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    René Rémond, La République souveraine. La vie politique en France (1879-1939)

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Date d'inscription : 12/08/2013
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    René Rémond, La République souveraine. La vie politique en France (1879-1939) Empty René Rémond, La République souveraine. La vie politique en France (1879-1939)

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 27 Déc - 18:33

    « Le 5 janvier d’abord : le premier renouvellement triennal du Sénat avait assuré au parti républicain le contrôle de la Haute Assemblée, déjouant les calculs de la droite monarchiste qui avait espéré y conserver la majorité par l’effet conjugué de la présence inamovible d’un quart de sénateurs nommés à vie par l’Assemblée nationale avant de se séparer et de la composition des collègues sénatoriaux où les maires des petites communes rurales disposaient d’une très substantielle majorité. Second événement : trois semaines plus tard, la démission du maréchal de Mac-Mahon de la présidence de la République, anticipant de quelques mois l’expiration de son mandat septennal qui devait prendre fin au printemps 1880. Si le retrait de cet homme des plus estimables et qui avait exercé avec scrupule et dignité sa haute fonction n’était pas en soi un événement historique, il l’était par ses conséquences : la vacance de la présidence ouvrait la voie aux républicains et achevait de les rendre maîtres de tous les pouvoirs dont ils étaient bien décidés à ne pas se laisser évincer. C’était la fin de ce qu’on ne songeait pas alors à appeler « cohabitation », mais qui en était bien une. Ils étaient désormais à même d’imposer leur interprétation parlementariste du régime : elle ne serait plus remise en question autrement que dans les débats d’idées et les controverses sur les institutions. Pour emprunter à François Furet une formule qui a fait date, la République était enfin entrée au port.
    Une constellation d’autres faits, dont la concomitance était toute fortuite, a concouru aussi à faire de ce moment un tournant décisif de la vie politique : la disparition, à quelques années de différence, des prétendants dynastiques. En cette même année 1879, la mort du jeune Prince impérial dans une obscure embuscade en Afrique australe et, quatre ans plus tard, le décès du comte de Chambord, héritier sans descendance de la branche aînée, emportaient les derniers espoirs d’une restauration monarchique. Des signes de sens contraire se dessinaient dans le ciel des idées et des formations politiques avec, en cette même année 1879, la réunion à Marseille du premier congrès ouvrier et le vote de l’amnistie des communards, qui restituait à l’extrême gauche des chefs historiques. Tant pour le fonctionnement des institutions que pour la recomposition du système des forces politiques, 1879 marquait bien une césure. » (p.7-9)

    « La IIIe République a duré à elle seule presque aussi longtemps que toute la succession des expériences depuis 1789 : pas moins de soixante-dix ans. Elle a été le régime de trois générations au moins. Encore n’a-t-elle disparu qu’accidentellement, succombant à un choc extérieur, le désastre de nos armées au printemps 1940. » (p.10)

    « Sans l’imprudence du régime impérial à déclarer la guerre et sans les défaites militaires, il n’est pas douteux que l’avènement de la République eût été retardé d’une décennie au moins ; tel était bien le sentiment des républicains au lendemain du plébiscite de mai 1870 : ne disaient-ils pas que l’Empire venait d’être reconduit pour vingt ans et ne désespéraient-ils pas pour leur génération de revoir un jour la République ? Un écart imprévu de l’histoire a rendu soudainement possible ce qui, la veille encore, restait une chimère. » (p.11)

    « S’il est indéniable que l’instabilité a spectaculairement cessé pour les institutions, elle a pris sa revanche avec une succession accélérée de cabinets : près d’une centaine en soixante-dix ans, comme si les Français avaient substitué l’instabilité des ministères à celle des régimes, remplaçant la déchéance de ceux-ci par celle des gouvernements. » (p.16)

    « Si le présent livre a quelque chance d’originalité, ce sera par son intention de saisir les constantes du fonctionnement de la vie politique. […] On s’intéressera donc tour à tour aux institutions, largement entendues, qui tracent de le cadre fixe, puis aux forces qui introduisent un élément de dynamisme et aussi de conflit, et enfin aux problèmes qui sont l’objet des débats et des décisions du politique. » (p.17)

    « L’intervention à tout instant de la contingence, le surgissement de l’imprévu, le poids de l’événement qui déjoue brusquement les calculs, dérange l’ordre des choses et dont les crises, qui modifient de fond en comble l’éat des données, sont la manifestation au suprême degré. » (p.18)

    « Des premières élections, en février 1876, à celles d’avril-mai 1936, qui devaient être les dernières de la IIIe République, les électeurs furent seize fois convoqués pour désigner leurs députés. La succession de ces seize consultations constitue la colonne vertébrale de la chronologie politique de ce régime. » (p.29)
    « Quant à la présidence de la République, il n’était évidemment pas question pour les républicains de s’en remettre au corps électoral : le souvenir de l’élection du 10 décembre 1848 était encore trop vif. Le chef de l’Etat est élu par la réunion des députés et des sénateurs en congrès qui se tient à Versailles. » (p.32)
    « Nulle part la défiance persistante qu’inspire aux politiques, de quelques tendance qu’ils soient, la pratique de la démocratie directe n’éclate mieux que dans le statut particulier de la capitale : au cours de la IIIe République aucun allégrement ne sera apportée au régime d’exception qui date du Consulat. Le souvenir de la Commune, tout proche encore en 1884, n’a pu que renforcer les sentiments qui l’avaient dicté. Il ne sera abrogé qu’en 1977 à l’initiative du président Giscard d’Estaing. Il y a bien à Paris un conseil municipal élu par les Parisiens avec un président du conseil municipal, mais dont les compétences sont des plus réduites. La ville est administrée par deux hauts fonctionnaires qui exercent les attributions ordinaires des maires élus : le préfet de la Seine doublé d’un préfet de police. » (p.34-35)
    « Pour le droit de vote, la IIIe République a tout simplement repris l’âge qui depuis la Révolution était celui de la majorité civile et politique : vingt et un ans révolus. Il ne variera pas de toute la période : aucun mouvement ne se dessinera pour préconiser son abaissement ; la jeunesse ne bénéficie pas alors du préjugé qui jouera plus tard en sa faveur. Ce n’est que beaucoup plus tard, sous la Ve République, en 1974, qu’à l’initiative du président Giscard d’Estaing l’âge de la majorité sera abaissé de vingt et un ans à dix-huit.
    Du fait de la conjonction d’une faible natalité et des progrès de la médecine et de l’hygiène qui commencent à prolonger la durée moyenne de la vie, la pyramide des âges du corps électoral était relativement élévée : les pertes de la guerre de 1914-1918 qui frappèrent les cohortes les plus jeunes relèveront encore le centre de gravité qui se situera alors autour de la cinquantaine. Est-ce l’explication d’un certain conservatisme et d’un retard à faire des réformes ? Si la thèse de la société bloquée a une part de vérité, trouverait-elle sa justification dans cette dimension démographique ? On peut aussi supputer ses incidences sur la persistance des idées reçues, la stabilité des partages d’opinion, la permanence des traditions politiques.
