ne dérive pas de l’expérience, mais dépasse même les concepts de l’entendement, étant des archétypes des choses et non de simples clefs pour l’intelligibilité de l’expérience, comme le sont les catégories d’Aristote. Au sens strict, une Idée est un concept rationnel tiré de catégories et dépassant la possibilité de l’expérience. Les concepts purs de la raison sont des Idées transcendantales. » (p.104)
« Intuition :
Il s’agit du mode par lequel la connaissance se rapporte immédiatement aux objets et vers lequel tend toute pensée. L’intuition empirique est celle qui se rapporte à l’objet au moyen de la sensation.
Notre intuition est une intuition sensible (intuitus derivatus) et l’intuition intellectuelle (intuitus originarius) nous est refusée. Sans intuition empirique, un concept est vide et ne nous fait rien connaître, alors qu’une intuition sans concept est aveugle. Notre entendement ne peut donc rien intuitionner par lui-même et notre sensibilité ne peut rien penser par elle-même. Notre intuition n’est ainsi rien d’autre que la représentation des phénomènes, dépendant immédiatement de la présence de l’objet. Notre intuition repose sur l’affection de la sensibilité par une chose en soi, que nous ne pouvons intuitionner. L’intuition est donc dans tous les cas une connaissance immédiate et singulière d’un objet qui nous est donné. Cette donation est ce qui fait le privilège de l’intuition qui est, pour Kant comme pour toute la tradition, la forme éminente de la connaissance. Toutefois, notre intuition sensible est réceptive, reposant sur la réceptivité de la sensibilité, alors qu’une intuition intellectuelle est immédiatement causée par un entendement intuitif. Néanmoins, notre intuition peut être pure, lorsqu’elle est affranchie de la sensation et ne contient que les formes a priori de notre sensibilité : l’espace est la forme pure de l’intuition externe et le temps la forme pure de l’intuition interne.
Si la sensibilité est la réceptivité qui nous fournit les intuitions, elle n’est pas une simple passivité, car il ne s’agit pas de sentir, mais de connaître. La réceptivité est donc une opération de l’esprit, nommée sensibilité, car recevoir ce n’est pas être un réceptacle passif, mais c’est recueillir. L’homme ne se contente pas de sentir, il perçoit. Un animal, qui n’éprouve que des sensations, ne perçoit pas, car il ne pense pas, ne juge pas. L’homme perçoit parce qu’il pense, est doté d’un entendement. Le point de départ n’est donc pas la sensation, qui n’est qu’une abstraction, mais la perception. L’intuition empirique est ainsi le premier moment de la connaissance car, pour sentir, il faut déjà percevoir. L’intuition est donc déjà connaissance au sens fort de venue au monde, Kant parlant d’une synopsis du divers dans l’intuition. Or, dans la mesure où ils sont des perceptions et non de pures sensations, les phénomènes sont informés par l’espace et le temps. La forme est ce qui fait que le divers est coordonné : si la matière de la sensation brute est inintelligible, l’intuition, parce qu’elle est appréhension ou connaissance, est aussi forme. L’immédiat est donc déjà construit. La forme dans laquelle les sensations se coordonnent est a priori dans l’esprit, alors que la sensation est a posteriori. Le divers est donc toujours intuitionné selon certains rapports et la forme pure des intuitions sensibles se trouve a priori dans l’esprit, car ce que nous sentons comporte toujours une détermination formelle. Percevoir c’est appréhender que l’on sent dans un réseau de relations qui ne sont pas elles-mêmes sensibles. La forme est donc condition de l’intuition, mais n’est pas un moule qui préexiste. Elle désigne l’opération a priori d’une sensibilité qui n’est pas purement passive, mais qui met en forme l’objet senti. La perception est toujours conjonction et coordination : nous dépassons toujours ce que nous sentons vers un ensemble constituant une expérience. C’est pourquoi la perception est un acte de l’esprit et non un effet que subit le corps. Percevoir c’est se donner une impression et non se contenter de la subir. La sensation témoigne ainsi de notre asservissement au sensible que nous pouvons cependant dominer, en ne nous laissant plus envahir par nos impressions, mais en nous les donnant, en percevant. » (p.111-112)
« Jugement :
Un jugement est un acte de la pensée, au sens où penser c’est juger. Un jugement contient un concept valant pour plusieurs concepts en incluant une représentation, rapportée à un objet.
Tous les actes de l’entendement sont des jugements et l’entendement est donc un pouvoir de juger. Si Kant reprend la définition traditionnelle du jugement comme liaison d’un sujet et d’un prédicat au moyen de la copule, il conçoit le jugement comme une fonction d’unité, ne distinguant plus entre l’ordre représentatif des concepts et la liaison propre au jugement. Par sa fonction d’unification, le concept est une médiation. En tant que pouvoir de pensée, l’entendement est une connaissance par concept, celui-ci se rapportant comme prédicat de jugements possibles à la représentation d’un objet déterminé. On peut donc établir une table exhaustive de toutes ces fonctions d’unité que sont les jugements et remonter de celles-ci aux concepts a priori qui les rendent possibles et qui sont les catégories de l’entendement.
