« Pour qui relit de près les historiens dits « positivistes » de l’Université de la première décennie de la IIIe République, il est clair que leurs adversaires de l’entre-deux-guerres en ont quelquefois dénaturé les intentions et la pratique pour obtenir une plus facile victoire sur des livres dont ils avaient artificiellement limité la portée. Mais enfin nous savons que l’élargissement des curiosités et des aspirations provoqué par les fondateurs de l’École des Annales, Lucien Febvre et Marc Bloch, a été un bienfait pour la science historique tout entière. Ces maîtres purent en tirer légitimement, à la fin de leur parcours, la fierté et l’occasion de quelques triomphes appuyés. Ensuite, les diadoques et les épigones, armés de leur travail inventif et de leur connivence sociologique, ont trouvé agréable de continuer à pourfendre, selon un rituel de plus en plus paresseux, une histoire politique qu’il leur était commode d’imaginer immobile, sinon recroquevillée encore par rapport aux classiques de l’avant-Première Guerre mondiale. C’est ce fantôme qu’on appelait à la rescousse, pour s’assurer, par contraste avec un ennemi imaginaire, des supériorités à bon compte. » (p.7)
« De moins en moins de chercheurs pensent que des infrastructures gouvernent des superstructures, et la plupart préfèrent discerner (c’est le cas des auteurs de ce livre) une diversité des secteurs, le culturel, l’économique, le social, le politique, qui s’influencent mutuellement et inégalement selon les conjonctures, tout en ayant chacun sa vie autonome et ses dynamismes propres. » (p.
« Demeure une solidarité de fait, qui a sa topographie. Elle s’est constituée selon un axe formé par l’université de Paris-X-Nanterre et la rue Saint-Guillaume-Institut d’études politiques et Fondation nationale des sciences politiques : nous avons tous des liens avec l’une ou l’autre institution, souvent l’une et l’autre, et nous sommes tous redevables aux facilités que nous ont offertes ces deux maisons […]
Cet axe, René Rémond lui a donné la vie. » (p.9)
-Introduction à Réné Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, coll. L’Univers historique, 1998, 400 pages.
« L’historien est toujours d’un temps, celui où le hasard l’a fait naître et dont il épouse, à son insu parfois, les curiosités, les inclinations, les présupposés, en un mot l’« idéologie dominante » et, s’il en prend le contre-pied, il se détermine encore par référence aux postulats de son temps. Il existe de ce fait des modes intellectuelles ou des découvertes dont la succession dessine l’histoire de la discipline et la configuration de ses orientations : sous l’impulsion d’une personnalité exceptionnelle ou par le rayonnement de quelque œuvre maîtresse, ou encore du fait de la convergence de plusieurs facteurs contingents, une génération opère une percée dans quelque direction qui ouvre de nouvelles perspectives et enrichit la connaissance globale. » (p.11)
« Ces progrès s’opèrent souvent au détriment d’une autre branche, comme si tout progrès devait être payé de quelque abandon, durable ou passager, et que l’esprit ne pût progresser qu’en rejetant l’héritage de la précédente génération. Il était donc probablement inévitable que l’essor de l’histoire économique ou sociale se fasse au prix du déclin de l’histoire des faits politiques, désormais précipité dans un discrédit apparemment définitif. Or le mouvement qui emporte l’histoire, le même qui avait entraîné le déclin de l’histoire du politique, ramène aujourd’hui cette histoire sur le devant de la scène. » (p.12)
« L’historien d’un temps distribue son attention entre les divers objets qui sollicitent son intérêt en proportion du prestige dont l’opinion entoure les composantes de la réalité. Sous l’Ancien Régime l’histoire est naturellement ordonnée à la gloire du souverain et à l’exaltation de la monarchie. Les révolutions qui ont aboli les régimes monarchiques n’ont pas déchu l’histoire politique de sa position prééminente : elles en ont seulement changé l’objet. Au lieu de se fixer sur la personne du monarque, l’histoire politique s’est reportée sur l’Etat et la nation : elle consacre désormais ses travaux à la formation des Etats nationaux, aux luttes pour leur unité ou leur émancipation, aux révolutions politiques, à l’avènement de la démocratie, aux luttes de partis, aux affrontements entre les idéologies politiques.
