"La controverse sur la réalité d'un fascisme français dans les années 1930 animé par plusieurs historiens anglo-saxons est partie de ce que je disais de son inexistence." (p.10)
"La solution serait simple s'il suffisait de s'en remettre aux dires des intéressés: s'estiment-ils à droite ou à gauche ? Comment se situent-ils d'eux-mêmes dans cet espace à deux dimensions ? Mais on ne peut se fier à ce qu'ils en disent. D'abord ils n'ont pas tous ni toujours une conscience claire des implications de leur pensée ou de leur action ni de leyr situation relative: il leur est permis de se méprendre à cet égard ; de la meilleure foi du monde ils peuvent se faire de leur position une idée assez éloignée de ce qu'elle est en réalité. De surcroît la politique est, on le sait, le domaine par élection des apparences trompeuses et des illusions entretenues. C'est une des fonctions du langage politique que de dissimuler ou de travestir ; les étiquettes ne correspondent que rarement au contenu et le vocabulaire demande toujours à être décodé. Il se trouve de plus qu'en France l'appellation de droite, pour des raisons qui demandent à être analysées, souffre depuis longtemps d'un discrédit qui en prohibe l'emploi. Depuis plus d'un demi-siècle aucun groupe politique ne se risque plus à la relever: la Droite constitutionnelle qui regroupait dans les années 1890 les catholiques dociles à l'invitation de Léon XIII de se rallier à la forme républicaine des institutions, fut une des dernières formations parlementaires à oser arborer les couleurs de la droite. La tendance se renverserait-elle aujourd'hui ? Le Parti des forces nouvelles, s'il ne fait pas figurer le terme dans sa désignation, revendique fièrement son appartenance à la droite et on fait grand bruit depuis quelques mois auteur de la Nouvelle droite, mais dans le premier cas c'est de l'extrême-droite qu'il s'agit et dans le second on a affaire, non pas à un parti politique soucieux de ne pas effaroucher l'électeur, mais à une école de pensée. Au reste ils sont bien les seuls.
Depuis le début du XXème siècle et jusqu'à maintenant toutes les formations qui se rattachaient peu ou prou à la droite ont adopté des appellations qui n'y font aucune référence. Il n'est pas rare qu'elles fassent même figurer le terme de gauche dans leur intitulé. Le problème devrait être plus simple pour la gauche: puisque ne joue pas pour elle la même inhibition, les hommes de gauche n'ont pas à tenir compte d'un tabou semblable ; ce serait plutôt le contraire. Mais c'est précisément cette valorisation de la gauche qui doit inspirer une égale prudence dans l'interprétation des appellations: la référence à la gauche est si rémunératrice que beaucoup ont été tentés de l'emprunter sans y avoir de droits véritables, y compris des hommes de droite. Ainsi le Rassemblement des Gauches Républicaines (R. G. R.) qui se forme dans les premières années de la IVème République regroupe les débris de partis qui ont en commun de combattre la politique sociale et économique des forces de gauche associées dans le tripartisme: bien naïf qui, au vu des appellations, aurait cru pouvoir situer le R. G. R. à la gauche des partis communiste ou socialiste, ou même du M. R. P. Ainsi ne faut-il guère attendre de secours du vocabulaire et des dires des intéressés.
A ce point de notre réflexion se profile le second de nos problèmes: la diversité des opinions, la complexité des forces politiques se laissent-elles bien enfermer dans un espace à deux dimensions seulement." (p.17)
"L'affirmation de cette division primaire, unique, universelle, remonte aux origines mêmes de la vie politique moderne: elle est exactement contemporaine de ses débuts. Elle date de cette séance de l'Assemblée constituante, que les historiens fixent tantôt au 11 septembre 1789 et tantôt au 28 août, où pour la première fois, les représentants de la nation, divisés sur le veto royal, se sont répartis topographiquement dans la salle des séances, par rapport au président de l'Assemblée, les partisans d'un veto de durée illimitée se plaçant à sa droite. Les deux vocables contraires font alors leur entrée dans le langage et les notions pénètrent nos catégories intellectuelles: ils n'en sont plus sortis.
Cette représentation dualiste de la vie politique a reçu par la suite une seconde consécration de la pensée socialiste et singulièrement du marxisme. Rencontre inattendue: rien ne laissait prévoir que l'analyse marxiste viendrait un jour conforter la distinction qui avait trouvé son milieu d'élection dans la démocratie bourgeoise. Si le système marxiste est essentiellement dualiste, il ne s'agit pas de la même dualité: sa logique ne tend pas à concéder une consistance propre et autonome aux faits politiques. Aux yeux d'un marxiste les grands affrontements qui dominèrent l'histoire politique du XIXe siècle, entre ultras et constitutionnels, conservateurs et libéraux, républicains modérés et républicains radicaux, opposant des fractions d'une même classe, ne pouvaient apparaître que comme des désaccords mineurs au regard du seul conflit véritable ; celui qui oppose le prolétariat à la classe dominante. Aussi les premières générations de socialistes englobèrent-elles dans une même réprobation droite et gauche: de là que par exemple dans l'affaire Dreyfus ils restèrent si longtemps dans l'expectative, hésitant à prendre parti dans une querelle interne aux partis bourgeois. Non seulement la distinction droite-gauche ne procède pas de la pensée socialiste, mais elle lui est demeurée longtemps étrangère.
