https://fr.wikipedia.org/wiki/Roberto_Casati
"La cellophane fut inventée en 1910, la bakélite avait été brevetée en 1909. Dans les années dix du siècle dernier, l’industrie mondiale commença à produire du plastique, d’abord un ruisseau, puis un fleuve en crue, irrépressible régurgitation. Jusqu’alors les habitants de la mer avaient eu des contacts sporadiques et relativement bienveillants avec les productions des êtres humains. Au fond de la mer, de nombreuses embarcations avaient trouvé le repos, les déjections organiques se déversaient dans l’eau depuis les embouchures des fleuves. On tombait sur du fer, du bois, des excréments, des déchets de nourriture, des pierres semi-ouvrées. Quelques substances, plus agressives, avaient commencé à se balader dans l’océan : résidus du travail des métaux, agents chimiques utilisés pour le tannage des peaux et pour la teinture des tissus. Les plastiques, un saut qualitatif et quantitatif. Les longues chaînes moléculaires des polymères permettent de créer des films fins et larges, réalisables jusqu’alors seulement avec les tissus végétaux. Feuilles qui ont changé le monde."
"La mer n’est pas notre milieu et on dirait que nous, êtres humains, n’avons rien à voir avec la mer. À vrai dire, d’une certaine façon nous avons toujours essayé de rendre compte de ce monde étrange. Pendant longtemps, il y a eu une unique et puissante catégorie qui semblait instaurer un lien avec la mer : celle de la ressource – et même, comme j’entends le soutenir, de l’ultraressource, une ressource pensée comme illimitée, qui pardonne tout et en tant que telle est indifférente aux limites que d’autres ressources signalent naturellement. Certes, beaucoup de nos milieux constituent des ressources : les bois, les champs, les ruisseaux, la communauté humaine elle-même, et jusqu’aux déserts de sable ; et certains sont aussi des ultraressources, comme le rayonnement solaire. Mais la mer occupe une place particulière. Bois et ruisseaux ne sont pas seulement des ressources, ce sont aussi des ressources. Face à nos semblables, ils sont un bien commun, mais encore avant cela ils sont notre milieu, ils définissent ce que nous sommes ou du moins la manière dont nous pensons à nous-mêmes. Le terrain sous nos pieds nous offre support et possibilité de mouvement, le bois nous enseigne ce qu’est un abri contre le soleil et le vent, les autres personnes nous parlent et nous parlons avec elles. En revanche, nous ne pouvons pas marcher sur les eaux de la mer, nous devons apprendre à nager, activité pour nous non naturelle, afin de parcourir tout au plus de brefs trajets non loin du rivage ; en mer nous sommes sans abri, et si nous voulons nous éloigner de la côte nous devons construire des embarcations qui sont toutefois toujours fragiles et en un certain sens incongrues – nous ne pouvons pas nous le cacher, il n’existe aucun type de bateau qui n’ait connu le naufrage, depuis le canoë jusqu’à la caravelle, au trimaran ou au porte-container."
"C’est justement parce que ce milieu ne nous offre pas de relation, ou parce que la relation avec lui est très indirecte et distante, qu’il finit par être vu seulement comme une ressource. De la pêche a dépendu et dépend encore la survie d’une partie de l’humanité. Sa surface a offert et offre toujours un raccourci par rapport à des itinéraires par voie de terre, qui seraient eux-mêmes compliqués et malcommodes ; la haute mer relie chaque côte à toutes les autres côtes, démocratiquement, sans faire de distinction."
"Ses dimensions et sa profondeur nous ont autorisés à la considérer comme une décharge qui fait disparaître, assimile sans le restituer tout ce qu’on y jette."
"Considérer la mer seulement comme une ressource, l’exploiter avec des techniques industrielles et en même temps nous en tenir à distance, a signifié l’agresser, la blesser, la modifier. [...] Le plastique est la mesure de toute chose, à des échelles diverses il a tué et tue des cachalots, des phoques, des dorades et du plancton. L’industrie chimique a déversé dans la mer du mercure et des métaux lourds, l’agriculture des phosphates et la population côtière, toujours plus dense, des eaux usées. Le canal de Suez a causé le déséquilibre de l’écosystème de la Méditerranée en apportant des espèces de la mer Rouge."
"Le message de ce livre est que nous avons besoin d’une philosophie de la mer.
Beaucoup de choses sont mises sous le nom de philosophie, mais leur dénominateur commun semble être le fait d’accepter que l’on puisse poser une question et initier une réflexion sur ce que nous pensons et faisons, en prenant le recul qui nous permette de mieux observer et éventuellement de nous changer nous-mêmes, de changer aussi nos concepts et nos pratiques. La philosophie a une mécanique stricte qui lui est propre, elle fonctionne en mettant en œuvre un très grand nombre de négociations conceptuelles. Il y a des situations de transition et d’urgence dans lesquelles les vieux concepts semblent ne plus très bien fonctionner, ou ne nous satisfont plus, et nous voudrions en proposer de nouveaux, plus adaptés, qui nous permettent de mieux voir les choses et d’agir de la meilleure des manières. Par exemple, à un certain moment de son histoire, il arrive qu’un pays passe d’un régime monarchique à un régime républicain, comme cela s’est produit en Italie après la Seconde Guerre mondiale. Les personnes –des personnes concrètes, Antonia, Paolo, leurs amis et parents– étaient des sujets, et se sont retrouvés des citoyens. Deux concepts apparentés mais bien différents, celui de sujet et celui de citoyen, qui créent des attentes différentes, déterminent des procédures différentes, rendent licites ou illicites des comportements différents, et donnent aux personnes une image différente d’elles-mêmes ainsi qu’une perspective différente sur le monde et sur leurs possibilités d’action dans le monde. Au cours de cette transition, on négocie donc les concepts et leurs composantes, c’est un travail long et délicat, fait d’argumentations et de contre-argumentations, d’expériences de pensée, d’évaluations des conséquences du changement conceptuel. Les vieux concepts s’avèrent inappropriés, mais pas seulement ; nous voulons recomposer des dissonances cognitives, nous sommes dépassés par une situation que nous ne connaissions pas. Un autre aspect de la philosophie ainsi entendue est son caractère diffus, capillaire, et sa continuité avec les pratiques humaines, bien au-delà de l’étroit milieu académique. Ce dernier a certes fait de la philosophie une profession, en créant des instruments complexes pour gérer les transitions conceptuelles, essentiellement pour éviter la répétition de vieilles erreurs et la sempiternelle réinvention de la roue. Mais la philosophie est partout."
"La mer n’est devenue un objet philosophique que sporadiquement, et jamais de manière unitaire. Comme l’a montré Philip Steinberg dans un travail approfondi sur les représentations conflictuelles de l’océan, la véritable émergence d’une réflexion philosophique sur la mer naît à l’ère moderne et sous l’effet de la pression commerciale, ainsi que du conflit entre les nations pour la souveraineté sur la mer, au moment où s’est posé le problème de son exploitation et de son contrôle ; ce n’est pas un hasard si le texte philosophique le plus profond sur la mer, Mare liberum (La liberté des mers), a été écrit au début du XVIIe siècle par un philosophe du droit, Hugo Grotius, afin de défendre les intérêts de son souverain. La mer y est vue comme un espace à parcourir librement ; mais ce n’est que l’un de ses aspects qui, bien qu’important, n’en est pas moins partiel, et ne peut épuiser toute la complexité du monde marin.