C’est contre cet état de choses, contre l’hégémonie du politique, héritage d’un long passé, qu’au nom d’une histoire totale s’est insurgée une génération et opérée une révolution dans la distribution de l’intérêt. » (p.13)
« Événementielle, subjective, psychologie, idéaliste, l’histoire politique assemblait ainsi tous les défauts du genre d’histoire dont une génération aspirait à clore le règne et à précipiter la déchéance. » (p.15-16)
« Ce conflit de conceptions n’opposait pas seulement deux épistémologies : il s’enracinait dans un dissentiment, plus fondamental, sur la nature même de la réalité, objet de la connaissance historique. Si la nouvelle orientation jetait l’anathème sur l’histoire politique, ce n’était pas que les historiens du politique eussent une vue étriquée et incomplète de la politique, mais bien que le politique même n’est, comme Barrès l’a dit de l’intelligence, qu’une petite chose à la surface du réel : la réalité véritable n’est pas là. » (p.16)
« L’enseignement, après avoir obéi à la conviction que la politique devait être écartée au bénéfice de l’économie et des rapports sociaux, tend aujourd’hui à réintroduire la dimension politique des faits collectifs. Jusqu’aux programmes des concours de recrutement des futurs enseignants –qui enregistrent à retardement les fluctuations des cours à la bourse des cotations historiographiques et qui contribuent en retour à accréditer le prestige de telle ou telle sorte d’histoire- qui inscrivent de nouveau les faits proprement politiques à leur menu. L’un des derniers en date ne comportait-il pas une question intitulée « La vie politique en France, en Allemagne fédérale et en Grande-Bretagne de 1945 à 1969 ». » (p.18)
« Pour l’intelligence des renversement de tendance en épistémologie, les facteurs exogènes ne suffisent point : il faut aussi des connivences internes. » (p.22)
« Dans l’ordre de la connaissance les découvertes sont souvent des redécouvertes. » (p.23)
« Georges Weill, aujourd’hui trop oublié. […] La même remarque vaut pour le nom de Marcel Prélot. » (p.24)
« Pluralité des rythmes qui caractérisent l’histoire politique. Celle-ci se déroule simultanément sur des registres inégaux : elle articule du continu et du discontinu, combine de l’instantané et de l’extrêmement lent. Il y a certes tout un ensemble de faits qui se succèdent à un rythme rapide et auxquels correspondent effectivement des dates précises : coups d’Etat, journées révolutionnaires, changements de régime, crises ministérielles, consultations électorales, décisions gouvernementales, adoption de textes législatifs… D’autres s’inscrivent dans une durée moyenne dont l’unité est la décennie ou plus : longevité des régimes, périodes d’application des modes de scrutin, existence des partis politiques. D’autres encore ont pour unité de temps la durée la plus longue ; si l’histoire des formations politiques ressortit plutôt à la durée moyenne, en revanche celle des idéologies qui les inspirent relève, elle, de la longue durée. Ne vivons-nous pas encore, à quelques exceptions près, dans un univers idéologique dont les principales composantes sont apparues et dont la configuration pour l’essentiel s’est dessinée avant la révolution de 1848 ? L’historien de la vie politique ne peut omettre de prendre en compte cet héritage. Davantage : les travaux de Paul Bois ou de Maurice Agulhon ont démontré que le partage entre droite et gauche ou les orientations dominantes dans telle région ne pouvaient se comprendre qu’en remontant au moins jusqu’aux prodromes de la Révolution : seule l’histoire, et la plus longue, rend compte des comportements des microsociétés qui se fondent dans la société globale. Enfin la notion de culture politique, qui est en passe d’occuper dans la réflexion et l’explication des phénomènes politiques une place à proportion du vide qu’elle vient de combler, implique continuité dans la très longue durée. Ainsi, sous le rapport du temps, l’histoire politique ne le cède pas à celle de n’importe quel autre aspect de la réalité. » (p.30)
« Il n’y a pas par exemple de raison scientifique pour établir une liaison plus étroite entre le politique et l’économique qu’avec l’idéologie, le culture ou tout autre terme de relation. » (p.31)
-René Rémond, « Une histoire présente », chapitre in Réné Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, coll. L’Univers historique, 1998, 400 pages, pp.11-32.
« On peut dater de la fin des années soixante-dix l’essor de la biographie en France. Elle avait été renflouée dans l’Université dans les années soixante. Sur 756 thèses d’histoire contemporaine recensées au 1er octobre 1966, on constatait que 46 étaient des biographies. Ce phénomène allait de pair, semblait-il, avec l’accroissement des thèses d’histoire principalement politique qui représentaient, pour leur part, un sixième de l’ensemble analysé. » (p.121)
-Philippe Levillain, « Les protagonistes : de la biographie », », chapitre in Réné Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, coll. L’Univers historique, 1998, 400 pages, pp.121-159.