Jusqu'à ce que s'effectue une manière de greffe qui naturalisa la distinction. Le ralliement du socialisme à la démocratie parlementaire a rendu progressivement possible une superposition puis une identification de l'opposition des forces sociales à celle des forces politiques: la lutte des classes s'est coulée dans le moule classique de la division droite-gauche. Aujourd'hui la fusion -ou la confusion- est à peu près complète: les deux séries de notion coïncident et on passe sans y prendre garde d'un ordre de réalité à l'autre. François Mitterrand justifiait par exemple sa certitude d'une victoire prochaine de la gauche par le fait que les classes exploitées -82% de salariés dans la population active- sont les plus nombreuses: puisqu'elles détiennent déjà la majorité sociologique, elles devraient conquérir automatiquement la majorité politique: la portée du combat que livrent les forces de progrès consiste à rapprocher le moment où les deux majorités coïncideront. La logique de ce raisonnement est impeccable si l'on tient les réalités politiques pour dérivées et la position d'un groupe social dans le système des forces productives pour déterminant ses choix politiques et ses options idéologiques. La force de cette représentation est grande: quoi en effet de plus réel, apparemment, que la différenciation de la société en classes qu'opposent leurs intérêts et leurs conditions d'existence ? Aussi l'équation entre classes et partis avec son corollaire, la propension à définir droite et gauche par référence aux catégories socio-professionnelles, sont-elles aujourd'hui acceptées bien au-delà de ceux qui font leurs les postulats du marxisme. D'une certaine façon, quand Valéry Giscard d'Estaing fondait dans Démocratie française sa conviction de l'avènement au centre du paysage politique français d'un vaste rassemblement sur le gonflement du secteur tertiaire, lui aussi raisonne en fonction de la corrélation présumée entre appartenance sociale et activité professionnelle d'une part et identité politique de l'autre: la différence est qu'il adopte une division tripartite et non dualiste de l'espace politique. Ainsi la distinction de la droite et de la gauche s'est-elle trouvée puissamment renforcée par le rayonnement de la pensée socialiste qui aurait pu en d'autres circonstances la périmer, et est devenue un dogme de la nouvelle idéologie.
Quand le parti communiste considère que la droite commence à sa porte et qu'il accuse la social-démocratie d'en faire partie, ce n'est pas simple argument de circonstance ou banale polémique: l'accusation est conforme à son système de pensée et à son analyse des réalités. Puisque le parti communiste est le parti de la classe ouvrière, il est à lui tout seul toute la gauche et tous les autres sans exception sont la droite. C'est le même raisonnement qui conduit les porte-parole du parti socialiste comme les porte-plume du parti communiste à ne pas voir autre chose dans la droite dite nouvelle qu'un rhabillage de la droite traditionnelle, un stratagème de l'ancienne pour tromper le monde et rattraper des voix qui lui échappent ; il ne saurait y avoir qu'une droite, comme il n'y a qu'une bourgeoisie. [...]
Or c'est là une construction de l'esprit. La corrélation visée est même doublement un produit de la raison: les classes sont des abstractions et les notions de droite et de gauche pareillement. Quand donc on cherche à expliquer les unes par les autres, on élève deux architectures parallèles de concepts qu'on rapproche jusqu'à les superposer ou à les confondre. Édifice séduisant comme tous ceux qui flattent l'aspiration de l'intelligence à une explication unifiante de l'univers mais qui ne trouve ni dans la réalité présente ni dans les expériences du passé la confirmation de l'expérience sans laquelle aucune hypothèse n'accède au statut de théorie explicative de la réalité.
La vérité est qu'on n'observe pas d'exacte correspondance entre le statut social et l'identité politique. S'il était vrai que la division politique est la transposition de la division en classes, comment expliquer que la droite fasse souvent jeu égal avec la gauche et obtienne même la majorité des suffrages ? La gauche ne devrait-elle pas recueillir le fruit de sa supériorité arithmétique ? A cette objection de la disparité entre les appartenances de fait et les choix les tenants d'une explication infra-structuriste comme les adeptes d'une définition sociologique de la division politique droite-gauche -ce sont les mêmes- ont une réponse classique: la subjectivité des conduites individuelles. La distorsion entre les deux séries aurait sa cause dans un retard de la conscience des intéressés: leur attachement persistant à la droite serait de l'ordre des survivances affectives promises à disparaître à mesure que progressera la conscience politique des masses. Avec le temps la discordance devrait se réduire et l'anomalie se résorber: à défaut d'être maîtresse du présent, la gauche serait donc assurée de l'avenir. Pareille réponse n'est pas satisfaisante. Elle est en contradiction avec un système de pensée qui privilégie les facteurs objectifs: n'est-il [pas] choquant d'imputer la responsabilité de l'anomalie présumée à l'aveuglement des masses réputées incapables de discerner où est leur intérêt, pour des démocrates qui doivent avoir une confiance de principe dans l'aptitude de tout citoyen à démêler le vrai du faux ? Enfin la tendance à long terme, loin d'apporter à cette explication un début de confirmation, aggrave l'objection. La gauche qui fut presque continument au pouvoir sous la IIIe République -sans interruption de 1879 à 1914- a dû le partager pendant une partie de l'entre deux guerres ainsi que sous la IVe République et l'a perdu pendant plus de vingt ans. Or c'est exactement l'inverse qui aurait dû se produire s'il y avait quelque corrélation entre l'échelle des catégories socio-professionnelles et la grille des opinions politiques: l'évolution de l'économie a laminé les catégories présumées acquises à la droite et développé les autres. Rien que pour les deux décennies de la Ve République où la droite a consolidé sa domination, la proportion des salariés dans la population active est passée de 62 à 82%. Ce changement, considérable, ne s'est pas traduit dans le rapport entre la droite et la gauche.