Si l’on considère la philosophie comme une négociation conceptuelle, deux grandes raisons émergent pour repenser, reconceptualiser la mer. La première est l’urgence environnementale. La mer a représenté bien des choses diverses pour l’humanité, et en particulier, nous l’avons déjà dit, non seulement elle a été pensée comme ressource, mais comme une ressource inépuisable. Inépuisable au sens où, à l’échelle de l’océan, les êtres humains et leurs productions et actions ont été durant des centaines de milliers d’années à peine plus qu’un souffle, une égratignure, une distraction. Un peu de pêche. Une décharge qui recueille tout parce que, de toute façon, ce tout est peu de chose et n’est pas hostile : déchets organiques, bois. Une indifférence substantielle aux variations de carbone dans l’atmosphère. Mais les derniers siècles ont montré que cette ressource particulière n’est pas du tout sans fond, parce que la population a augmenté, et qu’ont grandi les besoins individuels, parce que la technologie a donné un nouveau visage à l’exploitation et a créé des besoins supplémentaires, et parce que les produits inutilisés de nos activités ont augmenté et ne peuvent être simplement abandonnés dans un milieu qui devient de plus en plus petit par rapport à eux.
La seconde raison est liée à la nature même de la mer, avant le changement anthropique qui est en train de la rendre évidente, et indépendamment de lui. La mer est un monde autre, différent ; radicalement différent. Cette différence est un défi pour la connaissance et pour les concepts que nous utilisons pour la décrire. Nous devons accepter jusqu’au bout cette altérité. Elle n’est pas réductible, et cela n’a pas de sens d’essayer de la réduire. Nous ne pouvons pas assimiler la mer, il nous faut donc vivre avec quelque chose que nous ne pouvons pas assimiler. Ceci peut aussi nous apprendre des choses sur d’autres tentatives de réduire ou de domestiquer l’altérité : l’étranger, les autres êtres vivants, ceux qui ne pensent pas comme nous, notre condition même d’êtres non immortels qui nous paraît inacceptable."
"Je veux proposer une hypothèse : non pas la philosophie en soi, mais la philosophie telle qu’elle s’est consolidée et transmise, dans la forme sous laquelle nous la connaissons, naît de la mer, de la confrontation exigeante avec quelque chose que nous ne comprenons pas mais avec quoi nous devons interagir. On dira l’hypothèse ambitieuse, à l’instar de toutes les reconstructions rationnelles, et elle n’est pas alimentée, si ce n’est à la marge, par des références historiques. Je la présente comme une tentative de régler une dette, une invitation supplémentaire à mettre en perspective la mer comme la mettent en perspective les personnes qui y travaillent tous les jours."
"Pourquoi convoquer la philosophie ? La philosophie n’est pas seulement une forme de connaissance ou d’organisation de la connaissance : elle intervient dans la pratique. Une meilleure vision de nos concepts, l’utilisation souhaitable de meilleurs concepts, impliquent la promesse ou tout au moins l’espérance d’actions meilleures. Car peu de choses ont un pouvoir aussi transformateur que les idées, peu de choses font bouger les continents comme les idées et les idéologies qui les organisent, et peu de choses ont la force des idées mises en perspective. On peut parler d’une philosophie située, à la charnière entre perception et action. J’ai failli me noyer. Mon indice de masse corporelle ne me permet pas de flotter en gardant la tête hors de l’eau. Je dois bouger pour rester à la surface. Pour pouvoir continuer à nager en eaux profondes, j’ai repensé l’eau, j’ai reconceptualisé l’eau comme gélatine. Je pense à moi-même comme à un être qui en fait vole dans l’eau dense, à la manière des pingouins, dont la nage, inversement, est reconceptualisable comme vol sous l’eau. Ces pensées ont débloqué l’action.
La première reconceptualisation que je veux proposer d’emblée, dans cette brève introduction, et qui nous accompagnera donc pendant tout le reste du livre, c’est l’élimination d’une distinction entre mer (mers) et océan (océans) : nous emploierons ces mots de manière interchangeable. La distinction est l’héritage d’anciennes pratiques classificatoires, elle a son histoire propre que nous pourrions reconstruire et déconstruire longuement, mais ce qui compte, c’est qu’elle ne correspond à aucune différence pertinente, et nous empêche donc de voir l’unité du système océanique, parfaitement établie du point de vue physique et biologique (les courants, les variations de température, de salinité, d’oxygène et de carbone, les migrations du vivant ne connaissent pas de frontières), et implicitement acceptée par ceux qui naviguent au long cours (de n’importe quel port dont on part, on peut rejoindre n’importe quel autre port). Mer/océan.
Vous n’avez pas entre les mains un livre qui synthétiserait les recherches sur la mer ou qui pillerait tout ce qui a été écrit sur elle, mais il s’agit tout de même d’un livre qui fait son miel de nombreux regards sur la mer – récits, théories, figurations, et aussi histoires personnelles – et construit quelque chose à partir d’eux ; il bâtit à son tour un regard nouveau ou plus simplement la possibilité d’un point de vue permettant au lecteur d’observer et de repenser à son tour la mer à partir d’une perspective à laquelle il n’avait peut-être pas encore prêté attention : aussi parce que le travail philosophique doit être effectué par chacun d’entre nous en le reprenant chaque fois depuis le début, à la première personne, à la recherche d’une route incertaine, dans un milieu qui change continuellement. Tout repenser depuis le début pour agir d’une façon neuve."
"La haute mer est pour Dante, et pour tous ceux qui ont pensé l’aventure, la métaphore parfaite du lieu qui demande à être connu. L’Ulysse des Anciens ne semble pas être à la hauteur de la vision dantesque. Il craint la mer, la déteste, survit aux naufrages, innombrables, n’aime pas l’aventure, s’il navigue c’est parce qu’il veut rentrer à la maison et de fait, c’est à la maison qu’il mourra, dans son lit : « loin de la mer ». La mer que décrit Homère est brutale, sans merci, son dieu Poséidon harcèle Ulysse et même le persécute. Si une odyssée est par antonomase une navigation tourmentée et incertaine, il s’agit d’une lecture moderne, où chacun reconnaît qu’appareiller, c’est débuter une aventure."
"Nous devons prendre en considération notre milieu adaptatif, celui que nos ancêtres ont habité durant un temps suffisamment long pour développer et déposer dans la mémoire génétique une prédilection qui dure encore pour les choses confortant notre désir de bien-être tout autant que notre imagination artistique et poétique : un terrain stable sous nos pieds, des bois ombreux, des abris, des sources, un paysage riche en informations, en parfums, en sentiers battus, en points de repère fixes, lointains et bien visibles, comme des montagnes ou des arbres isolés.
La mer est l’image en négatif de cette scène idyllique. La haute mer est un désert humain qui n’offre aucune protection contre le soleil, elle est sans ombres et sans odeurs, elle a une couleur indéfinie et changeante, est faite d’une eau que l’on ne peut pas boire, est en mouvement continuel, battue par des vents violents qui soulèvent des vagues majestueuses – de véritables collines liquides qui n’attendent que de s’écrouler sur elles-mêmes –, dominée par des courants auxquels on ne peut opposer nos forces, elle dissimule de périlleux abîmes, et elle est fermée dans toutes les directions par un horizon uniforme très pauvre en informations. Elle nous présente une surface paradoxale sur laquelle nous ne pouvons pas marcher mais qui, étant dépourvue d’obstacles, nous lance un appel irrésistible."
"La raison pour laquelle nous devons poser ces questions, c’est que, si nous ne le faisons pas, nous ne parvenons pas à expliquer comment il a été possible de coloniser des dizaines de milliers d’îles et de terres qui se trouvent sous l’horizon : invisibles, juste imaginées sinon fantasmées. Car c’est un fait : presque toutes les îles habitables de la Terre ont été investies par la présence humaine déjà dans des époques très reculées. Beaucoup d’entre elles se situant sous l’horizon de l’île précédente. Beaucoup à des centaines de milles des côtes les plus proches. Certaines se sont avérées des continents. Il existe une mécanique cognitive peu étudiée de ce mouvement vers un lieu que l’on ne connaît pas encore, en passant par un lieu dont on sait qu’il nous est adverse.
Les êtres humains réfléchissent, raisonnent, font des hypothèses qui guident leur action ; par la pensée, ils vont au-delà de ce qu’ils voient et de ce qu’ils ont vu."