« L’historiographie récente a connu un engouement pour les « masses », auxquelles ne pouvaient prétendre appartenir les clercs, à cause de leur faible nombre mais également en raison de leur appartenance aux « élites », longtemps confinées, en réaction contre l’histoire « positiviste », au purgatoire des sous-objets d’histoire. » (p.203)
« Il est vrai que l’histoire des idées politiques s’était trop longtemps cantonnée à l’étude des grands compositeurs plutôt qu’à l’histoire des orchestres et de l’accueil des publics. » (p.204)
« Le groupe social des clercs s’est étoffé au fil des décennies. Les nombres parlent d’eux-mêmes et deux exemples suffiront à éclairer ce changement d’échelle : il y a trois quarts de siècle, à la veille de la Première Guerre mondiale, les étudiants français, intellectuels en puissance pour certains d’entre eux, n’étaient que 41 000 ; en 1926, les professeurs de l’enseignement secondaire n’étaient que 9 200 ; ces deux catéfories, évoquées parmi d’autres, se sont accrues dans des proportions telles que c’est la place du groupe social tout entier qui s’en est trouvée bouleversée. » (p.208)
« Les rares partis à forte armature intellectuelle n’ont jamais passé la barre statistique. Sans parler ici du PSU, le RDR (Rassemblement démocratique révolutionnaire) fut un exemple chimiquement pur de structure partisane issue de l’intelligentsia. « Il nous faut 50 000 adhérents à Paris dans un mois », proclament superbement les clercs fondateurs en 1948 ; dix-huit mois plus tard, le RDR a 2000 membres pour la France entière. » (p.213)
« Ne pas s’en tenir aux trajectoires des seuls « grands » intellectuels et de descendre à la strate intermédiaire des intellectuels de moindre notoriété mais qui comptèrent de leur vivant et à la couche, encore plus largement enfouie, des « éveilleurs » qui, sans être forcément connus ou sans avoir toujours acquis une réputation en rapport avec leur rôle réel, ont été un levain pour les générations intellectuelles suivantes, en exerçant une influence culturelle et même parfois politique. La description de ces trois niveaux et des mécanismes de capillarité en leur sein faciliterait notamment la localisation de carrefours, où se tenaient maîtres à penser et « évelleurs », et la mise en lumière de généalogies des influences –car un « éveilleur » peut en cacher un autre, qui le marqua une génération plus tôt-, rendant davantage intelligibles les parcours des clercs. » (p.215)
« Tout groupe de clercs s’ordonne aussi autour d’une sensibilité idéologique ou culturelle commune et d’affinités plus diffuses, mais également déterminantes, qui fondent une volonté et un goût de vivre ensemble. Des structures de sociabilité difficiles, de ce fait, à saisir, mais que l’historien ne peut ignorer ou sous-estimer. » (p.217)
« On aurait tort, en effet, de déduire des invectives d’un Maurice Barrès ou d’un Pierre Poujade que les rapports entre la droite et les intellectuels n’ont été qu’imprécations et incompréhension. Ce serait oublier que, au moins jusqu’au second conflit mondial, l’espèce de l’intellectuel de droite, certes multiforme mais bien réelle, est peut-être statistiquement et idéologiquement dominante. Bien plus, cet intellectuel qui n’a que mépris, apparemment, pour sa corporation et qui s’interdit, théoriquement, tout rôle en tant que clerc, milite souvent, en fait, dans des organisations à haute teneur culturelle et n’hésite pas à ferrailler avec la gauche dans le débat civique. » (p.225)
« A la charnière de l’histoire des idées politiques, évouée par ailleurs, et de celle des intellectuels, un vaste champ de recherche, celui de l’acculturation de ces idées dans le milieu des clercs, s’ouvre au chercheur. » (p.227)
-Jean-François Sirinelli, « Les intellectuels », chapitre in Réné Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, coll. L’Univers historique, 1998, 400 pages, pp.199-231.