Dans l'état présent de nos connaissances rien ne vient donc confirmer l'hypothèse de la corrélation ; tout concourt plutôt à suggérer que les choix politiques des individus ne sont pas rigoureusement déterminés par leurs appartenances socio-professionnelles. C'est l'enseignement qui se dégage aussi de toutes les études sur la composition de l'électorat et la clientèle des partis ; les partis français sont tous largement interclassistes, aussi bien ceux qui s'appellent ouvriers que ceux que leurs adversaires qualifient de bourgeois, et réciproquement chaque catégorie sociale disperse ses sympathies et ses votes entre toutes les formations politiques sans exception. Dans des proportions évidemment inégales: jusqu'au récent reflux du P. C. la fraction ouvrière de l'électorat partageait ses suffrages en trois lots approximativement égaux: parti communiste, parti socialiste et formations de droite, ce qui donne à la gauche une majorité des deux tiers. C'est également la leçon que dispensent les recherches sur la naissance des convictions et la persistance des croyances, en particulier religieuses. L'explication par l'infrastructure ne rend pas pleinement compte de la réalité des choix et de la diversité des engagements: d'autres éléments entrent en jeu dont des facteurs culturels. Ce n'est donc pas en direction des données sociologiques que nous trouverons la définition, ni l'explication du partage droite-gauche. Cette certitude négative est, soit dit en passant, une raison d'entreprendre une histoire de la droite qui s'intéresse aux idéologies et ne se croie pas tenue de la référer à tout propos au soubassement socio-économique: les traditions de pensée ont une consistance propre et vivent par elles-mêmes.
Si donc la division droite-gauche ne s'enracine pas dans l'objectivité des réalités sociologiques, parce que les idées politiques ont leur autonomie, ne faut-il pas chercher le fondement d'une définition incontestable de ces deux notions dans des réalités de même nature, c'est-à-dire philosophique ? N'y aurait-il pas une essence de la droite et un archétype de la gauche ? C'est le sens de nombreuses tentatives. Les réponses abondent, toutes différentes: selon les cas droite et gauche se différencieraient par l'optimisme ou le pessimisme, leur position à l'égard de la nature (la nature serait à droite, mais quelle nature ? la nature qui nous entoure ? la nature des choses ou encore la nature humaine ?), par rapport au progrès ou au changement, en fonction de la liberté ou de l'autorité, d'après leur attitude vis-à-vis de la réforme ou de la révolution, ou selon ce qu'elles pensent du pouvoir ou encore de leurs sentiments à l'égard de l'idée de nation. De fait sur la plupart de ces valeurs ou de ces problèmes droite et gauche se sont séparés à un moment donné de l'histoire et ces questions ont été un temps la clé de leur affrontement.
Mais si ce type de réponse est relativement satisfaisant pour un instant de la succession historique, il cesse de l'être et perd même toute utilité opératoire dans la durée. Aucune de ces idées n'a longtemps appartenu en propre à la droite ou à la gauche. Il n'en est même aucune qui n'ait changé -certaines plusieurs fois- de camp, traversant la frontière qui sépare ces deux armées ennemies. Aucune des idées qui nous paraissent aujourd'hui constitutives d'une mentalité de droite qui n'ait à un moment de notre histoire été revendiquée comme sienne par la gauche. Quelques exemples suffiront pour illustrer cette mobilité des idées, l'ambivalence des valeurs et, corrélativement, la perméabilité de cette frontière cependant réputée infranchissable.
Aux commencements de la société politique moderne la liberté trace une ligne de démarcation bien tranchée entre la gauche qui l'exalte comme un absolu et la droite qui lui oppose l'autorité et la tradition: au long du XIXe siècle il n'est guère de révolution qui ne se fasse au nom de la liberté contre l'absolutisme, l'arbitraire, le pouvoir, bref l'autorité. Mais depuis la topographie s'est modifiée et les lignes se snt brouillées: c'est aujourd'hui plus souvent la droite qui se réclame de la liberté contre le pouvoir totalitaire des régimes communistes, le dirigisme de la gauche et l'intervention de l'Etat dans la gestion de l'économie. Ou elle défendra certaines libertés de préférences à d'autres. Toujours est-il que la référence à l'autorité a cessé d'être le drapeau sous lequel elle combattait unie et regroupait ses bataillons.
La même aventure s'est produite pour l'idée de nation. A ne considérer que la période qui s'intercale entre la dernière décennie du XIXe siècle et les approches de la seconde guerre mondiale, on est porté à identifier la droite au nationalisme: ses représentants ne s'appellent-ils pas républicains nationaux par réaction contre l'internationalisme de la gauche ? Mais pendant la plus grande partie du XIXe siècle c'est la gauche qui est nationale: le National est un organe républicain ; le sentiment national a partie liée avec l'héritage de la Révolution et est associé au jacobinisme. A la veille de la seconde guerre une partie de la droite oublie l'impératif de la grandeur ou de la sécurité nationale et depuis 1945 en plus d'une circonstance c'est le parti communiste qui a cultivé le patriotisme le plus cocardier, attisant l'antigermanisme, entretenant l'animosité contre les Etats-Unis, faisant campagne contre la supranationalité et l'entrée dans le marché commun des pays méditerranéens, au nom de l'égoïsme national. Impossible donc d'identifier sur une longue période le nationalisme avec la droite -comme avec la gauche. Et de tout ainsi: la nature ou la guerre, le pouvoir ou la décolonisation.