"Certains d’entre nous, mais certains seulement, sont des aventuriers, des chercheurs de routes et des découvreurs de terres. Sur la plage, face à la haute mer, il y a ceux qui trouvent une limite et s’arrêtent, et ceux qui découvrent une possibilité et s’embarquent. Ceux qui voient une possibilité imaginent une île, une terre au-delà de l’horizon. Cette variation individuelle a d’antiques racines et se superpose probablement à l’opposition entre les comportements philopatriques et les comportements de dispersion. Parmi les êtres vivants, les philopatriques pour se reproduire retournent au nid, si tant est qu’ils l’aient quitté. (Il y a, certes, des philopatriques migrateurs, mais ceux-ci ne sont pas particulièrement aventureux : populations de poissons et d’oiseaux qui migrent de façon saisonnière pour compenser les coûts du climat, alternant mécaniquement toujours entre les mêmes endroits). Les espèces qui se dispersent vont systématiquement ailleurs pour se reproduire ; en partie par goût du risque, en partie pour alléger la pression de la surpopulation dans la terre d’origine. Donc, il y a les aventuriers et les personnes moins aventureuses, et l’existence des premiers devrait nous suffire pour expliquer l’ouverture de nouvelles routes. Mais une question reste posée : qu’est-ce qui explique la variabilité ? Pourquoi y a-t-il des aventuriers tout court, pourquoi ne sommes-nous pas tous philopatriques ?
Partir en mer, sans savoir ce qui nous attend, signifie accepter le risque d’un naufrage. On n’a pas toujours la chance de trouver une île, ou un continent ; comme nous l’avons déjà dit, parmi tous ceux qui ont répondu à l’appel du large, il est probable que peu nombreux soient ceux qui sont rentrés pour nous le raconter, et cela nous est rappelé non sans sarcasme par Diagoras de Mélos voilà déjà deux mille cinq cents ans, lorsqu’il commente les ex-voto des marins."
"La forêt amazonienne est un artefact humain, elle n’aurait pas son aspect actuel s’il n’y avait eu des cycles et encore des cycles de déboisements, micro-cultures, préparation d’un sol fertile, abandon. Au contraire, un hectare d’eau en plein milieu de l’océan ne montre qu’indifférence à l’égard des vicissitudes humaines, et présente le même aspect moiré qu’il y a mille ou dix mille ans : vagues qui roulent incessamment, horizon qui s’élève et s’abaisse, soleil, nuages, brume, étoiles, vent, et parfois un poisson volant qui essaie d’échapper à un dauphin. Les sciences sociales ont montré à quel point la distinction entre nature et culture est ténue et nécessite un questionnement incessant, nous obligeant à repenser notre place dans l’ordre des choses et nos rapports avec le vivant ; or, l’océan résiste à cette déconstruction et mise en question ; il est l’immense espace du naturel indomptable, où la nature a toujours le dernier mot.
Le défi que lance la mer à la connaissance est titanesque. On n’apprend rien de la géographie de ce territoire en y allant parce que – pour ainsi dire – il n’y a rien dans ce territoire que l’on puisse tenir pour assuré, ce qui nous oblige à un continuel et épuisant recalibrage de la routine de survie. Si je me rends tous les jours de chez moi à la gare, si tous les week-ends, je m’extrais des limites de la ville, je saisis petit à petit des repères fixes qui me permettent de ne pas m’égarer à chaque fois que je refais le trajet en sens inverse, ou que je visite à nouveau les lieux. Passer par le même point est, à terre, une notion claire, parce que le même point, quel qu’il soit, coopère, en me montrant un aspect facilement reconnaissable, et s’il ne coopère pas, je peux tout de même le domestiquer : je casse une branche, je balise le chemin, j’érige un cairn, qui restera au moins un certain temps là où je l’ai mis.
Au contraire, en pleine mer, je peux passer autant de fois que je veux par le même point, à chaque fois, il n’y aura pour m’attendre que le liquide moiré ; et même si c’était toujours la même eau en mouvement qui, par miracle, restait dans le même mouchoir de poche d’océan, il ne me serait pas possible de la distinguer de l’eau en mouvement qui est juste à côté, ou de celle qui est un peu plus loin. Où suis-je ? Géographiquement parlant, la mer est un milieu non coopératif. Elle cache sa géographie."
"Extraordinaire histoire de Tupaia, l’« homme connaissance », qui s’embarque avec Cook à Tahiti, mû par la curiosité d’aller découvrir l’Europe, qui le surprend par sa capacité à prédire –sans consulter de carte– l’apparition d’une île durant la navigation et à garder en mémoire la direction de toutes les îles alentour, et qui lui permettra aussi de communiquer avec les Maoris, une fois arrivé en Nouvelle-Zélande, à quatre mille kilomètres de Tahiti –un Aristote ou un Léonard polynésien."
"On a découvert que les habitants de certaines îles du Pacifique ont développé une véritable adaptation biologique à l’environnement aquatique et aux pénuries – ce qui explique leur propension à l’obésité dans les situations d’abondance calorique contemporaines, contre-adaptatives."
"En 2020, on compte dans le monde environ un million six cent mille travailleurs de la mer, qui passent une partie considérable de l’année sur une embarcation. Nous pourrions jouer aussi avec les définitions, fixer un seuil arbitraire pour compter comme habitants de la mer, par exemple, « les personnes qui vivent au moins deux cents jours par an en haute mer ». Mais où que l’on fixe le seuil, on n’a pas de sociétés exclusivement marines."
"Nous savons désormais que des millions de personnes ne sortiront jamais de la métropole où elles sont nées, ainsi quelques centaines de milliers d’individus pourraient-ils tout à fait se retrouver à vivre confinés dans des villes hauturières.
À quoi ressemblerait le mode de vie dans ce microcosme ? Si nous entrons dans les détails, nous risquons vite de retomber sur des images de terre ferme transposées : jardins, édifices, darses, une sorte de Venise sur des péniches reliées par des ponts élégants, en quelque sorte des sites terrestres bien connus et qui en l’occurrence se retrouveraient à flotter. Peut-être n’avons-nous pas assez fait travailler notre imagination ? Les navires en circulation de nos jours ne ressemblent plus trop à des immeubles, même si les grands bateaux de croisière sont de plus en plus standardisés dans ce sens, avec des balcons à l’extérieur plutôt que des hublots, ce qui en fait des HLM flottants (sur certaines images portuaires on a du mal à distinguer l’immeuble marin en fer verni de l’immeuble terrestre en béton armé). Les éléments architectoniques de notre hypothétique assemblage de plates-formes devront résister à une mer agitée, ne pas s’entrechoquer durant une tempête, devront prévoir l’impact avec une vague scélérate. Peut-être les espaces de vie peuvent-ils être montés sur des cardans pour garantir à leurs occupants une certaine stabilité, des sortes de hamacs multivectoriels. Les habitants auraient à se défendre du sel, à se protéger du soleil et du vent. Mais ils utiliseraient à leur avantage soleil et vent pour produire de l’énergie. Cultiveraient-ils du plancton et des algues pour les vitamines ? Recycleraient-ils leurs déchets organiques dans des réservoirs de pisciculture ? [...] Maintenir en vie une communauté d’une certaine dimension au milieu de l’océan requiert un immense travail de planification, une manutention continuelle, et le respect de contraintes extrêmement strictes."
"S’il nous semble plus facile d’aller sur Mars et d’y implanter une base, cela veut dire que la mer est vraiment plus loin de nous qu’une autre planète. Mars ressemble à la Terre, pas la mer."