Les jugements explicatifs sont analytiques et a priori, les jugements d’expérience sont synthétiques et a posteriori, les jugements qui sont le principe de la possibilité de l’expérience sont synthétiques et a priori. La philosophie critique établit le système de ces derniers et montre qu’ils ne valent que pour les phénomènes et non pour le suprasensible. Tous les jugements de connaissance, en tant qu’ils sont considérés du point de vue de la faculté de juger comme médiation entre l’entendement et la raison, sont appelés déterminants, en ce sens qu’ils permettent de subsumer le particulier sous le général. Ils se distinguent des jugements réfléchissants où, seul le particulier étant donné, la faculté de juger doit trouver le général. » (p.113-114)
« Objet :
L’objet a la double signification de phénomène et de chose en soi, dans la mesure où il peut être considéré soit en lui-même indépendamment de la manière de l’intuitionner, de sorte que sa nature demeure problématique, soit eu égard à la forme de son intuition, qui doit être cherchée non dans l’objet lui-même, mais dans le sujet auquel il apparaît, tout en appartenant au phénomène de cet objet. Les seuls objets de l’expérience possible pour nous sont les phénomènes.
On peut, de manière générale, appeler objet toute chose, voire toute représentation dont nous sommes conscients. Toutefois, la signification de ce terme par rapport aux phénomènes considérés non plus comme des objets, mais comme désignant un objet, exige une recherche approfondie. La notion d’objet implique l’idée de quelque chose qui est donné et se tient en vis-à-vis par rapport à un sujet : l’objet est donc un référent doté d’une signification qui doit être constitué par le sujet connaissant. Or, si l’objet est donné, l’objectivité doit être constituée, le problème étant alors d’établir comment des conditions subjectives de la pensée peuvent avoir une valeur objective.
Le concept permet ainsi de penser l’objet, et le jugement est la forme de l’objectivité, dans la mesure où il est la manière d’amener des connaissances données à l’unité objective de l’aperception : les catégories rendent l’objet pensable et lui confèrent la forme de l’objectivité. Le jugement synthétique sort du sujet pour aller vers l’objet, représentant, à la différence du jugement analytique, outre le concept de l’objet, l’objet lui-même. On sort ainsi du concept pour représenter quelque chose d’autre et d’extérieur, qui n’est pas contenu dans le concept, mais donné dans l’intuition. Or, avec les jugements synthétiques a priori ce qui est donné est la forme pure de l’intuition, à partir de laquelle il est possible d’opérer une constitution transcendantale de l’objectivité, de sorte que les phénomènes puissent se soumettre aux catégories comme unité de synthèse de temps, qui peuvent à leur tour s’appliquer aux phénomènes. L’objet est donc quelque chose de déterminé se présentant comme une unité et on peut dire de lui qu’il est ce dont le concept réunit le divers d’une intuition donnée. Cette réunion exige l’unité de la conscience comme ce qui constitue le rapport des représentations à un ojet, c’est-à-dire aussi leur valeur objective. » (p.132-133)
« Objet transcendantal
L’objet transcendantal = X est l’objet en général auquel on rapporte le phénomène ; il est la pensée indéterminée de quelque chose en général.
Ce qui est donc essentiel est sa relation au phénomène, dont il est l’horizon d’objectivité : se tenant au fondement des phénomènes externes, il n’est ni matière en soi (chose en soi) ni pensée (noumène), mais fondement indéterminé des phénomènes se spécifiant comme concept empirique d’un objet interne ou externe déterminé. En tant qu’il peut être considéré comme cause intelligible des phénomènes, il est le corrélat de la sensibilité comme réceptivité. L’objet transcendantal est donc un moment de la pensée, constitutif de l’objectivité de l’objet, c’est-à-dire de la forme de la transcendance horizontale de l’objet en tant que tel. Les catégories sont ainsi les représentations d’un sujet transcendantal et les prédicats d’un objet indéterminé = X.
Kant distingue l’objet transcendantal du noumène, car cet objet n’est pas un concept sinon celui d’un objet d’une intuition sensible en général, identique pour tous les phénomènes. Si, en effet, les phénomènes indiquent une relation à quelque chose dont la représentation est empirique, l’entendement les rapporte à un objet transcendantal, dont nous ne pouvons rien savoir, mais qui, à titre de corrélat du sujet transcendantal, permet d’unifier le divers de l’intuition dans le concept d’un objet. L’objet transcendantal est ainsi la représentation des phénomènes sous le concept d’un objet en général, procurant à nos concepts empiriques un rapport à un objet, une réalité objective. Comme le note H. Birault, cet objet n’est point tant noumène que noème au sens de Husserl. » (p.134)
« Phénomène :
Le phénomène est l’objet indéterminé d’une intuition empirique.
