"La monnaie sert à la fois à compter, à payer, à épargner; elle est étalon des valeurs, moyen de règlement, instrument d'épargne. C'est en termes de monnaie que s'expriment les prix, les contrats et les cours.
En ce sens large, la monnaie se confond avec l'argent : non pas l'argent-métal, matière première de bijoux ou de pièces, mais l'argent-richesse, qui est à la base des avoirs mobiliers et se distingue des avoirs fonciers ; encore que les biens immeubles puissent se mesurer ou se convertir en argent." (p.
"Le monde animal s'en passe fort bien, même quand il s'organise en sociétés: point de monnaie dans les ruches des abeilles ni dans les constructions des castors. Le monde humain s'en passe également, aussi longtemps qu'il balbutie.
Avant l'apparition de la monnaie, il y a les siècles du troc. Avant le troc et ses variantes, il y a les millénaires d'une autarcie à l'échelle tribale ou familiale. La monnaie n'éclate qu'au terme d'une longue nuit, au cours de laquelle l'espèce humaine n'en a nul soupçon. Elle est l'aboutissement d'une lente gestation, le fruit d'un interminable enfantement, la récompense d'une tardive maturation." (p.11)
"Première esquisse de ce qui n'est pas encore un négoce: pour faire passer une marchandise d'un clan à un autre, le procédé le plus sommaire, en même temps que le plus expéditif, c'est le rapt : si le rapt s'exécute dans la violence, s'il accompagne un acte de guerre, il s'appelle pillage et son produit s'appelle le butin ; s'il suit l'opération belliqueuse, il peut prendre la forme d'une rançon ; s'il se limite dans la paix à une simple prise de possession, il s'appelle le vol." (p.12)
"Si la tribu qui a pillé est en retour victime d'une rapine, si le voleur est en retour volé par celui qu'il a dépossédé, cet enchaînement de procédés implique une sorte de compensation: il est une manière d'échange. À cet échange non consenti peut succéder un échange tacitement consenti. Je te vole, mais il est convenu que tu me voleras. Les dieux peut-être, ou les esprits supérieurs, veilleront à la régularité de l'opération.
Le vol compensé devient un rite. Il prend forme de cérémonie. Il se mue aisément en un don compensé. Je te donne, mais il est convenu que tu me donneras; et même tu me donneras plus que je ne t'ai donné, car ce surcroît dans l'offre témoignera de ta générosité, donc de ta supériorité, de ta puissance, comme de ton respect pour les dieux ou les mages arbitres de la compensation.
Entre les deux parties, point de contact direct: de nuit, silencieusement, le premier présent est déposé par la tribu donatrice sur terrain neutre, et bientôt consacré. La tribu donataire a fait le guet. Elle va prendre possession de l'offrande: une fraîche venaison, des fruits abondants, promesses de festins pour tout le clan. Elle laisse sur place ses propres cadeaux : des poteries emplies de grains, dont vont prendre livraison les donateurs précédents. L'offrande répond à l'offrande.
Les partenaires se comprennent, délivrés de toute méfiance, toujours prêts à rendre la politesse. Une fois établis la procédure et le cérémonial de la double opération, elle devient rituelle. De part et d'autre, on en mesure les avantages, on en fixe les règles.
Il faut accepter le don, sous peine de légitimer un conflit. Il faut rendre autant qu'on a reçu, ou plus. La tribu la plus généreuse est assurément la plus forte. La prodigalité est signe d'opulence, donc d'importance." (pp.12-13)
"Le taonga en pays maori, le kula aux îles Trobriand, le potlatch chez les Indiens de la prairie; ailleurs le gnagnampa ou le taoussa.