"Au-delà de la mer, tôt ou tard, nous trouverons des nations étrangères ; au milieu de la mer, nous serons seuls avec nous-mêmes et nos décisions – nous ne pourrons pas descendre du bateau, et revenir en arrière pourrait s’avérer plus difficile que d’avancer, voire impossible, étant donné la circulation des vents et des courants. Terre et mer se renvoient des images spéculaires : sur la terre, si l’on va d’un endroit à un autre, les paysages seront toujours différents, en mer, si l’on reste sur place, tout changera sans cesse ; même au mouillage, les vagues passeront inexorablement sous le bateau – ce n’est pas la même chose que de se garer. En revanche, sur la terre, le mouvement apporte avec lui la diversité ; en mer, quand on plane sur la crête d’une vague, le paysage alentour pourrait presque nous sembler statique."
"Si le déluge dans la Bible fait de la Terre, fût-ce temporairement, une planète aquatique, il n’est pas étonnant que Jean évoque dans l’Apocalypse un paradis sinistrement libéré de la mer : « Je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre, parce que le ciel et la terre d’avant avaient disparu et que la mer n’existait plus » (21, I)."
"La mer engendre des épopées, et un seul volume ne suffirait pas à en rapporter la liste. Épopées de la navigation (les Moitessier, les Slocum) ; épopées de la découverte et de l’exploration (les Cook, Colomb, Simbad et Tupaia, les navigateurs et navigatrices du Pacifique restés à jamais anonymes) ; épopées des éléments (Shakespeare parmi de nombreux autres), du naufrage (Céyx et Alcyon, Gordon Pym, Paul et Virginie, Robinson Crusoé, le Luis Alejandro Velasco de García Márquez) ; épopées de la pêche (les Melville, Hemingway, Poulain) ; épopées de l’éloignement de la maison et du retour (Héro et Léandre, Ulysse, Shackleton), de la perte sans réconfort (les Hugo, les Sebastian Junger). Elle est littéralement tissée d’épopées de la quête d’une maison, avec de continuelles inversions de perspective : des terres qui naguère encore étaient sources d’émigration, deviennent des terres désirées, et inversement ; l’histoire nous le rappelle et, vu que nous l’oublions, cela nous surprend. Alors qu’au XVIIe siècle, la Sicile était un lieu où tous les manœuvres lombards voulaient s’embarquer pour aller faire fortune, au XXe siècle les rôles géographiques se sont inversés."
"La mer est psychologisée ; elle est traitée comme un individu doté d’états d’âme (« effrayante », « redoutable », « rugissante », « vengeresse »), et même les termes les plus secs et objectifs qui décrivent sa forme (« plate », « calme », « agitée », « houleuse ») montrent en filigrane une veine émotionnelle. Certes, il y a d’autres éléments naturels dont on parle comme s’ils étaient dotés d’une psychologie et d’intentions bienveillantes ou malveillantes à l’égard des êtres humains, et on les associe parfois à des divinités majeures ou mineures. Mais tandis que c’est toujours une montagne particulière, et non la montagne en général, qui est dite traîtresse et hostile, et que chaque montagne semble avoir son caractère propre, la mer est pensée comme un être unique, et derrière les différences locales transparaît une psychologie unique."
"La perception en mer est un défi. L’esprit des créatures terrestres, habitué à des montagnes, des pierres, des arbres, des choses matérielles, cherche fébrilement des formes stables, et y trouve au mieux des quasi-objets : les vagues. Elles ont une forme et une dimension, elles occupent un lieu ; elles ne sont pas comme les nombres ou les rêves, et pourtant, elles ne sont pas de véritables choses."
"La pleine mer n’a pas d’odeur, littéralement aucune odeur. Sur ce blanc olfactif, les odeurs âcres du bateau deviennent oppressantes –gasoil, cuissons, sueur, la fumée d’une cigarette– impossible d’y échapper. Et la mer n’a pas de couleur, si elle en a une, elle est illusoire et parasite : elle prend celle du ciel, elle n’a pas de teinte propre, quand on la recueille dans le creux de la main son eau est transparente. À deux cents mètres de profondeur, elle ne filtre plus la lumière ; la mer profonde est noire. Les Grecs anciens la décrivirent comme glauque, scintillante, pas vraiment une couleur ; sur les cartes géographiques, elle a été incolore, parfois rouge, puis noire, et seulement récemment stabilisée en bleu – pas vraiment bleu marine, plutôt bleu ciel, comme dans les dessins d’enfants – ; et les cartes nautiques s’obstinent à la laisser en blanc."
"L’eau, à l’état liquide, est en soi a-morphe et non individualisée ; il est difficile de trouver des parties d’un animal ou d’un artefact qui soient elles-mêmes un animal ou un artefact ; alors que chaque portion d’eau est de l’eau, et ainsi de suite, jusqu’aux molécules."
"L’italien n’a même pas un mot non technique pour l’estran, le vaste no man’s land libéré lors des basses marées atlantiques, habité par des créatures frontalières capables de vivre dans l’eau comme au sec, dans l’eau salée comme en eau douce."
"Nous avons des cartes à résolution de quelques mètres du sol martien, tandis que la carte globale des fonds de l’océan est pour le moment aveugle à tous les détails, si on peut les appeler ainsi, d’un diamètre inférieur à cinq kilomètres."
"Même la mort est différente ; spécifiques les rites qui l’accompagnent. Une sépulture en mer est une perte et un abandon, il n’y a pas de hiérarchies, inutile de bâtir des monuments et de disposer des sculptures ; Sir Francis Drake aura bien eu son solennel cercueil de plomb, mais celui-ci ne sera pas un signe de distinction plus important que la corde et le lest qui ont entraîné par le fond le plus humble de ses mousses."
"Nous ne savons même pas à quoi doit faire référence une hypothétique définition de mer ou d’océan : juste à la masse d’eau, ou aussi à la biomasse qu’elle contient, en plus de tout ce qui n’est pas H2O : anhydride carbonique dissous, méthane, sel, plastique ? La mer est salée, mais en mer –même si ce n’est pas, à proprement parler, dans la mer– il y a énormément d’eau douce : à un moment quelconque, quelque part, il pleut en mer, s’y déversent des fleuves et y fondent les glaciers continentaux. La mer n’est pas un être vivant mais elle est partout pleine de vie, et si on l’a longtemps considérée comme un désert, c’était juste parce qu’on n’y avait pas trouvé d’êtres humains, comme l’imposerait une conception très anthropocentrique du désert.
Et nous ne savons pas non plus ce qui peut bien mériter d’être appelé « mer » ou « océan », de quel droit on attribue ces noms, à quelle chose précise on se réfère. Les noms des mers ont de nombreuses origines : ils viennent des terres qu’ils bordent (« océan Indien », « mer de Java »), d’une perspective locale (« Mer intérieure », « mer du Nord »), d’une première rencontre qui produit une impression fortuite (« océan Pacifique »), de ce qu’on y trouve (« mer des Sargasses »), de celui qui est réputé en être le découvreur, selon la coutume européenne (« détroit de Magellan »."
"Il y a environ cinq millions d’années, la dernière barrière est tombée dans les environs de Gibraltar et l’eau de l’Atlantique a commencé à remplir le bassin [méditerranéen], qui s’était asséché, en faisant une chute de quelques centaines de mètres."
"Les éléments sont les mêmes qu’il y a cinq cents, mille, deux mille ans, soleil, mer, vent, ciel, nuages, étoiles, arcs-en-ciel, houle encore et toujours ; et ces éléments seront les mêmes dans mille, dans dix mille ans."
"En navigation, on porte le plus grand intérêt aux nuages car ils sont une distraction, des points de repère, des indicateurs météorologiques, des signes du futur imminent qui nous attend, ils sont les seules choses dotées d’une forme spécifique et sont pertinents aussi bien pour nous que pour la route. Avoir enfin le temps et la disponibilité de regarder longuement un nuage, d’observer comment il se transforme, dans une zone mentale intermédiaire entre la contemplation oisive et le recherche d’un signe dans le ciel qui puisse nous aider pour la navigation : une menace d’orage à fuir ou qui nous offrira aujourd’hui un renforcement de vent, demain la présence d’une île sous l’horizon."
-Roberto Casati, Philosophie de l'océan, PUF, 2022 (2022 pour la première édition italienne).