« La question est de nouveau posée en France du rôle des intellectuels dans la société : survivront-ils à la révolution « médiatique » ? » (p.235)
« L’histoire des idées politiques, avant de faire l’objet d’un enseignement systématique à l’École libre des sciences politiques, qui en chargea Jean-Jacques Chevallier à partir de 1943 [jusqu’en 1965], avait connu en France quelques œuvres pionnières […] Thibaudet […] Mornet […] ou encore […] André Lichtenberger et […] son Socialisme au XVIIIe siècle, dont le sous-titre était : Essai sur les idées socialistes dans les écrivains français du XVIIIe siècle, avant la Révolution, ouvrage datant de 1895. » (p.235)
« Toutes sortes d’auteurs jadis indignes du panthéon de la pensée politique deviennent intéressants, en raison même de leur succès, ou de leur caractère de représentativité. » (p.243)
« Les écrits des deux feuilletonistes à la plume infatiguable qu’ont été Gyp et Pierre l’Ermite, dont les romans et les historiettes, imprégnés de nationalisme et d’antisémitisme, ont certainement exercé plus de force de persuasion que les œuvres de Vacher de Lapouge, voire de Maurice Barrès. » (p.243)
« Les pratiques des « sciences humaines », il peut les assumer comme autant de « sciences auxiliaires »- mais elles ne pourront pas remplacer la démarche nécessaire de l’historien, appliqué à établir les continuités et les seuils de changements ; à inscrire les mots dans l’univers matériel des choses : l’Etat, la société civile, la conjoncture intérieure et la conjoncture internationale ; à remettre les paroles dans la bouche et les mots sous la plume d’acteurs qui appartiennent à des groupes, à des milieux, des fusions, toute cette hydrologie des courants de pensée reste de son ressort : la durée, la continuité, la disparition, la résurgence, la chute en cataracte, la convergence, l’affluence, la canalisation, le réservoir, la décharge, la dérivation, on n’en finirait pas de jouer sur la métaphore hydraulique, parce qu’elle figure bien cette histoire des idées, science des fluides. La Gauche, les Droites en France, l’Idée coloniale, il appartient aux historiens de retracer ces grandes mouvances, ces panthéons antagonistes, ces variations de ferveur et ces transferts d’idées dans les longues fréquences chronologiques. Redonner du sens au passé et rendre, par là même, le présent plus intelligible, c’est la finalité d’une histoire politique, à laquelle l’histoire des idées apporte, par l’ajustement de ses outils et la multiplication de ses matériaux, une contribution indispensable. » (p.252-253)
-Michel Winock, « Les idées politiques », chapitre in Réné Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, coll. L’Univers historique, 1998, 400 pages, pp.233-253.
« Toute interprétation doit être argumentée et sa vérité s’éprouve à la difficulté de la réfuter. » (p.258)
« L’étendue du vocabulaire s’accroît de moins en moins vite au fur et à mesure que le texte s’allonge.
Cette loi, connue depuis longtemps, interdit d’utiliser la fréquence relative (nombre d’occurrences d’un mot pour 100 ou 1000 occurrences totales de mots du texte) pour comparer l’usage des mêmes mots dans des textes de longueur différente. La tentation est pourtant réelle, mais il faut y résister : la fréquence relative d’un mot dépend de la longueur du texte. L’utiliser pour comparer l’importance accordée aux mêmes mots par des textes différents n’est acceptable que si ces textes ont approximativement les mêmes dimensions. Dans le cas contraire, c’est prendre pour des effets de sens des inégalités de longueur. » (p.263)
« Force rétroactive de l’évidence. L’exposé des résultats suscite une telle impression d’évidence, qu’on s’imagine les avoir toujours connus. L’évidence provoquée par l’étude s’impose comme évidence antérieure à l’étude, et le lecteur conclut de bonne foi que l’étude était inutile, puisque ses conclusions étaient évidentes… Certes, il arrive que l’argument porte, contre des analyses sommaires et superficielles. Mais, le plus souvent, il contredit directement le sentiment des chercheurs : pour eux, ces résultats étaient si peu évidents, avant l’enquête, qu’ils n’en avaient parfois même pas l’intuition. » (p.269)
« Le détour par la linguistique n’a de sens que si l’on cherche tout ce qu’un texte révèle : pour savoir ce qu’il veut dire, il suffit de le lire attentivement. » (p.270)
-Antoine Prost, « Les mots », chapitre in Réné Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, coll. L’Univers historique, 1998, 400 pages, pp.255-285.
« Saint Augustin avait […] fustigé les manichéens qui, eux, condamnaient toute guerre comme un mal absolu. » (p.350)
« Il aurait fallu attendre 1967 avec la publication de l’ouvrage de Guy Pedroncini, les Mutineries de 1917, pour connaître avec précision les raisons qui avaient poussé des régiments entiers à refuser de monter en ligne et savoir enfin le nombre de ceux qui avaient été condamnés et exécutés. » (p.351)
« La classe politique française allait répétant qu’il fallait faire la politique militaire de sa démographie ; le pacifisme et l’enseignement des « grands chefs » aidant, fut programmé dans les années trente une stratégie défensive dont la construction de la ligne Maginot fut le symbole ; mais en 1940, Daladier, marqué par la guerre des tranchées et par les souvenirs de l’occupation subie -en 1914-, par les départements du Nord, laissait Gamelin se lancer dans une offensive en Belgique en dispersant des moyens peu adaptés de surcroît à une guerre de mouvement. » (p.354)
« Ce que Ludendorff a pu dénommer –à raison- la Première « Guerre totale » : non seulement elle exigea une mobilisation sans précédent des énergies et des ressources, mais –pour reprendre les termes du vainqueur de la bataille de Tannenberg- elle concerna « non pas seulement les armées mais aussi les peuples ». » (p.357)
-Jean-Pierre Azéma, « La guerre », chapitre in Réné Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, coll. L’Univers historique, 1998, 400 pages, pp.345-376.