    Si l’on estime que pour voter il faut de l’expérience, à plus forte raison il le faut pour exercer un mandat électif. Aussi a-t-on toujours fixé, pour pouvoir briguer les suffrages de ses concitoyens, un âge plus élevé que celui du droit de vote. Sur ce point aussi, la IIIe République a tout bonnement reconduit les dispositions antérieures : vingt-cinq ans pour être député, quarante pour être sénateur. Cette différence entre les deux, qui n’est pas négligeable en un temps où la durée moyenne de la vie est encore inférieure à cinquante ans, contribue à esquisser un cursus : on passe plus souvent de la Chambre au Sénat qu’on ne parcourt le chemin inverse. L’entrée dans la Haute Assemblée présente des avantages et ménage des satisfactions : un mandat de plus longue durée –neuf ans-, un renouvellement moins aléatoire et moins onéreux, la qiétude d’une assemblée plus rassise, moins sujette aux emportements et aux passions. La différence d’âge entre les deux assemblées ébauche entre elles une distribution des rôles : à la Chambre de refléter les mouvements du corps électoral, de traduire les poussées de l’opinion par ses initiatives législatrices ; au Sénat de modérer ces ardeurs réformatrices, de tempérer les audaces et les excès. C’était déjà le partage organisé par la Constitution de l’an III entre l’imagination représentée par le Conseil des Cinq-Cents et la sagesse incarnée par les Anciens. » (p.38-39)
    « Ce n’est donc pas que les femmes n’aient pas d’emblée obtenu le droit de vote en 1848 ni en 1875 qui est une anomalie, mais qu’il ait fallu ensuite attendre si longtemps pour mettre fin à cette inégalité. Le plus étonnant est qu’il n’y ait pas eu en France un mouvement en faveur de l’émancipation féminine comparable à ceux qui en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, dans les pays du Nord, arrachèrent beaucoup plus tôt l’égalité. Comme si les Françaises avaient pris aisément leur parti d’être tenues à l’écart de la politique et s’étaient accomodées de cett relégation. Certes, il y eut bien quelques pionnières dès le début de la IIIe République autour de Maria Desraisme puis plus tard de Gabrielle Duchène, et dans l’entre-deux-guerres des militantes comme Louise Weiss et Edmée de La Rochefoucauld pour revendiquer l’abrogation de toute discrimination fondée sur le sexe. Il y eut aussi quelques parlementaires pour déposer des propositions de loi en ce sens, dont certaines rallièrent, le temps d’un scrutin, une majorité. Au lendemain du conflit, Maurice Barrès proposa de transférer aux veuves de guerre le droit de vote de leur époux mort pour la France. Entre 1919 et 1939, la Chambre des députés se prononça par cinq fois en faveur du vote des femmes, et à des majorités de plus en plus fortes, la dernière en 1936 par 488 contre une. Mais ces initiatives n’avaient guère de signification, les députés sachant pertinemment que les sénateurs se chargeaient de rejeter le texte, ce qui ne manqua jamais de se reproduire sans que l’opinion s’en indigne ni que jamais les femmes se mobilisent à l’instar de leurs compagnes en d’autres pays. » (p.42-43)
    « En France, au regard du droit civil, au XIXe siècle et encore au XXe, la femme est une éternelle mineure : à aucun moment de sa vie elle n’est émancipée : elle passe sans transition de l’autorité paternelle à celle du mari dont l’autorisation restera nécessaire jusqu’à la Ve République pour tout acte juridique, toute opération financière, y compris dans la gestion de ses propres biens. C’est la Ve République qui mettre fin à cette dépendance : de Gaulle aura ainsi affranchi les femmes par deux fois, politiquement d’abord, civilement ensuite. » (p.44)
    « Léon Blum, en juin 1936, formant son gouvernement, y fit entrer trois femmes dont il fit trois sous-secrétaires d’Etat : Cécile Brunschvicgs, l’épouse du philosophe, elle-même militante féministe, Irène Joliot-Curie, la fille des prix Nobel et elle aussi savant, et une institutrice, Suzanne Lacorre. » (p.45)
    « Une loi de 1872 a retiré le droit de vote à toutmilitaire : aux soldats de carrière aussi longtemps qu’ils appartiennent à l’armée, aux appelés du contingent tout le temps où ils sont sous les drapeaux. » (p.47)
    « Ce qui est cru vrai est en politique au moins aussi déterminant que ce qui l’est objectivement. » (p.57)
    « Quand on sait les précautions méticuleuses adoptées par le Parlement britannique pour combattre la brigue et la corruption, comment ne pas être étonné de découvrir qu’il ait fallu attendre jusqu’en juillet 1913, soit plus de trente ans après l’arrivée des républicains au pouvoir, pour qu’une loi garantisse le secret du vote en disposant que les bulletins de vote devraient être mis sous enveloppe, en obligeant les électeurs à passer par l’isoloir que les municipalités étaient en conséquence tenues d’installer et en assurant une réprésentation des candidats parmi les scrutateurs ? » (p.59)
    « La Constitution de 1958 […] retira aux Assemblées le contrôle de validité des élections pour le confier au Conseil constitutionnel présumé plus impartial. De fait, depuis quarante ans, la validation des élections n’a plus jamais donné lieu à débat comme c’était le cas après chaque élection de la IIIe République et il est permis de penser que le contrôle ainsi exercé à contribué à moraliser les élections elles-mêmes. » (p.60)
    « A l’origine des distorsions entre l’expression des suffrages et la composition des majorités sorties des urnes, nous avons évoqué la responsabilité de ce qu’on appelle les régimes électoraux, c’est-à-dire l’ensemble des dispositions qui définissent les modes de scrutin pratiqués. Impossible de s’en passer. On le pourrait s’il ne s’agissait que de connaître le sentiment des citoyens sur un problème : il suffirait alors de recenser les Oui et les Non sur la totalité du territoire, et l’addition déciderait de la solution qui l’emporterait –c’est ce qui se passe pour un référendum. Mais les élections n’ont pas pour unique objet, ni même pour finalité principale, de fixer une image aussi exacte que possible des aspirations des électeurs. Le nom dit bien la chose : ce sont des élections, c’est-à-dire le choix de personnes pour occuper des fonctions, exercer un mandat. » (p.63)
    « Le régime proportionnel bénéficie généralement du préjugé favorable des démocrates et a souvent été présenté, notamment à gauche, comme le vrai, voire le seul scrutin démocratique. Le soutenir c’est oublier que la démocratie n’a pas moins besoin d’une majorité qui fasse des choix et soit en mesure de gouverner. » (p.66)