"La cellophane fut inventée en 1910, la bakélite avait été brevetée en 1909. Dans les années dix du siècle dernier, l’industrie mondiale commença à produire du plastique, d’abord un ruisseau, puis un fleuve en crue, irrépressible régurgitation. Jusqu’alors les habitants de la mer avaient eu des contacts sporadiques et relativement bienveillants avec les productions des êtres humains. Au fond de la mer, de nombreuses embarcations avaient trouvé le repos, les déjections organiques se déversaient dans l’eau depuis les embouchures des fleuves. On tombait sur du fer, du bois, des excréments, des déchets de nourriture, des pierres semi-ouvrées. Quelques substances, plus agressives, avaient commencé à se balader dans l’océan : résidus du travail des métaux, agents chimiques utilisés pour le tannage des peaux et pour la teinture des tissus. Les plastiques, un saut qualitatif et quantitatif. Les longues chaînes moléculaires des polymères permettent de créer des films fins et larges, réalisables jusqu’alors seulement avec les tissus végétaux. Feuilles qui ont changé le monde."
"La mer n’est pas notre milieu et on dirait que nous, êtres humains, n’avons rien à voir avec la mer. À vrai dire, d’une certaine façon nous avons toujours essayé de rendre compte de ce monde étrange. Pendant longtemps, il y a eu une unique et puissante catégorie qui semblait instaurer un lien avec la mer : celle de la ressource – et même, comme j’entends le soutenir, de l’ultraressource, une ressource pensée comme illimitée, qui pardonne tout et en tant que telle est indifférente aux limites que d’autres ressources signalent naturellement. Certes, beaucoup de nos milieux constituent des ressources : les bois, les champs, les ruisseaux, la communauté humaine elle-même, et jusqu’aux déserts de sable ; et certains sont aussi des ultraressources, comme le rayonnement solaire. Mais la mer occupe une place particulière. Bois et ruisseaux ne sont pas seulement des ressources, ce sont aussi des ressources. Face à nos semblables, ils sont un bien commun, mais encore avant cela ils sont notre milieu, ils définissent ce que nous sommes ou du moins la manière dont nous pensons à nous-mêmes. Le terrain sous nos pieds nous offre support et possibilité de mouvement, le bois nous enseigne ce qu’est un abri contre le soleil et le vent, les autres personnes nous parlent et nous parlons avec elles. En revanche, nous ne pouvons pas marcher sur les eaux de la mer, nous devons apprendre à nager, activité pour nous non naturelle, afin de parcourir tout au plus de brefs trajets non loin du rivage ; en mer nous sommes sans abri, et si nous voulons nous éloigner de la côte nous devons construire des embarcations qui sont toutefois toujours fragiles et en un certain sens incongrues – nous ne pouvons pas nous le cacher, il n’existe aucun type de bateau qui n’ait connu le naufrage, depuis le canoë jusqu’à la caravelle, au trimaran ou au porte-container."
"C’est justement parce que ce milieu ne nous offre pas de relation, ou parce que la relation avec lui est très indirecte et distante, qu’il finit par être vu seulement comme une ressource. De la pêche a dépendu et dépend encore la survie d’une partie de l’humanité. Sa surface a offert et offre toujours un raccourci par rapport à des itinéraires par voie de terre, qui seraient eux-mêmes compliqués et malcommodes ; la haute mer relie chaque côte à toutes les autres côtes, démocratiquement, sans faire de distinction."
"Ses dimensions et sa profondeur nous ont autorisés à la considérer comme une décharge qui fait disparaître, assimile sans le restituer tout ce qu’on y jette."
"Considérer la mer seulement comme une ressource, l’exploiter avec des techniques industrielles et en même temps nous en tenir à distance, a signifié l’agresser, la blesser, la modifier. [...] Le plastique est la mesure de toute chose, à des échelles diverses il a tué et tue des cachalots, des phoques, des dorades et du plancton. L’industrie chimique a déversé dans la mer du mercure et des métaux lourds, l’agriculture des phosphates et la population côtière, toujours plus dense, des eaux usées. Le canal de Suez a causé le déséquilibre de l’écosystème de la Méditerranée en apportant des espèces de la mer Rouge."
"Le message de ce livre est que nous avons besoin d’une philosophie de la mer.
Beaucoup de choses sont mises sous le nom de philosophie, mais leur dénominateur commun semble être le fait d’accepter que l’on puisse poser une question et initier une réflexion sur ce que nous pensons et faisons, en prenant le recul qui nous permette de mieux observer et éventuellement de nous changer nous-mêmes, de changer aussi nos concepts et nos pratiques. La philosophie a une mécanique stricte qui lui est propre, elle fonctionne en mettant en œuvre un très grand nombre de négociations conceptuelles. Il y a des situations de transition et d’urgence dans lesquelles les vieux concepts semblent ne plus très bien fonctionner, ou ne nous satisfont plus, et nous voudrions en proposer de nouveaux, plus adaptés, qui nous permettent de mieux voir les choses et d’agir de la meilleure des manières. Par exemple, à un certain moment de son histoire, il arrive qu’un pays passe d’un régime monarchique à un régime républicain, comme cela s’est produit en Italie après la Seconde Guerre mondiale. Les personnes –des personnes concrètes, Antonia, Paolo, leurs amis et parents– étaient des sujets, et se sont retrouvés des citoyens. Deux concepts apparentés mais bien différents, celui de sujet et celui de citoyen, qui créent des attentes différentes, déterminent des procédures différentes, rendent licites ou illicites des comportements différents, et donnent aux personnes une image différente d’elles-mêmes ainsi qu’une perspective différente sur le monde et sur leurs possibilités d’action dans le monde. Au cours de cette transition, on négocie donc les concepts et leurs composantes, c’est un travail long et délicat, fait d’argumentations et de contre-argumentations, d’expériences de pensée, d’évaluations des conséquences du changement conceptuel. Les vieux concepts s’avèrent inappropriés, mais pas seulement ; nous voulons recomposer des dissonances cognitives, nous sommes dépassés par une situation que nous ne connaissions pas. Un autre aspect de la philosophie ainsi entendue est son caractère diffus, capillaire, et sa continuité avec les pratiques humaines, bien au-delà de l’étroit milieu académique. Ce dernier a certes fait de la philosophie une profession, en créant des instruments complexes pour gérer les transitions conceptuelles, essentiellement pour éviter la répétition de vieilles erreurs et la sempiternelle réinvention de la roue. Mais la philosophie est partout."
"La mer n’est devenue un objet philosophique que sporadiquement, et jamais de manière unitaire. Comme l’a montré Philip Steinberg dans un travail approfondi sur les représentations conflictuelles de l’océan, la véritable émergence d’une réflexion philosophique sur la mer naît à l’ère moderne et sous l’effet de la pression commerciale, ainsi que du conflit entre les nations pour la souveraineté sur la mer, au moment où s’est posé le problème de son exploitation et de son contrôle ; ce n’est pas un hasard si le texte philosophique le plus profond sur la mer, Mare liberum (La liberté des mers), a été écrit au début du XVIIe siècle par un philosophe du droit, Hugo Grotius, afin de défendre les intérêts de son souverain. La mer y est vue comme un espace à parcourir librement ; mais ce n’est que l’un de ses aspects qui, bien qu’important, n’en est pas moins partiel, et ne peut épuiser toute la complexité du monde marin.