« [Est politique] le pouvoir de décider pour tous, la capacité d’imposer des lois et le droit de sanctionner les infractions. » (p.382)
« Il y en politique plus dans les effets que dans les causes, ou, pour parler plus exactement, on ne trouve pas dans les antécédents tout ce qui en sortira : c’est la part de la contingence. » (p.386)
-René Rémond, « Du politique », chapitre in Réné Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, coll. L’Univers historique, 1998, 400 pages, pp.379-387.
« De moins en moins de chercheurs pensent que des infrastructures gouvernent des superstructures, et la plupart préfèrent discerner (c’est le cas des auteurs de ce livre) une diversité des secteurs, le culturel, l’économique, le social, le politique, qui s’influencent mutuellement et inégalement selon les conjonctures, tout en ayant chacun sa vie autonome et ses dynamismes propres. » (p.
« Demeure une solidarité de fait, qui a sa topographie. Elle s’est constituée selon un axe formé par l’université de Paris-X-Nanterre et la rue Saint-Guillaume-Institut d’études politiques et Fondation nationale des sciences politiques : nous avons tous des liens avec l’une ou l’autre institution, souvent l’une et l’autre, et nous sommes tous redevables aux facilités que nous ont offertes ces deux maisons […]
Cet axe, René Rémond lui a donné la vie. » (p.9)
-Introduction à Réné Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, coll. L’Univers historique, 1998, 400 pages.
« L’historien est toujours d’un temps, celui où le hasard l’a fait naître et dont il épouse, à son insu parfois, les curiosités, les inclinations, les présupposés, en un mot l’« idéologie dominante » et, s’il en prend le contre-pied, il se détermine encore par référence aux postulats de son temps. Il existe de ce fait des modes intellectuelles ou des découvertes dont la succession dessine l’histoire de la discipline et la configuration de ses orientations : sous l’impulsion d’une personnalité exceptionnelle ou par le rayonnement de quelque œuvre maîtresse, ou encore du fait de la convergence de plusieurs facteurs contingents, une génération opère une percée dans quelque direction qui ouvre de nouvelles perspectives et enrichit la connaissance globale. » (p.11)
« Ces progrès s’opèrent souvent au détriment d’une autre branche, comme si tout progrès devait être payé de quelque abandon, durable ou passager, et que l’esprit ne pût progresser qu’en rejetant l’héritage de la précédente génération. Il était donc probablement inévitable que l’essor de l’histoire économique ou sociale se fasse au prix du déclin de l’histoire des faits politiques, désormais précipité dans un discrédit apparemment définitif. Or le mouvement qui emporte l’histoire, le même qui avait entraîné le déclin de l’histoire du politique, ramène aujourd’hui cette histoire sur le devant de la scène. » (p.12)
« L’historien d’un temps distribue son attention entre les divers objets qui sollicitent son intérêt en proportion du prestige dont l’opinion entoure les composantes de la réalité. Sous l’Ancien Régime l’histoire est naturellement ordonnée à la gloire du souverain et à l’exaltation de la monarchie. Les révolutions qui ont aboli les régimes monarchiques n’ont pas déchu l’histoire politique de sa position prééminente : elles en ont seulement changé l’objet. Au lieu de se fixer sur la personne du monarque, l’histoire politique s’est reportée sur l’Etat et la nation : elle consacre désormais ses travaux à la formation des Etats nationaux, aux luttes pour leur unité ou leur émancipation, aux révolutions politiques, à l’avènement de la démocratie, aux luttes de partis, aux affrontements entre les idéologies politiques.