    « La loi de juillet 1919, celle-là même qui faisait la part belle au principe proportionnel, avait-elle tenté de réduire les inégalités en instituant un quotidient électoral d’un député pour 75 000 habitants. La chose était facilité par le choix du cadre départemental, mais une disposition annexe en contrariat aussitôt l’application : aucun département ne devait avoir moins de trois députés et la Chambre ne devait pas en compter plus de six cents. » (p.79)
    « Cette règle avantageait la France rurale en privant la population des villes d’une représentation proportionnée à son importance numérique. Jusqu’à la fin de la IIIe République, le monde de la campagne bénéficia d’une nette surreprésentation. La société française restera tardivement, il est vrai, en majorité rurale : ce n’est pas avant le recensement de 1931 que la population dite rurale cessera de détenir la majorité absolue, encore faut-il se souvenir que le seuil qui délimitait le passage du rural à l’urbain était fixé à deux mille habitants groupés au chef-lieu de la commune, chiffre fort bas, inférieur à celui adopté par les pays voisins et qui faisait passer dans l’évaluation de la population réputée urbaine nombre de bougs où le mode de vie est incontestablement plus proche de celui des villages que des agglomérations urbaines. » (p.80)
    « D’un monarque le président avait toutes les attributions y compris la plus régalienne, le droit de grâce : il ne lui manquait que la durée de vie et l’hérédité. A défaut de magistrature viagère, on avait reconduit le septennat adopté pour le maréchal de Mac-Mahon. C’était la duré la plus longue pour les pouvoirs publics : sept ans en face des quatre années de la Chambre des députés. Ses pouvoirs étaient étendus et s’exerçaient en divers domaines, y compris le législatif. Car la Constitution de 1875 n’institue pas une véritable séparation des pouvoirs. Le président participe à l’élaboration de la loi : il en partage l’initiative avec le Parlement, il a la faculté de demander une nouvelle délibération avant de promulguer un texte et il lui revient ensuite de veiller à son exécution. Il a barre sur la représentation nationale, au moins sur la Chambre, par le droit de dissolution qui l’habilite à abréger la durée d’une législature et l’autorise à renvoyer les députés devant les électeurs. A une condition : obtenir un avis conforme du Sénat, mais qui doute en 1875 que la Haute Assemblée, composée pour un quart de sénateurs inamovibles et pour le reste d’élus de collèges de notables ruraux, refuse jamais au chef de l’Etat engagé dans un conflit avec la Chambre basse de son approbation ? Dans l’esprit des constituants, président et Sénat sont alliés pour tenir en respect les élus du suffrage universel. » (p.86-87)
    « La tradition veut que l’élection [du Président de la République] ait pour cadre le lieu de naissance de la IIIe République, la salle des séances du château de Versailles où l’Assemblée avait siégé quatre ans et demi, de mars 1871 à décembre 1875, et où les Chambres siégèrent jusqu’en 1879. Cet usage survivra au régime : c’est encore à Versailles que seront élus les deux présidents de la IVe République, Vincent Auriol et René Coty, comme c’est toujours à Versailles que retournent sénateurs et députés pour réviser la Constitution. Symbole de continuité à travers la succession des régimes. » (p.92)
    « Ce collège électoral se défie par principe des personnalités fortes dont il craint qu’elles n’adoptent un style autoritaire. Ses préférences vont à des personnages consulaires qui ont derrière eux une longue carrière et dont l’accession à la magistrature suprême comble les ambitions. Ni Jules Ferry ni Georges Clemenceau n’ont été présidents : ils ont été délibérement écartés ; Gambetta, s’il avait survécu à son accident, ne l’aurait sans doute pas davantage été. Briand non plus ne l’a pas été. Une consigne tacite écarte les hommes dont on pressent qu’ils pourraient être tentés de donner à la fonction un tour plus actif. Le mot attribué à Clemenceau en 1887 : « Je vote pour le plus bête » est certainement injuste pour Sadi Carnot, mais révèle bien l’état d’esprit de ses collègues. Et si d’aventure l’élu trahit leur attente, on l’accule à la démission. Le processus s’est reproduit deux fois, avec Jean Casimir-Perier et Alexandre Millerand. Dans les deux cas, par-delà les désaccords proprement politiques, c’est une divergence essentielle sur la primauté du Parlement qui a provoqué le conflit et entraîné la défaite du président. » (p.94)
    « S’il voulait jouer un rôle actif et infléchir en sens inverse la pratique des institutions, mal lui en prendrait. C’est l’enseignement de l’épisode qui est lié au nom de Millerand : il est éclairant.
    Le dixième président de la République, homme d’action, doué d’une grande puissance de travail, qui avait débuté sous les auspices du socialisme, après la démission de l’éphémère Paul Deschanel que le Congrès avait préféré à Clemenceau pour les raisons susdites bien qu’il n’ait jamais été ministre, passe directement en 1920 de la présidence du Conseil à celle de la République comme naguère Poincaré. Habitué à décider et à agir, il n’entend pas se laisser confiner dans un rôle de pure représentation. Au reste, étant l’un des chefs du Bloc républicain national, il avait fait campagne en novembre 1919 pour une révision constitutionnelle qui renforcerait les pouvoirs du président : dans un discours mémorable prononcé à Ba-Ta-Clan, il avait plaidé pour un élargissement du collège électoral par inclusion de délégués des conseils généraux ainsi que des corporations, qui aurait soustrait le chef de l’Etat à la dépendance exclusive des parlementaires et en aurait fait le représentant de la nation plus que des députés. Il préconisait aussi de relever le droit de dissolution de la désuétude où il était tombé depuis 1877. A peine élu, dans le message qu’il adresse aux Chambres il se prononce derechef, mais cette fois avec l’autorité que lui confère sa fonction, pour un pouvoir exécutif libre. Dans l’exercice de sa présidence, il se conforme à ses idées. Il garde le cabinet qu’il dirigeait et place à sa tête un homme qui ne lui fera pas d’ombre, Georges Leygues. Il continue à se conduire en chef de gouvernement, reçoit les préfêts, les directeurs de ministère. Il intervient activement dans la conduite affaires, en politique étrangère surtout : il travaille à rétablir les relations avec le Saint-Siège. Il désavoue publiquement le président du Conseil, Aristide Briand, qui négociait directement à Cannes un accord avec la Grande-Bretagne, et le contraint à la démission. Il pousse à l’occupation de la Ruhr.