Si l’on considère la philosophie comme une négociation conceptuelle, deux grandes raisons émergent pour repenser, reconceptualiser la mer. La première est l’urgence environnementale. La mer a représenté bien des choses diverses pour l’humanité, et en particulier, nous l’avons déjà dit, non seulement elle a été pensée comme ressource, mais comme une ressource inépuisable. Inépuisable au sens où, à l’échelle de l’océan, les êtres humains et leurs productions et actions ont été durant des centaines de milliers d’années à peine plus qu’un souffle, une égratignure, une distraction. Un peu de pêche. Une décharge qui recueille tout parce que, de toute façon, ce tout est peu de chose et n’est pas hostile : déchets organiques, bois. Une indifférence substantielle aux variations de carbone dans l’atmosphère. Mais les derniers siècles ont montré que cette ressource particulière n’est pas du tout sans fond, parce que la population a augmenté, et qu’ont grandi les besoins individuels, parce que la technologie a donné un nouveau visage à l’exploitation et a créé des besoins supplémentaires, et parce que les produits inutilisés de nos activités ont augmenté et ne peuvent être simplement abandonnés dans un milieu qui devient de plus en plus petit par rapport à eux.
La seconde raison est liée à la nature même de la mer, avant le changement anthropique qui est en train de la rendre évidente, et indépendamment de lui. La mer est un monde autre, différent ; radicalement différent. Cette différence est un défi pour la connaissance et pour les concepts que nous utilisons pour la décrire. Nous devons accepter jusqu’au bout cette altérité. Elle n’est pas réductible, et cela n’a pas de sens d’essayer de la réduire. Nous ne pouvons pas assimiler la mer, il nous faut donc vivre avec quelque chose que nous ne pouvons pas assimiler. Ceci peut aussi nous apprendre des choses sur d’autres tentatives de réduire ou de domestiquer l’altérité : l’étranger, les autres êtres vivants, ceux qui ne pensent pas comme nous, notre condition même d’êtres non immortels qui nous paraît inacceptable."
"Je veux proposer une hypothèse : non pas la philosophie en soi, mais la philosophie telle qu’elle s’est consolidée et transmise, dans la forme sous laquelle nous la connaissons, naît de la mer, de la confrontation exigeante avec quelque chose que nous ne comprenons pas mais avec quoi nous devons interagir. On dira l’hypothèse ambitieuse, à l’instar de toutes les reconstructions rationnelles, et elle n’est pas alimentée, si ce n’est à la marge, par des références historiques. Je la présente comme une tentative de régler une dette, une invitation supplémentaire à mettre en perspective la mer comme la mettent en perspective les personnes qui y travaillent tous les jours."
"Pourquoi convoquer la philosophie ? La philosophie n’est pas seulement une forme de connaissance ou d’organisation de la connaissance : elle intervient dans la pratique. Une meilleure vision de nos concepts, l’utilisation souhaitable de meilleurs concepts, impliquent la promesse ou tout au moins l’espérance d’actions meilleures. Car peu de choses ont un pouvoir aussi transformateur que les idées, peu de choses font bouger les continents comme les idées et les idéologies qui les organisent, et peu de choses ont la force des idées mises en perspective. On peut parler d’une philosophie située, à la charnière entre perception et action. J’ai failli me noyer. Mon indice de masse corporelle ne me permet pas de flotter en gardant la tête hors de l’eau. Je dois bouger pour rester à la surface. Pour pouvoir continuer à nager en eaux profondes, j’ai repensé l’eau, j’ai reconceptualisé l’eau comme gélatine. Je pense à moi-même comme à un être qui en fait vole dans l’eau dense, à la manière des pingouins, dont la nage, inversement, est reconceptualisable comme vol sous l’eau. Ces pensées ont débloqué l’action.
La première reconceptualisation que je veux proposer d’emblée, dans cette brève introduction, et qui nous accompagnera donc pendant tout le reste du livre, c’est l’élimination d’une distinction entre mer (mers) et océan (océans) : nous emploierons ces mots de manière interchangeable. La distinction est l’héritage d’anciennes pratiques classificatoires, elle a son histoire propre que nous pourrions reconstruire et déconstruire longuement, mais ce qui compte, c’est qu’elle ne correspond à aucune différence pertinente, et nous empêche donc de voir l’unité du système océanique, parfaitement établie du point de vue physique et biologique (les courants, les variations de température, de salinité, d’oxygène et de carbone, les migrations du vivant ne connaissent pas de frontières), et implicitement acceptée par ceux qui naviguent au long cours (de n’importe quel port dont on part, on peut rejoindre n’importe quel autre port). Mer/océan.
Vous n’avez pas entre les mains un livre qui synthétiserait les recherches sur la mer ou qui pillerait tout ce qui a été écrit sur elle, mais il s’agit tout de même d’un livre qui fait son miel de nombreux regards sur la mer – récits, théories, figurations, et aussi histoires personnelles – et construit quelque chose à partir d’eux ; il bâtit à son tour un regard nouveau ou plus simplement la possibilité d’un point de vue permettant au lecteur d’observer et de repenser à son tour la mer à partir d’une perspective à laquelle il n’avait peut-être pas encore prêté attention : aussi parce que le travail philosophique doit être effectué par chacun d’entre nous en le reprenant chaque fois depuis le début, à la première personne, à la recherche d’une route incertaine, dans un milieu qui change continuellement. Tout repenser depuis le début pour agir d’une façon neuve."
"La haute mer est pour Dante, et pour tous ceux qui ont pensé l’aventure, la métaphore parfaite du lieu qui demande à être connu. L’Ulysse des Anciens ne semble pas être à la hauteur de la vision dantesque. Il craint la mer, la déteste, survit aux naufrages, innombrables, n’aime pas l’aventure, s’il navigue c’est parce qu’il veut rentrer à la maison et de fait, c’est à la maison qu’il mourra, dans son lit : « loin de la mer ». La mer que décrit Homère est brutale, sans merci, son dieu Poséidon harcèle Ulysse et même le persécute. Si une odyssée est par antonomase une navigation tourmentée et incertaine, il s’agit d’une lecture moderne, où chacun reconnaît qu’appareiller, c’est débuter une aventure."
"Nous devons prendre en considération notre milieu adaptatif, celui que nos ancêtres ont habité durant un temps suffisamment long pour développer et déposer dans la mémoire génétique une prédilection qui dure encore pour les choses confortant notre désir de bien-être tout autant que notre imagination artistique et poétique : un terrain stable sous nos pieds, des bois ombreux, des abris, des sources, un paysage riche en informations, en parfums, en sentiers battus, en points de repère fixes, lointains et bien visibles, comme des montagnes ou des arbres isolés.
La mer est l’image en négatif de cette scène idyllique. La haute mer est un désert humain qui n’offre aucune protection contre le soleil, elle est sans ombres et sans odeurs, elle a une couleur indéfinie et changeante, est faite d’une eau que l’on ne peut pas boire, est en mouvement continuel, battue par des vents violents qui soulèvent des vagues majestueuses – de véritables collines liquides qui n’attendent que de s’écrouler sur elles-mêmes –, dominée par des courants auxquels on ne peut opposer nos forces, elle dissimule de périlleux abîmes, et elle est fermée dans toutes les directions par un horizon uniforme très pauvre en informations. Elle nous présente une surface paradoxale sur laquelle nous ne pouvons pas marcher mais qui, étant dépourvue d’obstacles, nous lance un appel irrésistible."
"La raison pour laquelle nous devons poser ces questions, c’est que, si nous ne le faisons pas, nous ne parvenons pas à expliquer comment il a été possible de coloniser des dizaines de milliers d’îles et de terres qui se trouvent sous l’horizon : invisibles, juste imaginées sinon fantasmées. Car c’est un fait : presque toutes les îles habitables de la Terre ont été investies par la présence humaine déjà dans des époques très reculées. Beaucoup d’entre elles se situant sous l’horizon de l’île précédente. Beaucoup à des centaines de milles des côtes les plus proches. Certaines se sont avérées des continents. Il existe une mécanique cognitive peu étudiée de ce mouvement vers un lieu que l’on ne connaît pas encore, en passant par un lieu dont on sait qu’il nous est adverse.
Les êtres humains réfléchissent, raisonnent, font des hypothèses qui guident leur action ; par la pensée, ils vont au-delà de ce qu’ils voient et de ce qu’ils ont vu."