C’est contre cet état de choses, contre l’hégémonie du politique, héritage d’un long passé, qu’au nom d’une histoire totale s’est insurgée une génération et opérée une révolution dans la distribution de l’intérêt. » (p.13)
« Événementielle, subjective, psychologie, idéaliste, l’histoire politique assemblait ainsi tous les défauts du genre d’histoire dont une génération aspirait à clore le règne et à précipiter la déchéance. » (p.15-16)
« Ce conflit de conceptions n’opposait pas seulement deux épistémologies : il s’enracinait dans un dissentiment, plus fondamental, sur la nature même de la réalité, objet de la connaissance historique. Si la nouvelle orientation jetait l’anathème sur l’histoire politique, ce n’était pas que les historiens du politique eussent une vue étriquée et incomplète de la politique, mais bien que le politique même n’est, comme Barrès l’a dit de l’intelligence, qu’une petite chose à la surface du réel : la réalité véritable n’est pas là. » (p.16)
« L’enseignement, après avoir obéi à la conviction que la politique devait être écartée au bénéfice de l’économie et des rapports sociaux, tend aujourd’hui à réintroduire la dimension politique des faits collectifs. Jusqu’aux programmes des concours de recrutement des futurs enseignants –qui enregistrent à retardement les fluctuations des cours à la bourse des cotations historiographiques et qui contribuent en retour à accréditer le prestige de telle ou telle sorte d’histoire- qui inscrivent de nouveau les faits proprement politiques à leur menu. L’un des derniers en date ne comportait-il pas une question intitulée « La vie politique en France, en Allemagne fédérale et en Grande-Bretagne de 1945 à 1969 ». » (p.18)
« Pour l’intelligence des renversement de tendance en épistémologie, les facteurs exogènes ne suffisent point : il faut aussi des connivences internes. » (p.22)
« Dans l’ordre de la connaissance les découvertes sont souvent des redécouvertes. » (p.23)
« Georges Weill, aujourd’hui trop oublié. […] La même remarque vaut pour le nom de Marcel Prélot. » (p.24)
« Pluralité des rythmes qui caractérisent l’histoire politique. Celle-ci se déroule simultanément sur des registres inégaux : elle articule du continu et du discontinu, combine de l’instantané et de l’extrêmement lent. Il y a certes tout un ensemble de faits qui se succèdent à un rythme rapide et auxquels correspondent effectivement des dates précises : coups d’Etat, journées révolutionnaires, changements de régime, crises ministérielles, consultations électorales, décisions gouvernementales, adoption de textes législatifs… D’autres s’inscrivent dans une durée moyenne dont l’unité est la décennie ou plus : longevité des régimes, périodes d’application des modes de scrutin, existence des partis politiques. D’autres encore ont pour unité de temps la durée la plus longue ; si l’histoire des formations politiques ressortit plutôt à la durée moyenne, en revanche celle des idéologies qui les inspirent relève, elle, de la longue durée. Ne vivons-nous pas encore, à quelques exceptions près, dans un univers idéologique dont les principales composantes sont apparues et dont la configuration pour l’essentiel s’est dessinée avant la révolution de 1848 ? L’historien de la vie politique ne peut omettre de prendre en compte cet héritage. Davantage : les travaux de Paul Bois ou de Maurice Agulhon ont démontré que le partage entre droite et gauche ou les orientations dominantes dans telle région ne pouvaient se comprendre qu’en remontant au moins jusqu’aux prodromes de la Révolution : seule l’histoire, et la plus longue, rend compte des comportements des microsociétés qui se fondent dans la société globale. Enfin la notion de culture politique, qui est en passe d’occuper dans la réflexion et l’explication des phénomènes politiques une place à proportion du vide qu’elle vient de combler, implique continuité dans la très longue durée. Ainsi, sous le rapport du temps, l’histoire politique ne le cède pas à celle de n’importe quel autre aspect de la réalité. » (p.30)
« Il n’y a pas par exemple de raison scientifique pour établir une liaison plus étroite entre le politique et l’économique qu’avec l’idéologie, le culture ou tout autre terme de relation. » (p.31)
-René Rémond, « Une histoire présente », chapitre in Réné Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, coll. L’Univers historique, 1998, 400 pages, pp.11-32.
« On peut dater de la fin des années soixante-dix l’essor de la biographie en France. Elle avait été renflouée dans l’Université dans les années soixante. Sur 756 thèses d’histoire contemporaine recensées au 1er octobre 1966, on constatait que 46 étaient des biographies. Ce phénomène allait de pair, semblait-il, avec l’accroissement des thèses d’histoire principalement politique qui représentaient, pour leur part, un sixième de l’ensemble analysé. » (p.121)
-Philippe Levillain, « Les protagonistes : de la biographie », », chapitre in Réné Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, coll. L’Univers historique, 1998, 400 pages, pp.121-159.