Dans tous les cas, il s'agit d'échanges de type noble, dont les phases se déroulent selon une étiquette rigoureuse et en deux temps : le don et le contre-don. La cérémonie salue parfois des circonstances exceptionnelles : le chef prend épouse, le sorcier meurt. Ou bien elle accompagne un événement saisonnier: le solstice, la fin des pluies." (p.13)
"« Un cadeau donné attend toujours un cadeau en retour », dira un poème islandais. Aussi bien, les religions des siècles policés ne reprendront-elles pas à leur compte le thème du don rédempteur, en promettant le ciel à ceux qui ont su donner ou renoncer aux biens de ce monde ?" (p.14)
"Des formes nouvelles, plus dépouillées, finissent par donner à l'échange et à l'objet échangé le pas sur toutes ces pieuses coquetteries. Une étape est franchie lorsque est pris un contact direct, même si l'opération continue à se dérouler en deux épisodes. Tel est l'usage aux Nouvelles-Hébrides (devenues Vanuatu), quand une tribu de l'intérieur remet des ignames à une tribu de la côte, qui, une dizaine de jours plus tard, va rendre des poissons. Paysans et pêcheurs se sont vus lors de la première rencontre et ils ont arrêté les termes de l'échange. Le geste des gens de la terre a appelé celui des gens de la mer. Un cadeau a appelé l'autre. Les partenaires ne s'ignorent plus.
Ce troc différé conduit au troc simultané. Il suffit que le délai pour la remise de la contrepartie se raccourcisse, le trafic cesse d'être muet. Puisque les parties sont en présence, elles parlent: les gestes s'accompagnent de commentaires et d'exclamations. Le commerce, presque pour l'éternité, devient volubile. Il ne redeviendra silencieux qu'à l'âge de l'ordinateur.
Où va-t-on troquer les marchandises ? De préférence dans un endroit découvert, pour éviter les agressions. Le site choisi reste placé sous l'égide des puissances surnaturelles, de façon à faire respecter les principes de bonne foi. Sans doute est-il interdit de s'y rendre avec des armes, interdit de s'y prendre de querelle. Un mur d'enceinte délimite parfois le terrain des transactions, sur lequel règnent les prêtres, gérants de sa neutralité. Ce terrain sera un marché.
Quand va-t-on troquer sur le marché ? Si la rencontre a pu d'abord être fortuite, ou si elle a été provoquée par quelque solennité tribale, elle finira par devenir périodique. Les positions du Soleil et de la Lune dans le ciel en décideront. Les contacts pour l'échange se suivront à dates régulières: tel jour de la semaine, ou du mois, ou telle période de l'année. La vie des hommes sera désormais rythmée par le calendrier des marchés. Encore tarde-t-il à se fixer: les sociétés ne vont pas si vite en besogne. Il leur faut des générations, par dizaines et par centaines, pour parcourir cette étape. Il se peut que la pratique du don compensé remonte aux millénaires de la pierre taillée. Le troc direct ne doit apparaître qu'à l'âge de la pierre polie. Alors seulement, il laissera des traces non équivoques.
Que troque-t-on ? L'échange porte sur des vivres, s'il s'effectue entre voisins. A plus longue distance, il porte sur des matières premières ou sur les produits de l'artisanat naissant.
Des matières premières ? Ce sont, avec le silex, toutes ces roches dures, à base de quartz, de jade, qui servent à faire des armes et des outils. Les régions qui en sont dépourvues en demandent à celles qui en sont riches. Ainsi retrouvera-t-on en pays belge des silex venus des Alpes, en Suisse de l'obsidienne venue des Cyclades.
Des articles déjà manufacturés, c'est-à-dire, au sens étymologique, travaillés à la main? Le troc déplace des pierres ciselées et polies, prêtes à être emmanchées pour devenir des haches, des pics, des flèches. Les ateliers les plus denses de l'Occident se situent d'abord au Danemark, d'où ils rayonnent vers les pays d'Elbe, puis en Touraine, aux alentours du Grand Pressigny; ils exportent leurs lames jusque sur les rives du lac de Neuchâtel ou sur les bords de la Meuse." (pp.15-16)
"A l'intérieur de la cellule, la technique de l'échange reste inutile: c'est le chef qui, par voie autoritaire, distribue les produits. S'il y a troc au sein du groupe, c'est à l'amiable et à titre accidentel. Une société tribale, sur laquelle veille une direction tutélaire, se passe de commerce, à plus forte raison de monnaie." (pp.16-17)
-René Sédillot, Histoire morale et immorale de la monnaie, Paris, Bordas, 1989, 383 pages.