"Certains d’entre nous, mais certains seulement, sont des aventuriers, des chercheurs de routes et des découvreurs de terres. Sur la plage, face à la haute mer, il y a ceux qui trouvent une limite et s’arrêtent, et ceux qui découvrent une possibilité et s’embarquent. Ceux qui voient une possibilité imaginent une île, une terre au-delà de l’horizon. Cette variation individuelle a d’antiques racines et se superpose probablement à l’opposition entre les comportements philopatriques et les comportements de dispersion. Parmi les êtres vivants, les philopatriques pour se reproduire retournent au nid, si tant est qu’ils l’aient quitté. (Il y a, certes, des philopatriques migrateurs, mais ceux-ci ne sont pas particulièrement aventureux : populations de poissons et d’oiseaux qui migrent de façon saisonnière pour compenser les coûts du climat, alternant mécaniquement toujours entre les mêmes endroits). Les espèces qui se dispersent vont systématiquement ailleurs pour se reproduire ; en partie par goût du risque, en partie pour alléger la pression de la surpopulation dans la terre d’origine. Donc, il y a les aventuriers et les personnes moins aventureuses, et l’existence des premiers devrait nous suffire pour expliquer l’ouverture de nouvelles routes. Mais une question reste posée : qu’est-ce qui explique la variabilité ? Pourquoi y a-t-il des aventuriers tout court, pourquoi ne sommes-nous pas tous philopatriques ?
Partir en mer, sans savoir ce qui nous attend, signifie accepter le risque d’un naufrage. On n’a pas toujours la chance de trouver une île, ou un continent ; comme nous l’avons déjà dit, parmi tous ceux qui ont répondu à l’appel du large, il est probable que peu nombreux soient ceux qui sont rentrés pour nous le raconter, et cela nous est rappelé non sans sarcasme par Diagoras de Mélos voilà déjà deux mille cinq cents ans, lorsqu’il commente les ex-voto des marins."
"La forêt amazonienne est un artefact humain, elle n’aurait pas son aspect actuel s’il n’y avait eu des cycles et encore des cycles de déboisements, micro-cultures, préparation d’un sol fertile, abandon. Au contraire, un hectare d’eau en plein milieu de l’océan ne montre qu’indifférence à l’égard des vicissitudes humaines, et présente le même aspect moiré qu’il y a mille ou dix mille ans : vagues qui roulent incessamment, horizon qui s’élève et s’abaisse, soleil, nuages, brume, étoiles, vent, et parfois un poisson volant qui essaie d’échapper à un dauphin. Les sciences sociales ont montré à quel point la distinction entre nature et culture est ténue et nécessite un questionnement incessant, nous obligeant à repenser notre place dans l’ordre des choses et nos rapports avec le vivant ; or, l’océan résiste à cette déconstruction et mise en question ; il est l’immense espace du naturel indomptable, où la nature a toujours le dernier mot.
Le défi que lance la mer à la connaissance est titanesque. On n’apprend rien de la géographie de ce territoire en y allant parce que – pour ainsi dire – il n’y a rien dans ce territoire que l’on puisse tenir pour assuré, ce qui nous oblige à un continuel et épuisant recalibrage de la routine de survie. Si je me rends tous les jours de chez moi à la gare, si tous les week-ends, je m’extrais des limites de la ville, je saisis petit à petit des repères fixes qui me permettent de ne pas m’égarer à chaque fois que je refais le trajet en sens inverse, ou que je visite à nouveau les lieux. Passer par le même point est, à terre, une notion claire, parce que le même point, quel qu’il soit, coopère, en me montrant un aspect facilement reconnaissable, et s’il ne coopère pas, je peux tout de même le domestiquer : je casse une branche, je balise le chemin, j’érige un cairn, qui restera au moins un certain temps là où je l’ai mis.
Au contraire, en pleine mer, je peux passer autant de fois que je veux par le même point, à chaque fois, il n’y aura pour m’attendre que le liquide moiré ; et même si c’était toujours la même eau en mouvement qui, par miracle, restait dans le même mouchoir de poche d’océan, il ne me serait pas possible de la distinguer de l’eau en mouvement qui est juste à côté, ou de celle qui est un peu plus loin. Où suis-je ? Géographiquement parlant, la mer est un milieu non coopératif. Elle cache sa géographie."
"Extraordinaire histoire de Tupaia, l’« homme connaissance », qui s’embarque avec Cook à Tahiti, mû par la curiosité d’aller découvrir l’Europe, qui le surprend par sa capacité à prédire –sans consulter de carte– l’apparition d’une île durant la navigation et à garder en mémoire la direction de toutes les îles alentour, et qui lui permettra aussi de communiquer avec les Maoris, une fois arrivé en Nouvelle-Zélande, à quatre mille kilomètres de Tahiti –un Aristote ou un Léonard polynésien."
"On a découvert que les habitants de certaines îles du Pacifique ont développé une véritable adaptation biologique à l’environnement aquatique et aux pénuries – ce qui explique leur propension à l’obésité dans les situations d’abondance calorique contemporaines, contre-adaptatives."
"En 2020, on compte dans le monde environ un million six cent mille travailleurs de la mer, qui passent une partie considérable de l’année sur une embarcation. Nous pourrions jouer aussi avec les définitions, fixer un seuil arbitraire pour compter comme habitants de la mer, par exemple, « les personnes qui vivent au moins deux cents jours par an en haute mer ». Mais où que l’on fixe le seuil, on n’a pas de sociétés exclusivement marines."
"Nous savons désormais que des millions de personnes ne sortiront jamais de la métropole où elles sont nées, ainsi quelques centaines de milliers d’individus pourraient-ils tout à fait se retrouver à vivre confinés dans des villes hauturières.
À quoi ressemblerait le mode de vie dans ce microcosme ? Si nous entrons dans les détails, nous risquons vite de retomber sur des images de terre ferme transposées : jardins, édifices, darses, une sorte de Venise sur des péniches reliées par des ponts élégants, en quelque sorte des sites terrestres bien connus et qui en l’occurrence se retrouveraient à flotter. Peut-être n’avons-nous pas assez fait travailler notre imagination ? Les navires en circulation de nos jours ne ressemblent plus trop à des immeubles, même si les grands bateaux de croisière sont de plus en plus standardisés dans ce sens, avec des balcons à l’extérieur plutôt que des hublots, ce qui en fait des HLM flottants (sur certaines images portuaires on a du mal à distinguer l’immeuble marin en fer verni de l’immeuble terrestre en béton armé). Les éléments architectoniques de notre hypothétique assemblage de plates-formes devront résister à une mer agitée, ne pas s’entrechoquer durant une tempête, devront prévoir l’impact avec une vague scélérate. Peut-être les espaces de vie peuvent-ils être montés sur des cardans pour garantir à leurs occupants une certaine stabilité, des sortes de hamacs multivectoriels. Les habitants auraient à se défendre du sel, à se protéger du soleil et du vent. Mais ils utiliseraient à leur avantage soleil et vent pour produire de l’énergie. Cultiveraient-ils du plancton et des algues pour les vitamines ? Recycleraient-ils leurs déchets organiques dans des réservoirs de pisciculture ? [...] Maintenir en vie une communauté d’une certaine dimension au milieu de l’océan requiert un immense travail de planification, une manutention continuelle, et le respect de contraintes extrêmement strictes."
"S’il nous semble plus facile d’aller sur Mars et d’y implanter une base, cela veut dire que la mer est vraiment plus loin de nous qu’une autre planète. Mars ressemble à la Terre, pas la mer."
"Au-delà de la mer, tôt ou tard, nous trouverons des nations étrangères ; au milieu de la mer, nous serons seuls avec nous-mêmes et nos décisions – nous ne pourrons pas descendre du bateau, et revenir en arrière pourrait s’avérer plus difficile que d’avancer, voire impossible, étant donné la circulation des vents et des courants. Terre et mer se renvoient des images spéculaires : sur la terre, si l’on va d’un endroit à un autre, les paysages seront toujours différents, en mer, si l’on reste sur place, tout changera sans cesse ; même au mouillage, les vagues passeront inexorablement sous le bateau – ce n’est pas la même chose que de se garer. En revanche, sur la terre, le mouvement apporte avec lui la diversité ; en mer, quand on plane sur la crête d’une vague, le paysage alentour pourrait presque nous sembler statique."