Citons un dernier exemple, emprunté à l'actualité de nos controverses: le thème de la centralisation, ou de la décentralisation, administrative. Pendant la grande Révolution, les patriotes, les jacobins, aux prises avec l'insurrection fédéraliste, vénèrent l'unité et l'indivisibilité comme des attributs de la République. En contrepartie ce sont, au XIXe siècle, les conservateurs ou les réactionnaires, des légitimistes aux maurrassiens qui critiquent l'uniformité de la législation, cultivent l'attachement au particularisme des vieilles provinces et préconisent une large décentralisation. Or que voyons-nous aujourd'hui ? La gauche inscrit à son programme la décolonisation de la province, fait le procès de la centralisation et passe des accords avec tous les régionalismes, de la Bretagne au Larzac. C'est le gouvernement issu de la victoire électorale de la gauche qui fait voter une loi décentralisatrice. Le thème de la décentralisation est passé des bras de la droite la plus réactionnaire à ceux de la gauche. L'idée de différence, longtemps chérie par la droite, est reprise avec ferveur par la gauche, ce qui n'empêche pas la droite dite nouvelle d'en faire un de ses chevaux de bataille. Même l'antisémitisme qu'on croit être distinctif d'une certaine droite, a des origines de gauche: Henri Arvon a montré, dans un petit essai pénétrant, que les Juifs font erreur quand ils s'imaginent, sur la foi de souvenirs historiques, que la gauche est leur alliée héréditaire. D'autres exemples ne feraient qu'allonger la liste des variations, inutilement: ils n'ajouteraient rien à la force de la démonstration ; ils ne modifieraient pas la conclusion.
L'histoire des relations entre le couple gauche-droite et les thèmes qui s'imposent à toute réflexion politique est ainsi celle d'une série de chassés-croisés: pas un des critères auxquels on pourrait penser pour départager les deux camps qui n'aient appartenu tour à tour à l'un et à l'autre. Toutes les références notionnelles sont effacées, l'une après l'autre, par l'expérience historique. Au terme d'une telle investigation la question se pose: y a-t-il un seul point fixe auquel rattacher la distinction de la droite et de la gauche ?
Puisqu'il apparaît que les notions de droite et de gauche ne peuvent prendre appui sur aucune des réalités dont on cherche à les rapprocher, sociologiques ou idéologiques, le bon sens ne serait-il pas de conclure qu'elles n'ont ni consistance ni justification ? Telle est bien la conclusion à laquelle aboutissent ceux qui les contestent. Les arguments ne leur font pas défaut.
La distinction ne serait d'aucune utilité pour l'intelligence des faits politiques. Les deux notions n'ont en effet ni valeur prédictive ni valeur explicative, chaque fois que la vie politique entre en crise et connaît un bouleversement des positions habituelles: ni pour Munich, ni non plus pour le choix entre le régime de Vichy et l'engagement dans la Résistance, ni davantage au moment de la guerre d'Algérie, le partage des opinions n'a épousé la prétendue ligne de séparation entre droite et gauche. Des hommes de gauche ont participé au gouvernement du maréchal Pétain, la Collaboration a eu une composante de gauche et, en sens inverse, des hommes de la droite la plus authentique ont été antimunichois de la première heure. Si la classification bipartite ne résiste pas au choc des événements, et si les individus n'y trouvent pas de repères pour s'orienter dans les incertitudes de la conjoncture, comment éviter de conclure qu'elle n'offre guère de solidité ? [...]
Ni la sympathie pour la construction européenne ni l'attachement ombrageux à la souveraineté nationale ne sont des critères sûrs pour départager droite et gauche, et présomption que courent en profondeur entre les deux blocs peut-être autant de similitudes que de divergences. [...]
A vrai dire la récusation de la division droite-gauche comme arbitraire ou surannée ne date pas d'aujourd'hui. Plusieurs facteurs conspirent depuis longtemps contre elle: la lassitude des observateurs découragés par la relativité de toute définition, l'aspiration inhérente aux idéologies de rassemblement, puisqu'elles se fondent sur la négation de la division, à effacer cette ligne de démarcation, l'agacement des générations qui accèdent à l'âge adulte de se voir étiquetées, classées, répertoriées dans un système plus ancien qu'elles. Aussi les déclarations abondent-elles qui écartent cette distinction comme anachronique. [...]
Conscients de ces difficultés, mais convaincus de l'impossibilité de se passer d'une grille, certains entreprennent de sauver la distinction en énonçant des propositions complémentaires qui font office de contreforts. Peut-être n'est-ce après tout que le dualisme par trop sommaire de la division qui prête le flanc à l'objection. Qui sait si les difficultés ne s'évanouiraient pas avec un terme supplémentaire, lieu de passage et de médiation, espace de transition entre la droite et la gauche ? C'est toute la signification de l'hypothèse relative à l'existence d'un centre ayant lui aussi une consistance propre : les opinions se répartiraient alors entre trois compartiments au lieu d'être, à l'étroit, enfermés dans une alternative grossière.
Le débat sur le centre est un débat fort ancien, mais récemment rajeuni. La notion de centre s'est trouvée brusquement projetée au cœur de la vie politique depuis que Valéry Giscard d'Estaing eut déclaré que la France demandait à être gouvernée au centre. Les formations politiques se bousculèrent pour occuper cette position médiane: autant par répugnance sincère à s'identifier à la droite que par calcul, l'électeur ne votant pas volontiers pour qui se réclame ouvertement de la droite à raison du discrédit qui pèse sur elle.
(p.19-45)
-René Rémond, Les Droites en France, Paris, Éditions Aubier, coll. historique, 1982 (1re éd. 1954 sous le titre La Droite en France de 1815 à nos jours : continuité et diversité d'une tradition politique), 544 pages.