    A l’approche du renouvellement de la Chambre, il s’écarte de la neutralité observée par ses prédécesseurs et conduit la campagne de la majorité sortante, comme il avait fait en 1919, mais cette fois il est président de la République. Le 4 octobre 1923, il prononce à Évreux un discours décisif pour lequel il n’a pas demandé l’assentiment du gouvernement : ce discours-programme fait l’effet d’une bombe dans le monde politique. Il donne son avis sur tout, passe en revue les problèmes pendants, dispense l’éloge et le blâme : il rend hommage au Bloc national pour l’œuvre accomplie, fustige le pacifisme des socialistes, le sectarisme des radicaux. Surtout, il suggère des retouches à la Constitution qui donneraient plus de stabilité à l’exécutif. Ces propositions, auxquelles la Constitution de 1958 a largement fait droit, nous paraissent aujourd’hui bien anodines, mais, dans le contexte politique du temps, elles sont ressenties comme autant d’atteintes à la démocratie. Au regard de la tradition républicaine, l’intervention du président dans la bataille électorale est considérée par l’opposition de gauche comme un manquement grave aux devoirs de sa charge qui lui font obligation de rester neutre. Quand le cabinet Poincaré est mis en minorité en mars 1924, un communiqué de l’Élysée met la démission du président dans la balance au cas où le pays ne serait pas favorable à la politique qui a eu son approbation. L’opposition exhume le souvenir de Mac-Mahon et la crise du 16 mai retrouve une soudaine actualité. Dès lors il est évident que le président et avec lui, peut-être, la fonction seront entraînés dans les remous de la campagne électorale. Le Cartel des gauches a pris Millerand au mot. Le journal lancé par la gauche en vue de l’élection, le Quotidien, recueille l’avis des leaders de la gauche, Édouard Herriot, Léon Blum, Paul Painlevé : ils sont concordants. L’attitude de Millerand est la négation du régime parlementaire ; l’Élysée ne doit pas avoir de volonté politique ; le Parlement a seul qualité pour approuver ou désapprouver un gouvernement. Rien n’est plus contraire à la tradition démocratique que la thèse orléaniste de la double confiance.
    La défaite, le 11 mai 1924, de la majorité sortante est donc celle aussi du président. Le pays l’a désavoué comme en 1877, mais cette fois la gauche est décidée à pousser plus loin les conséquences. En 1877, les républicains s’étaient satisfaits d’un acte de contrition de Mac-Mahon et l’avaient maintenu à l’Élysée. En 1924, c’est la démission du président qu’ils exigent. Le lendemain même des élections, le Quotidien réclame : « Toutes les places et tout de suite ». A commencer par la première, la présidence de la République. La gauche triomphante reprend tous ses griefs contre Millerand. S’ouvre alors une crise qui n’est pas une crise ordinaire. Les 30 et 31 mai, les nouveaux élus de tous les groupes de gauche tiennent réunion sur réunion : le groupe radical, le plus nombreux et qui sera de ce fait l’axe de la nouvelle majorité, adopte par 111 voix contre 4 abstentions un ordre du jour déclarant que « le maintien à l’Élysée de M. Millerand blesserait la conscience républicaine ». Quelle délicatesse dans les termes ! Le 1er juin, le mot d’ordre est repris par 307 députés, plus que la majorité absolue de la nouvelle Chambre. L’épreuve de force est engagée dont l’enjeu est plus grave encore qu’en 1877.
    Millerand espère encore éviter la démission par sa soumission. Il s’incline devant le choix des électeurs et appelle le radical Édouard Herriot à former le gouvernement. La majorité ne se satisfait pas ce geste : elle entend acculer le président au départ, mais comment l’y contraindre ? La Constitution ne comportant aucune indication pour une situation de la sorte, la gauche va devoir recourir à des procédés indirects. Elle reprend la tactique, qui avait réussi en 1877, de double refus : refus des leaders pressentis de former un gouvernement, refus de la chambre d’entrer en rapport avec des cabinets constitués par des hommes du président. Tour à tour Herriot, Painlevé, Steeg déclinent les offres de l’Élysée. Millerand se tourne alors vers Poincaré avec l’arrière-pensée de dissoudre la Chambre, mais l’ancien président se dérobe. En désespoir de cause, le 8 juin, Millerand s’adresse à un senateur de droite, ancien ministre des Finances du gouvernement Poincaré, et adresse un message aux Chambres. Par 327 voix contre 217, la Chambre des députés décide de « ne pas entrer en relations avec un ministère qui, par sa composition, est la négation des droits du Parlement » et le Sénat s’aligne sur la même position par 154 voix contre 144. C’est l’indication que la Haute Assemblée ne donnerait pas son accord pour la dissolution de la Chambre. Millerand n’a plus d’échappatoire : il ne lui reste plus qu’à remettre sa démission. Ainsi se dénoue l’une des plus graves crises entre les pouvoirs qui ait secoué la IIIe République. Elle s’achève sur la défaite de l’exécutif : c’en est fait des projets de restaurer l’autorité de la présidence. Cet échec nourrira l’antiparlementarisme dans les années 1930 et attirera aux ligues la sympathie de ceux qui déplorent l’impuissance de l’exécutif. » (p.94-99)
    « Si le corps électoral avait eu son mot à dire, il aurait porté à la magistrature suprême Gambetta, Jules Ferry, Clemenceau, Briand. Les parlementaires les ont systématiquement écartés. » (p.101)
    « C’est en effet une curiosité de la IIIe République que d’avoir seulement des sous-secrétaires et pas de secrétaires d’Etat. La suppression de cet échelon intermédiaire est-elle la séquelle d’une réaction contre l’Ancien Régime auquel resterait associée l’appellation ? » (p.106)
    « Le président du Conseil n’est qu’un ministre parmi les autres : il ne fait du reste partie du cabinet qu’au titre du ministère dont il est titulaire. La présidence du Conseil est toujours jumelée avec un ministère, elle n’a pas de domicile fixe ni de siège propre : c’est le ministère dont le chef du gouvernement dirige l’activité. Ce n’est pas toujours le même : il n’y a pas de ministère attitré pour le chef du gouvernement. Mais ce n’est jamais non plus n’importe lequel : plusieurs n’ont jamais eu l’honneur d’héberger le président du Conseil. Le choix du ministère dépend de plusieurs considérations. Les compétences ou les préférences de l’intéressé et le secteur il porte un intérêt particulier : ainsi l’Instruction publique pour Jules Ferry, la Justice pour Dufaure, l’Agriculture pour Méline ou les Affaires étrangères pour Briand. Mais intervient aussi l’urgence ou la gravité d’un problème qui requiert l’intervention personnelle du chef du gouvernement ; en novembre 1917 Clemenceau s’installe tout naturellement au ministère de la Guerre, et Poincaré rue de Rivoli en 1926 pour conjurer la crise du franc, comme il avait pris le ministère des Affaires étrangères en 1922 pour diriger les négociations sur les réparations. Les couples les plus fréquents sont les Affaires étrangères et l’Intérieur : à eux deux, ils constituent les deux tiers des associations de la présidence du Conseil avec un département.