"Si le déluge dans la Bible fait de la Terre, fût-ce temporairement, une planète aquatique, il n’est pas étonnant que Jean évoque dans l’Apocalypse un paradis sinistrement libéré de la mer : « Je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre, parce que le ciel et la terre d’avant avaient disparu et que la mer n’existait plus » (21, I)."
"La mer engendre des épopées, et un seul volume ne suffirait pas à en rapporter la liste. Épopées de la navigation (les Moitessier, les Slocum) ; épopées de la découverte et de l’exploration (les Cook, Colomb, Simbad et Tupaia, les navigateurs et navigatrices du Pacifique restés à jamais anonymes) ; épopées des éléments (Shakespeare parmi de nombreux autres), du naufrage (Céyx et Alcyon, Gordon Pym, Paul et Virginie, Robinson Crusoé, le Luis Alejandro Velasco de García Márquez) ; épopées de la pêche (les Melville, Hemingway, Poulain) ; épopées de l’éloignement de la maison et du retour (Héro et Léandre, Ulysse, Shackleton), de la perte sans réconfort (les Hugo, les Sebastian Junger). Elle est littéralement tissée d’épopées de la quête d’une maison, avec de continuelles inversions de perspective : des terres qui naguère encore étaient sources d’émigration, deviennent des terres désirées, et inversement ; l’histoire nous le rappelle et, vu que nous l’oublions, cela nous surprend. Alors qu’au XVIIe siècle, la Sicile était un lieu où tous les manœuvres lombards voulaient s’embarquer pour aller faire fortune, au XXe siècle les rôles géographiques se sont inversés."
"La mer est psychologisée ; elle est traitée comme un individu doté d’états d’âme (« effrayante », « redoutable », « rugissante », « vengeresse »), et même les termes les plus secs et objectifs qui décrivent sa forme (« plate », « calme », « agitée », « houleuse ») montrent en filigrane une veine émotionnelle. Certes, il y a d’autres éléments naturels dont on parle comme s’ils étaient dotés d’une psychologie et d’intentions bienveillantes ou malveillantes à l’égard des êtres humains, et on les associe parfois à des divinités majeures ou mineures. Mais tandis que c’est toujours une montagne particulière, et non la montagne en général, qui est dite traîtresse et hostile, et que chaque montagne semble avoir son caractère propre, la mer est pensée comme un être unique, et derrière les différences locales transparaît une psychologie unique."
"La perception en mer est un défi. L’esprit des créatures terrestres, habitué à des montagnes, des pierres, des arbres, des choses matérielles, cherche fébrilement des formes stables, et y trouve au mieux des quasi-objets : les vagues. Elles ont une forme et une dimension, elles occupent un lieu ; elles ne sont pas comme les nombres ou les rêves, et pourtant, elles ne sont pas de véritables choses."
"La pleine mer n’a pas d’odeur, littéralement aucune odeur. Sur ce blanc olfactif, les odeurs âcres du bateau deviennent oppressantes –gasoil, cuissons, sueur, la fumée d’une cigarette– impossible d’y échapper. Et la mer n’a pas de couleur, si elle en a une, elle est illusoire et parasite : elle prend celle du ciel, elle n’a pas de teinte propre, quand on la recueille dans le creux de la main son eau est transparente. À deux cents mètres de profondeur, elle ne filtre plus la lumière ; la mer profonde est noire. Les Grecs anciens la décrivirent comme glauque, scintillante, pas vraiment une couleur ; sur les cartes géographiques, elle a été incolore, parfois rouge, puis noire, et seulement récemment stabilisée en bleu – pas vraiment bleu marine, plutôt bleu ciel, comme dans les dessins d’enfants – ; et les cartes nautiques s’obstinent à la laisser en blanc."
"L’eau, à l’état liquide, est en soi a-morphe et non individualisée ; il est difficile de trouver des parties d’un animal ou d’un artefact qui soient elles-mêmes un animal ou un artefact ; alors que chaque portion d’eau est de l’eau, et ainsi de suite, jusqu’aux molécules."
"L’italien n’a même pas un mot non technique pour l’estran, le vaste no man’s land libéré lors des basses marées atlantiques, habité par des créatures frontalières capables de vivre dans l’eau comme au sec, dans l’eau salée comme en eau douce."
"Nous avons des cartes à résolution de quelques mètres du sol martien, tandis que la carte globale des fonds de l’océan est pour le moment aveugle à tous les détails, si on peut les appeler ainsi, d’un diamètre inférieur à cinq kilomètres."
"Même la mort est différente ; spécifiques les rites qui l’accompagnent. Une sépulture en mer est une perte et un abandon, il n’y a pas de hiérarchies, inutile de bâtir des monuments et de disposer des sculptures ; Sir Francis Drake aura bien eu son solennel cercueil de plomb, mais celui-ci ne sera pas un signe de distinction plus important que la corde et le lest qui ont entraîné par le fond le plus humble de ses mousses."
"Nous ne savons même pas à quoi doit faire référence une hypothétique définition de mer ou d’océan : juste à la masse d’eau, ou aussi à la biomasse qu’elle contient, en plus de tout ce qui n’est pas H2O : anhydride carbonique dissous, méthane, sel, plastique ? La mer est salée, mais en mer –même si ce n’est pas, à proprement parler, dans la mer– il y a énormément d’eau douce : à un moment quelconque, quelque part, il pleut en mer, s’y déversent des fleuves et y fondent les glaciers continentaux. La mer n’est pas un être vivant mais elle est partout pleine de vie, et si on l’a longtemps considérée comme un désert, c’était juste parce qu’on n’y avait pas trouvé d’êtres humains, comme l’imposerait une conception très anthropocentrique du désert.
Et nous ne savons pas non plus ce qui peut bien mériter d’être appelé « mer » ou « océan », de quel droit on attribue ces noms, à quelle chose précise on se réfère. Les noms des mers ont de nombreuses origines : ils viennent des terres qu’ils bordent (« océan Indien », « mer de Java »), d’une perspective locale (« Mer intérieure », « mer du Nord »), d’une première rencontre qui produit une impression fortuite (« océan Pacifique »), de ce qu’on y trouve (« mer des Sargasses »), de celui qui est réputé en être le découvreur, selon la coutume européenne (« détroit de Magellan »."
"Il y a environ cinq millions d’années, la dernière barrière est tombée dans les environs de Gibraltar et l’eau de l’Atlantique a commencé à remplir le bassin [méditerranéen], qui s’était asséché, en faisant une chute de quelques centaines de mètres."
"Les éléments sont les mêmes qu’il y a cinq cents, mille, deux mille ans, soleil, mer, vent, ciel, nuages, étoiles, arcs-en-ciel, houle encore et toujours ; et ces éléments seront les mêmes dans mille, dans dix mille ans."
"En navigation, on porte le plus grand intérêt aux nuages car ils sont une distraction, des points de repère, des indicateurs météorologiques, des signes du futur imminent qui nous attend, ils sont les seules choses dotées d’une forme spécifique et sont pertinents aussi bien pour nous que pour la route. Avoir enfin le temps et la disponibilité de regarder longuement un nuage, d’observer comment il se transforme, dans une zone mentale intermédiaire entre la contemplation oisive et le recherche d’un signe dans le ciel qui puisse nous aider pour la navigation : une menace d’orage à fuir ou qui nous offrira aujourd’hui un renforcement de vent, demain la présence d’une île sous l’horizon."
-Roberto Casati, Philosophie de l'océan, PUF, 2022 (2022 pour la première édition italienne).