"La solution serait simple s'il suffisait de s'en remettre aux dires des intéressés: s'estiment-ils à droite ou à gauche ? Comment se situent-ils d'eux-mêmes dans cet espace à deux dimensions ? Mais on ne peut se fier à ce qu'ils en disent. D'abord ils n'ont pas tous ni toujours une conscience claire des implications de leur pensée ou de leur action ni de leyr situation relative: il leur est permis de se méprendre à cet égard ; de la meilleure foi du monde ils peuvent se faire de leur position une idée assez éloignée de ce qu'elle est en réalité. De surcroît la politique est, on le sait, le domaine par élection des apparences trompeuses et des illusions entretenues. C'est une des fonctions du langage politique que de dissimuler ou de travestir ; les étiquettes ne correspondent que rarement au contenu et le vocabulaire demande toujours à être décodé. Il se trouve de plus qu'en France l'appellation de droite, pour des raisons qui demandent à être analysées, souffre depuis longtemps d'un discrédit qui en prohibe l'emploi. Depuis plus d'un demi-siècle aucun groupe politique ne se risque plus à la relever: la Droite constitutionnelle qui regroupait dans les années 1890 les catholiques dociles à l'invitation de Léon XIII de se rallier à la forme républicaine des institutions, fut une des dernières formations parlementaires à oser arborer les couleurs de la droite. La tendance se renverserait-elle aujourd'hui ? Le Parti des forces nouvelles, s'il ne fait pas figurer le terme dans sa désignation, revendique fièrement son appartenance à la droite et on fait grand bruit depuis quelques mois auteur de la Nouvelle droite, mais dans le premier cas c'est de l'extrême-droite qu'il s'agit et dans le second on a affaire, non pas à un parti politique soucieux de ne pas effaroucher l'électeur, mais à une école de pensée. Au reste ils sont bien les seuls.
Depuis le début du XXème siècle et jusqu'à maintenant toutes les formations qui se rattachaient peu ou prou à la droite ont adopté des appellations qui n'y font aucune référence. Il n'est pas rare qu'elles fassent même figurer le terme de gauche dans leur intitulé. Le problème devrait être plus simple pour la gauche: puisque ne joue pas pour elle la même inhibition, les hommes de gauche n'ont pas à tenir compte d'un tabou semblable ; ce serait plutôt le contraire. Mais c'est précisément cette valorisation de la gauche qui doit inspirer une égale prudence dans l'interprétation des appellations: la référence à la gauche est si rémunératrice que beaucoup ont été tentés de l'emprunter sans y avoir de droits véritables, y compris des hommes de droite. Ainsi le Rassemblement des Gauches Républicaines (R. G. R.) qui se forme dans les premières années de la IVème République regroupe les débris de partis qui ont en commun de combattre la politique sociale et économique des forces de gauche associées dans le tripartisme: bien naïf qui, au vu des appellations, aurait cru pouvoir situer le R. G. R. à la gauche des partis communiste ou socialiste, ou même du M. R. P. Ainsi ne faut-il guère attendre de secours du vocabulaire et des dires des intéressés.
A ce point de notre réflexion se profile le second de nos problèmes: la diversité des opinions, la complexité des forces politiques se laissent-elles bien enfermer dans un espace à deux dimensions seulement." (p.17)
"L'affirmation de cette division primaire, unique, universelle, remonte aux origines mêmes de la vie politique moderne: elle est exactement contemporaine de ses débuts. Elle date de cette séance de l'Assemblée constituante, que les historiens fixent tantôt au 11 septembre 1789 et tantôt au 28 août, où pour la première fois, les représentants de la nation, divisés sur le veto royal, se sont répartis topographiquement dans la salle des séances, par rapport au président de l'Assemblée, les partisans d'un veto de durée illimitée se plaçant à sa droite. Les deux vocables contraires font alors leur entrée dans le langage et les notions pénètrent nos catégories intellectuelles: ils n'en sont plus sortis.
Cette représentation dualiste de la vie politique a reçu par la suite une seconde consécration de la pensée socialiste et singulièrement du marxisme. Rencontre inattendue: rien ne laissait prévoir que l'analyse marxiste viendrait un jour conforter la distinction qui avait trouvé son milieu d'élection dans la démocratie bourgeoise. Si le système marxiste est essentiellement dualiste, il ne s'agit pas de la même dualité: sa logique ne tend pas à concéder une consistance propre et autonome aux faits politiques. Aux yeux d'un marxiste les grands affrontements qui dominèrent l'histoire politique du XIXe siècle, entre ultras et constitutionnels, conservateurs et libéraux, républicains modérés et républicains radicaux, opposant des fractions d'une même classe, ne pouvaient apparaître que comme des désaccords mineurs au regard du seul conflit véritable ; celui qui oppose le prolétariat à la classe dominante. Aussi les premières générations de socialistes englobèrent-elles dans une même réprobation droite et gauche: de là que par exemple dans l'affaire Dreyfus ils restèrent si longtemps dans l'expectative, hésitant à prendre parti dans une querelle interne aux partis bourgeois. Non seulement la distinction droite-gauche ne procède pas de la pensée socialiste, mais elle lui est demeurée longtemps étrangère.