    Après 1919, se dégage peu à peu de l’indivision avec les départements ministériels une ébauche d’institution présidentielle. Le processus a commencé avec la dissociation du président du Conseil d’avec la responsabilité d’un ministère. Déjà en août 1914, en rapport avec le caractère exceptionnel de la situation créée par l’entrée en guerre, Viviani n’avait pas pris de ministère. Poincaré fait de même quand il remanie son gouvernement après les élections de 1928, mais c’est peut-être déjà pour les raisons de santé qui l’obligeront à démissionner quelques mois plus tard en 1929. Doumergue fait de même en février 1934 et Pierre-Étienne Flandin, qui lui succède, suit son exemple. Cette fois, le pli est pris. En 1936, Léon Blum ne se charge d’aucune responsabilité particulière pour se consacrer tout entier à la direction du gouvernement. C’est pour lui une question de principe : il en avait avancé l’idée dès 1919 dans ses Lettres sur la réforme gouvernementale où il tirait les leçons de son passage au cabinet de Marcel Sembat. Camille Chautemps se conformera au nouvel usage dans ses gouvernements. A la veille de la guerre, la coutume a enfin reconnu comme une nécessité qu’il y ait au-dessus des ministres un chef de gouvernement. » (p.109)
    « Rien n’est dit, dans les lois de 1875, du nombre des membres d’un gouvernement ni de la répartition des compétences entre eux. Il n’y avait pas davantage de règle dans la législation antérieure. Dans le silence des textes, la composition du gouvernement, le nombre des portefeuilles étaient donc laissés à la diligence des présidents du Conseil et variaient d’un cabinet à l’autre au gré des dispositions personnelles, des ambitions individuelles, de la pression des partis et des circonstances. » (p.111)
    « Premier cabinet républicain que préside Waddington en 1879 : il comprend en tout et pour tout neuf ministres, pas un de plus, dont une majorité de réformés. On est proche encore des ministères de la monarchie absolue, avec ses six ministres, ou de la monarchie constitutionnelle. En près d’un siècle, de 1789 à 1879, ni l’effectif des ministères ni la configuration administrative dont le cabinet est l’expression arithmétique et dessine les contours n’ont substantiellement changé : le rôle de l’Etat et ses rapports avec la société n’ont pas encore été assez transformés pour entraîner des bouleversements dans la répartition des tâches. Soixante ans plus tard, à la veille de la Seconde Guerre –et de la chute du régime-, le nombre des ministres n’est pas loin d’avoir quadruplé : la composition habituelle des gouvernements associe une vingtaine de ministres et une bonne douzaine de sous-secrétaires d’Etat. Le chiffre le plus élevé a été atteint avec le gouvernement de Léon Blum en 1936 : 35 membres. » (p.112)
    « En 1906, l’apparition d’un ministère du Travail et de la Prévoyance sociale vaut reconnaissance de la responsabilité sociale des pouvoirs publics et est la contrepartie de l’instauration par le législateur d’un droit de travail dont l’application rend nécessaire l’intervention d’une administration spécifique. » (p.119)
    « En 1930, un ministère de la Santé publique consacre la responsabilité de la puissance publique en matière d’hygiène, de protection de l’enfance, de lutte contre les maladies. […]
    Le gonflement des gouvernements ne fait que refléter un grand fait historique : le passage d’une société libérale où l’Etat n’avait qu’un rôle discret à une société administrée. » (p.120)
    « La politique étant pour une part importante de l’ordre du symbolique, la nomination de ministres d’Etat n’est pas chose insignifiante ni indifférente : elle répond à des préoccupations précises et vise à produire certains effets. Elle apporte à une combinaison ministérielle un surcroît de prestige. » (p.122-123)
    « L’instabilité ministérielle est l’un des traits saillants de la période ; le phénomène s’impose comme une évidence massive et indiscutable : une centaine de cabinets en soixante-dix ans, ce qui alloue à chacun d’eux une durée de vie moyenne à peine supérieure à huit mois. » (p.125)
    « La France a connu une autre période de relative stabilité : sous la législature du Bloc national avec le gouvernement Poincaré (janvier 1922 – juin 1924), puis de nouveau, après l’échec du Cartel, un autre gouvernement dirigé par Poincaré de 1926 à 1929. Le rapprochement de ces exemples montre que la stabilité n’est pas le propre de la droite ou de la gauche puisque dans la première décennie c’est le Bloc des gauches qui en a bénéficié, tandis que dans la décennie 1920 c’est le Bloc national et sa postérité qui ont détenu le pouvoir.
    Si neuf gouvernements ont totalisé à eux seuls une durée de vingt ans, les cinquante autres années ont été partagées entre une soixantaine de cabinets. » (p.132)
    « Les seules dix dernières années de la IIIe République ont connu le quart de tous les ministères de la période ; on comprend que les contemporains aient eu le sentiment d’une détérioration des institutions. C’est en tout cas une donnée qui a eu un effet considérable sur l’esprit public. » (p.132)
    « Le politique trop intelligent qui ne résiste pas à l’envie de briller se rend insupportable à ses collègues moins talentueux ; il n’y a rien que le parlementaire moyen déteste autant que la supériorité d’autrui. Un Joseph Caillaux, un Paul Reynaud, dont l’intelligence tranchait trop visiblement sur la médiocrité de la moyenne des députés, y compris de leurs amis politiques, se sont rendus insupportables par leur morgue, leur hauteur et leur façon de faire la leçon à leurs collègues. Il y a ainsi nombre d’hommes politiques qui ont été écartés du pouvoir et n’ont pu donner leur mesure pour des raisons moins politiques que de simple psychologie. » (p.135)
    « La vie politique est de toutes les activités celle qui exige peut-être le plus endurance, résistance à la fatigue, capacité de récupération. Nous avons vu que plusieurs crises ministérielles avaient leur cause dans un problème de santé : ainsi pour Waldeck-Rousseau en 1902 et pour Poincaré en 1929. L’épuisement nerveux ou le surmenage sont aussi à l’origine de défaillances –discours manqué, réponse décevante à une interpellation- qui ont pu compromettre une carrière ou entraîner la chute d’un gouvernement. » (p.136)
    « Pendant la guerre les députés n’ont renversé qu’un gouvernement, celui de Paul Painlevé. » (p.139)
    « Ni les contemporains ni les historiens n’ont tort d’imputer à cette instabilité une grande part de responsabilité dans la faiblesse de l’Etat et le déclin de la France dans l’entre-deux-guerres. » (p.143)
    « En 1945, [Blum] est scandalisé par les idées du général de Gaulle et écrit dans le Populaire que le critère de la démocratie est que le premier et le dernier mot en toute décision appartiennent toujours à la Chambre élue au suffrage universel. » (p.149)
    « La IIIe République a été l’âge d’or de l’éloquence parlementaire. La parole garde encore son pouvoir de persuasion. Le talent de parole est indispensable pour faire une carrière politique. La capacité de convaincre d’un chef de gouvernement conditionne la durée de son ministère : elle explique le succès de Millerand, plus encore de Briand, comme son absence rend compte de l’échec de Georges Leygues. De par leur formation comme de par leur profession, qui est souvent un métier de la parole, professeurs ou, plus encore, avocats, de nombreux parlementaires sont rompus à l’exercice. » (p.163)
    « Pour donner à l’armée un gage de bonne volonté des républicains dreyfusistes, Waldeck-Rousseau imposa à la gauche la présence dans le cabinet de Défense républicaine du général de Gallifet qui avait commandé contre la Commune : elle lui garantissait l’obéissance de la grande Muette. » (p.171)
    « Avec la IIIe République l’antiparlementarisme a pris une forme plus accusée et plus constante parce qu’elle était la réalisation la plus achevée du régime parlementaire. » (p.190)
    « L’affaire Stavisky […] à la fin de 1933 et au début de 1934, mit le régime en péril : non qu’elle fût tellement plus grave que les précédentes, mais, venant après une succession d’autres, elle a produit un effet cumulatif. » (p.192)
    « Raison pour laquelle le nationalisme a eu souvent des affinités avec l’antiparlementarisme et partie liée avec lui : exaltation de l’unité de la nation, soucieux de sa grandeur, il est par principe hostile aux partis et redoute l’affaiblissement qui risque d’en résulter. » (p.195)