Distinct du noumène comme concept intellectuel et de la chose en soi, qui en est la face opaque, le phénomène n’est pas une simple apparence (Schein) mais une apparition (Erscheinung). Il a donc une réalité empirique, la chose en soi et le phénomène étant la même chose sous deux aspects différents. Il convient de distinguer la matière et la forme du phénomène. La première est ce qui correspond à la sensation et elle est a posteriori. La forme a priori est le mode de coordination du divers dans l’intuition selon des rapports spatio-temporels. » (p.143)
« Représentation :
Il s’agit d’un terme générique désignant aussi bien ce qui se présente comme donné que la synthèse du divers qui se présente.
Une représentation accompagnée de conscience est une perception. La sensation est une perception se rapportant au sujet comme simple modification de modification de son état. Une perception objective est une connaissance. La connaissance est une intuition lorsqu’elle se rapporte immédiatement à l’objet et est singulière. Elle est un concept lorsqu’elle s’y rapporte médiatement au moyen d’un signe exprimant l’universel. Un concept est soit empirique soit pur. Un concept pur se nomme notion ou catégorie. Une Idée est un concept de la raison tiré d’une notion de l’entendement et dépassant la possibilité de l’expérience. » (p.160)
« Sensation
Matière du phénomène, la sensation est l’affection de la chose en soi sur notre sensibilité.
Il s’agit donc d’une perception qui ne se rapporte qu’au sujet comme modification de son état et qui n’est consciente qu’en rapport à un objet, sans être une représentation objective. Si la qualité de la sensation est toujours empirique, nous pouvons cependant en anticiper a priori la qualité intensive, dans la mesure où elle a un degré susceptible de variations continues entre 0 et X.
Si les sensations constituent la qualité empirique des phénomènes, elles se réfèrent au corps et concernent également les animaux. Il faut toutefois distinguer les sens externes, où le corps est affecté par des choses corporelles, et le sens interne où il est affecté par l’âme. Une sensation est, de manière générale, une représentation sensible consciente où l’impression suscite une attention à l’état du sujet, et l’on peut distinguer, à ce niveau, une impression vitale vague et une impression organique fixe. » (p.169)
« Sensibilité
Faculté qui nous donne les objets, se caractérisant par sa réceptivité et s’opposant à l’entendement. Elle nous donne une représentation qui est une intuition empirique singulière se rapportant immédiatement à un objet d’expérience, qui est un phénomène.
Il convient de distinguer dans le phénomène la matière correspondant à la sensation a posteriori et la forme a priori coordonnant le divers matériel dans l’intuition comme synopsis de ce divers. Les formes pures de la sensibilité sont l’espace, comme forme du sens externe, et le temps comme forme du sens interne. L’espace et le temps n’étant ni des propriétés des choses, ni des relations, mais des formes a priori du phénomène, d’ordre sensible et non conceptuel, on peut affirmer à la fois leur idéalité transcendantale et leur réalité empirique. Elles ne sont en effet rien de perceptible en elles-mêmes, mais rendent possible une connaissance objective : si je perçois bien les choses dans l’espace et le temps, je ne perçois jamais ces formes elles-mêmes. » (p.169-170)
« Synthèse :
Acte d’ajouter l’une à l’autre diverses représentations pour en comprendre la diversité sous une connaissance. La représentation est une connaissance, dans la mesure où elle est synthèse ou liaison d’un divers donné. La synthèse peut être empirique (jugement a posteriori) ou pure (jugement synthétique a priori).
Toute synthèse empirique présuppose comme sa condition une synthèse pure et, en partant de la première, on peut remonter vers la seconde. L’intuition est déjà en elle-même une synthèse, car sa forme spatio-temporelle implique une coordination formelle de la matière du phénomène. Kant parle de synopsis du divers ou de synthèse de l’appréhension dans l’intuition pour désigner cette forme élémentaire de la liaison du présent, c’est-à-dire de l’accueil de la coprésence spatiale du donné dans une seccession temporelle. Or, un tel accueil suppose un recueil permettant d’en reproduire la forme temporelle en articulant le présent au passé : telle est la fonction de la synthèse de la reproduction dans l’imagination. L’association des phénomènes ne se fait pas au hasard et leur affinité empirique a pour condition une affinité transcendantale, de sorte que l’imagination transcendantale fasse porter sa synthèse non sur le contenu, mais sur sa forme temporelle. Enfin, une telle synthèse doit être unifiée par l’entendement, et elle est donc aussi une synthèse de la recognition dans le concept constituant l’avenir comme reproductibilité infinie de l’objectivité.
La synthèse est en fait opérée par l’imagination pure et porte sur le temps, l’entendement se contentant d’assurer l’unité de cette synthèse. Cette unité de la synthèse de temps est un concept permettant de construire les phénomènes. Le concept est ainsi lié à l’unité originairement synthétique de l’aperception qui est la conscience, c’est-à-dire l’ensemble des structures catégoriales de l’entendement dont le concept de l’acte. Les trois synthèses se supposent l’une l’autre et s’accomplissent dans l’unité synthétique de l’aperception. Par ailleurs, si l’imagination opère la synthèse et si l’entendement en assure l’unité, il appartient à la raison d’en penser la totalité en recherchant l’inconditionné des synthèses de la relation, celui de la synthèse catégorique, celui de la synthèse hypothétique et celui de la synthèse disjonctive, correspondant aux trois Idées. » (p.175-176)