« L’historiographie récente a connu un engouement pour les « masses », auxquelles ne pouvaient prétendre appartenir les clercs, à cause de leur faible nombre mais également en raison de leur appartenance aux « élites », longtemps confinées, en réaction contre l’histoire « positiviste », au purgatoire des sous-objets d’histoire. » (p.203)
« Il est vrai que l’histoire des idées politiques s’était trop longtemps cantonnée à l’étude des grands compositeurs plutôt qu’à l’histoire des orchestres et de l’accueil des publics. » (p.204)
« Le groupe social des clercs s’est étoffé au fil des décennies. Les nombres parlent d’eux-mêmes et deux exemples suffiront à éclairer ce changement d’échelle : il y a trois quarts de siècle, à la veille de la Première Guerre mondiale, les étudiants français, intellectuels en puissance pour certains d’entre eux, n’étaient que 41 000 ; en 1926, les professeurs de l’enseignement secondaire n’étaient que 9 200 ; ces deux catéfories, évoquées parmi d’autres, se sont accrues dans des proportions telles que c’est la place du groupe social tout entier qui s’en est trouvée bouleversée. » (p.208)
« Les rares partis à forte armature intellectuelle n’ont jamais passé la barre statistique. Sans parler ici du PSU, le RDR (Rassemblement démocratique révolutionnaire) fut un exemple chimiquement pur de structure partisane issue de l’intelligentsia. « Il nous faut 50 000 adhérents à Paris dans un mois », proclament superbement les clercs fondateurs en 1948 ; dix-huit mois plus tard, le RDR a 2000 membres pour la France entière. » (p.213)
« Ne pas s’en tenir aux trajectoires des seuls « grands » intellectuels et de descendre à la strate intermédiaire des intellectuels de moindre notoriété mais qui comptèrent de leur vivant et à la couche, encore plus largement enfouie, des « éveilleurs » qui, sans être forcément connus ou sans avoir toujours acquis une réputation en rapport avec leur rôle réel, ont été un levain pour les générations intellectuelles suivantes, en exerçant une influence culturelle et même parfois politique. La description de ces trois niveaux et des mécanismes de capillarité en leur sein faciliterait notamment la localisation de carrefours, où se tenaient maîtres à penser et « évelleurs », et la mise en lumière de généalogies des influences –car un « éveilleur » peut en cacher un autre, qui le marqua une génération plus tôt-, rendant davantage intelligibles les parcours des clercs. » (p.215)
« Tout groupe de clercs s’ordonne aussi autour d’une sensibilité idéologique ou culturelle commune et d’affinités plus diffuses, mais également déterminantes, qui fondent une volonté et un goût de vivre ensemble. Des structures de sociabilité difficiles, de ce fait, à saisir, mais que l’historien ne peut ignorer ou sous-estimer. » (p.217)
« On aurait tort, en effet, de déduire des invectives d’un Maurice Barrès ou d’un Pierre Poujade que les rapports entre la droite et les intellectuels n’ont été qu’imprécations et incompréhension. Ce serait oublier que, au moins jusqu’au second conflit mondial, l’espèce de l’intellectuel de droite, certes multiforme mais bien réelle, est peut-être statistiquement et idéologiquement dominante. Bien plus, cet intellectuel qui n’a que mépris, apparemment, pour sa corporation et qui s’interdit, théoriquement, tout rôle en tant que clerc, milite souvent, en fait, dans des organisations à haute teneur culturelle et n’hésite pas à ferrailler avec la gauche dans le débat civique. » (p.225)
« A la charnière de l’histoire des idées politiques, évouée par ailleurs, et de celle des intellectuels, un vaste champ de recherche, celui de l’acculturation de ces idées dans le milieu des clercs, s’ouvre au chercheur. » (p.227)
-Jean-François Sirinelli, « Les intellectuels », chapitre in Réné Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, coll. L’Univers historique, 1998, 400 pages, pp.199-231.
« La question est de nouveau posée en France du rôle des intellectuels dans la société : survivront-ils à la révolution « médiatique » ? » (p.235)
« L’histoire des idées politiques, avant de faire l’objet d’un enseignement systématique à l’École libre des sciences politiques, qui en chargea Jean-Jacques Chevallier à partir de 1943 [jusqu’en 1965], avait connu en France quelques œuvres pionnières […] Thibaudet […] Mornet […] ou encore […] André Lichtenberger et […] son Socialisme au XVIIIe siècle, dont le sous-titre était : Essai sur les idées socialistes dans les écrivains français du XVIIIe siècle, avant la Révolution, ouvrage datant de 1895. » (p.235)
« Toutes sortes d’auteurs jadis indignes du panthéon de la pensée politique deviennent intéressants, en raison même de leur succès, ou de leur caractère de représentativité. » (p.243)
« Les écrits des deux feuilletonistes à la plume infatiguable qu’ont été Gyp et Pierre l’Ermite, dont les romans et les historiettes, imprégnés de nationalisme et d’antisémitisme, ont certainement exercé plus de force de persuasion que les œuvres de Vacher de Lapouge, voire de Maurice Barrès. » (p.243)
« Les pratiques des « sciences humaines », il peut les assumer comme autant de « sciences auxiliaires »- mais elles ne pourront pas remplacer la démarche nécessaire de l’historien, appliqué à établir les continuités et les seuils de changements ; à inscrire les mots dans l’univers matériel des choses : l’Etat, la société civile, la conjoncture intérieure et la conjoncture internationale ; à remettre les paroles dans la bouche et les mots sous la plume d’acteurs qui appartiennent à des groupes, à des milieux, des fusions, toute cette hydrologie des courants de pensée reste de son ressort : la durée, la continuité, la disparition, la résurgence, la chute en cataracte, la convergence, l’affluence, la canalisation, le réservoir, la décharge, la dérivation, on n’en finirait pas de jouer sur la métaphore hydraulique, parce qu’elle figure bien cette histoire des idées, science des fluides. La Gauche, les Droites en France, l’Idée coloniale, il appartient aux historiens de retracer ces grandes mouvances, ces panthéons antagonistes, ces variations de ferveur et ces transferts d’idées dans les longues fréquences chronologiques. Redonner du sens au passé et rendre, par là même, le présent plus intelligible, c’est la finalité d’une histoire politique, à laquelle l’histoire des idées apporte, par l’ajustement de ses outils et la multiplication de ses matériaux, une contribution indispensable. » (p.252-253)
-Michel Winock, « Les idées politiques », chapitre in Réné Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, coll. L’Univers historique, 1998, 400 pages, pp.233-253.