    « L’évocation de l’instabilité ministérielle nous a montré qu’il y avait une certaine corrélation entre les moments où elle connaissait une aggravation préoccupante et les poussées d’antiparlementarisme, comme si celles-ci étaient une réaction au dérèglement du système. Il y a aussi concomitance avec les périodes de crise où l’opinion a des raisons de s’interroger sur la capacité du régime à donner réponse aux problèmes et s’inquiète pour la sécurité et les intérêts du pays. » (p.204)
    « Les républicains n’ont pas perdu de temps. Ils n’ont les mains libres qu’à partir de janvier 1879 : en trente mois, ils adoptent une série de lois qui abrogent toutes les dispositions restrictives conçues par les régimes précédents, font de la liberté le principe de droit et instaurent la plupart des libertés publiques : de l’information, de la presse, de l’affichage, du colportage, de réunion. Cette législation forme un ensemble cohérent qui procède d’une inspiration essentiellement libérale : elle repose sur la confiance dans la capacité de l’individu à se faire par lui-même une opinion raisonnable parce que raisonnée, et sur l’idée que la liberté est bien un droit et qu’il n’est pas de meilleure condition pour déterminer ce qui convient à un peuple. En adoptant cet ensemble de lois, les républicains de la génération de 1880 avaient la conviction de travailler pour l’avenir, de fonder un édifice durable : ils ne se trompaient pas. La suite leur a donné raison : cent vingt ans plus tard, nous vivons toujours pour l’essentiel dans le cadre de cette législation. Après la première Révolution qui énonça les principes, après le régime de Juillet qui en amorça une timide application, le vote de ces lois libérales a écrit le troisième chapitre de l’histoire des libertés publiques et administratives en France. » (p.209)
    « La IIIe République a été l’âge d’or du journalisme et des journalistes. La presse n’a eu guère de concurrents avant l’apparition, relativement tardive, de la radio : encore celle-ci n’intervient-elle dans le champ politique que dans la décennie 1930 et le public qu’elle atteint est moins étendu que celui de la presse : à l’entrée en guerre en 1939, le nombre des récepteurs de radiodiffusion déclarés –quelque cinq millions- n’est pas même la moitié du tirage des quotidiens- autour de onze millions. » (p.211)
    « Par référence à la distinction classique énoncée en 1951 par Maurice Duverger, le Parti radical correspond à la définition du parti de cadres qui tire sa force et son influence du ralliement de notables et leur apporte en contrepartie des moyens, auxquels ceux-ci ne sont pas indifférents, de conforter leur position et de maintenir ou d’étendre leur réseau d’influence. Le Parti socialiste entre, lui, dans la catégorie du parti de masse : il travaille à recruter le plus d’adhérents possible ; avec lui se fait jour une préoccupation statistique. La signification de l’appartenance à ce parti est aussi d’une autre nature : elle implique adhésion à une philosophie, acceptation de ses postulats. Le parti est une école de pensée et l’une de ses activités essentielles sera d’assurer la formation des adhérents : le parti devient institution éducative qui propose une vision globale, une explication de l’histoire et du monde. Adhérer à la SFIO implique en conséquence un engagement à militer pour la diffusion de ses positions : l’adhérent recrute à son tour d’autres adhérents. L’émergence de la SFIO signifie à la fois l’avènement du parti de masse et l’apparition dans notre histoire politique du militant. Certes, le militantisme n’est pas un phénomène absolument neuf : il ne date pas des débuts du XXe siècle. Les clubistes de la Révolution, les sans-culottes qui ont fait le 10 Août, les fédérés de la Commune étaient déjà des militants. La nouveauté, c’est qu’au lieu de prendre part à une explosion passagère, à un événement extraordinaire, le militant fait désormais partie d’une organisation regulière, assiste à des réunions, paye une cotisation. » (p.255)
    « C’est en tout cas une certitude que le PSF a compté à lui seul, en 1936-1938, plus d’adhérents que les trois grands partis de gauche –radical, socialiste et communiste- réunis. De surcroît, à la différence des mouvements de masse qui avaient jadis surgi à droite et qui ne duraient que le temps de la crise qui les avait suscités –boulangisme, affaire Dreyfus, Cartel des gauches-, cette fois, l’adhésion se prolonge par une participation régulière aux activités du parti : en 1937 et 1938, les congrès départementaux réunissent pour des journées de travail les délégués de centaines de sections qui élisent les organes directeurs, discutent des rapports, adoptent des résolutions, votent des motions. Bref, l’électorat de droite fait pour la première fois l’apprentissage d’une vie politique régulière. Ce succès exceptionnel du PSF, qui marque une préférence pour des méthodes démocratiques, n’est-il pas une présomption que, contrairement aux thèses de certains historiens, l’électorat de droite n’avait pas grande sympathie pour le fascisme ? » (p.274-275)
    « Pour le Parti radical, les indications ne sont pas riches, mais on peut estimer dans l’entre-deux-guerres le nombre de ceux qui ont pris et qui renouvellent leur carte du parti de la rue de Valois entre 80 000 et 120 000. On est mieux renseigné sur les effectifs de la SFIO grâce aux calculs des mandats dans les congrès à partir desquels on peut déterminer des fourchettes. Lors de la fusion en 1905, le nombre des adhérents en provenance des deux formations antérieures est d’environ 35 000. A la veille du conflit, du fait de la dynamique déclenchée par l’unification, la SFIO a presque triplé ses effectifs qui ont avoisiné les 90 000. Au lendemain de la guerre, l’aspiration à un profond changement, la fascination exercée par la révolution d’Octobre font que le parti connaît un afflux d’adhésions nouvelles ; les délégués qui se retrouvent à Tours à la Noël 1920 ne représentent pas moins de 178 000 adhérents, soit le double de l’immédiat avant-guerre ; un sommet que la SFIO ne retrouvera pas de sitôt. En effet, la scission qui est alors consommée se fait à son détriment : elle ne garde guère qu’un quart des adhérents, les trois autres s’étant prononcés pour l’adhésion à l’Internationale communiste. En 1921, ceux qui ont écouté la pathétique adjuration de Léon Blum, les invitant à garder la « vieille maison » dans l’improbable espoir d’une réunification, ne sont plus que 39 000 : la SFIO est ramenée à l’étiage de 1905. S’amorce alors une lente remontée : 44 000 en 1922, 50 000 l’année suivante, 60 000 en 1924, l’année des élections. Cette patiente reconstitution de sa base militante a été servie par la stratégie sectaire du Parti communiste engagé à corps perdu dans la bolchevisation et qui pratique purge sur purge. Les courbes des deux partis dessinent des lignes de sens contraire sans qu’on puisse parler d’une vraie corrélation entre elles. La SFIO repasse devant la SFIC. En 1925, ses effectifs dépassent la centaine de mille, retrouvant approximativement le niveau de l’immédiat avant-guerre. Elle a réparé les conséquences de la scission. Ses effectifs sont désormais stabilisés : elle se maintiendra à ce niveau dix ans. A partir de 1935, elle sera portée par les circonstances : le rapprochement avec les autres partis de gauche, la mystique du Front populaire, la ferveur de l’antifascisme et la politisation croissante, puis l’élan de la campagne électorale, l’euphorie du succès et l’accession au gouvernement. En 1937, les socialistes sont quelque 300 000 : en deux ans les effectifs ont triplé. Pour la première fois depuis trente ans, la réalité correspond au projet : le Parti socialiste est enfin un parti de masse. Est-il pour autant, comme il l’espère et le prétend, un parti ouvrier ? C’est une autre question et la réponse est moins évidente. Une bonne partie des nouveaux adhérents appartient aux classes moyennes, travaille dans la fonction publique ou les entreprises d’Etat, tels les arsenaux. Surtout, la SFIO n’est pas de taille à rivaliser pour le contrôle du prolétariat avec le Parti communiste : le montre bien le rapport inégal entre les deux courants du mouvement syndical, l’un proche du socialisme et l’autre inspiré étroitement par le communisme, dans la CGT réunifiée depuis le début de 1936.