Jusqu'à ce que s'effectue une manière de greffe qui naturalisa la distinction. Le ralliement du socialisme à la démocratie parlementaire a rendu progressivement possible une superposition puis une identification de l'opposition des forces sociales à celle des forces politiques: la lutte des classes s'est coulée dans le moule classique de la division droite-gauche. Aujourd'hui la fusion -ou la confusion- est à peu près complète: les deux séries de notion coïncident et on passe sans y prendre garde d'un ordre de réalité à l'autre. François Mitterrand justifiait par exemple sa certitude d'une victoire prochaine de la gauche par le fait que les classes exploitées -82% de salariés dans la population active- sont les plus nombreuses: puisqu'elles détiennent déjà la majorité sociologique, elles devraient conquérir automatiquement la majorité politique: la portée du combat que livrent les forces de progrès consiste à rapprocher le moment où les deux majorités coïncideront. La logique de ce raisonnement est impeccable si l'on tient les réalités politiques pour dérivées et la position d'un groupe social dans le système des forces productives pour déterminant ses choix politiques et ses options idéologiques. La force de cette représentation est grande: quoi en effet de plus réel, apparemment, que la différenciation de la société en classes qu'opposent leurs intérêts et leurs conditions d'existence ? Aussi l'équation entre classes et partis avec son corollaire, la propension à définir droite et gauche par référence aux catégories socio-professionnelles, sont-elles aujourd'hui acceptées bien au-delà de ceux qui font leurs les postulats du marxisme. D'une certaine façon, quand Valéry Giscard d'Estaing fondait dans Démocratie française sa conviction de l'avènement au centre du paysage politique français d'un vaste rassemblement sur le gonflement du secteur tertiaire, lui aussi raisonne en fonction de la corrélation présumée entre appartenance sociale et activité professionnelle d'une part et identité politique de l'autre: la différence est qu'il adopte une division tripartite et non dualiste de l'espace politique. Ainsi la distinction de la droite et de la gauche s'est-elle trouvée puissamment renforcée par le rayonnement de la pensée socialiste qui aurait pu en d'autres circonstances la périmer, et est devenue un dogme de la nouvelle idéologie.
Quand le parti communiste considère que la droite commence à sa porte et qu'il accuse la social-démocratie d'en faire partie, ce n'est pas simple argument de circonstance ou banale polémique: l'accusation est conforme à son système de pensée et à son analyse des réalités. Puisque le parti communiste est le parti de la classe ouvrière, il est à lui tout seul toute la gauche et tous les autres sans exception sont la droite. C'est le même raisonnement qui conduit les porte-parole du parti socialiste comme les porte-plume du parti communiste à ne pas voir autre chose dans la droite dite nouvelle qu'un rhabillage de la droite traditionnelle, un stratagème de l'ancienne pour tromper le monde et rattraper des voix qui lui échappent ; il ne saurait y avoir qu'une droite, comme il n'y a qu'une bourgeoisie. [...]
Or c'est là une construction de l'esprit. La corrélation visée est même doublement un produit de la raison: les classes sont des abstractions et les notions de droite et de gauche pareillement. Quand donc on cherche à expliquer les unes par les autres, on élève deux architectures parallèles de concepts qu'on rapproche jusqu'à les superposer ou à les confondre. Édifice séduisant comme tous ceux qui flattent l'aspiration de l'intelligence à une explication unifiante de l'univers mais qui ne trouve ni dans la réalité présente ni dans les expériences du passé la confirmation de l'expérience sans laquelle aucune hypothèse n'accède au statut de théorie explicative de la réalité.
La vérité est qu'on n'observe pas d'exacte correspondance entre le statut social et l'identité politique. S'il était vrai que la division politique est la transposition de la division en classes, comment expliquer que la droite fasse souvent jeu égal avec la gauche et obtienne même la majorité des suffrages ? La gauche ne devrait-elle pas recueillir le fruit de sa supériorité arithmétique ? A cette objection de la disparité entre les appartenances de fait et les choix les tenants d'une explication infra-structuriste comme les adeptes d'une définition sociologique de la division politique droite-gauche -ce sont les mêmes- ont une réponse classique: la subjectivité des conduites individuelles. La distorsion entre les deux séries aurait sa cause dans un retard de la conscience des intéressés: leur attachement persistant à la droite serait de l'ordre des survivances affectives promises à disparaître à mesure que progressera la conscience politique des masses. Avec le temps la discordance devrait se réduire et l'anomalie se résorber: à défaut d'être maîtresse du présent, la gauche serait donc assurée de l'avenir. Pareille réponse n'est pas satisfaisante. Elle est en contradiction avec un système de pensée qui privilégie les facteurs objectifs: n'est-il [pas] choquant d'imputer la responsabilité de l'anomalie présumée à l'aveuglement des masses réputées incapables de discerner où est leur intérêt, pour des démocrates qui doivent avoir une confiance de principe dans l'aptitude de tout citoyen à démêler le vrai du faux ? Enfin la tendance à long terme, loin d'apporter à cette explication un début de confirmation, aggrave l'objection. La gauche qui fut presque continument au pouvoir sous la IIIe République -sans interruption de 1879 à 1914- a dû le partager pendant une partie de l'entre deux guerres ainsi que sous la IVe République et l'a perdu pendant plus de vingt ans. Or c'est exactement l'inverse qui aurait dû se produire s'il y avait quelque corrélation entre l'échelle des catégories socio-professionnelles et la grille des opinions politiques: l'évolution de l'économie a laminé les catégories présumées acquises à la droite et développé les autres. Rien que pour les deux décennies de la Ve République où la droite a consolidé sa domination, la proportion des salariés dans la population active est passée de 62 à 82%. Ce changement, considérable, ne s'est pas traduit dans le rapport entre la droite et la gauche.