« Toute interprétation doit être argumentée et sa vérité s’éprouve à la difficulté de la réfuter. » (p.258)
« L’étendue du vocabulaire s’accroît de moins en moins vite au fur et à mesure que le texte s’allonge.
Cette loi, connue depuis longtemps, interdit d’utiliser la fréquence relative (nombre d’occurrences d’un mot pour 100 ou 1000 occurrences totales de mots du texte) pour comparer l’usage des mêmes mots dans des textes de longueur différente. La tentation est pourtant réelle, mais il faut y résister : la fréquence relative d’un mot dépend de la longueur du texte. L’utiliser pour comparer l’importance accordée aux mêmes mots par des textes différents n’est acceptable que si ces textes ont approximativement les mêmes dimensions. Dans le cas contraire, c’est prendre pour des effets de sens des inégalités de longueur. » (p.263)
« Force rétroactive de l’évidence. L’exposé des résultats suscite une telle impression d’évidence, qu’on s’imagine les avoir toujours connus. L’évidence provoquée par l’étude s’impose comme évidence antérieure à l’étude, et le lecteur conclut de bonne foi que l’étude était inutile, puisque ses conclusions étaient évidentes… Certes, il arrive que l’argument porte, contre des analyses sommaires et superficielles. Mais, le plus souvent, il contredit directement le sentiment des chercheurs : pour eux, ces résultats étaient si peu évidents, avant l’enquête, qu’ils n’en avaient parfois même pas l’intuition. » (p.269)
« Le détour par la linguistique n’a de sens que si l’on cherche tout ce qu’un texte révèle : pour savoir ce qu’il veut dire, il suffit de le lire attentivement. » (p.270)
-Antoine Prost, « Les mots », chapitre in Réné Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, coll. L’Univers historique, 1998, 400 pages, pp.255-285.
« Saint Augustin avait […] fustigé les manichéens qui, eux, condamnaient toute guerre comme un mal absolu. » (p.350)
« Il aurait fallu attendre 1967 avec la publication de l’ouvrage de Guy Pedroncini, les Mutineries de 1917, pour connaître avec précision les raisons qui avaient poussé des régiments entiers à refuser de monter en ligne et savoir enfin le nombre de ceux qui avaient été condamnés et exécutés. » (p.351)
« La classe politique française allait répétant qu’il fallait faire la politique militaire de sa démographie ; le pacifisme et l’enseignement des « grands chefs » aidant, fut programmé dans les années trente une stratégie défensive dont la construction de la ligne Maginot fut le symbole ; mais en 1940, Daladier, marqué par la guerre des tranchées et par les souvenirs de l’occupation subie -en 1914-, par les départements du Nord, laissait Gamelin se lancer dans une offensive en Belgique en dispersant des moyens peu adaptés de surcroît à une guerre de mouvement. » (p.354)
« Ce que Ludendorff a pu dénommer –à raison- la Première « Guerre totale » : non seulement elle exigea une mobilisation sans précédent des énergies et des ressources, mais –pour reprendre les termes du vainqueur de la bataille de Tannenberg- elle concerna « non pas seulement les armées mais aussi les peuples ». » (p.357)
-Jean-Pierre Azéma, « La guerre », chapitre in Réné Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, coll. L’Univers historique, 1998, 400 pages, pp.345-376.
« [Est politique] le pouvoir de décider pour tous, la capacité d’imposer des lois et le droit de sanctionner les infractions. » (p.382)
« Il y en politique plus dans les effets que dans les causes, ou, pour parler plus exactement, on ne trouve pas dans les antécédents tout ce qui en sortira : c’est la part de la contingence. » (p.386)
-René Rémond, « Du politique », chapitre in Réné Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, coll. L’Univers historique, 1998, 400 pages, pp.379-387.