    Quant à la courbe du Parti communiste dans les quinze premières années de son histoire, nous l’avons dit, elle décrit la ligne contraire. De 109 000 en regard des pauvres 39 000 socialistes du lendemain de la scission en 1921, l’effectif est déjà tombé en octobre 1922 à 79 000 : 30 000 départs qui s’expliquent par les déceptions, une prise de conscience qui a dissipé les illusions et aussi les décisions d’exclusion. En 1923, le chiffre se situe entre 45 000 et 55 000. Il se stabilise pour quelques années à ce niveau, oscillant autour de 50 000. A partir de 1928, une lente régression le fait passer au-dessous de 30 000. C’est en partie l’effet de son comportement et d’une stratégie qui fait du parti une secte. La tendance s’inverse à partir de 1934 : le Parti communiste aussi bénéficie du renversement de situation et de la politisation croissante du corps politique. Annie Kriegel parle alors d’un frémissement statistique ; le parti enregistre entre 10 000 et 15 000 adhésions nouvelles par an ; en mai 1935, il a retrouvé les chiffres de 1926, autour de 55 000. A la fin de l’année, il est à 87 000 : dans la seule année 1935, il a ainsi doublé, préfigurant son grand succès électoral. Avec les élections et la victoire du Rassemblement populaire, c’est un changement d’échelle : en mai 1936, le PCF a déjà dépassé la SFIO. A la fin de l’année, il comptera 284 000 adhérents, 340 000 en 1937, dix fois le chiffre de 1932. L’apogée est au printemps 1938. Dès la fin de l’année le reflux a commencé : l’échec de la grève du 30 novembre 1938, largement inspirée par le parti, lui a porté un coup décisif en attendant le coup de théatre du pacte germano-soviétique qui anéantira, pour un temps, tout le bénéfice de sa réintégration dans la tradition politique et la société françaises. » (p.280-283)
    « Il est significatif que la ligue qui connaîtra après février 1934 la croissance la plus rapide ne sera ni la vieille Action française, à qui les activistes issus de ses rangs reprochent à son âge et une stratégie timorée, ni les Jeunesses patriotes, même si les conseillers municipaux de Paris qui leur appartiennent ont joué un rôle important dans les journées préparatoires : ce sont les Croix de feu et leur constellation d’organisations satellites dont les Volontaires nationaux ouverts à la génération trop jeune pour avoir fait la guerre.
    Le parallélisme avec la situation de 1924-1929 se vérifie point par point. Suivant l’exemple de son prédecesseur, le président Albert Lebrun appelle Gaston Doumergue à former un gouvernement d’union nationale dont la composition reproduit celle du gouvernement Poincaré. Écartée du pouvoir par sa défaite électorale deux ans plus tôt, la droite parlementaire y est ramenée. Instantanément l’agitation s’apaise, pour un temps, manifestant une fois de plus la corrélation entre les défaites aux urnes et sa recrudescence, entre échec électoral des partis classiques et succès de ces mouvements qu’on appelle ligues. » (p.312-313)
    « Des ligueurs d’Action française revenant des obsèques de l’historien royaliste Jacques Bainville ayant malmené Léon Blum, le gouvernement dissout la ligue d’Action française et deux de ses filiales, les Camelots du roi et la Fédération nationale des étudiants d’Action française (13 février 1936). » (p.314)
    « On estime que, dans la période où la guerre religieuse a atteint son paroxysme, entre 1899 et 1913, 60% environ des ministres appartenaient à la maçonnerie. » (p.320)
    « Dans la dernière législature de la IIIe République, celle élue en 1936, les droites monarchistes qui formaient l’opposition principale et comptaient encore plusieurs centaines de députés en 1876 ont entièrement disparu. Sur les bancs qu’elles occupaient siègent les descendants des républicains qui avaient fondé la République. Les radicaux, qui n’étaient alors qu’une poignée située à l’extrême gauche, forment maintenant une masse compacte au centre de l’hémicycle et à leur gauche ont pris place plus de deux cents députés qui représentent des formations dont le nom était totalement inconnu en 1880 : Section française de l’Internationale ouvrière, Parti communiste français. » (p.337)
    « La référence à la paix divise : la meilleure façon de la préserver ou de la fonder a été dans l’entre-deux-guerres un enjeu et non des moindres des controverses idéologiques et des affrontements politiques. Pour certains, la paix est un absolu : aucune autre considération ne peut lui être préférée, ni l’indépendance nationale ni même la liberté et la démocratie. Tout vaut mieux que la guerre : plutôt la servitude que la guerre, parce que la guerre, c’est la mort. La vie mérite d’être préservée à tout prix. Il n’y a rien qui vaille que la paix lui soit sacrifiée ni qu’on expose sa vie. Position philosophique qui justifie aux yeux de qui la fait sienne l’objection de conscience, le refus de combattre, l’insoumission et légitime par avance toutes les concessions qu’on croira nécessaires pour éviter la guerre. Cette position extrême ne sera jamais le fait que de minorités, mais qui se grossiront parfois du ralliement de ceux qui désapprouvent qu’on puisse entrer en guerre pour tel ou tel problème, que ce soit pour l’Éthiopie, l’Espagne ou les Sudètes et refuseront de mourir pour Dantzig, selon le titre d’un éditorial fameux de Marcel Déat dans L’Oeuvre au printemps 1939. » (p.348-349)
    « C’est précisément l’Italie et sa politique d’agression qui vont relancer l’antagonisme droite-gauche, tout en créant des fissures à droite qui présagent des retournements imprévus dans le débat sur la guerre et la paix. L’objet du débat est en effet en rapport avec la guerre que l’Italie a engagée en octobre 1935 contre l’Éthiopie, membre comme elle de la Société des nations : celle-ci a décidé d’appliquer les sanctions prévues par le pacte contre qui viole ses engagements. Cette résolution ne fait pas difficulté à gauche : l’attachement à la politique de sécurité par le droit est renforcé par l’animosité contre le fascisme. La droite, elle, se divise : une partie craint de perdre l’appui de l’Italie dans la résistance à l’expansionnisme allemand ; d’autres soupçonnent la gauche de n’être favorable aux sanctions que pour abattre un régime qu’elle déteste, et n’entendent pas faire le jeu de l’antifascisme. C’est l’amorce d’un glissement qui va entamer peu à peu la fermeté intransigeante de la droite nationale et susciter l’apparition d’un pacifisme de droite. » (p.353-354)