Dans l'état présent de nos connaissances rien ne vient donc confirmer l'hypothèse de la corrélation ; tout concourt plutôt à suggérer que les choix politiques des individus ne sont pas rigoureusement déterminés par leurs appartenances socio-professionnelles. C'est l'enseignement qui se dégage aussi de toutes les études sur la composition de l'électorat et la clientèle des partis ; les partis français sont tous largement interclassistes, aussi bien ceux qui s'appellent ouvriers que ceux que leurs adversaires qualifient de bourgeois, et réciproquement chaque catégorie sociale disperse ses sympathies et ses votes entre toutes les formations politiques sans exception. Dans des proportions évidemment inégales: jusqu'au récent reflux du P. C. la fraction ouvrière de l'électorat partageait ses suffrages en trois lots approximativement égaux: parti communiste, parti socialiste et formations de droite, ce qui donne à la gauche une majorité des deux tiers. C'est également la leçon que dispensent les recherches sur la naissance des convictions et la persistance des croyances, en particulier religieuses. L'explication par l'infrastructure ne rend pas pleinement compte de la réalité des choix et de la diversité des engagements: d'autres éléments entrent en jeu dont des facteurs culturels. Ce n'est donc pas en direction des données sociologiques que nous trouverons la définition, ni l'explication du partage droite-gauche. Cette certitude négative est, soit dit en passant, une raison d'entreprendre une histoire de la droite qui s'intéresse aux idéologies et ne se croie pas tenue de la référer à tout propos au soubassement socio-économique: les traditions de pensée ont une consistance propre et vivent par elles-mêmes.
Si donc la division droite-gauche ne s'enracine pas dans l'objectivité des réalités sociologiques, parce que les idées politiques ont leur autonomie, ne faut-il pas chercher le fondement d'une définition incontestable de ces deux notions dans des réalités de même nature, c'est-à-dire philosophique ? N'y aurait-il pas une essence de la droite et un archétype de la gauche ? C'est le sens de nombreuses tentatives. Les réponses abondent, toutes différentes: selon les cas droite et gauche se différencieraient par l'optimisme ou le pessimisme, leur position à l'égard de la nature (la nature serait à droite, mais quelle nature ? la nature qui nous entoure ? la nature des choses ou encore la nature humaine ?), par rapport au progrès ou au changement, en fonction de la liberté ou de l'autorité, d'après leur attitude vis-à-vis de la réforme ou de la révolution, ou selon ce qu'elles pensent du pouvoir ou encore de leurs sentiments à l'égard de l'idée de nation. De fait sur la plupart de ces valeurs ou de ces problèmes droite et gauche se sont séparés à un moment donné de l'histoire et ces questions ont été un temps la clé de leur affrontement.
Mais si ce type de réponse est relativement satisfaisant pour un instant de la succession historique, il cesse de l'être et perd même toute utilité opératoire dans la durée. Aucune de ces idées n'a longtemps appartenu en propre à la droite ou à la gauche. Il n'en est même aucune qui n'ait changé -certaines plusieurs fois- de camp, traversant la frontière qui sépare ces deux armées ennemies. Aucune des idées qui nous paraissent aujourd'hui constitutives d'une mentalité de droite qui n'ait à un moment de notre histoire été revendiquée comme sienne par la gauche. Quelques exemples suffiront pour illustrer cette mobilité des idées, l'ambivalence des valeurs et, corrélativement, la perméabilité de cette frontière cependant réputée infranchissable.
Aux commencements de la société politique moderne la liberté trace une ligne de démarcation bien tranchée entre la gauche qui l'exalte comme un absolu et la droite qui lui oppose l'autorité et la tradition: au long du XIXe siècle il n'est guère de révolution qui ne se fasse au nom de la liberté contre l'absolutisme, l'arbitraire, le pouvoir, bref l'autorité. Mais depuis la topographie s'est modifiée et les lignes se snt brouillées: c'est aujourd'hui plus souvent la droite qui se réclame de la liberté contre le pouvoir totalitaire des régimes communistes, le dirigisme de la gauche et l'intervention de l'Etat dans la gestion de l'économie. Ou elle défendra certaines libertés de préférences à d'autres. Toujours est-il que la référence à l'autorité a cessé d'être le drapeau sous lequel elle combattait unie et regroupait ses bataillons.
La même aventure s'est produite pour l'idée de nation. A ne considérer que la période qui s'intercale entre la dernière décennie du XIXe siècle et les approches de la seconde guerre mondiale, on est porté à identifier la droite au nationalisme: ses représentants ne s'appellent-ils pas républicains nationaux par réaction contre l'internationalisme de la gauche ? Mais pendant la plus grande partie du XIXe siècle c'est la gauche qui est nationale: le National est un organe républicain ; le sentiment national a partie liée avec l'héritage de la Révolution et est associé au jacobinisme. A la veille de la seconde guerre une partie de la droite oublie l'impératif de la grandeur ou de la sécurité nationale et depuis 1945 en plus d'une circonstance c'est le parti communiste qui a cultivé le patriotisme le plus cocardier, attisant l'antigermanisme, entretenant l'animosité contre les Etats-Unis, faisant campagne contre la supranationalité et l'entrée dans le marché commun des pays méditerranéens, au nom de l'égoïsme national. Impossible donc d'identifier sur une longue période le nationalisme avec la droite -comme avec la gauche. Et de tout ainsi: la nature ou la guerre, le pouvoir ou la décolonisation.
Citons un dernier exemple, emprunté à l'actualité de nos controverses: le thème de la centralisation, ou de la décentralisation, administrative. Pendant la grande Révolution, les patriotes, les jacobins, aux prises avec l'insurrection fédéraliste, vénèrent l'unité et l'indivisibilité comme des attributs de la République. En contrepartie ce sont, au XIXe siècle, les conservateurs ou les réactionnaires, des légitimistes aux maurrassiens qui critiquent l'uniformité de la législation, cultivent l'attachement au particularisme des vieilles provinces et préconisent une large décentralisation. Or que voyons-nous aujourd'hui ? La gauche inscrit à son programme la décolonisation de la province, fait le procès de la centralisation et passe des accords avec tous les régionalismes, de la Bretagne au Larzac. C'est le gouvernement issu de la victoire électorale de la gauche qui fait voter une loi décentralisatrice. Le thème de la décentralisation est passé des bras de la droite la plus réactionnaire à ceux de la gauche. L'idée de différence, longtemps chérie par la droite, est reprise avec ferveur par la gauche, ce qui n'empêche pas la droite dite nouvelle d'en faire un de ses chevaux de bataille. Même l'antisémitisme qu'on croit être distinctif d'une certaine droite, a des origines de gauche: Henri Arvon a montré, dans un petit essai pénétrant, que les Juifs font erreur quand ils s'imaginent, sur la foi de souvenirs historiques, que la gauche est leur alliée héréditaire. D'autres exemples ne feraient qu'allonger la liste des variations, inutilement: ils n'ajouteraient rien à la force de la démonstration ; ils ne modifieraient pas la conclusion.
L'histoire des relations entre le couple gauche-droite et les thèmes qui s'imposent à toute réflexion politique est ainsi celle d'une série de chassés-croisés: pas un des critères auxquels on pourrait penser pour départager les deux camps qui n'aient appartenu tour à tour à l'un et à l'autre. Toutes les références notionnelles sont effacées, l'une après l'autre, par l'expérience historique. Au terme d'une telle investigation la question se pose: y a-t-il un seul point fixe auquel rattacher la distinction de la droite et de la gauche ?
Puisqu'il apparaît que les notions de droite et de gauche ne peuvent prendre appui sur aucune des réalités dont on cherche à les rapprocher, sociologiques ou idéologiques, le bon sens ne serait-il pas de conclure qu'elles n'ont ni consistance ni justification ? Telle est bien la conclusion à laquelle aboutissent ceux qui les contestent. Les arguments ne leur font pas défaut.
La distinction ne serait d'aucune utilité pour l'intelligence des faits politiques. Les deux notions n'ont en effet ni valeur prédictive ni valeur explicative, chaque fois que la vie politique entre en crise et connaît un bouleversement des positions habituelles: ni pour Munich, ni non plus pour le choix entre le régime de Vichy et l'engagement dans la Résistance, ni davantage au moment de la guerre d'Algérie, le partage des opinions n'a épousé la prétendue ligne de séparation entre droite et gauche. Des hommes de gauche ont participé au gouvernement du maréchal Pétain, la Collaboration a eu une composante de gauche et, en sens inverse, des hommes de la droite la plus authentique ont été antimunichois de la première heure. Si la classification bipartite ne résiste pas au choc des événements, et si les individus n'y trouvent pas de repères pour s'orienter dans les incertitudes de la conjoncture, comment éviter de conclure qu'elle n'offre guère de solidité ? [...]
Ni la sympathie pour la construction européenne ni l'attachement ombrageux à la souveraineté nationale ne sont des critères sûrs pour départager droite et gauche, et présomption que courent en profondeur entre les deux blocs peut-être autant de similitudes que de divergences. [...]
A vrai dire la récusation de la division droite-gauche comme arbitraire ou surannée ne date pas d'aujourd'hui. Plusieurs facteurs conspirent depuis longtemps contre elle: la lassitude des observateurs découragés par la relativité de toute définition, l'aspiration inhérente aux idéologies de rassemblement, puisqu'elles se fondent sur la négation de la division, à effacer cette ligne de démarcation, l'agacement des générations qui accèdent à l'âge adulte de se voir étiquetées, classées, répertoriées dans un système plus ancien qu'elles. Aussi les déclarations abondent-elles qui écartent cette distinction comme anachronique. [...]
Conscients de ces difficultés, mais convaincus de l'impossibilité de se passer d'une grille, certains entreprennent de sauver la distinction en énonçant des propositions complémentaires qui font office de contreforts. Peut-être n'est-ce après tout que le dualisme par trop sommaire de la division qui prête le flanc à l'objection. Qui sait si les difficultés ne s'évanouiraient pas avec un terme supplémentaire, lieu de passage et de médiation, espace de transition entre la droite et la gauche ? C'est toute la signification de l'hypothèse relative à l'existence d'un centre ayant lui aussi une consistance propre : les opinions se répartiraient alors entre trois compartiments au lieu d'être, à l'étroit, enfermés dans une alternative grossière.
Le débat sur le centre est un débat fort ancien, mais récemment rajeuni. La notion de centre s'est trouvée brusquement projetée au cœur de la vie politique depuis que Valéry Giscard d'Estaing eut déclaré que la France demandait à être gouvernée au centre. Les formations politiques se bousculèrent pour occuper cette position médiane: autant par répugnance sincère à s'identifier à la droite que par calcul, l'électeur ne votant pas volontiers pour qui se réclame ouvertement de la droite à raison du discrédit qui pèse sur elle.
(p.19-45)
-René Rémond, Les Droites en France, Paris, Éditions Aubier, coll. historique, 1982 (1re éd. 1954 sous le titre La Droite en France de 1815 à nos jours : continuité et diversité d'une tradition politique), 544 pages.