    « A l’été 1914, la République se retrouve soudain confrontée à la guerre. Elle ne l’a ni voulue ni désirée, c’est l’Allemagne impériale qui la lui déclare : que faire d’autre que de relever le défi ? L’a-t-elle au moins bien préparée ? Il se trouve que, le 13 juillet, à un moment où l’on ne pouvait encore prévoir l’issue de la crise déclenchée le 28 juin par l’assassinat de Sarajevo, s’était ouvert au Sénat un débat sur l’état de la défense nationale : le sénateur Charles Hubert avait fait des révélations alarmantes sur notre impréparation, en particulier pour l’artillerie et les munitions : il aurait manqué deux millions de paires de chaussures pour équiper les réservistes. » (p.360)
    « L’état-major raisonnait à partir de l’expérience des conflits précédents, sur un taux de réfractaires de 13% : il ne dépassera pas 1.5%. Ceux qui, fidèles à leurs convictions, refusent de se laisser emporter par le mouvement et entendent se tenir « au-dessus de la mêlée », tel Romain Rolland, font scandale. » (p.367)
    « Le gouvernement décide d’abord de ne pas procéder aux arrestations prévues des sujets inscrits au carnet B : une circulaire à cet effet en annule une première. La confiance du gouvernement ne sera pas déçue. Aux funérailles de Jean Jaurès, Léon Jouhaux prononce des paroles d’union patriotique : lui-même accepte de faire partie du Comité national de secours qui se constitue pour faire face aux besoins les plus pressants et même d’exercer les fonctions, à la vérité assez mal définies, de commissaire à la Nation qui font de lui une sorte de ministre d’Etat in partibus. Les syndicalistes entrent dans des organismes paritaires où ils collaboreront avec les représentants du patronat : ces commissions mixtes enquêteront sur les conditions de travail, les affectations spéciales, le travail des femmes, participeront aux procédures de conciliation et d’arbitrage ainsi qu’à la fixation des salaires par voie réglementaire. La guerre a eu ainsi pour conséquence d’associer le mouvement syndical à l’exercice des responsabilités sociales et d’en faire pour un temps un partenaire de l’Etat.
    La portée de l’autre initiative n’est pas moindre : c’est la décision, pareillement signifiée par une circulaire du ministre aux préfêts, de suspendre pour la durée de la guerre l’application des lois contre les congrégations qui avaient contraint des milliers de religieux, entendant rester fidèles aux vœux qu’ils avaient prononcés, à s’exiler : les intéressés reviennent aussitôt en grand nombre prendre leur place dans les combats au côté de leurs concitoyens. Le geste du gouvernement est apprécié des catholiques. D’autres suivront : en août le nombre des aumôniers militaires est porté à deux cent cinquante ; ils percevront une solde à partir de novembre. Le cardinal Amette, archevêque de Paris, entre lui aussi au Comité national de secours. En 1915, le recteur de l’Institut catholique de Paris, Mgr Alfred Baudrillart, avec le concours actif d’un jeune éditeur catholique venu du Sillon, Francisque Gay, fonde un Comité catholique de propagande française à l’étranger, qui sera subventionné par le Quai d’Orsay, pour contre-battre auprès des catholiques étrangers, en Espagne, en Irlande, aux Etats-Unis, la propagande des Empires centraux qui prend argument de la politique anticléricale des gouvernements républicains, et reconquérir les sympathies perdues ou hésitantes.
    Cet élan d’unanimité, cet instant de communion nationale qui s’accompagne de l’apaisement momentané des querelles a un nom qu’il tient du président de la République, Raymond Poincaré : l’Union sacrée. Le 4 août, le président du Conseil, René Viviani, a donné lecture à la tribune de la Chambre des députés du message du chef de l’Etat au Parlement et à travers lui à la nation. « Dans la guerre qui s’engage, la France […] sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l’ennemi l’Union sacrée ». » (p.369-370)
    « Les occassions qui scandaient le déroulement de la vie politique ont disparu : toutes les élections sont ajournées, y compris celles des conseils municipaux. […] Quant à la Chambre dont le mandat aurait dû expirer au printemps 1918, elle sera prorogée jusqu’à l’automne 1919. » (p.373)
    « L’union sera même élargie avec l’entrée en octobre 1915, dans le cabinet que forme Briand succédant à Viviani, de Jules Méline à l’Agriculture et de Denys Cochin à un poste de sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères : il est le premier catholique à faire partie d’un gouvernement depuis 1879 ; c’est la levée d’une exclusive de plus d’un tiers de siècle qui frappait tout homme politique suspect d’être dévoué à l’Église. » (p.374)
    « Durant l’été 1917, la rupture survient entre les socialistes et les autres partis : c’est la fin de l’Union sacrée. Il y a désormais une opposition. Le point extrême de la dégradation est atteint ce jour du 14 novembre 1917 où, pour la première fois après trois ans de guerre, une majorité parlementaire refuse la confiance au gouvernement que dirige Paul Painlevé. » (p.385)

    « L’expérience de la guerre de 1914-1918 a fait tomber l’objection en dissipant les craintes ; même si à droite on a souvent critiqué les hésitations et les lenteurs des gouvernements, leur retard à prendre certaines décisions pour la conduite de la guerre, il reste que la République a gagné la plus grande guerre de toute notre histoire : la victoire de la France est aussi celle de la République. Aussi les droites parlementaires sont-elles en 1919 sincèrement ralliées. » (p.403)
    -René Rémond, La République souveraine. La vie politique en France (1879-1939), Fayard, coll. Pluriel, 2002, 435 pages.




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